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Dans un livre sorti en 2021 et intitulé 100 Things We’ve Lost to the Internet, la journaliste américaine Pamela Paul[1] attirait l’attention sur l’étonnante quantité d’activités, d’objets, de pratiques et d’habitudes que l’utilisation d’Internet avait fini par faire disparaître. Il s’agit d’un véritable monde perdu : un monde dont on peut tour à tour déplorer la disparition ou se réjouir d’être débarrassé. Quoi qu’il en soit, l’enquête nous faisait clairement prendre la mesure du changement – qu’on pourrait sans exagération qualifier d’historique – auquel nous sommes confrontés depuis que l’utilisation des interfaces numériques s’est généralisée. Rien n’est plus comme avant, et la musique ne fait certainement pas exception : comme la plupart de nos autres activités, celles qui lui sont liées ont profondément évolué. La musique, ou plus exactement la manière d’être de certaines des activités et des entités qui la constituent, s’est métamorphosée au même titre que nos façons de la produire, de la jouer, de l’écouter, de la regarder, et, plus généralement, de l’incorporer à notre existence quotidienne. Si la découverte d’une oeuvre ou d’un artiste[2] pouvait autrefois avoir lieu à l’occasion d’un concert, chez un disquaire ou éventuellement dans les pages d’une encyclopédie, elle se fera plus facilement aujourd’hui grâce au visionnage d’un contenu multimédia, aux recommandations d’un algorithme ou à la lecture d’un article de Wikipédia. Pour juger du succès d’un album ou d’une chanson, nous serons peut-être plus enclins à observer le nombre de vues sur YouTube que les statistiques de ventes des supports sur lesquels ils ont été produits, et ainsi de suite. Un nouveau monde de la musique est né : un monde fondé sur de nouvelles règles, voire souvent, comme le regrettent certains, sur l’absence sinon de règle, du moins d’un apparat normatif adapté à ces rapides évolutions. Si cela n’était pas a priori quelque peu paradoxal à dire dans une situation connotée par la plus grande mutabilité, on pourrait même affirmer que ce nouveau monde s’est installé pour de bon. Le cyberespace s’impose : s’il ne remplace pas complètement les lieux dans lesquels nous allions d’ordinaire à la rencontre de la musique comme les sonothèques, les auditoriums, les salles de concert ou les théâtres, il en modifie néanmoins la signification et les valeurs.

Prendre conscience de ces évolutions – exposées en pleine lumière et même parfois accentuées par des pratiques apparues pendant la pandémie – a été l’un des premiers objectifs d’un groupe de travail interdisciplinaire qui s’est constitué en janvier 2021 au sein du « Centre de recherches et d’expérimentation sur l’acte artistique » (CREAA) de l’Université de Strasbourg[3]. Nous nous sommes d’emblée aperçus que la thématique s’inscrivait naturellement dans la démarche interdisciplinaire propre à ce centre de recherche. Elle nous a incités à faire interagir des chercheurs et doctorants provenant des domaines de la musicologie, de la philosophie, des sciences sociales et des études culturelles. Un panel qui, nous en convenons volontiers, est loin d’être complet – et n’avait d’ailleurs aucune prétention à l’être. De façon plus limitée, nous souhaitions réfléchir collectivement à un sujet d’actualité qui avait déjà fait l’objet de certaines initiatives au sein d’un précédent laboratoire[4], et avait retenu l’intérêt des chercheurs de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM)[5]. Il faut l’admettre : au même titre que les habitudes et objets de la vie quotidienne pointés par Pamela Paul dans son livre susmentionné, le nombre d’objets ou de pratiques sur lequel nous aurions pu nous pencher est à trois chiffres. Nous avons choisi de nous arrêter seulement sur quelques grands sujets touchant à divers genres musicaux. Nous avons privilégié en particulier les enquêtes sur les processus de production et sur les pratiques performatives et de réception impliquant des formes d’expression nouvelles, caractérisées par un fonctionnement de type intermédial[6].

Ce numéro spécial inclut huit contributions* organisées thématiquement et constituant chacune une étude de cas autour de la popular music (Isabelle Marc, Sébastien Lebray et Benjamin Lassauzet), du flamenco (Chloé Paola Houillon), des particularités ontologiques des performances à distance (Vincent Granata et Alessandro Arbo) et de l’opéra (Luciana Colombo et Nicolò Palazzetti). En faisant dialoguer les popular music studies avec des concepts issus de la littérature comparée et de la traductologie, l’article d’Isabelle Marc nous invite à suivre les tribulations d’un des tubes les plus populaires au monde à l’heure actuelle[7], le vidéoclip de « Despacito » (interprété par Luis Fonsi et Daddy Yankee en 2017), tel un véritable voyage transculturel susceptible de faire émerger les pratiques de participation interactive et de créativité propres aux différentes cultures du monde. Tout en restant dans les problématiques du mainstream, Sébastien Lebray se concentre sur une autre production audiovisuelle destinée à fonctionner comme un outil de communication prenant appui sur les codes de la culture Web : « Épilogue » (2021), l’emblématique (et énigmatique) vidéoclip par lequel les Daft Punk ont annoncé la fin de leur carrière. C’est en revanche les projets créatifs de la chanteuse Björk, soit l’album Biophilia (2011), qu’aborde pour sa part la contribution de Benjamin Lassauzet. Ce dernier étudie plusieurs aspects de la poétique de cette artiste, de sa conception de la relation intime que la technologie entretiendrait avec la nature jusqu’à son rapport à l’identité culturelle islandaise ; mais il examine également la stratégie de création de cette oeuvre d’art totale qui, de fait, est le premier « app-album » de l’histoire de la musique.

Les transformations que les technologies d’enregistrement phonographique et audiovisuel et les pratiques de diffusion via les plateformes numériques ont fait subir aux productions des genres traditionnels, et notamment au flamenco, sont examinées par Chloé Paola Houillon : son étude nous permet d’approfondir les phénomènes de fusion et de transfert culturel à l’oeuvre dans cette migration, mais aussi de prendre acte de la formation des nouvelles pratiques d’écoute et des changements qui affectent les modes de fonctionnement de ce genre musical.

La spécificité ontologique des performances musicales à distance fait l’objet d’une analyse théorique dans les articles de Vincent Granata et d’Alessandro Arbo. À partir du constat que les propriétés esthétiques du live peuvent varier selon les cultures et changer avec le temps, au gré des mutations technologiques et de l’évolution des mentalités, Granata décrit les conditions que doit remplir le live stream et esquisse une typologie de ses principaux modes de fonctionnement dans la culture audiovisuelle actuelle. Arbo, en revanche, examine les profits et les pertes des performances à distance de musique populaire via l’étude d’un cas de roots music, en faisant ressortir ses principales valeurs ajoutées au niveau esthétique et « docu-médial ».

Le spectacle d’opéra et les rituels qui l’accompagnent dans sa réception et son « décodage » (selon l’expression de Stuart Hall [1973]) par le public font l’objet de deux articles. Celui de Luciana Colombo aborde l’opéra sous l’angle de ses modes de conception et de diffusion au temps de la pandémie ; il étudie en particulier le cas d’un projet des artistes du Teatro Colón de Buenos Aires appelé « Casas de Ópera » (Maisons d’opéra) consistant en la production de vidéoclips sur des arias célèbres. Bien que ce phénomène puisse sembler nouveau, il doit en fait être interprété comme le prolongement d’un processus en cours depuis le siècle dernier : celui de l’interaction entre l’opéra et les technologies numériques. L’article signé par Nicolò Palazzetti considère quant à lui l’opéra du point de vue de son fandom, c’est-à-dire des modes d’expression de ses fans à l’ère du numérique, partagés entre manifestations de technophilie et nostalgie culturelle. Cette étude combine l’observation participante dans des maisons d’opéra, notamment à la Scala de Milan et au Metropolitan Opera de New York, avec une ethnographie numérique consacrée au cyberfandom, entre culture écrite et culture visuelle (comme les mèmes).

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Le dossier thématique de ce numéro est complété par une contribution libre de Katharine Ellis, dont l’article original « Jean Nattiez as Music Critic in Amiens, 1946-1963. The Challenges of Post-War Musical Reconstruction » publié dans le Journal of Music Criticism (2023) est rendu disponible en version française. Cet article retrace l’oeuvre de Jean Nattiez (1919-2009), une importante figure de la critique musicale française régionale du xxe siècle qui, par ses plus de 1 000 articles publiés dans Le Courrier picard à Amiens, a contribué à documenter la régénération musicale de cette ville après la Seconde Guerre mondiale.

Enfin, une communication et trois comptes rendus viennent clore ce numéro. Sangheon Lee propose une version écrite d’une intervention présentée lors du 55e Congrès de l’Association française d’études américaines au sujet de l’émergence du punk hardcore aux États-Unis. Du côté des comptes rendus, Claude Dauphin se penche sur l’ouvrage de Danick Trottier, Musiques classiques au xxie siècle. Le pari de la nouveauté et de la différence, tandis que Showan Tavakol commente le livre Fragments accordés. La composition musicale contemporaine et le monde arabe d’Anis Faraji. Cette série de recensions se termine par un compte rendu signé par Adriano Giardina au sujet d’un collectif portant sur le théoricien, compositeur, théologien et scientifique de la Renaissance, Gioseffo Zarlino.