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Préoccupés par les récents incidents impliquant l’emploi d’armes chimiques en Syrie[1] et en Irak[2], les États parties à la Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction[3] (ci-après « CIAC » ou « Convention sur les armes chimiques ») ont amèrement commémoré, en avril 2015, le centenaire du premier emploi à grande échelle de ce type d’armes à Ypres, en Belgique[4].

La fabrication artisanale ou industrielle d’armes chimiques par l’emploi d’agents hémotoxiques, d’agents vésicants ou encore de suffocants, n’a rien d’inédit ou de moderne[5]. Ces produits toxiques sont de fabrication aisée, ils ne nécessitent pas de matériaux ou d’installations complexes et agissent, pour la plupart, rapidement en causant la mort, notamment par asphyxie. Stockées et chargées dans des munitions explosives, thermiques ou de pulvérisation, les armes chimiques sont faciles à produire et peu coûteuses[6].

Une étape importante avait pourtant été franchie entre l’adoption, en 1925, du Protocole concernant la prohibition d’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques[7] (ci-après « Protocole de 1925 ») et l’entrée en vigueur, en 1997, de la CIAC[8] – le « premier traité multilatéral à vocation universelle »[9] qui interdit à la fois l’emploi, en toutes circonstances et par quiconque, d’armes chimiques[10], ainsi que le désarmement complet de celles-ci[11].

Face à cette réalité du « terrorisme chimique[12] », il semble que ce développement conventionnel n’offre pas les outils suffisants ou adéquats afin de répondre à cette menace qui pèse plus que jamais sur la communauté internationale[13].

Il est dès lors pertinent d’interroger le statut juridique de cette règle, prescrite à l’article I(1)b) de la CIAC, en dehors du régime conventionnel[14] et sans considération de l’existence d’un conflit armé[15], plus particulièrement si elle peut être qualifiée de norme prohibitive du droit international (général) coutumier.

Une telle détermination apporterait quatre avantages considérables :

  1. La règle serait également applicable pour les États n’ayant pas adhéré à la CIAC[16].

  2. En cas de dénonciation du traité par un État partie, cette règle serait toujours applicable, et ce en vertu de l’article XVI(3) de la CIAC[17].

  3. Il serait possible d’évaluer, dans le cas des États dualistes, l’incorporation de cette règle en droit interne, dans la mesure où celle-ci n’est pas contraire à des dispositions législatives nationales valides[18].

  4. Selon certains auteurs, il serait possible que les entités non étatiques soient, elles aussi, tenues par cette obligation[19].

Ainsi, dans le cadre d’observations préliminaires (I.), la nécessité d’aller au-delà du corpus juridique du droit international humanitaire sera démontrée. Ces observations aborderont également la place occupée par cette norme dans la Convention sur les armes chimiques et sa relation avec d’autres instruments conventionnels connexes. Par ces remarques introductives, il deviendra évident que le maintien de catégories juridiques imperméables n’a plus lieu d’être pour cette norme, puisqu’elle chevauche plusieurs régimes juridiques (soit celui du droit international humanitaire et celui du droit du désarmement).

Cette première partie sera suivie d’une analyse portant sur la détermination du statut coutumier en droit international général de la prohibition de l’emploi des armes chimiques, et plus précisément si le sous-paragraphe (b) de l’article premier de la CIAC a eu un effet générateur d’une nouvelle règle coutumière (II.).

I. Observations préliminaires

A. Nécessité d’aller au-delà du régime juridique du droit des conflits armés

La prolifération de conflits armés non internationaux est aujourd’hui une évidence. En 2014 seulement, il a été évalué qu’au moins vingt-neuf conflits armés internes ont eu lieu dans dix-huit États[20]. De plus, il a été rapporté que le nombre de groupes armés organisés surpasse largement celui des forces étatiques, ce qui pose d’importants défis dans la détermination des règles de droit international applicables à un groupe en particulier, ainsi qu’à un moment donné[21].

Le régime juridique du droit international humanitaire est probablement celui qui est le plus clair en ce qui concerne l’attribution de responsabilité à des groupes armés pour l’utilisation d’armes prohibées[22]. Toutefois, l’étendue de son application est restreinte et loin de couvrir toutes les situations où une entité non étatique est susceptible de faire usage d’armes chimiques. Cela est d’ailleurs le cas dans des situations où la détermination de l’existence d’un conflit armé n’est pas aussi évidente que la définition juridique qui y est rattachée. Les situations en Colombie et en Tchétchénie représentent deux excellents exemples illustrant cette difficulté de caractérisation, où l’existence d’un conflit armé, contrairement à une simple opération antiterroriste, était loin d’être évidente[23].

Théoriquement, un conflit armé existe « chaque fois qu’il y a recours à la force armée entre États ou un conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes au sein d’un État[24] ». Le droit international humanitaire cessera de s’appliquer à « la conclusion générale de la paix ; ou, dans le cas de conflits internes, jusqu’à ce qu’un règlement pacifique soit atteint[25] ».

Se limitant aux situations de conflits armés internes, tels qu’entendus par l’article 3 commun aux Conventions de Genève[26], deux éléments fondamentaux doivent être évalués : l’intensité du conflit ainsi que le niveau d’organisation du groupe armé impliqué[27]. Bien que cette détermination doive se faire de manière objective et à partir d’une évaluation strictement basée sur ces critères[28], les autorités étatiques sont plutôt enclines à éviter de reconnaître que le niveau d’intensité du conflit requis ait été atteint :

(…) governments are often “in denial,” doing their utmost to ratchet down the applicable threshold of violence. (…) When they are caught in a NIAC, they are reluctant to concede that they are facing an insurgency and are inclined to cling to the fiction that the violence (however protracted and intense) is sporadic and constitutes merely a disturbance below the first threshold[29].

Tous ces éléments font appel à un changement de perspective face aux catégories traditionnelles et rigides encadrant le droit en temps de paix et celui en temps de guerre :

[t]he ‘three block war’ situation can result in the status of operations changing from that of armed conflict to that of internal security and back again. In such potentially fluid circumstances, a military force can find itself applying international humanitarian law in combat operations one day, with a need to shift gear into internal security and law enforcement mode the next[30].

Certains auteurs, dont Laurie Blank et Geoffrey Corn, soulèvent que ces critères développés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) ont eu pour résultat de porter atteinte à l’objectif même de l’article 3, commun aux Conventions de Genève. En analysant la situation en Syrie, ils soutiennent l’idée suivante :

[W]hat was originally conceived as an analytical framework morphed into an overly legalistic elements test for the recognition of the existence of non-international conflict and (…) this evolution undermines the original concept and purpose for recognizing the existence of non-international armed conflicts[31].

Cela renforce l’importance de porter une réflexion allant au-delà de l’application du droit international humanitaire, en plus d’évaluer le champ temporel et le régime en vertu duquel la règle interdisant l’emploi des armes chimiques s’applique.

D’ailleurs, cette dernière, ainsi que la Convention sur les armes chimiques dans laquelle elle s’inscrit, sont pourvues de caractéristiques distinctives qui méritent d’être explorées, et ce avant d’évaluer sa nature coutumière.

B. Nature hybride[32] de la Convention sur les armes chimiques

Ce traité – tout comme celui visant l’interdiction de la mise au point, de la fabrication et du stockage des armes bactériologiques (biologiques) (CIAB ou Convention sur les armes biologiques[33]) – illustre une création multilatérale parfaite qui chevauche différents régimes juridiques (celui relatif au désarmement, ainsi que celui se rapportant au droit des armes applicable en temps de conflits armés)[34].

La nature hybride de ce traité peut par ailleurs engendrer une certaine confusion, puisqu’il ne peut être assimilé à un instrument relevant exclusivement du régime du désarmement :

[E]ven if the obligation not to develop, produce, stockpile, retain or transfer chemical weapons were deemed to apply only or primarily in peacetime – which, however, is not the case – it seems clear that the prohibition of their use is designed primarily, though not exclusively, to outlaw chemical weapons as a means of warfare. Moreover, under paragraph 5 of Article I, States party to the Convention are obliged ‘not to use riot control agents as a method of warfare’. There can be no doubt that this prohibition is specially designed to apply in time of armed conflict[35]. [Soulignement dans l’original]

Contrairement à ce qu’Henri Meyrowitz affirmait dans les années 1960, c’est-à-dire que le droit du désarmement soit applicable seulement en temps de paix et cesse dès la survenance d’un conflit armé[36], la CIAC et la CIAB ont été interprétées comme étant applicables en toutes circonstances[37]. Cela fait d’ailleurs écho au principe édicté dans le préambule de la CIAC : « Résolus, dans l’intérêt de l’humanité tout entière, à exclure complètement la possibilité de l’emploi des armes chimiques, grâce à l’application des dispositions de la présente Convention, complétant ainsi les obligations contractées en vertu du Protocole de Genève de 1925[38]. »

Andrea Gioia soulève que, puisque le Protocole de 1925 ne s’applique qu’en temps de conflit armé, l’objectif de la CIAC était clairement de renforcer les obligations existantes dans le droit applicable aux conduites des hostilités[39].

D’ailleurs, Steven Haines a récemment adhéré à cette même position :

given their relevance in the context of broader debates about so-called ‘weapons of mass destruction’ (or WMD), these conventions tend generally to be regarded as disarmament agreements rather than instruments of weapons law falling within [law of armed conflict]. The fact is, of course, that they can and should be regarded as both. By banning the use of biological and chemical weapons ‘in any circumstances’, the Conventions have effectively clarified the law in relation to their use in non-international armed conflicts (something not addressed in the 1925 Geneva Protocol)[40].

Les négociations qui se sont étendues sur plus d’une vingtaine d’années reflètent la complexité inhérente à cet instrument. En revanche, sa portée presque universelle avec ses 192 États parties[41], le caractère hautement structuré de ses mécanismes de supervision et de vérification[42], ainsi que l’interdiction complète de l’emploi de telles armes ont certainement fait d’elle « a landmark of international lawmaking »[43].

C. Parfaite illustration de lex posterior ‘amplificat’ legi priori[44]

L’instrument principal sur lequel repose la Convention sur les armes chimiques est le Protocole de 1925[45], adopté après les atrocités provoquées par l’emploi d’armes chimiques lors de la Première Guerre mondiale[46]. Il a, en effet, joué un rôle primordial dans le développement et les négociations de la Convention. Cette constatation est notamment reflétée dans le préambule, où le Protocole occupe une place centrale, ainsi qu’aux articles XIII et XVI[47].

Jusqu’à l’adoption de la CIAC, le cadre juridique visant la prohibition de l’emploi des armes chimiques s’était avéré manifestement incomplet. En effet, le Protocole n’avait pas été largement ratifié[48], plusieurs États parties avaient indiqué une réserve préservant un droit de riposte avec le même type d’armement (en l’occurrence avec les armes chimiques)[49], il avait subséquemment engendré d’importants problèmes d’interprétation à l’égard de la légalité de l’utilisation d’herbicides et d’agents de lutte antiémeutes[50], et son verbatim n’était pas clair quant à son application en temps de conflits armés non internationaux[51]. Du point de vue du désarmement, il n’offrait pas de mécanismes de supervision et de vérification[52] et n’interdisait pas la mise au point, ni la fabrication ou encore le stockage de telles armes[53]. Le développement de multiples générations d’armes chimiques, leur production et leur stockage par plusieurs États ont rapidement démontré que cet instrument ne répondait plus aux réalités contemporaines[54].

Les différents paragraphes du préambule de la Convention répondent déjà à ces préoccupations en mettant l’accent sur plusieurs principes directeurs, notamment l’interdiction complète et efficace de l’emploi des armes chimiques[55], l’interdiction de l’utilisation des herbicides comme moyen de guerre ainsi que la promotion de la coopération internationale et de l’échange de l’information scientifique entre les États en vue de renforcer le développement économique et technologique de toutes les parties[56].

Certains auteurs soutiennent que le Protocole de 1925 a perdu de sa pertinence suite à l’adoption de la CIAB[57] et de la CIAC[58]. Cette affirmation n’est pas tout à fait exacte : en effet, l’articulation entre le Protocole de 1925 et la CIAC devient essentielle dans le cas d’une dénonciation en vertu de l’article XVI. Au paragraphe 3, il est prescrit que « [l]a dénonciation de la présente Convention n’affecte en rien le devoir des États de continuer à s’acquitter des obligations assumées en vertu de toutes normes pertinentes du droit international, en particulier du Protocole de Genève de 1925 [59]». De plus, son importance est également reflétée dans le cadre de l’interprétation des dispositions de la CIAC (article XIII) :

Aucune disposition de la présente Convention ne doit être interprétée comme restreignant ou amoindrissant de quelque façon que ce soit les obligations contractées par un État en vertu du Protocole concernant la prohibition d’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques, signé à Genève le 17 juin 1925 (…)[60].

Il n’est pas contesté que le Protocole de 1925 constitue un instrument déterminant sur lequel a reposé le développement du droit international coutumier dans ce domaine[61]. Son importance a récemment été soulignée par la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « CEDH ») dans l’affaire Van Anraat c Pays-Bas, une cause impliquant un homme d’affaires néerlandais qui a fourni des centaines de tonnes de thiodiglycol au gouvernement irakien entre 1984 et 1988. Dans le cadre de cette affaire, la Cour a considéré que le Protocole de 1925 était pourvu d’un « caractère fondamentalement normatif »[62], conclusion également reflétée par les multiples condamnations du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des Nations Unies relativement à l’emploi d’armes chimiques lors de la guerre du Golfe[63].

Il pourrait par ailleurs être argumenté que les dispositions du Protocole de 1925 ont intégré le droit international général[64]. Dans ce cas de figure, il serait possible d’imaginer que cet instrument aurait perdu de sa pertinence puisque l’article XVI de la CIAC vise également « toutes normes pertinentes du droit international ». Il est toutefois opportun de rappeler que malgré qu’une norme conventionnelle et qu’une norme coutumière soient pourvues du même contenu, elles conservent toutes deux une existence et une applicabilité distincte[65].

II. Prohibition de l’emploi des armes chimiques comme règle coutumière de droit international général

La nature coutumière de la prohibition de l’emploi des armes chimiques en temps de conflits armés internationaux et non internationaux n’a pas seulement été affirmée par le Comité international de la Croix-Rouge[66] (CICR), mais également par le TPIY[67] et la CEDH[68]. Cette affirmation est d’ailleurs généralement acceptée[69].

Toutefois, il est plus ambivalent et discutable d’envisager que cette règle jouisse de ce même statut en temps de paix[70].

Yoram Dinstein évoquait en 1994, lors d’un colloque organisé par l’Académie de droit international de La Haye, la position selon laquelle le sous-paragraphe (b) de l’article premier de la CIAC constituait déjà une codification du droit international coutumier préexistant[71]. Cette prise de position, de toute évidence hâtive, ne fait toujours pas l’unanimité[72]. En effet, Yoram Dinstein est rapidement venu à sa conclusion en ne dessinant qu’un simple parallèle entre le caractère coutumier du Protocole de 1925 et de l’article I(1)b) de la Convention[73]. Il ne s’était pas penché sur le fait que les deux instruments appartiennent à deux régimes juridiques différents, et non plus sur la différence dans leur champ d’application.

À l’occasion de ce même colloque, Natalino Ronzitti est demeuré prudent avant d’en venir aussi rapidement à cette conclusion. En effet, il ne semble pas adopter la position de Dinstein par laquelle une norme coutumière prohibant l’emploi des armes chimiques existait avant l’adoption de la Convention, faisant que le sous-paragraphe (b) de l’article premier soit déclaratoire du droit coutumier. Dans le cadre de son raisonnement, il a évalué un certain nombre d’éléments, notamment le maintien par certains États encore à cette époque de leur réserve au regard du droit de riposte possible, en vertu du Protocole de 1925 et l’absence d’une pratique étatique générale et uniforme en la matière[74].

Toutefois, il envisage la confirmation de la nature coutumière de cette obligation par l’entrée en vigueur de la CIAC :

[I]t is therefore reasonable to assume that the cumulative effect of these recent instruments as well as the withdrawal of reservations to the Geneva Protocol and the entry into force of the [Chemical Weapons Convention], which requires a high number of ratifications, will all constitute a powerful factor in making indisputable the customary nature of the obligation never to use chemical weapons[75].

Ainsi, selon le raisonnement de Natalino Ronzitti, cette règle aurait intégré le droit international général en 1997.

En 2002, Jean-Pascal Zanders envisageait lui aussi cette possibilité, sans affirmer que la règle coutumière avait été créée, et ce, cinq années après l’entrée en vigueur de la CIAC :

While absolute universality appears unattainable in practice, a high number of ratifications and the speed with which this number is achieved has important consequences for the states that stay outside the treaty. In particular, the consistent practice of the large group of states [sic] parties could make the relevant provisions of the CWC declaratory of international customary law, and thus binding on all states irrespective of whether they have joined the treaty[76].

En 2004, Lisa Tabassi vient, quant à elle, fermement à la conclusion que la prohibition de l’emploi des armes chimiques a intégré le droit international général[77].

Les paragraphes suivants s’attarderont donc à savoir si Lisa Tabassi, Jean-Pascal Zanders et Natalino Ronzitti avaient effectivement raison : si la règle conventionnelle prescrite au sous-paragraphe (b) de l’article premier de la Convention visant l’interdiction de l’emploi des armes chimiques a eu un effet générateur d’une nouvelle norme coutumière[78]. Plus spécifiquement, si cette disposition a « en tout cas virtuellement, un caractère fondamentalement normatif et puisse ainsi constituer la base d’une règle générale de droit[79] », et si elle « se serait depuis lors intégrée à l’ensemble du droit international général et serait maintenant acceptée à ce titre par l’opinio juris[80] ».

Si tel était le cas, cela répondrait aux quatre problématiques également énumérées en introduction :

  1. La règle serait également applicable pour les États n’ayant pas adhéré à la CIAC[81].

  2. En cas de dénonciation du traité par un État partie, cette norme serait toujours applicable, et ce en vertu de l’article XVI(3) de la CIAC[82].

  3. Il serait possible d’évaluer, dans le cas des États dualistes, l’incorporation de cette règle en droit interne, dans la mesure où celle-ci n’est pas contraire à des dispositions législatives nationales valides[83].

  4. Selon certains auteurs[84], il serait possible que les entités non étatiques soient, elles aussi, tenues par cette obligation.

A. Considérations clés développées par la Cour internationale de justice (CIJ)

Selon le raisonnement de la CIJ dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord – arrêt clé en ce qui a trait à l’examen des modes d’interaction entre les traités et la coutume – la formation d’une règle coutumière, à partir d’une règle purement conventionnelle, passe par deux étapes :

  1. En premier lieu, il doit être établi que le sous-paragraphe (b) de l’article premier « ait […], en tout cas virtuellement, un caractère fondamentalement normatif et puisse ainsi constituer la base d’une règle générale de droit »[85] ;

  2. En deuxième lieu, la rencontre des deux éléments constitutifs d’une règle coutumière, c’est-à-dire la pratique étatique et l’opinio juris, doivent également être prouvés. Plus particulièrement, « la pratique des États, y compris ceux qui sont particulièrement intéressés, [doit avoir] été fréquente et pratiquement uniforme dans le sens de la disposition invoquée et se soit manifestée de manière à établir une reconnaissance générale du fait qu’une règle de droit ou une obligation juridique est en jeu »[86].

À propos de l’établissement du caractère fondamentalement normatif du sous-paragraphe (b) de l’article premier de la CIAC, une attention particulière doit être accordée à la forme de l’article et au rapport qu’il entretient avec les autres dispositions de la Convention[87].

Il est pertinent de soulever que le sous-paragraphe (b) a été considéré par différents auteurs comme la disposition la plus importante de la CIAC[88]. En effet, toutes les autres dispositions sont secondaires (à titre d’exemple celles visant l’interdiction du développement, du stockage ou encore l’obligation de détruire tous les stocks existants), puisqu’elles reposent toutes sur l’objectif visant : « dans l’intérêt de l’humanité tout entière, à exclure complètement la possibilité de l’emploi des armes chimiques[89] ».

L’impossibilité d’émettre des réserves (article XXII)[90], la gravité rattachée au non-respect de l’une des obligations prescrites à l’article premier et la possibilité pour les États parties de recommander des mesures collectives à l’encontre de l’État en défaut (article XII (3))[91], ainsi que – conformément à l’article VII (1) – la mise en oeuvre de mesures nationales afin d’assurer le respect des obligations prescrites à l’article premier[92], sont tous des éléments qui confirment le caractère fondamentalement normatif de cette disposition.

Pour ce qui est de l’évaluation des deux éléments constitutifs d’une règle coutumière, la CIJ précise qu’il doit être démontré que la pratique des États, plus particulièrement ceux visés par la règle, ait été « fréquente et pratiquement uniforme » et qu’il soit possible de discerner « une reconnaissance générale du fait qu’une règle de droit ou une obligation juridique est en jeu[93] ». Il est donc fait référence au concept de l’opinio juris sive necessitatis où l’élément subjectif est implicite[94]. Ainsi, en raison de la portée négative de la règle, il doit être évalué si elle est « motivée par la conscience d’un devoir de s’abstenir[95] ».

Dans l’évaluation du critère de l’opinio juris[96], il faut s’assurer que son existence soit confirmée par la pratique[97]. Plusieurs éléments relevant de la pratique étatique doivent être évalués dans leur ensemble afin de venir à la conclusion de l’existence d’une règle coutumière[98]. La Cour met l’emphase sur le fait que ce résultat n’est pas facilement atteint[99] : de solides preuves doivent appuyer une telle affirmation.

L’Association de droit international[100], l’Institut de droit international[101] et la Commission du droit international[102] se sont tous penchés sur le processus de formation et de détermination de nouvelles règles coutumières du droit international général. Quelques considérations clés peuvent en être relevées, celles-ci guideront la présente analyse qui se veut inductive[103], stratégique et, dans la mesure du possible, diversifiée[104].

Pour la règle sous examen, les éléments suivants illustreront une pratique générale des États[105] :

  • Outre le taux de ratification quasi universel de la CIAC, la prohibition de l’emploi des armes chimiques repose sur plusieurs autres engagements conventionnels pertinents ;

  • La mise en oeuvre de plus en plus généralisée des obligations prescrites à l’article premier (via l’article VII) dans les ordres juridiques nationaux pour les États parties à la CIAC [106];

  • L’adoption de mesures nationales par les États non parties à la CIAC, qui se rapprochent des obligations y incluses ; et

  • La nature non avérée des déviations isolées à la pratique étatique depuis l’adoption de la CIAC.

Ces éléments démontreront, quant à eux, la reconnaissance générale de l’existence d’une règle de droit (opinio juris)[107] :

  1. La volonté généralisée de la communauté internationale vers l’élimination complète des armes chimiques, manifestée à travers les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies ; et

  2. La condamnation immédiate et systématique de la communauté internationale en réaction aux récents incidents qui ont eu lieu en Syrie et en Irak[108].

B. Engagements conventionnels : quasi-universalité et réelle mise en oeuvre au niveau national

1. État de participation aux instruments conventionnels pertinents

Tel que détaillé dans l’Étude du droit international humanitaire coutumier du CICR[109], la CIAC repose non seulement sur le Protocole de 1925, mais également sur une série de traités de paix, de traités bilatéraux et de traités multilatéraux.

À titre d’exemple, il est pertinent de mentionner les instruments suivants : la Déclaration de St-Pétersbourg [110]; la Déclaration (IV, 2) concernant l’interdiction de l’emploi de projectiles qui ont pour but unique de répandre des gaz asphyxiants ou délétères [111]; le Traité de Versailles [112]; le Traité relatif à l’emploi des sous-marins et des gaz asphyxiants en temps de guerre [113]; les Traités de paix entre les puissances alliées et associées et la Bulgarie[114], la Finlande[115], la Hongrie[116], l’Italie[117] et la Roumanie [118]; le Traité d’État autrichien [119]; le Protocole additionnel aux Conventions de Genève (Protocole I) [120]; et la CIAB[121].

Les États-Unis, l’Union soviétique[122], le Pakistan et l’Inde[123] ont également signé des accords bilatéraux, en 1990 et 1992 respectivement, afin de mettre en oeuvre rapidement les obligations principales de la future CIAC. L’objectif était le suivant : « to halt the production of chemical weapons and to begin the destruction of the preponderance of their chemical weapons stockpiles, without waiting for the multilateral convention to enter into force[124] ».

De plus, malgré qu’elle soit un instrument non contraignant, la Déclaration de Turku, adoptée en 1990 par l’Institut des droits de l’homme de l’Université de l’Académie d’Åbo, à Turku/Åbo (Finlande), établit plus généralement que : « [w]eapons or other material or methods prohibited in international armed conflicts must not be employed in any circumstances[125] ». Elle suggère ainsi d’étendre le champ d’application des règles relatives aux armes prohibées en temps de conflits armés internationaux, notamment celles prescrites par le Protocole de 1925 à des situations allant au-delà de l’existence d’un conflit armé[126].

Quant aux réserves permettant aux États parties au Protocole d’avoir recours au droit de riposte, plusieurs d’entre eux les ont retirés après 1972[127]. Il ne reste plus que vingt-et-un États bénéficiant toujours de celles-ci[128].

Cette constatation a toutefois perdu de sa pertinence puisque dix-neuf d’entre eux sont maintenant parties à la CIAC, qui ne permet pas une telle exception[129]. Dans le cas présent, l’article 30 de la Convention de Vienne sur le droit des traités trouve toute sa pertinence[130].

Bien que la majorité de ces instruments se rapportent au régime juridique du droit international humanitaire, l’interdiction d’utiliser de telles armes repose sur des fondations conventionnelles solides qui ont joué un rôle déterminant dans le mouvement des ratifications de la CIAC et dans la détermination de la nature coutumière de cette règle.

Parmi les quatre États non parties à la CIAC, seul l’État d’Israël l’a signée, ce qui en vertu de l’article 18 de la Convention de Vienne sur le droit des traités signifie qu’il doit « s’abstenir d’actes qui priveraient [le] traité de son objet et de son but[131] ». À cet égard, il a été interprété que les signataires de la CIAC sont également tenus aux interdictions prévues à son article premier[132].

Rappelons que l’État d’Israël, la République arabe d’Égypte (Égypte) et la République populaire démocratique de la Corée (Corée du Nord) sont tous parties au Protocole de 1925[133]. Seul le Soudan du Sud, État indépendant depuis le 9 juillet 2011[134], n’a ni signé, ni ratifié les deux instruments.

2. Mise en oeuvre au niveau national

Outre la ratification et l’adhésion quasi universelle qui caractérisent la Convention sur les armes chimiques, celle-ci ne devient effective que par sa mise en oeuvre dans les différents ordres juridiques nationaux.

L’article VII de la CIAC prévoit différentes alternatives afin d’assurer la mise en oeuvre sur le plan national des obligations plus spécifiques qui y sont prévues. D’abord, le sous-paragraphe (a) octroie une compétence territoriale envers toute personne physique ou morale qui aurait commis un acte en contravention à la CIAC. Le sous-paragraphe (b), quant à lui, étend cette compétence aux lieux où un État partie exercerait un contrôle[135]. Enfin, le sous-paragraphe (c) concerne l’application d’une compétence personnelle. En effet, il exige une mise en oeuvre extraterritoriale de la législation pénale (établie au sous-paragraphe (a) des États parties envers leurs nationaux[136].

En plus des divers instruments et des décisions de juridictions nationales énumérés dans le cadre de l’Étude du droit international humanitaire coutumier du CICR[137], l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) relève, en date de juillet 2012, que les prohibitions prévues à l’article premier, ainsi que les pénalités s’y rattachant, ont été mises en oeuvre par 132 États parties. En outre, 121 États parties ont inclus une définition des « armes chimiques » qui reflète celle établie à l’article II de la Convention. Enfin, 116 États avaient, déjà à cette époque, inclus dans leur législation nationale l’application extraterritoriale de la Convention[138]. Par conséquent, ceux-ci ont prévu que les prohibitions et les sanctions pénales s’appliquent pour toute activité entreprise par leurs nationaux en contravention à la Convention, peu importe le lieu de leur réalisation[139].

Le texte de l’article VII ne spécifie pas le type de sanction appropriée, mais laisse plutôt cette discrétion aux États parties afin qu’ils puissent apporter les adaptations nécessaires à la législation, dans leur juridiction respective[140].

Par ailleurs, le sixième paragraphe du préambule (« Résolus, dans l’intérêt de l’humanité tout entière, à exclure complètement la possibilité de l’emploi des armes chimiques[141] »), reflète le caractère grave de cette infraction, tel que le soulève Walter Krutzsch[142].

Un autre mécanisme d’envergure a été créé par le Conseil de sécurité en 2004, par le biais de la résolution 1540 (2004), adoptée en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies : tous les États - y compris ceux non parties à la CIAC - ont de strictes obligations au regard de la prévention de l’emploi d’armes de destruction massive par des acteurs non étatiques, en particulier par des terroristes[143]. Cette résolution avait été élaborée « en vue de combler un vide dans le droit international, qui ne traite pas de la menace posée par les terroristes et les acteurs non étatiques qui acquièrent ou mettent au point des armes de destruction massive[144] ». La mise en oeuvre de cette résolution peut notamment se traduire par l’adoption d’une législation nationale appropriée[145].

Le Comité créé par la résolution 1540 (2004) (le Comité 1540) a souligné, dans son dernier rapport datant de 2011, que « les États ont adopté davantage de mesures contre les armes chimiques que contre les armes nucléaires ou biologiques [146]», et ce malgré le fait que « peu de mesures [ont été adoptées] pour interdire le transport des armes chimiques[147] ». Plus spécifiquement, 150 États avaient dès lors adopté une législation nationale visant l’interdiction de l’emploi des armes chimiques et 140 États étaient pourvus de dispositions afin de criminaliser cette activité[148].

En effet, depuis les années 1990, l’emploi ou le risque d’emploi d’armes chimiques par des acteurs non étatiques ont été constatés par les autorités des États concernés. Par exemple, de manière avérée avec les incidents orchestrés par la secte japonaise Aum Shinrikyo, en 1994 et 1995[149], alors que d’autres attentats impliquant l’emploi d’armes chimiques ont pu être évités, notamment en France en 2001[150], au Bangladesh en 2009[151], et en Indonésie en 2012[152].

Ces données de l’OIAC et du Comité 1540 suggèrent une évolution dans l’établissement d’une pratique générale interdisant et sanctionnant l’emploi d’armes chimiques en toutes circonstances. D’ailleurs, les propos employés par les États parties à la CIAC sont non-équivoques : « the use of chemical weapons by anyone under any circumstances would be reprehensible and completely contrary to the legal norms and standards of the international community[153] ».

Par ailleurs, un regard sur la pratique des États non parties à la CIAC[154], est un bon indicateur pour déterminer si leurs actes « représent[ent] une pratique constante, mais en outre ils doivent témoigner, par leur nature ou la manière dont ils sont accomplis, de la conviction que cette pratique est rendue obligatoire par l’existence d’une règle de droit[155] ».

a) État d’Israël

En plus de la signature de la CIAC en 1993, l’État d’Israël reconnaît expressément la nature coutumière des dispositions contenues dans le Protocole de 1925, tel qu’indiqué dans son Manuel sur les lois de la guerre (2006) : « Today, 133 countries have signed the Protocol, and its provisions are considered to be overriding, that is to say that they are binding on every country in the world, including those that never signed the Protocol[156] ». Le texte a été quelque peu modifié depuis la première version adoptée en 1998. Toutefois la nature coutumière des dispositions du Protocole est clairement réitérée[157]. De plus, bien que l’État d’Israël n’ait toujours pas ratifié la Convention, ses autorités ont adopté un décret en 2014 prohibant l’exportation de tout produit destiné à être utilisé pour le développement et la production d’armes chimiques[158].

Enfin, en décembre 2013, l’État d’Israël a souligné son soutien aux principes et à la vision d’un monde dépourvu de toute arme chimique : « Israel, as a state that was actively involved in the negotiations of the [Chemical Weapons Convention], signed the Convention in 1993 in recognition of its importance and in support of its principles and the vision of a world free of chemical weapons[159]. »

b) Égypte

Les autorités égyptiennes ont fait des déclarations en faveur de la destruction complète des armes chimiques, notamment lors de la Conférence du Désarmement du 21 avril 1988[160]. En 2008, elles ont également assuré au Comité 1540 qu’elles « [s]’interdi[sent] d’apporter une aide, sous quelque forme que ce soit, à des acteurs non étatiques qui tentent de mettre au point, de se procurer, de fabriquer, de posséder, de transporter, de transférer ou d’utiliser des armes nucléaires, chimiques ou biologiques et leurs vecteurs[161] ». Dans ce cadre, les autorités égyptiennes ont indiqué qu’elles s’employaient à « élaborer une nouvelle loi relative à la lutte contre le terrorisme qui traitera de toutes les questions relatives aux activités terroristes, y compris dans les domaines nucléaire, chimique, biologique et radiologique[162] ».

Enfin, elles ont assuré que dans le cadre de la loi de 1994 relative à la protection de l’environnement[163] ainsi que de l’arrêté ministériel (Ministère du Commerce et de l’Industrie) no 2005-770[164], toute manipulation, importation ou transfert de produits chimiques dangereux sont interdits et sujets à des sanctions pénales.

c) Corée du Nord

Les autorités de la Corée du Nord ont fait quelques déclarations exprimant le fait qu’elles sont en défaveur de l’utilisation des armes chimiques[165]. Il est à noter que la Corée du Nord est partie à la CIAB depuis 1987[166] où il est prescrit, à l’article 9 que « [c]haque État partie […] affirme l’objectif reconnu d’une interdiction efficace des armes chimiques »[167].

d) Soudan du Sud

Enfin, quant au Soudan du Sud, aucune pratique particulière n’a été ciblée. Par ailleurs, une lettre envoyée au Président du Comité 1540 en août 2013 indiquait in limine litis que « [c]omme vous le savez, la République du Soudan du Sud est la plus jeune nation qui a rejoint le concert des nations et s’apprête à élaborer sa nouvelle constitution[168] ». Le Soudan du Sud indique que la résolution 1540 (2004) sera prise en considération lors de l’élaboration de sa nouvelle constitution[169].

Ces quelques exemples démontrent que même les États n’ayant pas ratifié la Convention sur les armes chimiques ont tout de même adopté quelques mesures nationales ou ont fait des déclarations[170] qui vont dans le même sens que les obligations qui y sont prévues.

En complément à ces mesures nationales, les actes collectifs de la communauté internationale, se manifestant notamment par le biais des résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies, peuvent également être pertinents dans la détermination de l’existence d’une pratique généralisée[171].

C. Résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies : reflet d’une volonté soutenue vers l’élimination complète des armes chimiques

Bien que les résolutions de l’Assemblée générale soient généralement dépourvues de tout caractère normatif[172] et qu’elles ne puissent pas ipso facto créer des règles coutumières, elles ont le potentiel de contribuer à leur formation, ou de constituer une preuve quant à leur existence, ou encore d’aider à leur cristallisation[173]. D’ailleurs, la CIJ, dans son Avis consultatif sur la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, accorde une certaine importance aux résolutions adoptées par l’Assemblée générale, instance à participation quasi universelle : « [elles] peuvent, dans certaines circonstances, fournir des éléments de preuve importants pour établir l’existence d’une règle ou l’émergence d’une opinio juris[174] ». Elle ajoute d’ailleurs que « des résolutions successives peuvent illustrer l’évolution progressive de l’opinio juris nécessaire à l’établissement d’une règle nouvelle »[175]. Tel qu’Oscar Schachter l’a soulevé, « [r]esolutions are also a means by which States may express an intent to be bound (with legal effect) »[176]. De façon générale, leur analyse doit tenir compte de plusieurs éléments, tels que le contenu, le degré de soutien par les différents États, et le contexte de leur élaboration[177].

Depuis 1969, les résolutions traitant des armes chimiques ont été non seulement nombreuses, mais avaient également un contenu non équivoque et constant visant l’interdiction de l’emploi et l’élimination complète de ce type d’arme. En effet, plus d’une vingtaine de résolutions ont été adoptées annuellement par l’Assemblée générale entre 1969 et 1991[178]. Elles mentionnent toutes, ou en des termes similaires, l’importance de « l’objectif reconnu d’une interdiction efficace de la mise au point, de la fabrication et du stockage de toutes les armes chimiques et de leur élimination des arsenaux de tous les États[179] ».

Bien que celles adoptées entre 1985 et 1991 aient émis des préoccupations quant à l’emploi d’armes chimiques par certains États[180], elles précisaient constamment l’objectif principal de la future CIAC et en condamnaient tout emploi dès que l’occasion leur était offerte[181].

Pour reprendre le raisonnement de la CIJ dans son Avis consultatif concernant la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, l’adoption par l’Assemblée générale d’une série de résolutions à fréquence annuelle priant les États membres de conclure une convention interdisant l’emploi d’une arme en particulier, « est révélatrice du désir d’une très grande partie de la communauté internationale de franchir, par une interdiction spécifique et expresse de l’emploi de l’arme [en question], une étape significative sur le chemin menant au désarmement […] complet [de cette arme][182] ».

Même après l’entrée en vigueur de la CIAC, des résolutions intitulées « Application de la Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction » ont depuis été adoptées annuellement et, pour la quasi-totalité, sans avoir été mises aux voix. Elles incitent les États non parties à adhérer à la CIAC et ainsi visent à assurer le caractère universel des obligations qui y sont contenues[183].

Cette constante volonté d’interdire et d’éliminer ce type d’armes depuis 1969 est clairement démontrée à travers de multiples résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies.

Toutefois, bien que la majorité des allégations concernant l’emploi des armes chimiques soient non avérées, celles-ci ne peuvent être ignorées.

D. Déviations isolées dans la pratique étatique depuis l’adoption de la CIAC

Dans les années suivant l’adoption de la CIAC, des allégations visant l’emploi, la possession ou le transfert d’armes chimiques, notamment par la Fédération de la Russie dans le cadre des deux conflits en Tchétchénie (1994-1996 et 1999)[184], par l’Inde (1999)[185], le Soudan (1999)[186], la Turquie (1999[187] et 2010[188]), l’Angola (2002)[189], l’Algérie (2009)[190], la Corée du Nord (2009)[191], la Libye et l’Iran (2009)[192], l’Afghanistan (2009 et 2010[193]), la Syrie (2013[194], 2014[195] et 2015[196]) et le groupe terroriste État islamique d’Irak et du Levant (ÉIIL) en Irak (2015[197]) ont été rapportées.

Bien que certains auteurs soient venus à la conclusion de l’absence de l’opinio juris dû à l’apparent défaut de pratique étatique[198], le CICR – se référant aux cas du Soudan, de l’Inde, de la Fédération de la Russie et de la Turquie – soutient plutôt que « [t]he allegations remain unresolved in the public record, notwithstanding the verification capacity maintained by the Organisation for the Prohibition of Chemical Weapons[199] ».

Malgré ces allégations ponctuelles et isolées, rappelons que des déviations à la pratique étatique ne sont pas considérées comme pouvant freiner le développement d’une règle coutumière[200]. En effet, la CIJ a précisé dans l’Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci qu’elle « ne pense pas que, pour qu’une règle soit coutumièrement établie, la pratique correspondante doive être rigoureusement conforme à cette règle[201] ». Elle accorde plutôt une importance à ce que les États « traitent eux-mêmes les comportements non conformes à la règle en question comme des violations de celle-ci et non pas comme des manifestations de la reconnaissance d’une règle nouvelle[202] ». On peut d’ailleurs remarquer une application évidente de ce raisonnement à travers les différentes réactions de la communauté internationale face aux récents événements majeurs, où l’emploi d’armes chimiques a été universellement condamné.

E. Réprobation de la communauté internationale face à l’emploi d’armes chimiques lors des récents incidents en Syrie et en Irak

Les différentes déclarations et résolutions exprimant la réprobation généralisée de la communauté internationale face aux allégations d’emploi d’armes chimiques en Syrie et en Irak – notamment les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité[203] et l’Assemblée générale des Nations Unies[204] – illustrent la gravité de tels actes. Il est d’ailleurs possible de déceler une évolution dans le langage utilisé au cours de ces dernières années, par rapport à celui employé pour condamner l’Irak dans les années 1980[205]. Dans le cas présent, la réaction des États ne se limita pas à de simples déclarations politiques. Le Conseil de sécurité créa, pour la première fois, un mécanisme ayant pour mandat d’identifier les individus et les groupes, étatiques ou non, qui auraient violé l’obligation internationale de ne pas employer des armes chimiques. L’importance de cette obligation a aujourd’hui atteint une ampleur inespérée.

En effet, la Syrie a été fermement condamnée, dans les termes de la CIAC, pour ne pas avoir respecté ses obligations internationales, et ce avant même qu’elle ait adhéré formellement à celle-ci en septembre 2013[206]. Quelques mois après que la situation ait été qualifiée de conflit armé interne[207], le choix des termes utilisés dans lesdites déclarations – notamment « en vertu du droit international » et « en toutes circonstances » – est particulièrement révélateur.

Déjà en août 2012, plusieurs États ont fait des déclarations suite à l’annonce par le porte-parole du Ministère des affaires étrangères du gouvernement syrien, le 23 juillet 2012, que les autorités détenaient des armes chimiques et qu’elles étaient prêtes à les utiliser contre des agresseurs étrangers[208].

Lors de la réunion du Conseil de sécurité du 30 août 2012, toutes les déclarations (entre autres celles du Portugal, de la France, et du Royaume-Uni)[209] allaient dans le sens de celle émise par l’Allemagne : « We urge Syria to strictly abide by its obligation under international law not to use chemical weapons under any circumstances[210]. »

Le 1er octobre 2012, à l’occasion d’une réunion de haut-niveau organisée par l’OIAC[211], les déclarations visant à ce que l’interdiction de l’emploi des armes chimiques soit une règle du droit international général, se sont multipliées. Le choix de termes et de la distinction entre le droit international et le droit international humanitaire est particulièrement pertinent : « [a]ll States, Party or not to the Convention, should abstain of producing, stockpiling, using or threatening to use chemical weapons. Any use of chemical weapons, by any country, is contrary to international law and international humanitarian law and would cause a humanitarian catastrophe[212]. »

En mars 2013, le Conseil exécutif de l’OIAC a également exprimé, dans le cadre d’une declaration officielle que « the use of chemical weapons by anyone under any circumstances would be reprehensible and completely contrary to the legal norms and standards of the international community[213] ». Un mois plus tard, lors de la troisième session spéciale des États parties à la CIAC, il a notamment été réitéré :

The States Parties solemnly declared their: (…) [c]onviction that the Convention, sixteen years after its entry into force, has reinforced its role as the international norm against chemical weapons, and that it constitutes a major contribution to:

(a) International peace and security;

(…)

(c) The ultimate objective of general and complete disarmament under strict and effective international control;

(d) Excluding completely, for the sake of all mankind, the possibility of the use of chemical weapons; (…)[214]. [Soulignement dans l’original]

Le 21 août 2013, le scénario tant redouté de l’emploi d’armes chimiques en Syrie se réalise. En effet, l’utilisation de gaz sarin à Ein Tarma, à Moadamiyah et à Zamalka, dans la région de Ghouta de Damascus, a été confirmée le 16 septembre 2013 par la Mission d’enquête des Nations Unies concernant les allégations d’emploi d’armes chimiques en République arabe syrienne ; Mission d’enquête initialement créée suivant l’emploi d’armes chimiques lors de la guerre du Golfe en 1988[215].

Dans la foulée de ces évènements, l’adhésion de la Syrie à la CIAC le 14 septembre 2013[216], faisant d’elle le 190e État partie, est un élément important à considérer[217]. Par celle-ci, la Syrie admettait être soumise à cette règle et acceptait le mécanisme de surveillance et de supervision de la Convention. Elle fait également écho à ce que la CIJ avait soulevé dans les affaires du Plateau continental de la mer du Nord : « [I]l se peut que, sans même qu’une longue période se soit écoulée, une participation très large et représentative à [une] convention suffise, à condition toutefois qu’elle comprenne les États particulièrement intéressés[218] ». De plus, cette réaction aux pressions de la communauté internationale semble illustrer les propos de la CIJ lorsqu’elle indique qu’« [i]l lui paraît suffisant, pour déduire l’existence de règles coutumières, que les États […] traitent eux-mêmes les comportements non conformes à la règle en question comme des violations de celle-ci[219] ».

Quelques jours après son adhésion à la CIAC, le Conseil de sécurité a condamné la Syrie et a notamment affirmé, dans le préambule de la résolution 2118 (2013) « que l’emploi d’armes chimiques constitue une violation grave du droit international et soulignant que ceux qui y ont recouru doivent répondre de leurs actes[220] » [italiques dans l’original]. Dans le dispositif, il « [c]ondamne avec la plus grande fermeté l’emploi d’armes chimiques en République arabe syrienne, qui constitue une violation du droit international, et en particulier l’attaque du 21 août 2013[221] » [italiques dans l’original], et a décidé « qu’en cas de non-respect de la présente résolution, y compris de transfert non autorisé ou d’emploi d’armes chimiques par quiconque en République arabe syrienne, il imposera des mesures en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies[222] ».

Malgré cela, il y a eu confirmation d’emploi systématique du chlore comme arme, dans des villages syriens en 2014[223] et 2015[224], de même que l’emploi, toujours en 2015, du gaz moutarde par le groupe ÉIIL[225]. De nouvelles allégations d’emploi en août 2016 ont également été rapportées par le Directeur général de l’OIAC au Secrétaire général des Nations Unies[226].

Les allégations relatives à ces incidents avaient été initialement rapportées par la Mission d’établissement des faits de l’OIAC. Ils représentent les premiers cas jamais confirmé d’utilisation d’armes chimiques sur le territoire d’un État partie à la CIAC[227] et constituent des violations directes à cette dernière[228] ainsi qu’à la résolution 2118 (2013)[229].

Face à ces violations répétées, le Conseil de sécurité a créé un mécanisme d’enquête conjoint OIAC-ONU chargé d’identifier les « personnes, entités, groupes ou gouvernements qui ont perpétré, organisé ou commandité l’utilisation comme armes, en [Syrie], de produits chimiques, […] ou qui y ont participé́ d’une manière ou d’une autre[230] ».

Ce mécanisme d’établissement des responsabilités est novateur : créé par la résolution 2235, elle-même adoptée à l’unanimité en août 2015 en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, il constitue un développement majeur en ce qui concerne les mesures prises en réponse à l’emploi des armes chimiques et va au-delà des missions précédentes, dont le mandat se limitait à l’établissement des faits[231]. Le Conseil de sécurité y précise qu’il « [s]e dit résolu à identifier les auteurs de ces actes »[232]. D’ailleurs, le mécanisme d’enquête conjoint conservera tout élément de preuve se rapportant à des cas d’utilisation éventuelle d’armes chimiques en Syrie et les présentera à la Mission d’établissement des faits menée par l’OIAC et au Secrétaire général des Nations Unies, dès que cela lui sera possible[233].

Il est ainsi pertinent d’examiner, comme l’a fait la CIJ dans l’Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, s’il n’existe pas « des signes d’une pratique dénotant la croyance en une sorte de droit qui autoriserait les États[234] » à employer des armes chimiques, à organiser ou encore commanditer leur utilisation.

À notre sens, il est évident que ce cas de figure n’est pas représentatif de la présente situation, notamment dû à la création du Mécanisme d’enquête conjoint OIAC-ONU, combinée avec la déclaration du représentant de la Syrie, après l’adoption de la résolution 2235 (2015), dans laquelle il exprime clairement que la Syrie accorde la plus haute importance à l’élimination des armes chimiques et affirme que les allégations rapportées proviennent de faits des groupes non étatiques[235].

Même si certains des actes ont été attribués aux autorités syriennes[236], il est pertinent de rappeler que des déviations isolées à la pratique étatique ne pourraient à elles seules freiner le développement d’une règle coutumière[237].

Enfin, la CIJ avait souligné que « [l]’invocation par un État d’un droit nouveau ou d’une exception sans précédent au principe pourrait, si elle était partagée par d’autres États, tendre à modifier le droit international coutumier[238]. »

Cette constatation n’est, de toute évidence, pas représentative du cas en l’espèce.

***

Sans tenter de préciser à quel moment la règle prescrite au sous-paragraphe (b) de l’article premier de la CIAC a « [fini] par se doubler d’une règle coutumière »[239], notre analyse a mis en évidence plusieurs éléments militant en faveur de la confirmation que cette règle a bel et bien intégré le droit international général.

Pour arriver à cette conclusion, notre analyse s’est voulue variée et s’est adaptée aux caractéristiques propres à la règle sous examen. En effet, tel que le juge James Crawford l’a récemment soulevé, 

Just as baking flour alone does not make a cake, relying on one element of State practice alone does not make custom. Many ingredients are required to establish customary international law, which interact with, add, modify, accentuate and amplify each other. (…) Such is the process of making customary international law, even in the presence of a treaty that purports to cover the same field[240].

L’adhésion quasi-universelle à la CIAC, accompagnée de sa mise en oeuvre généralisée dans les ordres juridiques nationaux (également ceux des États non parties à la Convention), le nombre important de résolutions adoptées par l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité condamnant le non-respect de cette règle, et finalement la création d’un Mécanisme d’enquête conjoint OIAC-ONU (qui a pour mandat d’identifier les individus et groupes – étatiques ou non – ayant employé des armes chimiques), illustrent la consécration de cette règle et le désir de la communauté internationale de punir ceux qui y contreviennent, que ce soit dans le cadre d’un conflit armé ou non.

Au vu de la complexité que présente la détermination de l’existence d’un conflit armé interne – trop souvent caractérisé comme de simples tensions, échappant ainsi au régime du droit international humanitaire – nous avons mis en exergue qu’il est approprié de porter un raisonnement allant au-delà de la rigidité des différentes catégories et régimes juridiques.

Tel que nous l’avons observé, cela est particulièrement le cas pour la règle prohibant l’emploi des armes chimiques, puisqu’elle tire ses origines du droit des armes applicable en temps de conflits armés, et avec l’adoption de la CIAC, elle s’est étendue au régime juridique du désarmement traditionnellement applicable en temps de paix. Les rédacteurs de la CIAC ont, par ce fait, construit un pont entre ces deux régimes juridiques, ce qui n’est point négligeable.

Bien qu’il soit encore difficile d’évaluer si l’adhésion universelle à la Convention sur les armes chimiques sera un jour atteinte, il ne fait aucun doute pour nous que le sous-paragraphe (b) de l’article premier de la CIAC a eu un effet générateur (ou constitutif) d’une nouvelle règle coutumière.

Les récents évènements impliquant l’emploi d’armes chimiques ont de plus démontré la réactivité de la communauté internationale, qui a condamné unanimement et presque immédiatement ces actes, les qualifiant de violations graves du droit international.

Enfin, dans les mois et les années à venir, il sera intéressant de se pencher sur les mesures qui seront prises à l’aboutissement de l’enquête menée par le Mécanisme d’enquête conjoint OIAC-ONU[241]. Elles détermineront en effet la réelle efficacité du Conseil de sécurité et de la communauté internationale dans son ensemble à mettre fin à l’impunité des individus et groupes qui ont commis de tels actes[242].