Volume 13, numéro 1, 2000
Sommaire (21 articles)
Avant-propos – Remerciements
Avant-propos – Article de présentation
Études
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CINQUANTE ANS DE LA CONVENTION EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME
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UNITE OU PLURALISME, A PROPOS DE LA GARANTIE DES DROITS DE L’HOMME EN EUROPE
Robert Badinter
p. 15–35
RésuméFR :
Après avoir dressé un bilan de l’activité de la Cour européenne des droits de l’Homme, l’auteur se penche sur l’effet de l’adhésion des pays d’Europe centrale et orientale qui contribuent déjà à un accroissement considérable du nombre de requêtes, ce qui l’amène à faire état des points positifs du Protocole n°11, dont la mission est d’éviter un engorgement. Mais, craignant l’insuffisance, il propose d’autres solutions ; notamment une refonte complète du système actuel par l’adoption d’un nouveau Protocole. La deuxième partie de la contribution porte sur la Charte européenne des droits fondamentaux. Après avoir analysé son opportunité, son contenu et sa portée potentielle, l’auteur rappelle les difficultés rencontrées par ses rédacteurs mettant enfin en garde contre les écueils prévisibles à la lumière de ceux rencontrés par les Cours de Luxembourg et Strasbourg. Il conclut enfin sur l’adhésion repoussée lors du Sommet de Nice.
EN :
After an evaluation of the activities of the European Court of Human Rights, the author studies the effects of the accession of the Central and Eastern European countries which already contributes to a considerable increase in the number of cases. This leads him to refer to the positive aspects of Protocol 11, whose objective is to avoid a clogging of the procedures. But considering it insufficient, he proposes other solutions, in particular a complete reconstruction of the System by the adoption of a new Protocol. The second part of the text deals with the Charter of fundamental rights of the European Union. After analysing its expediency, content and potential scope, the author recalls the difficulties encountered by the authors and warns us of the foreseeable dangers in light of the ones encountered by the Courts of Luxembourg and Strasbourg. He concludes on the accession that was postponed at the Nice Summit.
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LA GARANTIE DES DROITS FONDAMENTAUX EN EUROPE : POUR LE RESPECT DES COMPÉTENCES CONCURRENTES DE LUXEMBOURG ET DE STRASBOURG
Jean-Yves Carlier
p. 37–61
RésuméFR :
L’adoption, par l’Union européenne, d’une Charte des droits fondamentaux, renforcera la tendance de la Cour de Luxembourg à trancher des questions relatives à ces droits. Pour certains, cette compétence se traduira en une concurrence contre-productive entre cette Cour et celle de Strasbourg. L’auteur adopte, au contraire, une position pluraliste et prétend que la coexistence de deux ordres juridiques compétents en matière de droits fondamentaux est de nature à en assurer une meilleure effectivité. Il fait d’abord état des grandes lignes de fondements de ces deux ordres juridiques et de leur évolution jurisprudentielle en ce qui a trait aux droits de la personne et termine en abordant les droits garantis par l’ordre communautaire et par la Convention européenne ainsi que la garantie de ces droits assurée par les juridictions de Strasbourg et de Luxembourg.
EN :
The adoption by the European Union of a Charter of fundamental rights will strengthen the tendency of the Court of Luxembourg to solve questions related to human rights. For certain observers, on the one hand, this jurisdiction will result in a competition between this Court and that of Strasbourg, which could only undermine their common objectives. On the other hand, the author holds a more pluralist view and believes that the coexistence of these two judicial bodies, both competent in human rights matters, will ensure increased efficiency. Further to commenting on the general structure of these courts as well as their jurisprudential evolution, the author concludes by addressing the rights guaranteed by the community order and by the European Convention, as well as by commenting the implementation of these rights ensured by the courts of Strasbourg and Luxembourg.
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LES LIGNES DE FORCE DE L’ÉVOLUTION DU DROIT DE LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME ET DU CONTRÔLE DE SON APPLICATION
Gérard Cohen-Jonathan
p. 63–107
RésuméFR :
Pour l’essentiel, le droit de la Convention européenne a subi depuis cinquante ans une double évolution, l’extension de son empire étant prolongée par une meilleure application au niveau national. En dehors de la diversité des droits eux-mêmes, l’extension du droit de la Convention doit beaucoup aux méthodes retenues par la Cour européenne pour les interpréter, d’une manière toujours dynamique et finaliste. Les voies de cette extension sont nombreuses, qu’il s’agisse, par exemple, de l’interprétation fonctionnelle des limitations de souveraineté ou de la théorie des « obligations positives ». Ces efforts ne dispensent pas d’apporter à la Convention, le cas échéant, un complément normatif. Un réel ordre européen des libertés requiert encore une amélioration apportée au niveau de l’application de ces normes en droit national, non seulement dans le cadre de l’exécution des arrêts, mais en dehors même de tout contentieux. Dans les deux cas, c’est l’idée de prévention qui domine. Comme en matière de mesures conservatoires ou provisoires, la pratique du Comité des droits de l’Homme des Nations Unies révèle une remarquable synergie. Ces progrès ne doivent pas faire oublier cependant la nécessité d’une meilleure cohérence et d’une transparence accrue de la jurisprudence européenne. L’ « ordre européen des libertés », que l’on porte haut, interdit plus que jamais les errements. Désormais seule à instruire les requêtes des individus, qui - phénomène unique au monde - s’adressent directement à elle, la Cour de Strasbourg doit faire face à une surcharge de travail qui expose paradoxalement l’individu au risque de déni de justice, et qui rend la réforme urgente, afin de suppléer aux faiblesses de la réforme introduite par le Protocole 11. Au moment de la rédaction de cette étude, la Conférence ministérielle européenne sur les droits de l’Homme ne s’était pas encore tenue. Des nombreuses interventions, de la Déclaration politique et des résolutions adoptées, il résulte la volonté la plus large de réaffirmer le rôle central que la Convention doit jouer en tant qu’ « instrument constitutionnel de l’ordre public européen ». C’est pourquoi, tout en saluant l’adoption d’une Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, les Ministres veulent éviter tout conflit entre les deux systèmes de protection et évoquent à nouveau l’adhésion de la Communauté à la Convention. Concernant le nouveau Protocole 12 sur la non-discrimination, il a été, dès le 4 novembre, signé par 25 États.
EN :
In a nutshell, the evolution that the Law of the European Convention has undergone for the last fifty years is two-fold: indeed, the extension of its realm was served by a better implementation at the domestic level. Besides the actual diversity of the protected rights per se, the constantly dynamic and purposeful methods of interpretation used by the Court also served the extension of the Law of the Convention. The path leading to this extension in this regard is widely open, whether it be through the functional interpretation of limits on State sovereignty or through the "positive obligation" theory. However, these efforts should not prevent from adding to the normative content. A true European order also requires that domestic implementation of these provisions be improved, not only with the implementation of decisions but also in the absence of a conflict brought before the Court. In either of these, the prevailing idea is that of prevention. As for conservatory and provisional measures, the practice of the United Nations Human Rights Committee portrays a remarkable synergy. However, these improvements should not overshadow the need for European case law to be increasingly coherent and transparent. Digressions from this "fundamental public order of freedoms" have never been prohibited more than they are today. The Strasbourg Court is faced with a workload that, paradoxically, exposes the individual to the possibility of being denied access to justice, leading to an urgent need for reform, to compensate for the deficiencies brought about by the Protocol 11 reform. Indeed, the Court is the only example in the world of a single judicial body examining petitions filed by individuals. The European Conference of Ministers had not yet taken place upon the drafting of this study. A strong willingness to reaffirm the key role that the Convention has to play as the "constitutional instrument of the European public order" undoubtedly follows from the political Declaration and resolutions that were adopted, as well as from various interventions. Consequently, while welcoming the adoption of a Charter of the Fundamental Rights in the European Union, the Ministers wish to avoid any possible conflict between the two Systems of protection and thus reiterate the adoption of the Convention by the Community. The new Protocol 12 on non-discrimination was signed by 25 States as soon as November 4th.
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ENJEUX ET PERSPECTIVES
Emmanuel Decaux
p. 109–130
RésuméFR :
La Convention européenne est au carrefour de deux grandes idées qui ont marqué l’après-guerre, la construction européenne et la protection des droits de l’Homme. Depuis 50 ans, la Cour européenne a construit une jurisprudence riche de plus d’un millier d’arrêts qui concerne désormais 41 États parties à travers une Europe libre et réunie. Pour autant, la Convention se trouve menacée, de l’intérieur, par la démission politique des États face aux violations massives des droits de l’Homme, et de l’extérieur, par le développement du noyau dur de l’Union européenne et le risque de double standards dans une Europe à deux vitesses. Seule la réaffirmation de l’universalité et de l’indivisibilité des droits de l’Homme peut permettre de surmonter ces contradictions pour être fidèle à l’oeuvre des Pères fondateurs.
EN :
The European Convention is at the crossroads of two great post-war ideas, the European adventure and the protection of Human Rights. For the past fifty years, the European Court has built an extensive case law of more than one thousand decisions which are relevant today for forty-one State Parties across a free and reunified Europe. Nevertheless, the Convention is undermined, from the inside, by the political abdication of States in the face of gross Human Rights violations, and from the outside, by the development of the European Union and the risk of double standards in a two-tier Europe. Only the reaffirmation of the universality and indivisibility of Human Rights can help overcome these contradictions and fulfil the work of the founding fathers.
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LA LÉGITIMITÉ DU JUGE DE LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME. OBSERVATIONS SUR LA REPRÉSENTATIVITÉ ET L’INDÉPENDANCE DU JUGE DE STRASBOURG
Marina Eudes
p. 131–166
RésuméFR :
Si l’oeuvre normative accomplie par la Cour européenne des droits de l’Homme est relativement bien connue, le statut et les conditions de travail de ses membres le sont beaucoup moins. Des questions pourtant essentielles y sont liées, telles que les garanties d’indépendance et de représentativité propres à toute juridiction internationale. Or, ces exigences sont les conditions mêmes de la légitimité de l’institution et donc du succès de son action. Le problème crucial réside alors dans la conciliation entre ces exigences, apparemment contradictoires, de l’indépendance et de la représentativité de la Cour à l’égard des États soumis à sa juridiction.
Il convient de relever dans un premier temps que les modalités de la sélection des candidats, futurs juges à la Cour de Strasbourg, viennent assurer la représentativité de la Cour, puisque chaque État soumis à sa juridiction présente une liste de candidats, dont l’un au moins occupera un poste de juge. D’autre part, l’exigence d’indépendance sera mise en oeuvre dès cette étape initiale (les candidats étant élus pour leur compétences juridiques et non en qualité d’agents du gouvernement) mais encore et surtout par la suite. En effet, diverses dispositions de la Convention européenne des droits de l’Homme, et du Règlement intérieur de la Cour, ont été imaginées afin de garantir efficacement l’indépendance, individuelle et collective, des juges pendant leurs fonctions. On pourrait ainsi relever le régime des immunités et privilèges bénéficiant aux juges, les sanctions de toute incompatibilité avec la fonction juridictionnelle européenne ou encore l’autonomie fonctionnelle de la Cour comme autant de garanties efficaces de son indépendance.
EN :
The European Court of Human Rights is well established, and recognised for its achievements. However, the status of its members, and their working conditions, are much less known. This is however linked to fundamental questions, such as guarantees of independence and representativity of any international jurisdiction. These requirements are the cornerstones of the legitimacy of the institution and thus of the success of its actions. The main problem is derived from the needs to conciliate between these apparently contradictory requirements, namely independence and representativity, of the Court towards the States under its jurisdiction.
It is important to note in the first instance that the methods of selection of the candidates, future judges of the Strasburg Court, guarantee the representativity of the Court as each State under its jurisdiction submits a list of candidates of which at least one will occupy a post as judge. On the other hand, the requirement of independence will be applied as of this initial stage (the candidates being elected for their legal competence and not as representative of their government), and increasingly so thereafter. Indeed, the various provisions of the European Convention for Human Rights and the rules of procedure of the Court have been conceived to effectively guarantee independence, both individual and collective, of judges during their time in office. One could thus highlight the immunities and privileges regime protecting judges, sanctions against incompatibility with the European jurisdictional function, or the functional autonomy of the Court as efficient guarantees of its independence.
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LA CHARTE DES DROITS FONDAMENTAUX ET LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
Catherine Lalumière
p. 167–186
RésuméFR :
L’auteur nous fait part des débats qu’a suscité la décision du Conseil européen de rédiger une Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Certains prétendaient que ce texte comblerait un vide et que l’époque était propice à une réaffirmation solennelle des grands principes humanistes. D’autres, qui étaient attachés à la Convention européenne des droits de l’Homme, croyaient que la Charte ne ferait qu’affaiblir le « système » en créant des standards différents. Malgré les inquiétudes, on procéda à la rédaction du texte et la Charte fut approuvée, signée et proclamée en décembre 2000.
Bien que l’influence de la Convention ait été considérable, les deux textes comportent des différences notables. La différence principale entre la Convention et la Charte est que la première s’applique aux États alors que la seconde s’applique à l’Union. De plus, la première ne concerne que les droits civils et politiques alors que la seconde porte également sur les droits économiques et sociaux. L’auteure traite enfin en profondeur les droits qui sont protégés par la Charte, la force juridique de cette dernière et finalement ce que l’avenir lui réserve.
EN :
The author informs us of the debates that occurred when the European Council decided to draft a Charter of fundamental rights of the European Union. Some said that this text would fill a gap and that the era was favourable to an official reaffirmation of the great humanist principles. Others, attached to the European Convention of Human Rights, believed that the Charter would only weaken the “system” by creating different standards. Despite some concerns, they proceeded to the drafting of the text and the Charter was approved, signed and declared in December 2000.
Although the influence of the Convention was considerable, both texts involved notable differences. The principal differences between the Convention and the Charter is that the first one is only applicable to States when the second applies to the European Union. Furthermore, the former only protects civil and political rights whereas the latter also protects economic and social rights. The author discusses in detail the rights that are protected by the Charter, its legal value and finally what the future holds for it.
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LES LOIS DE « LUSTRATION » EN EUROPE CENTRALE ET ORIENTALE : UNE « MISSION IMPOSSIBLE » ?
Jiri Malenovský
p. 187–218
RésuméFR :
La vérification des antécédents, soit la « lustration », constitue une mesure de démantèlement du passé de l’héritage totalitaire dans les PECO. L’exercice de lustration vise à jeter la lumière sur le passé totalitaire des personnes qui occupent ou doivent occuper des postes publics importants dans le nouvel Etat démocratique. Celui-ci considère des liens trop « intimes » de la personne lustrée avec le régime totalitaire comme un danger qui doit être écarté ou, du moins, minimisé. Les règles de lustration ont été insérées dans des textes législatifs spéciaux dans la plupart des PECO et en Allemagne.
Le but légitime des lois de lustration est préventif. Étant donné que dans tous les PECO concernés la mise en oeuvre des lois de lustration est soumise à l’examen judiciaire des cas individuels, le facteur temps représente, à l’heure actuelle, incontestablement l’aspect le plus controversé de la conformité de la législation de lustration avec l’exigence de proportionnalité entre le but légitime et les moyens législatifs permettant de l’atteindre. Il est évident que la proportionnalité avait manqué à certains égards aux lois de lustration originaires, mais les Cours constitutionnelles ont généralement déjà remédié à ce défaut. Un véritable test de la proportionnalité européen ou international n’a pas encore eu lieu, ce qui est peut-être bien, compte tenu du rôle important que les lois de lustration jouent dans la politique interne des PECO.
Les lois de lustration ont satisfait l’appel à une justice historique de façon modeste et déformée. Si elles continuent encore à opérer en Europe centrale et orientale, ce n’est pas parce que qu’elles interviendraient de façon notable dans son évolution politique et sociale, mais parce qu’il s’agit d’un symbole d’un État de droit axé sur des valeurs, et non pas celui formellement stérile. Les PECO sont par conséquent prêts à discuter avec les institutions internationales, mais uniquement de la proportionnalité des moyens régis dans les lois de lustration, et non des lois de lustration comme symbole.
EN :
Screening or lustration represents one of the measures to dismantle the Central and Eastern European countries' totalitarian heritage. The screening method brings to light the totalitarian past of persons which hold, or will hold, important public position in the new democratic State. The democratic State considers close personal connection of an individual with a totalitarian regime as a risk which has to be removed, or at least minimized. In most countries of Central and Eastern Europe and in Germany, the screening rules were incorporated into special legislation.
The legitimate aim of screening laws is of a preventive nature. As the implementation of the screening laws is linked with the judicial review of individual cases in ail relevant countries of Central and Eastern Europe, the time factor is currently the most controversial aspect of the conformity of the screening laws with the requirement of proportionality between the legitimate aim and the legislative means to achieve it. It is obvious that original screening laws lacked proportionality in some respects; nevertheless, the respective constitutional courts have already remedied this weakness. The real test of proportionality has not been made so far at the European and international levels; this seems to be rather positive in view of the important role played by the screening laws in domestic policy of the Central and Eastern European countries.
The screening laws have satisfied the call for historical justice only modestly and in a distorted way. If these laws are still in force and operative in Central and Eastern Europe, the reason is not that they interfere considerably in its political and social development, but because they represent a symbol of a State governed by the Rule of law and based on values, which are not merely formalistic and sterile. The Central and Eastern European countries are therefore ready to engage in a dialogue with international institutions on the proportionality of the means set down in the screening laws, but not on the screening laws themselves as a symbol.
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LES ÉTRANGERS ET LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME : UNE PROTECTION LIMITÉE ET CONTRASTÉE
Didier Rouget
p. 219–245
RésuméFR :
À l’origine, la Convention européenne des droits de l’Homme excluait pratiquement tout ce qui concernait le statut des étrangers, le droit d’asile et le statut du droit de séjour, mais admettait le droit souverain pour l’État d’expulser les étrangers.
Pour pallier cette absence de protection spécifique des droits des étrangers, les organes de la Convention, Commission et Cour européennes des droits de l’Homme, ont, en vertu de l’interprétation dynamique et évolutive de la Convention, progressivement construit une jurisprudence qui offre des garanties importantes contre les conséquences dommageables résultant notamment des mesures d’éloignement du territoire d’un État partie pouvant constituer des violations des articles 3 et 8 de la Convention.
Toutefois, cette protection reste limitée, car, traditionnellement, les organes de la Convention reconnaissent que les États puissent restreindre certains droits des étrangers en fonction des objectifs des politiques d’immigration qu’ils définissent, et notamment pour des motifs tenant au « bien-être économique » des pays ou à la protection de l’ordre public. Dans la définition de ces politiques et des mesures nécessaires à leur mise en oeuvre, les États jouissent d’une large marge d’appréciation. À cet égard, la Cour européenne des droits de l’Homme a toujours refusé de reconnaître le droit au regroupement des familles d’étrangers. Les garanties offertes aux étrangers sont souvent « virtuelles », la Cour ayant confirmé l’inapplicabilité de l’article 6 de la Convention aux mesures prises par les États relatives à l’entrée, au séjour et à l’éloignement des étrangers.
De plus, dans un contexte marqué par un durcissement généralisé des législations nationales en matière d’immigration, la jurisprudence européenne a connu, depuis 1996 et dans le sens d’une sévérité accrue, un net infléchissement notamment à l’égard des étrangers non communautaires faisant l’objet d’un refus de séjour ou en instance d’éloignement du territoire.
Un changement de perspectives est nécessaire. Le caractère universel des droits de la personne impose de considérer les droits et libertés fondamentales comme le socle d’une réelle protection de tous, et notamment des étrangers. Le respect de ces droits et libertés doit être la règle, les éventuelles restrictions portées à l’exercice de ces droits par une catégorie de personnes ne pouvant être qu’exceptionnelles. L’égalité entre nationaux et étrangers doit être le droit.
Dans cette optique, l’adoption du Protocole n° 12 additionnel à la Convention européenne des droits de l’Homme qui interdit de manière générale toute forme de discrimination marque une étape importante. Son application ouvre un champs nouveau pour combattre effectivement toute discrimination directe ou indirecte et condamner les législations, réglementations et pratiques discriminatoires.
EN :
Originally, the European Convention on Human Rights excluded practically any references to the status of foreigners, political asylum or residential status, but allowed States a sovereign right to deport foreigners.
To compensate for this absence of a specific protection of the rights of foreigners, the bodies of the Convention, the Commission and the European Court of Human Rights, in virtue of the dynamic and evolving interpretation of the Convention, progressively built up legal precedents offering important guarantees against the harmful consequences resulting from the expulsion from a member State, which can now constitute violations of articles 3 and 8 of the Convention.
This protection, however, remains very limited. Traditionally, the bodies of the Convention have accepted that States can restrict certain rights of foreigners according to their local immigration policies, especially when the ‘economic well-being’ or public order of their country are concemed. Definition of policy and the means of implementation has essentially been left to the discretion of the member States. The European Court of Human Rights has always refused to recognize, for example, the right for foreign families to be reunited and many guarantees offered to foreigners are often only ‘virtual’ as the Court has confirmed the inapplicability of article 6 of the Convention with regard to the measures taken by States as to the entry, sojourn, and proximity of families.
Moreover, in a context of hard-nosed national legislation in matters of immigration, European case law has become, since 1996, more severe, especially with regard to those non-EC foreigners who have been refused residence or are in the process of being expelled.
A change in perspective, at this point, is essential. The universal character of human rights makes it necessary to consider the fundamental rights and freedoms as the cornerstone of a genuine protection for all, including foreigners. The respect of these rights and freedoms must be the rule and possible restrictions to their implementation only exceptional. Equality of treatment between nationals and foreigners must be by right.
In this perspective, the adoption of Protocol 12 to the European Convention on Human Rights which rules out any form of discrimination is an important step. Its application opens up new avenues to efficiently combat all direct or indirect discrimination and condemn any legislation, regulations or discriminatory practices.
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QUELLES VIES PRIVÉE ET FAMILIALE POUR L’ÉTRANGER ? POUR UNE PROTECTION NON DISCRIMINATOIRE DE CES VIES PAR L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME (C.E.D.H.)
Sylvie Saroléa
p. 247–285
RésuméFR :
L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme protège la vie familiale et la vie privée. Il ne peut y avoir d’ingérences dans le respect de ces droits que si elles sont prévues par la loi, nécessaires dans une société démocratique et proportionnelles à l’un des buts limitativement énumérés par cette disposition. Le présent article analyse l’application de cette disposition aux étrangers. La Cour et la Commission en ont déduit une protection à leur profit face aux mesures d’éloignement du territoire motivées notamment par l’ordre public et face aux décisions de refus d’accès au territoire. La jurisprudence décline cette protection, qui est celle de droits de la personne, et non du migrant, en fonction du contexte migratoire et des éléments d’extranéité des dossiers. Cette prise en compte ne doit pas être exclue. Toutefois, la manière dont elle opère conduit à un traitement discriminatoire de l’étranger. D’une part, les organes de Strasbourg jugent avec en toile de fond le droit qu’ils qualifient de « bien établi » des États de contrôler l’accès à leur territoire et la présence d’étrangers sur celui-ci. Cette affirmation n’est nullement questionnée au regard des causes légitimes prévues par l’article 8, lesquelles ne contiennent pas expressément la politique migratoire. D’autre part, lorsque ce contexte et la nationalité étrangère de la personne concernée interviennent aux trois niveaux d’examen des affaires : l’existence d’une vie familiale ou d’une vie privée, d’une ingérence dans celle-ci et l’analyse de la proportionnalité, la différence de traitement est indûment démultipliée. L’auteur propose à la Cour de s’affranchir de la chape que constitue pour sa jurisprudence le principe de la souveraineté des États en matière migratoire en l’analysant au regard des critères posés par l’article 8. Ce faisant, elle pourrait offrir à toute personne, fût-elle étrangère, une protection non discriminatoire de la vie familiale et de la vie privée.
EN :
Article 8 of the European Convention on Human Rights protects family and private life. Interference in the exercise of this right is only justified if it is provided by law, necessary in a democratic society and proportionate to one of the objectives enumerated in article 8. This contribution studies the application of article 8 to aliens. The Court and the Commission have inferred therefrom a protection against expulsion motivated by public order or decisions refusing them access to the territory. The case law varies this protection, which is a protection of human rights and not one specific to migrants, according to the migratory context and the foreign elements of the case. Although these considerations must be underscored, their practical application leads to a discriminatory treatment of the alien. On the one hand, the institutions of Strasbourg judge the cases with, as a backdrop, the sovereign right that they qualify as a matter of well-established international law, to control the entry, residence and expulsion of aliens. The affirmation is not questioned with regard to the legitimate aims provided for by article 8, which do not contain any reference to migratory policies. On the other hand, this context and the foreign nationality of the alien intervene at the three stages of the examination under article 8: the existence of a family or private life, that of an interference therewith and the analysis of proportionality, and the difference of treatment is unduly amplified. The author proposes that the Court rid itself of preconceived ideas such as the sovereignty of the States regarding the issue of migration and analyse this principle according to the criteria provided for by article 8. This way, the Court could offer to every person, foreigner or not, a non-discriminatory protection of family and private life.
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COMMON LAW, « CIVIL LAW » ET DROIT PÉNAL INTERNATIONAL : TANGO (LE DERNIER ?) À LA HAYE
William A. Schabas
p. 287–307
RésuméFR :
Les systèmes de common law, puis de droit continental ou romano-germanique, offrent à la procédure criminelle deux approches très différentes. Ces systèmes se rencontrent dans le nouveau domaine, en constante évolution, du droit pénal international où les juristes des deux systèmes s’efforcent de créer un nouveau modèle. Dans ce contexte, on doit faire face aux contributions, et aux incompréhensions, qui proviennent d’un tel processus.
Le développement d’un système international prend aussi place dans un contexte de respect international des garanties judiciaires prévues dans les instruments de protection des droits de la personne. Enfin, les exigences spécifiques de la justice internationale influence le modèle procédural. Ces trois thèmes sont abordés à la lumière de la pratique des deux tribunaux ad hoc, pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, puis de la Cour pénale internationale et du Statut de Rome.
EN :
Two very different approaches to criminal procedure are provided by the common law system and the continental or Romano-Germanic system. They meet in the new and evolving fîeld of international criminal law, where jurists from both systems endeavour to create a new model. It must contend with the contributions, and misunderstandings, that derive from such a process.
Moreover, the development of an international system takes place in the context of the international enforcement of due process norms set out in human rights treaties. Finally, the very specific demands of international justice influence the procedural model. These three themes are discussed in light of the practice of the two ad hoc tribunals, for the former Yugoslavia and Rwanda, and the Rome Statute of the International Criminal Court.
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L’ARRET CIVET OU VARIATIONS SUR LE THEME DE L’EPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES
Patrick Titiun
p. 309–321
RésuméFR :
Une affaire qui touche essentiellement à l’application de la règle dite de l’épuisement des voies de recours internes et à la procédure devant la Cour de Cassation française, mais apporte surtout un éclairage sur le rôle que la Cour européenne des droits de l’Homme entend jouer par rapport aux juridictions nationales et, en particulier, aux juridictions suprêmes. C’est là un des principaux apports de cette décision.
Tout d’abord, elle ne veut en aucun cas constituer un quatrième degré de juridiction et se substituer aux cours suprêmes. Ensuite, elle indique ce qu’elle estime devoir être le rôle de ces juridictions. Elle adresse donc, en quelque sorte, un message aux juridictions suprêmes leur confirmant qu’elle n’entend pas se substituer à elles dans le cadre de la mission qu’elles remplissent au plan interne, à condition qu’elles l’exercent effectivement et dans le respect de la Convention européenne des droits de l’Homme.
EN :
A case which mainly deals with the implementation of the so-called rule of the exhaution of domestic remedies, but also casts a new light on the role which the European Court of Human Rights wishes to play in connection with National Courts and, in particular Supreme Courts. This is therefore one of the main interest of this decision.
Firstly, the European Court does not constitute a fourth degree of jurisdiction, which would substitute Supreme Courts. The decision then goes on to clearly indicate what the role of Supreme Courts should be. To some extent, the European Court addresses a message to the Supreme Courts confirming that it is not its intention to replace them within the framework of their tasks at an internal level, provided that they carry out these tasks effectively and in respect of the European Convention on Human Rights.
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LA NOUVELLE COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME – ATTENTES, RÉALITÉS ET PERSPECTIVES
Françoise Tulkens
p. 323–358
RésuméFR :
Au départ d’une expérience de deux années comme juge à la nouvelle Cour européenne des droits de l’Homme, l’auteur aborde successivement quatre questions. Tout d’abord, les raisons de la restructuration du mécanisme de contrôle de la Convention européenne des droits de l’homme entré en vigueur le 1er novembre 1998 et qui constituent autant d’attentes par rapport à la nouvelle Cour. Ensuite, la physionomie de la nouvelle Cour laquelle, composée de quarante et un juges, est la plus grande juridiction internationale qui existe actuellement, ce qui est une invitation à de plus amples analyses en termes de sociologie juridique. Par ailleurs, les étapes essentielles de la procédure qui permet, devant la Cour, l’exercice du droit de recours individuel qui est au coeur du système de la Convention et qui lui confère son caractère original et unique dans l’ensemble des textes internationaux et régionaux de protection des droits de l’homme. Enfin, les défis majeurs auxquels la nouvelle Cour est confrontée et qui doivent être lus à la lumière de l’exigence de l’effectivité des droits fondamentaux.
EN :
Drawing on her two-year-long experience as Judge of the new European Court of Human Rights, the author examines successively four issues. First of all, the reasons that led to the restructuring of the control mechanism established by the European Convention on Human Rights and which entered into force on 1 November 1998, and which reflect so many expectations with regard to the new Court. Secondly, the composition of the new Court : comprising forty-one judges, the Court is at the present time the largest existing international jurisdiction, which is an invitation to further analyse from the perspective of legal sociology. Thirdly, the essential stages of the procedure which makes it possible, before the Court, to exercise the right to an effective remedy: this right is at the very heart of the System of the Convention and confers upon it an original and unique character among the set of international and national bodies on human rights’ protection. Finally, the major challenges the new Court is confronted with and which have to be read in the light of the requirement of effectiveness for fundamental rights.
Recensions
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J.-L. CHARRIER, CODE DE LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, PARIS, LITEC, 2000
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F. SUDRE (DIR.), S. QUELLIEN, N. RAMBION ET C. SALVIEJO, DROIT COMMUNAUTAIRE ET DROITS FONDAMENTAUX, RECUEIL DE DÉCISIONS DE LA COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNE, BRUXELLES, BRUYLANT, 1999
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M. IMBLEAU, CODE INTERNATIONAL DES DROITS DE LA PERSONNE, COWANSVILLE (QC.), YVON BLAIS, 2000
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L.-A. SICILIANOS, L’ONU ET LA DÉMOCRATISATION DE L’ÉTAT : SYSTÈMES RÉGIONAUX ET ORDRE JURIDIQUE UNIVERSEL, PARIS, PEDONE, 2000