Dans les sociétés historiquement constituées en États et Nations, la variété et la singularité des crises font que toute tentative de classification est impossible et vouée à l’échec. Si dans les faits, chaque crise émerge dans un contexte particulier et, quelle qu’ait été son issue, soit qu’elle ait été surmontée, soit qu’elle ait engendré une rupture brutale et définitive, elle s’inscrit toujours profondément dans l’histoire nationale et emporte souvent des conséquences durables d’ordre structurel. La crise ne doit dès lors pas être appréhendée seulement comme un fait d’exception, une interruption momentanée dans le développement ou le fonctionnement normal d’une société nationale, mais comme un élément fondateur aux incidences durables, voire même irréversibles. L’idée de perturbation ou de déséquilibre éclaire le court terme, mais ne répond pas à une analyse du long terme. Les politistes ont cependant tenté de procéder à une classification des crises dont il convient de dire quelques mots avant de se pencher sur la situation de la Communauté et de l’Union européenne. Dans l’ordre des sociétés internes, la crise peut — et cela est fréquent — s’attacher à la distribution des ressources ou des pouvoirs (tel est le cas des États fédéraux (ainsi la Confédération canadienne) ou des antagonismes entre provinces ou groupes ethniques dans des États unitaires. En Afrique, de nombreuses crises s’y apparentent. Les crises de participation découlent quant à elles des comportements des acteurs, publics ou privés ; elles revêtent la forme de tensions sporadiques ou récurrentes que les sociétés démocratiques s’efforcent d’encadrer ou de réduire en tout ou partie. Les sociétés nationales connaissent également des crises de légitimité : le XIXe siècle français a été dominé par l’opposition entre la légitimité monarchique (initialement d’essence divine) et la légitimité républicaine (ou populaire) à partir de la Révolution française jusqu’à l’instauration de la 3e République… d’où la succession de deux cycles constitutionnels théorisés par Maurice Hauriou (école de Toulouse) et Maurice Duverger (école de Bordeaux). La crise de légitimité engendre également dans les sociétés contemporaines la critique du déficit démocratique tant l’achèvement de la démocratie demeure une asymptote jamais totalement accomplie. Assez proches, moins institutionnelles, mais encore plus graves sont les crises d’identité fondées sur la disparition ou la contestation de valeurs ou de symboles communs. L’allégeance des individus, citoyens ou des groupes est alors en question. Gramsci s’est prononcé sur les crises idéologiques des temps présents. Cette classification est-elle transposable à la situation et à la nature de la Communauté et de l’Union européenne ? Soit à un ensemble en devenir qui ne repose pas sur un peuple unique et qui procède par voie d’intégration juridique et politique. La réponse doit être nuancée. D’une part la crise européenne peut naître d’un seul État et ébranler les fondements de la construction européenne en mettant en péril les mécanismes et objectifs de l’intégration. Les doctrines et les théories de l’intégration ont pris acte de tels bouleversements réels ou potentiels. Ainsi les doctrines fédéralistes ont-elles glissé progressivement d’un fédéralisme quasi automatique à un fédéralisme revisité dont une forme, souvent évoquée par Jacques Delors, est l’association fédérale d’États qui conservent une large part de souveraineté. De même l’analyse fonctionnaliste, après avoir misé sur les mécanismes de « spill over » susceptibles de conduire de l’intégration économique à l’intégration politique s’est-elle orientée, sous l’influence de plusieurs évènements, vers un probabilisme, le néo fonctionnalisme. En analysant l’Europe comme un système politique, Lindberg a souligné le rôle des crises, sa facilité à changer, mais aussi sa stabilité, son évolution ponctuée de contradictions (« stop and go »). Avec l’analyse de système, la théorie se substitue à la doctrine. Aujourd’hui, …
Conférence introductive – Libres remarques sur les crises de l’Union européenne[Notice]
Professeur émérite de l’Université de Bordeaux; président honoraire de la Commission pour l’étude des Communautés européennes (CEDECE); ancien président d’ECSA (Bruxelles)