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Cette recherche est consacrée à l’analyse, d’un point de vue esthétique, d’un type de dispositif qui a émergé pendant la période de la pandémie de Covid-19, les « vidéoclips opératiques ». Nous faisons référence à un type d’oeuvre audiovisuelle, d’une durée relativement brève, dans laquelle s’opère une association entre une aria (ou un duo) du répertoire lyrique et des images qui, lui étant subordonnées, cherchent à l’illustrer[1]. Ces dispositifs ont connu un essor dans la période pandémique tant comme le résultat de stratégies institutionnelles, visant à rendre possible la programmation et la diffusion de ce genre pendant le confinement, que d’initiatives individuelles d’artistes (chanteur·euses, metteur·euses en scène) qui semblaient trouver dans ce format un moyen de canaliser l’angoisse et de garder le contact avec leur public (en envoyant des messages encourageants ou humoristiques) dans une période qui s’avérait hostile à une échelle planétaire. Nous commencerons par analyser ce phénomène dans une perspective globale, puis nous nous concentrerons sur un projet réalisé par des enseignant·es et des étudiant·es de l’Instituto Superior de Arte del Teatro Colón (isatc). CasasdeÔpera (« Maisons d’opéra »), nom donné à ce projet qui s’est déroulé de juillet à novembre 2020, consistait en une série de sept vidéoclips basés sur des oeuvres lyriques célèbres (arias et chansons), entièrement conçus dans la sphère domestique et diffusés à la fois sur le site Web du théâtre et sur sa chaîne YouTube officielle. L’intérêt porté à l’analyse de ce projet découle de la créativité déployée pour sa production (face aux restrictions extrêmes et au manque de ressources matérielles) ainsi que par les traits esthétiques singuliers qui en découlent[2]. D’un point de vue général, nous entendons montrer comment le vidéoclip s’est imposé dans le contexte pandémique comme un moyen de rénovation et de diffusion du genre lyrique, ainsi que de transmission de messages sociaux adaptés au contexte. À partir de notre étude de cas, nous entendons démontrer l’émergence de ces dispositifs comme résultat des circonstances matérielles et socioculturelles spécifiques du contexte, en nous intéressant également aux implications sociopolitiques (d’acceptation/rejet) auxquelles ils ont été soumis.

Dans le présent article, la recherche sera développée en trois sections : la première examine les conséquences de la pandémie dans le domaine de la culture d’un point de vue général et décrit les principales stratégies mises en oeuvre par les maisons d’opéra du monde entier pour continuer à produire du contenu dans ce contexte. La seconde présente deux exemples concrets de vidéoclips opératiques créés dans le contexte pandémique par des artistes individuels, soit les chanteurs Daniel Emmet et Ryan McKinny. Ces deux créations mettent en scène l’expérience de la vie pendant le confinement en parodiant des arias d’opéra célèbres et ont connu un grand succès sur la plateforme YouTube depuis leur diffusion sur les chaînes personnelles des chanteurs. La troisième section se penche sur le projet CasasdeÔpera du Teatro Colón, en analysant les techniques et le matériel utilisés dans le processus de création[3], la relation sémantique du projet avec la conjoncture sociale et sa particularité esthétique. Une dernière partie analyse la réception du projet, à travers les commentaires laissés par les viewers (dont beaucoup font partie du public assidu de la programmation du Teatro Colón) sur la plateforme YouTube, les entretiens avec la directrice du projet Mariana Ciolfi[4] et avec María Victoria Alcaraz, alors directrice du théâtre. Ces commentaires permettent de constater le tissage d’attentes et d’intérêts croisés à l’égard de cette initiative, entre les différents acteurs culturels qui y sont directement ou indirectement impliqués.

Notre sujet d’étude s’inscrit dans la lignée des nombreuses recherches menées ces trois dernières années pour analyser les modifications des pratiques artistiques et des habitudes d’écoute induites par l’apparition de la Covid-19 (Agamennone, Palma, et Sarno 2022 ; Hansen, Wald-Fuhrmann, et Davidson 2022 ; Fink et al. 2021 ; Cabedo-Mas, Arriaga-Sanz, et Moliner-Miravet 2021 ; Datta 2020). Les dispositifs que nous analyserons, qui sont évidemment identifiables comme des cas de « coronamusic » (Hansen et al. 2021[5]), pourraient alors être inclus dans la Crowd-Sourced Database of Coronamusic[6]. Comme l’observent Hansen et al., les restrictions qui ont accompagné la pandémie ont entraîné la transposition de la vie musicale dans le monde numérique. Ainsi, les sites Web et les réseaux sociaux – tels que YouTube, Facebook, Twitter et TikTok – ont pris une place prépondérante dans les activités récréatives des confiné·es. Si les recherches susmentionnées sont consacrées au large éventail de produits culturels (audiovisuels) apparus dans le contexte pandémique (en se concentrant sur les processus de production, d’interprétation et de médiation), rares sont celles qui analysent les effets ou les processus créatifs directs de ce contexte sur le panorama de la création opératique. Dans cette voie, en revanche, on trouve des recherches comme celle de Timothée Picard (2022), qui analyse les effets de la pandémie et les stratégies mises en oeuvre par les plus importantes maisons d’opéra d’Occident (en se concentrant principalement sur la scène française) pour se réinventer face à la fermeture de leurs bâtiments. Si cet article reconnaît que le contexte pandémique « amplifie le tournant numérique des maisons d’opéra[7] », il ne s’étend pas sur les particularités poétiques et esthétiques de ces stratégies. D’autres travaux importants à considérer à cet égard sont ceux de Sakhiseni Joseph Yende (2022) ainsi que de Nicola Bellini et Marina Raglianti (2023), qui, situés respectivement en Afrique du Sud et en Italie, analysent les capacités de transformation numérique de l’opéra dans ces pays pendant la crise épidémique. Cependant, le format du vidéoclip en tant que stratégie de production et de diffusion de l’opéra dans ce contexte ne constitue pas l’objet d’étude de ces travaux.

Il faut cependant préciser que les « vidéoclips opératiques » précèdent largement le contexte du confinement. Leur évolution doit être comprise comme le dernier maillon d’un long processus qui s’est développé depuis le début du XXe siècle et qui est au coeur de nombreux travaux musicologiques et issus des études culturelles et philosophiques, tels que ceux réalisés par Nicolò Palazzetti (2021a ; 2021b ; 2021c ; 2022), Michel Veilleux (2003), Christopher Morris (2010), Emanuele Senici (2010 ; 2019) ou encore João Pedro Cachopo (2014 ; 2018). Le processus en question relève de la relation entre l’opéra et la technologie numérique, « une relation qui se base sur une imbrication des phénomènes médiatiques, des technologies d’enregistrement et des technologies de communication[8] » (Palazzetti 2021b, p. 155). Bien que tous ces travaux soient fondamentaux pour comprendre cette évolution, nous n’avons pas encore eu connaissance d’une recherche qui étudie l’impact et le potentiel du vidéoclip (avec ses particularités esthétiques[9]), depuis les trois dernières décennies, dans le domaine de la création opératique ; cet aspect mériterait de faire l’objet d’un article à part entière[10]. L’essor de ce type de dispositif dans le contexte pandémique, illustré par le projet mené par l’isatc, a été le moteur de ce travail. Nous espérons que cette recherche ouvrira la voie à d’autres études qui généreront davantage de connaissances qu’elle ne peut en contenir.

Particularités du contexte pandémique et stratégies de survie des maisons d’opéra

Maintenant que la pandémie semble révolue, on pourrait affirmer de façon consensuelle que l’art a été un palliatif fondamental face à l’incertitude et au stress générés par la propagation de la Covid-19 et le confinement. Qui n’a pas un ami ou un membre de sa famille qui s’est aventuré à jouer d’un instrument, à peindre ou à écrire pendant cette période ? Qui n’a pas fait la découverte, par le biais des réseaux sociaux, d’un nouvel interprète ou d’un nouveau genre artistique ? L’art a été l’allié de cette phase d’introspection que fut le confinement pour beaucoup d’entre nous, et qui est née d’une décision politique prise quasiment à l’échelle mondiale : « rester chez soi » (Fink et al. 2021, p. 1). Dans le domaine de la culture, cette directive est allée de pair avec la fermeture des cinémas, des théâtres, des musées et la suspension des concerts. Les politiques de fermeture des espaces publics ont obligé à déplacer l’espace de consommation culturelle dans le contexte domestique, ce qui a eu pour effet l’augmentation de la création de contenus à partir de technologies numériques et leur migration vers le Web[11]. Ce processus a conduit à la favorisation de certaines pratiques par rapport à d’autres, ainsi qu’à la reconfiguration de certaines de celles-ci, en fonction du nouveau mode de vie imposé par la conjoncture. Autrement dit, le contexte de la pandémie a modifié notre rapport aux biens culturels (Jonchery et Lombardo 2020, par. 2[12]). En ce qui concerne le domaine musical lui-même, de nombreuses études montrent comment, pendant le confinement, la consommation de musique a migré des plateformes audio vers les plateformes vidéo (Carlson et al. 2021 ; Sim et al. 2020), YouTube étant la plus populaire à cet égard.

Les institutions culturelles et les artistes indépendants ont quant à eux tenté d’accroître ou même de créer une offre de contenu en ligne, et ce, par l’intermédiaire de leurs sites Web et des réseaux sociaux. Si, dans le cas de certaines institutions subventionnées par l’État ou financées par le secteur privé, la génération de contenu Web s’est imposée comme une nécessité pour justifier la poursuite des activités pendant la saison 2020-2021, dans le cas des artistes indépendants, il s’agissait surtout d’une stratégie pour rester actifs et créatifs, dans un contexte qui s’avérait « très violent d’un point de vue professionnel et existentiel », comme souligné par le sociologue Mathieu Grégoire (cité dans Merckx 2020, par. 5).

Les maisons d’opéra font partie de ces institutions qui, pour rester actives, ont dû être créatives dans la distribution de contenus culturels en temps de pandémie. À cet égard, Nicolò Palazzetti met en évidence certaines des stratégies mises en oeuvre par certaines des plus importantes maisons d’opéra du monde :

L’Opéra de Paris a mis en ligne l’enregistrement d’un spectacle ou d’un concert tous les lundis soirs (#loperachezsoi) ; le Met de New York a mis gratuitement à disposition un titre différent de ses très riches archives Live in HD tous les soirs en streaming pendant 23 heures (l’initiative s’appelle Nightly Met Opera Streams) ; grâce à la collaboration avec Rai5 et la plateforme www.raiplay.it, le Teatro alla Scala a proposé un service encore plus ambitieux (six opéras par semaine à la télévision et un par jour sur le Web, chacun étant disponible pendant un mois [13]).

Palazzetti 2021b, p. 156

Évidemment, la mise en ligne d’enregistrements issus de leurs archives a été l’une des principales ressources utilisées par ces institutions. C’est ce que constate également Timothée Picard :

Dès le début du confinement, la plupart des institutions lyriques systématisent l’accès gratuit à leur catalogue de captations en ligne, pour une durée plus ou moins limitée, avec de réels succès d’audiences et l’espoir qu’un nouveau public viendra remplir les salles une fois celles-ci rouvertes. 

Picard 2022, p. 1338

Si cette stratégie a été l’une des plus importantes, elle n’a pas été la seule ; il faut aussi prendre en compte la prolifération des vidéos collectives, qui sont nées du montage de vidéos individuelles que les artistes réalisaient depuis leur domicile. L’Opéra de Rome a été pionnier sur ce plan en lançant le 23 mars 2020 la vidéo « #iorestoacasa, il video dei ballerini del Teatro dell’Opera di Roma », montrant une version « domestique » de l’entraînement des danseurs sur la musique du Beau Danube bleu de Johann Strauss. Cette initiative a été immédiatement suivie par l’Opéra de Paris qui, les 14, 15 et 16 avril, a lancé « “Dire merciˮ – Message de soutien de l’Orchestre, les Choeurs et le Ballet de l’Opéra national de Paris » (figure 1[14]). Ces initiatives ont été rejointes par de nombreuses autres maisons d’opéra, qui ont commencé à réaliser des vidéos similaires[15]. En France, l’Opéra de Nice a été particulièrement actif à cet égard, en mettant en ligne sur sa chaîne YouTube une vidéo différente chaque jour du confinement, avec la mention suivante :

Amis Artistes, Chanteurs, Musiciens, Danseurs, Techniciens, Élèves,... du Spectacle en confinement, envoyez-nous vos capsules artistiques de 1 minute à 3 minutes en vidéos avec votre descriptif, votre nom, fonction au sein de la [grande] Famille du [Spectacle] à l’adresse suivante Opera.Nice.Restezchezvous@gmail.com[. Nous] les diffuserons sur nos chaînes [Web et] réseaux sociaux avec votre descriptif afin de renforcer les liens qui nous unissent et rompre ainsi avec ce moment d’isolement.

55 vidéos ont été mises en ligne par cette institution au cours de la période allant du 29 mars au 10 mai 2020, la plupart d’entre elles étant conformes à ce format de montage vidéo réalisé dans la sphère domestique.

Figure 1

« “Dire merciˮ– Message de soutien de l’Orchestre, les Choeurs et le Ballet de l’Opéra national de Paris » (14 avril 2020).

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À propos de cette pratique, la journaliste Ingrid Merckx souligne :

Si une forme s’est imposée pendant le confinement et restera peut-être comme l’un des emblèmes de cette étrange période, c’est celle de la vidéo participative où l’écran se découpe en vignettes, split screen, montrant des artistes en train de s’enregistrer à domicile. […]
Les symphonies confinées ont inondé les réseaux sociaux. Avec plus ou moins d’impact et de qualités artistiques. Certaines se distinguant par l’humour, le côté artisanal assumé, qui marque aussi l’esthétique du bricolage vidéo en ligne.

Merckx 2020, par. 7 et 15

Pour en revenir exclusivement au domaine opératique, si le contexte pandémique semble avoir surtout privilégié la diffusion d’enregistrements préexistants, c’est évidemment en raison de l’impossibilité de réunir le nombre d’artistes et de techniciens impliqués dans une production opératique, aussi réduit soit-il. De plus, il faut considérer que, par nature, le chant représentait l’une des pratiques musicales les plus risquées en période de pandémie. Il existe cependant des exemples de productions collectives adaptées au contexte pandémique, comme celui de l’Opéra San Jose de Californie qui a décidé, malgré les circonstances, de se lancer dans la production et l’enregistrement d’un opéra de chambre, soit Three Decembers, du compositeur Jake Heggie et du librettiste Gene Scheer. Afin de mener à bien ce projet, la directrice de l’opéra, Khori Dastoor, a fait créer un studio ultramoderne en utilisant une partie des installations du bâtiment. C’est ainsi que la pianiste et professeure Lois Svard décrit les coulisses de ce projet :

Producing an opera in the middle of a pandemic, even with no audience, is a monumental task. The cast was willing to go to great personal lengths to be able to participate in this production. They quarantined for two weeks prior to rehearsals and then lived together as a family or pod throughout rehearsal and filming. Everyone was tested frequently several times a week, temperatures taken every day, and everyone was aware that if one person became ill with the virus, the entire production would shut down. The conductor and the two pianists were all behind plexiglass screens. The crew wore personal protective equipment, the filming area in the Fred Heiman Digital Media Studio was disinfected every day, and there was even a dedicated safety officer (who did double duty as a dresser) to ensure that safety protocols were followed.

Svard 2020

Une autre stratégie adoptée par les maisons d’opéra pendant la pandémie a consisté à diffuser en streaming la performance des chanteurs, en partageant l’espace physique avec les pianistes ou en interagissant avec eux à distance. Un exemple en est le « At-Home Gala » du Metropolitan Opera de New York, qui a eu lieu le 25 avril 2020 (figure 2[16]). Cet événement virtuel a rassemblé plus de 40 des meilleurs artistes d’opéra, qui se sont produits depuis leur domicile dans 14 pays différents. Parmi les participants à cet événement virtuel, on trouve notamment Jamie Barton, Lisette Oropesa, Roberto Alagna, Aleksandra Kurzak et Renée Fleming.

Figure 2

Écran d’accueil du « At-Home Gala » du Metropolitan Opera de New York.

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D’autres vidéos de « galas d’opéra virtuels », produites par d’autres maisons d’opéra, ont également commencé à apparaître sur des sites Web et des réseaux sociaux. Du 6 au 15 juillet 2020, le Festival d’Aix-en-Provence présente sa « Scène numérique » en diffusant chaque jour sur son site Internet un récital ou un concert de la saison (Anastasio 2020). Timothée Picard constate que pendant la période de confinement, les maisons d’opéra et les festivals « rivalisent d’inventivité », et rend compte de quelques-unes des opérations les plus originales menées par certaines institutions françaises :

L’Opéra de Lorraine lance ainsi la série « Continuez », invitant une dizaine d’artistes prometteurs à improviser sur le vif une libre rêverie cinématographique autour du confinement et de la fin de saison annulée. L’Opéra-Comique propose un « karaoké de confinement » tandis que l’Opéra de Rennes prodigue les conseils d’un coach vocal et celui de Dijon fait susurrer des berceuses par téléphone.

Picard 2022, p. 1339

De toute évidence, les stratégies mises en oeuvre par les maisons d’opéra du monde entier pour maintenir leurs activités ont été nombreuses et diverses[17]. Dans cette section, nous n’avons pu retracer que quelques exemples qui, selon nous, illustrent les principales tendances. Cependant, les cas présentés dans cette section ne sont pas les seuls types de vidéos qui ont proliféré en relation avec l’univers opératique en période de confinement. En effet, on a aussi assisté à la création de vidéoclips sur des arias d’opéra, des duos, ou des mélodies célèbres. Cependant, cette tendance semble avoir été davantage menée à l’initiative d’artistes indépendants que de maisons d’opéra (dont certaines auraient par la suite accueilli ces propositions). C’est à ce type de dispositif que nous ferons référence dans la suite de cet article.

« Nessun Dorma...alla Corona ». Quelques exemples de vidéoclips opératiques en temps de pandémie

La création artistique dans le contexte domestique a été l’une des principales ressources (voire l’unique) que les professionnels de l’opéra ont trouvées pour rester actifs pendant le confinement. Malgré les difficultés, cette activité a permis de faire face à deux aspects qui s’avèrent fondamentaux pour tout artiste : rester en forme, maintenir sa pratique (en ce qui concerne par exemple l’exécution instrumentale ou vocale) et continuer à développer et à partager sa créativité. Les réseaux sociaux, par ailleurs, ont fonctionné dans ce contexte comme la seule vitrine où les artistes pouvaient valoriser leurs compétences au moment présent. C’était l’unique moyen de communiquer aux amateurs d’opéra, ainsi qu’au reste des travailleurs du secteur (collègues, managers, directeurs artistiques, etc.), qu’ils étaient actifs et performants. Si la créativité était la meilleure réponse que certains artistes ont pu donner à l’angoisse professionnelle et existentielle provoquée par la situation, le vidéoclip s’est avéré être l’un des formats privilégiés pour l’exprimer[18]. Il s’agira ici de présenter deux exemples particulièrement originaux, conçus par des artistes indépendants.

Le premier concerne une vidéo du crossover-ténor Daniel Emmet[19], qui a été mise en ligne le 21 avril 2020 sur sa chaîne YouTube. Intitulée « Nessun Dorma...alla Corona », cette oeuvre reprend, comme son nom le laisse supposer, la structure musicale de la célèbre aria de Turandot (1926) de Giacomo Puccini. La vidéo commence avec le chanteur assis sur le canapé de sa maison et recouvert d’une épaisse couette. Il semble souffrir des symptômes de l’infection par la Covid-19, et se montre donc faible et fatigué. Après quarante secondes, qui coïncident dans l’aria avec l’apparition du choeur, l’écran se divise en neuf cadres (split screen), dans lesquelles on peut voir le même Daniel Emmet habillé de différentes manières, en représentation du peuple. L’image du centre le montre portant une casquette avec l’inscription « fucovid » (« fu » : acronyme utilisé comme substitut censuré de « Fuck you »). Les paroles, créées par le ténor lui-même, remplacent celles de l’aria originale, comme on peut le lire dans la figure 3. Sur un ton humoristique, elles exposent le problème de la maladie, du confinement et adressent un message d’espoir à la communauté :

Figure 3

Paroles modifiées de « Nessun Dorma », par Daniel Emmet.

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Les caractéristiques de cette chanson correspondent à ce que Mélanie Wald-Fuhrmann identifie comme des « chansons parodiques avec des thèmes relatifs à la Covid-19 ». Dans sa typologie de la Database of Coronamusic (Hansen et al. 2021), Wald-Fuhrmann la présente comme l’une des trois principales formes de création de répertoire qui, dans ce contexte, ont été créées et publiées sur des plateformes numériques. En ce qui concerne les thèmes abordés dans ce répertoire, elle explique :

There are songs that mainly refer to the Sars-CoV-2 virus, the Covid-19 disease, its transmission, and effective safety measures […], either in a primarily informative and exhortative way, in a personal and emotional way, or ironically. The majority of songs, however, center on first-person experiences of living during the pandemic and under lockdown. Stockpiling and the shortage of goods; being stuck at home, either alone and bored, or annoyed by one’s family members; and issues of childcare, homeschooling, and working remotely were the most frequently represented topics. Another group of songs resembles the balcony singing and virtual choirs’ repertoires: they are primarily meant as a collective encouragement. Thoughts about death and survival are also present, as are the individual, societal, and political conflicts that accompanied the pandemic, understanding it, and the fight against it. The types differ, however, in their concrete attitudes towards these topics, particularly in terms of the most prominent emotions represented, and whether or not humor, irony, and even sarcasm play a role.

Wald-Fuhrmann 2022, p. 229

L’analyse de la réception de la vidéo de Daniel Emmet témoigne des effets émotionnels positifs de la « coronamusic » abordés dans les recherches de Melanie Wald-Fuhrmann (2022) et de Lauren K. Fink et al. (2021) : au moment d’écrire cet article (en septembre 2023), cette vidéo a été visionnée plus de 800 000 fois et a reçu 7 800 mentions « J’aime ». Les plus de 600 commentaires font tous l’éloge non seulement du talent d’Emmet en tant que chanteur, mais aussi de sa créativité et de son sens de l’humour : « This is brilliant, thank you Daniel. You are not only a powerful and moving singer, you have a sense of humor and knack for entertainment that astounds me » (2021[20]) ; « An awesome voice and great creativity! » (2021). À travers les commentaires laissés par les viewers sur la plateforme YouTube, « Nessun Dorma...alla Corona » illustre comment la musique est devenue un régulateur d’humeur et une forme de consolation face à l’angoisse et à l’incertitude : « I listen to this twice a day to help me stay sane with all these airports opening and closing constantly!!!!! Thank you Daniel.... » (2021) ; « Thank you for making this pandemic a little more bearable » (2021).

Le deuxième exemple que nous allons évoquer est celui de « Das Rheingold: Coronadämmerung » (littéralement, « L’Or du Rhin : Le Crépuscule de Corona »), qui a été mise en ligne le 30 mars 2020 sur la chaîne YouTube du baryton-basse Ryan McKinny[21]. La vidéo est une parodie du duo « Wotan, Gemahl! Erwache! », qui met en scène les personnages de Wotan et Fricka dans Das Rheingold (1869) de Richard Wagner. Dans cette version pandémique, le couple discute par appel vidéo, en utilisant la plateforme FaceTime. La femme vient de se réveiller et, tout en se brossant les dents (on voit le dentifrice Colgate au premier plan), elle passe un appel vidéo à son mari. Wotan est encore endormi lorsque son téléphone commence à sonner, et il se réveille progressivement au cours des premières secondes de l’aria. Sur sa table de nuit, on peut voir des portions de pizza à moitié mangées et plusieurs canettes vides de la bière Miller Lite. Plus tard, Wotan se sert son petit-déjeuner avec un shot de vodka Grey Goose. Le célèbre château, noeud dramatique du duo, est représenté par un manoir évalué à 27 millions de dollars que Wotan trouve sur le site Web de la société immobilière américaine Zillow. La vidéo se termine sur Wotan regardant une série sur Netflix, assis sur son canapé, pleurant et finissant une tranche de pizza.

Certes, ce cas fait également partie des « chansons parodiques avec des thèmes relatifs à la Covid-19  » identifiées par Mélanie Wald-Fuhrmann. Cependant, contrairement au cas précédent, il ne s’agit pas d’un cas de chanson sur timbre (les paroles originales du duo sont respectées dans leur intégralité), mais d’une adaptation humoristique médiatisée par une mise en scène absolument adaptée au contexte. Dans « Das Rheingold: Coronadämmerung », l’isolement et les stratégies de distraction dans l’angoissant (et solitaire) contexte domestique encadrent le célèbre duo wagnérien. La forme de production et de diffusion de cette oeuvre coïncide également avec la pratique des parodies de Covid-19, relevée par Wald-Fuhrman, selon laquelle la forme la plus courante a consisté en une production dans laquelle il s’agissait d’interpréter une chanson célèbre (adaptée ou non sur le plan poétique ou musical), de l’enregistrer, de l’éditer et de la mettre en ligne sur une chaîne individuelle. La vidéo finale était alors accompagnée sur la plateforme de diffusion d’un texte informatif sur les artistes en question ou sur le contexte de création (Wald-Fuhrmann 2022, p. 231). La description sur la page YouTube de la vidéo de Ryan McKinny illustre cette démarche en mentionnant les artistes qui y ont participé, et en encourageant les spectateurs à faire un don aux artistes qui souffrent de difficultés économiques dans le contexte de la pandémie : « Go to artistrelieftree.com and agmarelief.org to give what you can for artists in need due to the Covid-19 outbreak. Thank you to our partner operaforpeace.org. » Cette description contient également le mot-clic #KeeptheMusicGoing, qui a été largement utilisé dans le contexte de la pandémie. En cliquant dessus, les spectateurs sont automatiquement dirigés vers les centaines de vidéos YouTube qui y font référence (en plaçant en tête celles, nombreuses, qui ont été créées par Ryan McKinny) ; 854 vidéos provenant de 84 chaînes différentes ont utilisé ce mot-clic entre 2020 et 2021[22].

Les plus de 19 000 visionnages dont « Das Rheingold » fait l’objet au moment d’écrire cet article révèlent sa large diffusion (même si elle n’est pas aussi importante que dans le cas précédent[23]). Les plus de 62 commentaires témoignent tous, quant à eux, de son succès. Comme dans le cas précédent, les viewers soulignent non seulement la qualité artistique des chanteurs et du pianiste accompagnateur (que l’on ne voit pas dans la vidéo), mais aussi le sens humoristique de la production : « Absolutely EVERYTHING! FUNNY as hell! And beautifully sung, to boot! Thanks so much, dear colleagues, for sharing and loving! Who said Wagner is unapporoachable?? » (2020) ; « We need to have a special award category for Best Covid-19 home videos! This is one of my top five! » (2020). Certains commentaires révèlent également de la familiarité des internautes avec le monde de l’opéra (en particulier avec l’univers wagnérien) et de leur enthousiasme pour cette initiative, dans laquelle ils estiment trouver plus d’originalité et de valeur artistique que dans les productions proposées par les maisons d’opéra : « Who needs directors’ concepts now? Please can we go down to Nibelheim next..? » (2020) ; « Seriously, there’s more substance here than in some complete Ring productions! » (2020). Certains voient même dans cette initiative l’avenir du genre, faisant implicitement référence à son apparent déclin : « This kind of thing could resurrect the Met Opera » (2020) ; « The future of Opera. Right here! forme: 2431455.jpg » (2020).

En relation à ce type d’initiatives, développées par des artistes de manière indépendante et poussées par le contexte, la soprano Christine Goerke affirme : « During this period, I’ve seen my colleagues become insanely creative […] It’s given all of us permission, in a way, to step way outside of the box » (Midgette 2021). La soprano Karen Slack, de son côté, a déclaré : « The most innovative time was when we all had to sit at home and had no resources […] No fancy company, fancy building. You were home on the phone, on your computer, with your earbuds. […] It was the artists who kept opera relevant » (Midgette 2021). Ces commentaires, qui s’ajoutent aux commentaires des viewers sur la plateforme YouTube dans les deux exemples susmentionnés, nous montrent à quel point ce type d’initiative a entraîné des répercussions positives, non seulement auprès des amateurs d’opéra, mais aussi auprès des collègues et des producteurs artistiques eux-mêmes.

Dans les deux cas que nous venons d’évoquer (qui ne constituent que quelques exemples des nombreuses vidéos similaires créées dans ce contexte), nous pouvons observer certaines particularités esthétiques du vidéoclip, en tant que dispositif inter-médial, qui ont été bien documentées dans de nombreux travaux tels que ceux d’Antoine Gaudin (2015, 2018), Carol Vernallis (2004, 2013, 2018[24]), Marc Kaiser (2018), Laurent et Péquignot (2013), Arnold et al. (2017), entre autres. Nous faisons référence au caractère hybride (vidéo-musical) et relativement bref de ces dispositifs ; à la subordination des images à l’oeuvre musicale, dont la structure préexiste et est respectée dans sa quasi-totalité[25] (Gaudin 2015, p. 170) ; et enfin, à la valorisation du « fait-maison » (avec un fort sens ludique et expérimental) qui a marqué la production de vidéoclips au cours des deux dernières décennies, à la suite de l’expansion des technologies numériques et de l’Internet dans la sphère domestique[26] (Gaudin 2015, p. 171). Il faut également considérer la capacité de ces dispositifs à se plier aux nouveaux modes de consommation de contenus culturels à partir des réseaux sociaux (principalement YouTube) et à transmettre des messages sociaux. Comme l’observent Marc Kaiser et Michaël Spanu, les clips sont « producteurs d’imaginaires collectifs […], dépendants des modes de représentations hégémoniques des sociétés contemporaines, qu’ils peuvent perpétuer, transgresser ou contester » (Kaiser et Spanu 2018, p. 14). Dans le contexte de la pandémie, ils sont devenus un moyen parmi d’autres de véhiculer des messages sociétaux relatifs à l’importance de l’isolement et des soins de même qu’à l’encouragement collectif. La deuxième vidéo analysée dans cette section montre également l’imitation de la conception publicitaire du vidéoclip, en promouvant des marques ou certains « styles de vie » : les téléphones mobiles, les ordinateurs portables, les emojis, les fast-foods, les canettes de bière, les produits d’hygiène et de beauté, les appareils ménagers, les peluches, les réseaux sociaux et les plateformes de streaming sont bien visibles tout au long de la vidéo. Cette démarche témoigne de l’observation suivante, faite par Marc Kaiser et Michaël Spanu : le clip a été utilisé comme levier pour propulser « les rapports marchands propres au secteur musical » qui, après la Seconde Guerre mondiale, se sont concrétisés dans la « culture jeune ». Puis, les auteurs ajoutent : « Le clip a longtemps été perçu comme un “langage universelˮ pour jeunes adultes, autrement dit un moyen de toucher les publics du monde entier, en faisant la promotion de certains styles de vie, notamment grâce à l’appui financier des annonceurs présents entre les clips » (Kaiser et Spanu 2018, p. 10).

Comme l’observe Carol Vernallis : « L’esthétique des clips s’est répandue à presque toutes les formes audiovisuelles » (2018, p. 55). Dans cette section, nous avons voulu montrer comment ce phénomène s’est également produit dans le genre opératique pendant la pandémie, les cas d’Emmet et McKinny constituant des exemples de cette démarche. Examinons maintenant comment les éléments discutés jusqu’ici se manifestent dans le projet développé par les artistes du Teatro Colón.

CasasdeÔpera (« Maisons d’opéra »). La proposition du Teatro Colón de Buenos Aires

Le projet CasasdeÔpera a consisté en un cycle de sept vidéoclips réalisés à partir d’oeuvres lyriques (arias et chansons), conçues, interprétées et enregistrées entièrement par des artistes (étudiant·es et enseignant·es[27]) du Teatro Colón de Buenos Aires, en Argentine, pendant la période de juillet à novembre 2020 (figure 5[28]). Ces vidéos, qui ont reçu le soutien officiel de l’institution, ont été publiées sur le site Web du théâtre et sur sa chaîne YouTube officielle sous la devise « Vivez une expérience unique. Profitez de l’expérience Colón chez vous », suivi des mots-clics #QuedateEnCasa #CulturaEnCasa #CuidarteEsCuidarnos (« Restez chez vous, Culture chez vous, Prendre soin de vous, c’est prendre soin de nous »). Le figure 4 présente la liste des oeuvres interprétées et la date de leur mise en ligne sur la plateforme YouTube.

Figure 4

Liste des vidéoclips de CasasdeÔpera.

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Il s’agit d’une production artisanale, réalisée par les artistes eux-mêmes depuis leur domicile et avec des ressources très limitées, où chaque objet de la maison a été mis à disposition pour créer un modeste studio de tournage, un décor, un maquillage. Comme l’indique un article du journal argentin Clarín, publié le 18 juillet 2020 : « Il semble qu’en mode pandémique, les usages multiples puissent être une conséquence [de la situation] des communautés pauvres et, pourquoi pas, des travailleurs du Colón. » Cette affirmation permet de déceler deux aspects d’une réalité complexe (l’un incluant l’autre) : la situation d’appauvrissement du pays, qui va encore se détériorer dans les mois qui suivent, et la situation particulièrement défavorable des artistes du Teatro Colón, qui, selon le journaliste, commencent eux aussi à éprouver les conditions de vie des communautés pauvres, à propos desquelles cet article ne fournit cependant pas d’autres détails. Penchons-nous maintenant sur la situation particulière de l’Argentine (et plus particulièrement du Teatro Colón) dans le cadre de la création de ce projet.

Figure 5

Montage réalisé à partir d’images extraites de la vidéo « Largo al factotum » – CasasdeÔpera.

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Pendant cette période (juillet-novembre 2020), la population argentine était soumise à des conditions de confinement strictes. En effet, selon l’indice de rigueur gouvernementale de l’Université d’Oxford[29], l’Argentine se classait en deuxième position dans le monde pour la sévérité de ses règles de confinement, après le Honduras et devant la Libye[30] (Cassese et Arambillet 2020). Ce confinement strict, qui avait débuté le 19 mars 2020, a été maintenu sans interruption jusqu’au 8 novembre, pour une durée totale de 234 jours. Ces données montrent que les Argentins ont dû faire face, en plus de l’un des confinements les plus stricts, à l’un des plus longs du monde. La raison de ces mesures si extrêmes était sans doute liée à la carence des ressources sanitaires (lits de soins intensifs, respirateurs et tests) pour faire face à la propagation du virus. Le résultat de ces mesures sur le plan économique, pour un pays qui connaissait déjà de graves difficultés à cet égard, a été dévastateur. En 2020, l’inflation a dépassé les 36 % (indec 2020) et le taux de pauvreté a grimpé à 42 % (Gouvernement de l’Argentine 2020). Ces chiffres donnent une idée de la situation critique que traversaient alors les artistes, les organismes publics (dont le Teatro Colón[31]) et la population en général. Rien n’illustre mieux cette situation que le fait qu’onze mois seulement après le début du confinement, le gouvernement de la ville autonome de Buenos Aires a pris la surprenante décision d’installer un centre de détection Covid-19 dans le bâtiment du Teatro Colón : « À partir de lundi prochain, les habitants de Buenos Aires pourront faire leur dépistage au Teatro Colón, à l’entrée du 1171 rue Tucumán », rapporte le quotidien ámbito dans son édition du 28 janvier 2021. Soulignons également que le 22 mars 2020, un centre bénévole de fabrication de masques (avec des personnes issues des sections couture, scénographie et cordonnerie du théâtre) a été mis en place dans les ateliers situés au sous-sol du théâtre. Comme l’explique Enrique Bordolini, alors directeur scéno-technique du Teatro Colón, dans une entrevue : « Des costumes de la Renaissance, nous sommes passés à la fabrication de masques... et rien ne nous effraie. C’est une tâche de solidarité et aussi une tradition de ne pas quitter l’activité. Nous n’abandonnons jamais le Teatro ». Pour aller encore plus loin dans cette direction, il faut aussi mentionner le fait que plusieurs des travailleurs du Teatro Colón (le personnel de ménage et administratif ainsi que de nombreux artistes du ballet et de l’orchestre) assistaient bénévolement les patients infectés par la Covid-19 qui se trouvaient à l’hôtel Presidente, l’un des centres d’isolement que le gouvernement de la ville de Buenos Aires avait mis en place. Comme le précise le site Internet du même gouvernement :

Les artistes du Colón ont rejoint le programme de volontariat contre le coronavirus […] Le personnel permanent du théâtre travaille 24 heures sur 24 pour couvrir les besoins de l’hôtel. Parmi eux, Paula Cassano (danseuse), Ayelén Sanchez (danseuse), Gerardo Wyss (danseur), Ruben Lávaque (Valetto [sic]), Alma Quiroga (violoniste) et Martín Boschet [alors directeur exécutif du théâtre], sont chargés de l’accueil et de la sortie des patients, entre autres tâches[32].

Ce ne sont là que quelques exemples de la situation défavorable et complexe dans laquelle se sont retrouvés de nombreux travailleurs du Teatro Colón. Ce n’est qu’à partir de là que nous devons appréhender la genèse du projet CasasdeÔpera et analyser les particularités de ces oeuvres. Examinons les mots de la directrice Mariana Ciolfi elle-même à propos du processus de conception :

Avec la pandémie, l’écran est devenu la scène et notre maison, l’espace de travail. Cela nous secoue tous, nous devons être réceptifs et ouverts pour pouvoir être créatifs, que cette situation inédite serve à créer quelque chose d’original [...]. Au début, l’important était de ne pas arrêter de répéter, de continuer à s’entraîner, au moins sur Zoom. [...] Au fil des jours, le besoin de recommencer à nous exprimer s’est fait sentir, nous avons commencé à en avoir assez de nous voir dans les petites fenêtres de l’ordinateur. Jusqu’à ce que nous décidions de quitter cette réalité, à la recherche de la fiction [...] nous avons commencé à générer un format numérique à partir des airs d’opéra et des chansons, avec notre propre identité visuelle, en pensant au Web […].

Chacun travaillait sans sortir de sa maison et « opérait des changements » chez lui pour en faire son propre décor, il fallait donc s’occuper de plus de choses que d’habitude. Il a fallu apprendre aux chanteurs à installer les décors, à éclairer, à se maquiller et à se coiffer eux-mêmes, à savoir mettre une perruque. Bien que les circonstances nous aient obligés à un travail artisanal à bien des égards, nous avons veillé à conserver la même rigueur que pour la mise en scène d’un opéra, en définissant chaque personnage, en choisissant les costumes et en caractérisant chaque scène[33].

Mariana Ciolfi, interviewée dans Giordano 2020

Les déclarations de Ciolfi ne font que confirmer ce que nous avons précédemment signalé : ce type de projet est né fondamentalement d’une idée (et d’une nécessité) d’artistes indépendants[34] et a été motivé par la nécessité de rester actif dans le contexte de l’enfermement extrême. La nécessité de créer et de communiquer des messages sociaux a bien entendu constitué un autre moteur fondamental.

Dans la section suivante, nous allons procéder à une analyse technique (éclairage scénique, scénographie, conception des costumes et du maquillage, musique et vidéo), sémantique et esthétique de ce projet. Les informations présentées ci-dessous ont été obtenues par l’observation et l’analyse des dispositifs eux-mêmes (via la plateforme YouTube), ainsi que par le biais des témoignages des participants apparus dans divers médias et dans un documentaire qu’ils ont eux-mêmes réalisé sur le développement du projet (CasasdeÔpera | Documental). Les images présentées sont destinées à illustrer nos observations.

Processus de création. Aspects techniques

En ce qui concerne l’éclairage scénique, suivant les instructions de Fabricio Ballarati (spécialiste de l’éclairage du Teatro Colón), les chanteur·euses ont utilisé des lampes de chevet et de table fixées à des pupitres et à d’autres meubles, qui permettaient de régler les différentes hauteurs et inclinaisons de la lumière. Du carton et du papier ont été utilisés pour construire des pavillons coniques de différents matériaux et tailles afin de rétrécir et d’orienter le faisceau lumineux. Du papier cellophane contribuait à colorer l’éclairage, et des bougies, à le tamiser. D’autres articles ménagers ont également été utilisés par les interprètes pour réaliser les différents effets de lumière possibles (figure 6[35]).

Figure 6

Processus de création – CasasdeÔpera.

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Dans le cas de la scénographie, les artistes se sont servis à la fois de l’espace intérieur et de l’espace extérieur (balcons et patios) de leur domicile. À l’intérieur, ils ont su exploiter la diversité de chaque pièce : cuisines, chambres, salons et salles de bains. Ces dernières constituaient d’ailleurs un espace clé pour de nombreuses vidéos : les baignoires remplies d’eau (dans lesquelles les chanteurs·euses apparaissent immergé·es) ainsi que les bidets peuvent être observés dans des vidéos telles que « Danke », « Lascia ch’io pianga » ou « Barcarolle ». Pour créer les différents décors, ils ont utilisé des matelas doublés de tissus de différentes couleurs et textures. À cette fin, ils ont aussi recouvert les murs et des meubles divers avec des produits variés, tels que de la terre ou des autocollants (figure 6). Sur le plan des accessoires, ils ont utilisé les éléments les plus simples et quotidiens pour planter leur décor : miroirs, plantes, appareils électroménagers (réfrigérateur, fer à repasser), peluches, nourriture (fruits, légumes, pâtes, gâteaux), livres, coussins, grilles, accessoires de cuisine (bols, mixeur, couverts, lame), articles de nettoyage (plumeaux, arrosoirs), ballons, etc.

En termes de conception de costumes et de maquillage, dirigés par la spécialiste Stella Maris Müller, les artistes ont utilisé d’une manière tout à fait innovante les objets qu’ils avaient chez eux : perruques et moustaches, bijoux, lingerie, paillettes, dentelle, chapeaux, lunettes, manteaux de fourrure, fleurs, bigoudis, peignoirs. Les fruits et légumes constituent également un élément essentiel dans la composition des costumes et des décors (figure 7). Par ailleurs, la nudité occupe une place de choix dans certaines vidéos, notamment dans « Barcarolle ». Le maquillage est lui aussi mobilisé de différentes manières, allant d’une esthétique plus dépouillée (de type maquillage de jour) à des propositions plus proprement artistiques – un cas très intéressant à cet égard est la vidéo « Lascia ch’io pianga », dans laquelle les chanteurs·euses réalisent une figuration caricaturale de leurs larmes (figure 8). Enfin, sur le plan proprement scénographique, une esthétique éclectique et colorée a été privilégiée.

Figure 7

Accessoires de fruits et de légumes – « Largo al factotum »,CasasdeÔpera.

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Figure 8

Maquillage (larmes) – « Lascia ch’io pianga », CasasdeÔpera.

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Pour réaliser la musique, selon le témoignage de Marcelo Ayub, chef d’orchestre et directeur musical du projet, la première étape a consisté en la réalisation d’une vidéo de lui-même (sur son ordinateur) en train de diriger les morceaux : « Je les jouais dans ma tête et je me dirigeais moi-même[36] ». Cette vidéo a été transmise au pianiste Iván Rutkauskas, qui a enregistré la musique en se basant sur le guide visuel de cette vidéo. Cette piste a été transmise ensuite aux chanteur·euses, qui ont enregistré leurs parties individuellement (avec leurs smartphones ou des enregistreurs audios portatifs). Toutes les pistes ont été éditées et mixées par Augusto Nureña Santi, chanteur basse de la compagnie et responsable du montage sonore. Le montage, incluant l’insertion d’éléments visuels comme le logo du projet et le générique de fin, a été réalisé par Jorge Codicimo, graphiste et coordinateur de la communication institutionnelle du Teatro Colón (avec le logiciel Adobe After Effects). Les réunions de travail autour de la conception du projet ont quant à elles été réalisées avec la plateforme Zoom (figure 9[37]). Il est à noter que, bien qu’il s’agisse d’une production domestique, le travail a été énorme et, dans le cas de certaines vidéos, il a fallu investir plus de 100 heures de production (Cosoy 2020). Ces aspects montrent que, malgré les ressources limitées et le contexte critique, ces oeuvres ont été conçues en adoptant une perspective intégrale et professionnelle.

Figure 9

Édition et montage audio-vidéo, CasasdeÔpera – Teatro Colón.

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Approche sémantique

Le choix des pièces n’a pas été fait au hasard, une importance centrale ayant été accordée aux paroles des airs. D’après le témoignage de la directrice du projet, il a été question de privilégier les oeuvres susceptibles d’entrer en résonance avec les difficultés que le contexte pandémique engendrait (tant sur le plan physique que psychologique) et dans certains cas, de transmettre une lueur d’espoir au public : « Par exemple, “Lascia ch’io piangaˮ vient d’une conversation que nous avons eue au milieu d’une répétition, où l’un des chanteurs a dit que nous avions tous pleuré au moins une fois au cours de la quarantaine, et personne n’a pu le nier » (Mariana Ciolfi, interviewée dans Cosoy 2020). L’attention particulière portée aux paroles explique peut-être en partie le fait d’avoir privilégié certaines chansons n’appartenant pas au canon du répertoire opératique (comme « Danke », « Heute ist der schönste Tag in meinem Leben » et « Canzonetta semplice »), par rapport à d’autres arias ou duos célèbres. Cependant, dans la plupart des cas, la résonance des paroles avec le contexte ne ressort pas de manière évidente ; examinons donc comment ces oeuvres ont été présentées sur le site Web du Teatro Colón.

Sur « Barcarolle », on peut lire : « Nous l’avons choisie parce que sa musique nous transporte directement à Venise, sur ses gondoles et ses canaux, et qu’elle nous a semblé une belle façon de voyager avec l’imagination, en ces temps où nous ne pouvons pas encore le faire physiquement[38] ». À propos de « Danke », il est dit : « Nous l’avons choisie parce que nous avons tous beaucoup de raisons d’être reconnaissants, même si le confinement a redéfini certaines situations[39] ». Au sujet de « Lascia ch’io pianga », on explique : « Nous l’avons choisie pour sa beauté et parce que la liberté nous manque à tous en ces temps d’isolement pandémique[40] ». Le choix de « Largo al factotum » est quant à lui justifié ainsi : « Nous l’avons choisie parce que la quarantaine a entraîné la fermeture des salons de coiffure et que chacun cherche une solution à sa manière, alors nous avons pensé qu’il serait amusant de parler des conséquences pour nous[41] ». Enfin, sur le choix de « La canzonetta semplice », on écrit : « Nous l’avons choisie avant tout pour son message : la vie, c’est profiter des choses simples. C’est ce que nous dit cette chanson simple, belle et vibrante, et nous voulions faire écho à ces paroles pour mettre fin à la période de confinement qui a été si difficile pour nous tous[42] ». Ces cinq exemples illustrent les intentions précédemment évoquées, qui auraient également influencé le choix des deux autres oeuvres : « Fuggi, crudele, fuggi », en référence probablement au souhait que le virus disparaisse, et « Heute ist der schönste Tag in meinem Leben », qui nous invite à valoriser le moment présent, comme en témoignent les paroles (« Aujourd’hui je veux m’enivrer / demain ce sera peut-être fini […] aujourd’hui je ne pense pas à demain / aujourd’hui il n’y a pas de soucis[43] »).

De ce qui précède, il est possible d’affirmer que ces vidéoclips s’inscrivent dans la catégorie des « chansons parodiques avec des thèmes relatifs à la Covid-19 », identifiées dans le travail de Mélanie Wald-Fuhrmann[44] et rassemblées dans la Database of Coronamusic (Hansen et al. 2021). Tout comme les vidéos de Daniel Emmet et de Ryan McKinny, celles de CasasdeÔpera se concentrent sur l’expérience de la vie dans le confinement : les loisirs privilégiés (cuisine, lecture, jardinage, etc.), l’angoisse existentielle face à la solitude et à la mort, les désirs refoulés (vacances, sorties de la maison, retrouvailles avec les proches, voire reprise du travail). En jouant sans cesse avec l’humour et l’ironie, les interprètes cherchent à transmettre des messages de gratitude, de fraternité et de consolation.

Analyse esthétique

En termes de composition du récit, il est possible d’observer dans ces vidéoclips une prédominance du type performatif, qui met à l’avant-plan les chanteur·euses pendant qu’ils et elles interprètent les oeuvres. La musique est toujours extradiégétique, de sorte que la source génératrice du son (dans ce cas, un piano) ne se manifeste jamais dans le champ visuel. Dans certaines des vidéos, on retrouve aussi des scènes de type allégorique ; nous nous référons à un type de plan dans lequel on construit un nouveau discours iconographique, qui n’est pas nécessairement associé au thème original de l’opéra ou des extraits interprétés (par exemple, les lèvres ou les corps nus dans « Barcarolle » ou les scènes domestiques dans « La canzonetta semplice »). Ces plans sont intercalés avec d’autres plans performatifs, dans lesquels il est à nouveau possible de voir les chanteur·euses en train d’interpréter l’oeuvre. Dans le cas de « Fuggi, crudele, fuggi », on peut identifier le format fictionnel, consistant à raconter par le biais des images une intrigue qui, de manière plus ou moins évidente, fait allusion au drame sur lequel se fonde l’opéra. Dans ce cas, il s’agit d’un développement quasi policier auquel participent plusieurs personnages qui ont potentiellement assassiné le père de Donna Anna, l’un des personnages féminins de l’opéra Don Giovanni (1787), dont l’air est issu. Le concept général des vidéos est fondé sur l’apparition dans les scènes d’un·e ou deux chanteurs·euses (dont l’un·e est le ou la soliste et principal·e protagoniste de la vidéo), tandis que les autres interviennent en tant que choeur, apparaissant généralement en split screen ou dans des plans intercalés. La fonction de ces interprètes « secondaires » est de contribuer par leurs gestes et leurs actions à renforcer le sens du message véhiculé.

Les plans de tournage – qui mériteraient de faire l’objet d’un article entier, mais dont nous nous limiterons ici à proposer une analyse sommaire – mettent quant à eux de l’avant une prédominance des plans rapprochés (gros plan ou plan poitrine) ou les plans moyens, probablement en raison de l’exiguïté de certaines pièces des maisons (notamment, les cuisines et les salles de bains), ainsi que le type de dispositif utilisé pour l’enregistrement vidéo, rendant difficile la réalisation de plans larges[45]. Les plans de caméra sont toujours fixes et pour le montage, on utilise surtout la technique du sur-découpage, « souvent [analysée] dans les années 1980 et 1990 comme la marque formelle du clip[46] » (Gaudin 2014, p. 174). Le flux des images est toujours défini par le rythme et la structure de l’oeuvre musicale (strophes, vers, couplets, intermèdes), qui, pour la plupart, n’ont pas été modifiés pour la production de ces vidéos. La sélection de ces oeuvres, de durée relativement courte (entre 2 :05 et 4 :00), et la coupure des répétitions indiquées dans les partitions, contribuent certainement à leur mise en concordance avec les durées des chansons pop et rock, qui constituent le berceau du format vidéoclip[47] (Jullier et Péquignot 2013, p. 20). La brièveté est, comme nous l’avons mentionné, l’une des caractéristiques du vidéoclip et devient à son tour propice aux nouvelles formes de diffusion qui émergent avec l’utilisation des réseaux sociaux[48] (Gaudin 2014, p. 171).

En termes d’esthétique, ces clips vidéo montrent une affiliation au dadaïsme et au pop art, dans la mesure où ils mettent en relief des symboles typiques de la vie actuelle, avec une touche audacieuse, dans un environnement surchargé et coloré. Dans certains cas, l’accumulation de matériaux disparates et leur nature bricolée leur donnent une allure dérisoire, proche de l’esthétique kitsch. Les clips portent clairement une empreinte queer[49] et s’inscrivent en cohérence avec l’esthétique des cultures de masse et la promotion de modes de vie conformes aux modalités de consommation occidentale contemporaine[50]. En ce sens, ils témoignent d’une intention globalisante, orientée vers un public plutôt jeune, ce qui constitue une caractéristique élémentaire de l’« univers » du clip, comme l’a démontré le travail de Kaiser et Spanu (2018, p. 10) : on peut y voir les chanteurs faisant des bisous face aux appareils photo (« Barcarolle »), des objets tels que des boîtes de pop-corn, des sucettes, des peluches et des ballons (« Heute ist der schönste Tag »), mais aussi des scènes de vacances avec leurs bains de soleil, des ballons gonflables, des glaces et des cocktails fruités (« La canzonetta semplice »), ou encore des liasses de dollars (« Fuggi, crudele, fuggi »), des muffins et des donuts (« Lascia ch’io pianga »), pour ne citer que quelques exemples (figure 10). Dans certains cas, les clips font aussi référence à des produits commerciaux, comme la bouteille de whisky Jack Daniels (« Largo al factotum »), des boîtes de concentré de tomates de la marque argentine Cica (« Lascia ch’io pianga ») et de la vodka de marque Absolut (« Danke ») (figure 11). Les artistes semblent ainsi avoir tenté d’imiter l’alliance entre le fait artistique et le monde de la publicité qui a largement caractérisé l’univers du vidéoclip. Comme le mentionnent Kaiser et Spanu, « l’exemple le plus criant de ce phénomène à double sens (la musique au service du commerce et vice versa) est sans doute celui de Pepsi et de Madonna [dans le cadre de la sortie du vidéoclip « Like a Prayer »] » (Kaiser et Spanu 2018, p. 10). Carol Vernallis souligne d’ailleurs à ce sujet : « Le financement de ces clips plus coûteux provient souvent du placement de produits : téléphones portables, lunettes de marque, et alcool » (Vernallis 2018, p. 63).

Figure 10

« Danke », CasasdeÔpera – Teatro Colón.

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Figure 11

Produits commerciaux, CasasdeÔpera – Teatro Colón.

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L’analyse effectuée dans cette section a visé à identifier certaines des principales caractéristiques morphologiques et esthétiques du dispositif du vidéoclip. Comme nous avons tenu à le montrer, ce projet du Teatro Colón n’a pas seulement consisté en un tournage d’arias et de chansons, mais en une réelle reconfiguration de ceux-ci grâce à leur passage dans le format du clip. Comme l’ont souligné Carol Vernallis et Antoine Gaudin, depuis deux décennies, la possibilité de créer à des coûts réduits (en raison de la baisse des prix des technologies de production et de l’accès accru à l’Internet et aux technologies numériques) a eu pour effet la valorisation de l’austérité, du bricolage, du concept percutant et de la créativité par rapport à la démesure (Gaudin 2018, p. 171 ; Vernallis 2018, p. 60). Bien que cette proposition ait été considérée par de nombreux journalistes et critiques argentins comme absolument novatrice[51], elle s’inscrit dans une tendance qui se développait déjà dans le domaine de l’opéra depuis quelques décennies et qui s’est intensifiée au moment de la pandémie. À cet égard, avant de conclure, il nous semble important de faire une dernière halte pour analyser la réception de ces oeuvres.

À propos de la réception

Pour aborder la question de la réception, les données quantitatives sont précieuses. La figure ci-dessous détaille le nombre de vues, le nombre de mentions « J’aime » (likes), et le nombre de commentaires (positifs et négatifs) que ces vidéos ont reçus sur la plateforme YouTube en date du 29 août 2023, soit presque trois ans après leur mise en ligne.

Figure 12

Vues, mentions « J’aime » et commentaires sur YouTube en date du 29 août 2023.

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Si l’on considère ces chiffres et qu’on les compare aux vidéos d’Emmet et McKinny abordées précédemment, il est évident que cette production n’a pas obtenu beaucoup de succès en termes de diffusion. Toutefois, cette affirmation devient relative si on compare ces résultats au nombre de personnes qui auraient pu voir ces vidéos dans le cas hypothétique où elles auraient été présentées dans une salle théâtrale de Buenos Aires. Au-delà de cette spéculation, ces chiffres montrent que l’intérêt du public pour le projet a considérablement diminué à la mi-2020, soit au moment de la publication des trois dernières vidéos (mises en ligne sur la plateforme au cours des mois de septembre et novembre 2020). L’une des raisons de cette baisse pourrait être le manque de nouveauté dont le projet a fait montre après la quatrième vidéo, mais il faut également tenir compte des recherches qui attestent que l’écoute de musique a globalement diminué quelques mois après le début du confinement (Hansen et al. 2021, p. 3). La baisse significative du nombre de visionnages dans les trois dernières vidéos serait donc moins liée au projet lui-même qu’à une tendance générale dans la consommation de vidéos et de musique en ligne.

Les autres données que l’on peut tirer de ces chiffres sont les suivantes : sur les 44 116 personnes qui ont regardé les vidéos au total, seulement 2,54 % les ont « aimées » et 0,23 % ont laissé un commentaire, parmi lesquels 9,6 % ont été négatifs. Si nous nous concentrons sur les commentaires positifs, qui représentent 90,4 % du total, nous trouvons principalement des remerciements et des éloges aux artistes pour leur initiative, leur créativité et leur talent. Nombre de ces commentaires soulignent par ailleurs la pertinence de ces vidéos dans l’optique de renouveler le répertoire lyrique et d’attirer de nouveaux publics vers le genre opératique. En voici quelques exemples :

« Savez-vous que votre approche désinvolte, audacieuse et loin d’être ennuyeuse attire de nombreux jeunes publics vers le monde de l’opéra ? Quelles mises en scène forme: 2431465.jpg en train d’écrire l’histoire, Teatro Colón. »

2020

« Je suis très émue. Merci d’avoir des interprètes qui font partie du patrimoine argentin. Je vous serre dans mes bras et vous remercie. »

2020

« Une grande créativité et la façon dont vous la chantez, vous me rendez heureuse[52] ! »

2020

Quant aux commentaires négatifs, ils critiquent sévèrement la valeur et la pertinence du résultat esthétique, estimant une décadence supposée du Teatro Colón lui-même et du genre opératique en général. Ces commentaires vont même jusqu’à dénoncer un prétendu gaspillage de fonds publics. Voici quelques-uns des exemples les plus frappants :

« Puis-je demander, en tant qu’abonné, quel était le besoin de gaspiller de l’argent pour cette m**** ? Et même si c’était gratuit, ça reste de la m**** […] Ces personnes sont-elles des étudiantes de Colón, ou quoi ? »

2020

« Je n’aime pas ces bêtises. »

2020

« Est-ce l’avenir de l’opéra ? Dommage que Hugh Hefner ne soit pas là pour en profiter ?

2020

Ce n’est sûrement pas à cause des acteurs, mais la pièce n’a absolument RIEN de valable (plutôt, c’est pitoyable) »

2020

« Comment une telle présentation peut-elle s’attirer de la sympathie ? C’est la destruction de l’opéra. La resignification totalement désagréable, la sexualisation de la mise en scène. Celui qui a trouvé un goût pour l’opéra classique ne peut que répudier cette idée. Cela montre clairement à tous que la décadence est déjà une réalité au Teatro Colón[53]. »

2020

Ces commentaires reflètent un profond rejet de cette proposition. Cependant, ce rejet n’est pas dirigé vers les chanteur·euses (presque aucun commentaire ne critique leur qualité vocale) mais vers le contenu des vidéos et l’institution Teatro Colón elle-même, pour avoir donné lieu à un projet de cette nature. Les auteurs de ces commentaires semblent représenter ceux que le musicologue Hervé Lacombe désigne comme « la tendance conservatrice » (Lacombe 2007, p. 66), largement connue dans l’univers opératique. Ses adeptes se caractérisent par leur préférence de la tradition (plutôt que de toute forme d’évolution), par leur acceptation de « l’ordre établi » dans les formes de création et de consommation, et par leur attachement à une forme d’élitisme (plutôt qu’à toute tentative de démocratisation du genre). Dans le contexte argentin, la relation entre cette tendance et le Teatro revêt une tournure particulière : le Colón s’est imposé dès ses origines comme le projet d’une élite libérale[54] qui en fait le symbole de la « haute culture », nonobstant l’hétérogénéité de son public (Benzecry 2012, p. 46). Dès sa fondation, cette élite a promu l’opéra comme un vecteur d’« intégration » de la nation parmi les grandes métropoles modernes de l’Occident (Ibid., p. 64). La programmation théâtrale ne constitue donc pas seulement une prestation culturelle, mais aussi une politique de prestige qui, historiquement, a cependant eu un « impact social limité », précisément en raison de sa « charge symbolique » (Buch 2003, p. 140). Une inquiétude apparaît dès qu’une initiative semble « attaquer » l’aura « noble » et « pure » de cette institution. Des épisodes de censure, survenus dans le contexte dictatorial, montrent la « régulation esthétique » qui s’opérait dans ce théâtre au service de la morale chrétienne et au détriment des excès supposés (de sexe ou de violence) présents dans les opéras[55]. Comme le note Gustavo Fernández Walker à propos de l’étude de Benzecry (2012), les témoignages des fans d’opéra du Teatro Colón ont pour point commun de ne pas pouvoir distinguer l’opéra du lieu où ils se rendent pour l’écouter :

Comme si l’éphémère de l’expérience artistique trouvait dans l’architecture du Colón une manifestation concrète et, au moins idéalement, éternelle [...]. La promesse d’établir un contact avec la plus haute sphère de l’esprit qui surplombe les discours sur le Colón ne peut se réaliser qu’à condition d’abandonner toute trace d’une individualité qui, en tant que telle, reste toujours liée à l’éphémère et au mondain[56].

Fernández Walker 2015, p. 102

C’est précisément le caractère éphémère et mondain (de tout et de tous) qui vient au premier plan lors de la pandémie, et qui est « inoculé » dans le Teatro Colón (en tant que symbole) à travers le projet CasasdeÔpera. La « nature élevée » de ce théâtre qui, pour beaucoup, « fonctionne comme une forteresse ou un refuge contre les tempêtes sociales qui font rage autour de lui » (Fernández Walker 2015, p. 48) est alors « menacée » par un tel projet. Le ton audacieux, parfois kitsch, de ce dernier, ainsi que sa perspective queer sont perçus par le secteur plus conservateur de l’univers opératique comme transgressifs et choquants, et constituent donc une atteinte à la triade « théâtre - haute culture - nation ».

Cependant, et probablement à cause de cette charge symbolique qui accompagne historiquement le genre en Argentine, l’opéra a lutté avec détermination pour se redéfinir et se démocratiser, en particulier au cours de la dernière décennie. Des projets tels que Ópera Periférica[57] et Opera Queer[58] en sont la preuve. Ceux-ci démontrent une volonté de renouveler les manières de faire de l’opéra, ou comme l’affirment les fondateurs du second, « de construire d’autres scènes qui nous représentent beaucoup plus, nous les dissidents, dans notre totalité[59] […] et c’est là que le public habituel du Colón meurt de rage [...] peut-être que, pour eux, nous ne serons jamais de l’opéra “à proprement parlerˮ » (Tiscornia et Araceli Méndez 2021, p. 3-4). Ce désir de transformation se situe au centre de la critique des « gardiens de l’opéra » autant qu’il constitue le point de rencontre entre les projets d’Ópera Periférica et Opera Queer et celui de CasasdeÔpera[60] (le seul des trois à avoir été conçu dans le cadre du Teatro Colón).

Abandonnons désormais la perspective des spectateurs (et des haters) de ce projet pour examiner comment les artistes et les agents culturels impliqués dans sa réalisation et sa diffusion l’ont perçu une fois lancé. Il semble que tous aient été très satisfaits des résultats obtenus, ou du moins c’est ce qu’ils affirment dans certains des médias qui les ont interviewés. Examinons d’abord les commentaires des artistes (selon les mots de la directrice du projet, Mariana Ciolfi) :

Nous sommes très heureux et reconnaissants de l’accueil que le projet a reçu. Il a touché des personnes qui ne consomment pas d’opéra ou qui ne sont pas des mélomanes ni rien d’autre. On pense que c’est génial. Nous avons reçu de nombreuses vidéos et audios d’enfants chantant Haendel, Rossini, mettant des fruits sur leur tête en imitant les chanteurs. C’est incroyable[61].

Infobae 2020

María Victoria Alcaraz, alors directrice du Teatro Colón, de son côté a déclaré que le projet a été très bien accueilli, et a souligné que cela a permis au théâtre de toucher de nouveaux publics. Elle a même assuré qu’il était prévu d’installer un studio à l’intérieur du Teatro Colón pour commencer à enregistrer d’autres vidéoclips dès sa réouverture :

Dans un pourcentage très élevé, [le projet] est vu et apprécié par des personnes qui ne sont jamais venues au Colón […] Et c’est d’autant plus intéressant parce que, selon une enquête réalisée par le théâtre lui-même, les 70 % des personnes qui se disent être très fières du Théâtre Colón ne sont jamais venues. […] C’est donc là que nous trouvons un grand défi et une énorme opportunité d’aller les trouver et les inviter à venir au Teatro Colón[62].

Alcaraz, citée dans Cosoy 2020

Comme le montrent ces témoignages, le principal gain du projet aurait été de rapprocher l’opéra de nouveaux publics. Alors que la fermeture prolongée du bâtiment menaçait de détruire la relation avec les habitués du théâtre, l’esthétique du projet CasasdeÔpera s’est présentée comme une opportunité de partir à la recherche de nouveaux spectateurs et spectatrices. Ce type de démarche n’était pas l’apanage du Teatro Colón : comme le montre le travail d’Alessandro Bratus et al. (2022), le théâtre Donizetti de Bergame (Italie) a transformé le festival Donizetti WebTV en une expérience plus proche d’un divertissement populaire afin d’élargir sa communauté théâtrale :

As illustrated by the Bergamo example, mediated intimacy and the construction of a popular narrative around traditional high-culture genres like opera suggest that these practices could have a permanent impact on cultural consumption by increasing audiences for traditionally exclusive genres such as classical concerts and opera.

Bratus et al. 2022, p. 219

Cependant, les données présentées dans le cas du Teatro Colón montrent que cette initiative n’a pas eu un impact aussi massif (voir tableau 12). Analyser les raisons de ce constat serait extrêmement complexe (et dépasserait le périmètre de cet article), car cela demanderait d’examiner les questions de consommation et de politique culturelle non seulement dans le contexte argentin, mais aussi à l’échelle internationale. Cependant, nous pouvons énoncer quelques lignes directrices qui devraient être prises en compte : au niveau national, il faut considérer la forte charge symbolique du théâtre évoquée ci-haut (en relation avec l’élitisme et le rapport à la « haute culture »), les enjeux des politiques publiques en matière de promotion, de diffusion et de consommation culturelle (en se concentrant évidemment sur le genre opératique et, plus précisément, sur le Teatro Colón[63]), ainsi que les problèmes économiques et éducatifs auxquels une grande partie de la population est confrontée depuis des décennies (et qui rendent l’accès aux biens culturels très difficile). D’un point de vue international, il faut considérer la crise du genre opératique (en termes de création d’oeuvres, de fréquentation des salles et en tant que phénomène social et esthétique) qui a été maintes fois soulignée par plusieurs théoriciens depuis la deuxième décennie du XXe siècle, parmi lesquels Hervé Lacombe :

Confronté au « monde moderne », aux nouvelles formes de divertissement comme le cinéma, aux diffusions massives des musiques « populaires » de tout bord, il ne pouvait plus jouer le même rôle qu’au temps de Wagner et de Verdi […]. Désormais, il ne s’agit plus de pleurer sur l’écroulement d’un monde et la fin d’un art, mais de répondre à un état de fait, de réunir des forces, de trouver de nouvelles formes d’action et d’existence, d’accepter pour les uns d’être théâtre élitiste ou, pour les autres, d’attirer de nouveaux publics par des actions pédagogiques et de communication adaptées à la société moderne.

Lacombe 2007, p. 152

Le projet CasasdeÔpera a précisément incarné une nouvelle forme d’action et d’existence pour l’opéra, probablement dans le contexte le plus difficile de son histoire. L’analyse de la réception de ces oeuvres nous a permis de découvrir les différents intérêts en jeu dans la réalisation de ce projet : celui des artistes de continuer à (re)créer l’opéra ; celui des spectateurs (dont certains sont des abonnés du théâtre) d’approuver ou de rejeter les nouvelles propositions (selon leur réceptivité plus ou moins grande à l’innovation dans le domaine opératique) ; et celui de l’institution de continuer à générer et diffuser des contenus en essayant d’attirer de nouveaux publics face à la menace que représente la perte d’audience dans une optique de pérennité du théâtre.

Conclusion

La production dans le domaine lyrique ne s’est pas arrêtée pendant la période de confinement due à la pandémie de Covid-19, mais a été propulsée vers de nouvelles voies. Cela a été possible non seulement grâce au travail de gestion effectué par les maisons d’opéra, mais aussi (et surtout) grâce à la volonté des artistes, qui ont décidé de ne pas se décourager et de continuer à créer malgré les difficultés du contexte. Notre article a commencé par donner les principales pistes de compréhension du processus de production et de diffusion de l’opéra pendant la pandémie. Ce parcours nous a conduit à identifier le vidéoclip comme l’un des formats choisis à cette fin (illustré par les initiatives de Daniel Emmet et Ryan McKinny). L’analyse technique, sémantique et esthétique du projet réalisé par les artistes du Teatro Colón de Buenos Aires a ensuite montré que ce type de production répond aux logiques créatives du vidéoclip. Cela résulte en grande partie du fait que la directrice du projet a su allier le manque de moyens – émanant d’un contexte social, politique et économique particulièrement difficile – à une caractéristique qui a imprégné le dispositif du vidéoclip au cours des dernières décennies, soit la valorisation du fait maison (avec un fort sens ludique et expérimental), par opposition à l’esthétique colossale qui se dégageait des grandes entreprises de production de contenu audiovisuel aux origines de ce format. Tant sur le plan sémantique qu’esthétique (avec leur empreinte pop, audacieuse et parfois kitsch), ces oeuvres reflètent des préoccupations et des intérêts sociaux, politiques et culturels actuels qui suscitent, dans certains cas, l’agacement et le rejet du secteur conservateur du monde de l’opéra, mais aussi un certain enthousiasme de la part des amateurs du genre qui prônent son renouveau. Les autorités du théâtre, quant à elles, ont estimé ce projet utile pour attirer de nouveaux publics qui, jusqu’à présent, n’avaient pas été séduits par l’institution, ni par le genre lyrique en général. CasasdeÔpera a ainsi constitué un cas d’étude quant à la manière dont le contexte pandémique a repoussé les limites de la création opératique, tout en s’inscrivant dans la continuité d’une alliance entre celle-ci, les technologies numériques et les réseaux sociaux. Il reste à voir si ce type de projet, par son attitude disruptive, peut faire face au faste et à l’élitisme dans lesquels le genre opératique s’est ancré au cours de ses 400 ans d’histoire (et qui persiste dans l’imaginaire collectif), et si l’articulation discursive et conceptuelle avec les nouveaux paradigmes (imposés par les modes de vie et de consommation actuels) peut effectivement attirer un nouveau public vers l’univers opératique. Le format du vidéoclip, en raison de sa courte durée et de sa capacité à vivre sur le Web, semble être l’un des formats les plus appropriés pour que l’opéra continue à se réinventer. Cependant, il est trop tôt pour évaluer l’impact de ce format en termes de conquête de nouveaux publics ; ceci devra sans doute faire l’objet d’une étude approfondie dans les années à venir.