Résumés
Mots-clés :
- Georges Aperghis,
- écrits de compositeur,
- entretien musicologique,
- musique contemporaine,
- théâtre musical
Keywords:
- Georges Aperghis,
- composers’ writings,
- contemporary music,
- musical theatre,
- musicological interview
Corps de l’article
Dans Conversation imagée 2019-2021, paru en 2022 aux Éditions de la Philharmonie de Paris, le musicologue et professeur à l’Université de Genève Nicolas Donin s’entretient avec Georges Aperghis (1945-), compositeur français d’origine grecque notamment reconnu pour sa pratique artistique au carrefour du théâtre musical, de la musique de concert et de l’opéra. Réjouissons-nous de cette parution qui non seulement renouvelle la forme de l’entretien, mais permet également de découvrir des dimensions encore peu explorées de l’univers et de la sensibilité du compositeur.
Le choix de mettre l’image au coeur de l’ouvrage s’appuie en outre sur l’importance du médium visuel dans la vie et la pratique d’Aperghis, lui-même né de parents artistes et dont la première vocation fut la peinture. Cette approche de la conversation imagée nous éloigne d’emblée du discours technique ou musicologique conventionnel, pour mieux saisir une démarche en mouvement, capturée à travers une structure qui se détermine au fil des échanges menés avec une liberté toute naturelle et complice. Le livre est basé sur une « quinzaine d’entretiens à bâtons rompus » (p. 8) menés de 2019 à 2021, et la table des matières donne le ton avec une disposition graphique en diagonale, énumérant les titres de chapitres sous forme de mots évocateurs dont on comprendra rapidement qu’ils agissent comme des « aimants » attirant chaque fois à eux un ensemble d’idées et d’images plus ou moins hétérogènes, mais permettant toujours l’esquisse cartographique d’un certain territoire.
Onze chapitres, onze territoires thématiques
Le chapitre 1, « Visio » (p. 11-22), relate le dernier échange à l’origine du livre, réalisé en visioconférence le 14 novembre 2020, en plein coeur de la pandémie de covid-19 et de la crise électorale américaine. La discussion tourne naturellement autour de l’oeuvre Luna Park (2011), dans laquelle Aperghis semble avoir préfiguré l’isolement de la période pandémique avec ses personnages enfermés dans des boîtes et communiquant avec le monde extérieur par un dispositif vidéo (p. 14-15), et « l’idée d’une auto-surveillance dans tout ce que l’on fait » (p. 16). Donin conduit habilement cet entretien, ainsi que tous les autres, toujours de manière à tisser des liens entre des problématiques humaines, sociales ou artistiques et une sélection d’oeuvres du compositeur, de laquelle il dégage d’importants axes esthétiques.
« Matrices » (chap. 2, p. 23-44) s’ouvre sur une photo d’Aperghis dans son atelier de Saint-Cloud, en 1987, se tenant debout entre une table de travail et une bibliothèque encombrées d’objets de toutes sortes, entouré de dessins et d’affiches tapissant murs et plafond. Ce chapitre nous fait découvrir l’univers d’atelier dans lequel le compositeur a toujours vécu, à commencer par la maison familiale où lui-même dessine, découpe et peint. Une image nous montre une oeuvre du jeune artiste en forme de collage plutôt géométrique qui préfigure l’esprit constructiviste qui caractérisera ses procédés compositionnels. Aperghis relate que certaines oeuvres de son père ont marqué sa sensibilité pour le matériau musical « en ce que ces surfaces ne sont pas données comme lisses » (p. 33), et nous apprenons dans la foulée qu’il a aussi pratiqué la photographie, avec des images de la ville de Corfou dont les prises de vue témoignent d’une « géométrie spatiale singulière, […] suspendant pour un instant la signification urbaine ou sociale [des] formes pour libérer en elles un jeu de masses, de nuances et de grains » (p. 41).
« Translations » (chap. 3, p. 45-60) nous fait glisser de l’univers pictural à la musique, lorsqu’on raconte comment Aperghis quittera, dans le même élan, sa Grèce natale et la peinture, pour se rendre à Paris, en 1963, étudier la direction d’orchestre et la composition. Son chemin, sous le signe de l’ouverture, se tracera au contact des compositeurs André Jolivet, Maurice Ohana, Olivier Messiaen et Iannis Xenakis, et le récit des années xenakiennes nous donne l’occasion de voir une esquisse inédite du maître offerte par Mâkhi Xenakis. D’une technique d’abord sérielle à une pensée plus probabiliste, c’est la dimension théâtrale qui animera de plus en plus le compositeur. Le milieu du théâtre français sera ainsi le lieu de multiples rencontres esthétiques (Samuel Beckett, Eugène Ionesco), professionnelles, amicales, et même d’une « collaboration artistique et amoureuse d’un seul mouvement » (p. 56) en la personne de la comédienne Édith Scob, actrice avec qui Aperghis cofondera L’Atelier de théâtre et musique (atem) en 1976 (nous y reviendrons).
« L’image animée » (chap. 4, p. 61-84) nous entraîne dans les rapports du compositeur avec le cinéma en nous montrant l’influence de ce médium sur son esthétique. Il y a d’abord les musicals et les comédies américaines, mais de façon encore plus profonde, La Source (1960) de Bergman, ainsi que le cinéma moderne de Jean-Luc Godard, Alain Resnais, Michelangelo Antonioni, Luchino Visconti, Akira Kurosawa et Federico Fellini qui « faisaient souffler un grand vent de liberté sur ce que l’on croyait savoir sur l’image, du récit, de la fiction » (p. 66-67). Des images en regard l’une de l’autre de son oeuvre La Tragique Histoire du nécromancien Hiéronimo et de son miroir (1971) et d’une scène du Carosse d’or de Jean Renoir (1953), nous montrent une source d’inspiration directe, notamment pour la composition visuelle (p. 76-77). Le Carosse d’or s’avère aussi être à l’origine de l’atem, en tant que « film sur une troupe » (p. 78) dans un esprit réinventé de commedia dell’arte. Dans cet élan, l’originalité d’Aperghis s’affirmera dans sa manière de s’approprier les pratiques du théâtre pour les déconstruire à travers le prisme de la musique, avec pour objectif « que la musique structure la représentation ». Il dira : « Tout ce qui convergeait habituellement au service d’une trame narrative et de situations repérables devait être dissocié. Je choisissais de débrancher les uns des autres les rôles, gestes, intrigues, commentaires, afin de rendre à chacun sa liberté » (p. 78).
« Palette théâtrale » (chap. 5, p. 85-108) raconte plus avant l’expérience de l’atem, projet dont il reste très peu de traces, donnant ainsi tout son poids à cette section du livre et aux images d’archives qu’elle recèle. Les activités expérimentales de l’atem étaient très variées et, tout en visant un renouvellement des formes musicales et théâtrales, cultivaient une participation active à la vie communautaire des habitants de Bagnolet, puis de Nanterre, de 1976 à 1997, ce dont témoignent certaines photographies de soirées de spectacle nous montrant le public, jeunes et vieux, se mêlant dans la bonne humeur aux artistes. Musicalement, le formalisme que l’on associe au sérialisme devient ici la méthode pour concevoir des mises en scènes de spectacles, organisant « des mouvements, des circulations, un jeu d’acteur » à partir d’une « sorte d’hypothèse mathématique élémentaire capable de provoquer le hasard » (p. 98).
« Préhistoires » (chap. 6, p. 109-126) revisite la figure du Scribe accroupi[1], dont l’image est commentée par Aperghis qui l’affectionne particulièrement – elle revient sous diverses formes dans ses oeuvres, et il s’agit ici de faire interagir de manière plus générale des passés lointains avec le présent. De la figure du scribe à l’écriture, nous arrivons à la main et à sa mise en scène dans Machinations (2000), où quatre chanteuses doivent manipuler divers objets à même un rétroprojecteur, et dont la trame de fond vise à « tracer une sorte de lignée depuis la Préhistoire jusqu’à l’ère informatique » (p. 119).
Dans « Caméras subjectives » (chap. 7, p. 127-146), ce ne sont plus des films en particulier qui influencent le compositeur, mais le procédé même de la caméra subjective tel qu’on le retrouve, par exemple, chez John Cassavetes. Les parallèles visuels nous entraînent vers Pier Paolo Pasolini, Georges Méliès, Charlie Chaplin, Tex Avery, et permettent de mettre en lumière la coexistence riche – et souvent incongrue – du théâtre musical et de la culture populaire dans les oeuvres d’Aperghis. Donin en déduit des synthèses audacieuses, demandant par exemple si le genre même du théâtre musical ne pourrait pas être « le fruit des amours cachées de Mauricio Kagel et Jerry Lewis ? » (p. 137). Des oeuvres avec dispositif vidéo sont aussi abordées, soit Avis de Tempête (2004), Luna Park et Thinking Things (2017-2018), et nous découvrons le rapport singulier d’Aperghis avec ce médium qui doit rester ancré dans la performance en direct, la caméra subjective n’étant plus « métaphore de la composition musicale », mais « procédé de montage en direct » (p. 139).
« En dessinant » (chap. 8, 147-162) s’ouvre laconiquement sur la question « Dessines-tu ? » (p. 148), et ouvre la porte à des considérations sur l’atelier du compositeur. En réponse à la question de son interlocuteur, Aperghis dévoile plus avant ses affinités avec la pensée deleuzienne : si les liens entre l’esthétique du compositeur et l’analyse que fait Gilles Deleuze du cinéma moderne sont frappants dans les chapitres précédents[2], on retrouve ici une belle paraphrase de l’analyse deleuzienne de la peinture de Francis Bacon et de son concept de diagramme, soit l’idée d’éviter le cliché de l’image à représenter en laissant les traits jetés aléatoirement sur la page suggérer d’éventuelles constructions graphiques[3]. Des esquisses mêlant dessins et notation musicale sont présentées en images pour illustrer ce propos.
Dans « Batailles » (chap. 9, p. 163-178), nous revenons à la peinture afin d’identifier des oeuvres qui ont marqué Aperghis à la suite de ces premières amours picturales. Avec Blue Poles de Jackson Pollock (1952), nous voyons comment le compositeur aime que le matériau permette diverses associations libres sans que celles-ci ne soient prédéterminées, alors qu’il parle de la texture du dripping en termes de « balafres », de « lances fichées dans la terre » et de « javelots » (p. 164-165). Aperghis explique aussi qu’il lit ce genre de tableau en commençant par le milieu, pour ensuite hasarder « le regard de droite à gauche jusqu’à une certaine globalité perceptive » (p. 165). Cette approche, qui n’est pas sans rappeler le paradigme du rhizome deleuzien, reflète sa conception de la composition, sans début ni fin au sens discursif, plutôt comme une accumulation d’idées et de relations qui finissent par circonscrire le territoire de l’oeuvre. L’idée de bataille est encore associée à l’acte créateur lui-même, auquel le compositeur s’identifie et qu’il retrouve dans la violence des multiples couches de la matière visuelle de Blue Poles. Pour lui, une violence similaire se retrouve dans le manuscrit de la Neuvième symphonie (1824) de Beethoven, dont il nous montre quelques pages issues du fac-similé[4] qu’il possède, et dont la lecture lui donne « le sentiment d’avoir accompagné quelqu’un qui a passé des mois dans un combat à corps perdu » (p. 170).
C’est sans surprise que nous retrouverons une section intitulée « Partitions » (chap. 10, p. 179-208) dans ce livre d’images, l’approche graphique souvent non conventionnelle d’Aperghis étant bien connue, ce qui motive par ailleurs Donin à dresser ici une typologie des diverses approches notationnelles du compositeur. Dans son rapport à la notation, Aperghis tente de trouver un équilibre entre précision et liberté, afin de laisser des possibilités d’interprétation, notamment sur le plan de la notation des nuances : « En musique de chambre, je laisse volontiers ce paramètre à l’appréciation des musiciens » (p. 180), au risque – reconnu et assumé – que certaines mauvaises pistes soient empruntées. Dans tous les cas, la notation demeure « une affaire compliquée » : « je ne sais pas tout noter », avoue le compositeur (p. 181). Quelques exemples de partitions développées à l’époque du groupe Méta-Art[5], « au diapason des happenings, protocoles conceptuels et partitions graphiques de l’époque » (p. 198), montrent des documents d’archives pour la plupart demeurés inédits et non mis en pratique, néanmoins fort révélateurs de l’imaginaire d’Aperghis.
Le dernier chapitre, « Au lieu » (p. 209-217), nous entraîne dans le haut lieu de l’atelier actuel du compositeur, où s’est par ailleurs tenue la majorité des entretiens du livre, et « qui fonctionne comme machine à imager et imaginer » (p. 210). Très belle idée de nous laisser circuler dans cet espace pour le découvrir à travers une multitude de points de vue, sans narration ni personnage, au fil du montage libre des images qui dévoilent par ailleurs un univers à l’assemblage aussi hétérogène qu’harmonieux dans ses dissonances. Cette visite sans guide permet au·à la lecteur·rice de s’approprier son aventure, et il est fascinant de voir et d’entendre encore résonner tous les propos et images des sections antérieures, comme accumulés dans l’épaisseur de ces photos aux plans très variés.
De l’incongru à la liberté : « ne pas comprendre est un privilège »
Parmi les traits caractéristiques récurrents de l’esthétique d’Aperghis à travers les entretiens, notons cette fascination pour la coexistence – tendue, mais riche en possibles – de situations, d’actions ou d’objets a priori inconciliables ou contradictoires : « L’un des désirs qui me poussent à écrire, c’est de trouver la simultanéité d’éléments qui semblent incompatibles. Tout les empêche d’être ensemble, pourtant ils vont l’être dans le temps musical, aussi incongru soit-il » (p. 18). À l’origine de cet intérêt, le tableau de type combine painting de Robert Rauschenberg (Reservoir, 1961) a marqué l’imaginaire du jeune compositeur, pour qui « le plus frappant était – et reste – la coexistence d’objets et de matières de nature profondément hétérogènes » (p. 34). Ensuite, dès les premières années à Paris, la vie artistique d’Aperghis prendra une forme qui incarne l’éclectisme qu’il vise dans son oeuvre musicale, combinant « des pratiques artistiques à la croisée de la musique, de la performance et des arts plastiques, autour de Cage et du groupe Fluxus ; [et] l’esthétique pétrie de mathématique propre à Xenakis » (p. 58). Dans le même esprit, mentionnons l’intérêt soutenu du compositeur pour le cinéma d’avant-garde, notamment à travers la figure de David Lynch et ses films, mais aussi sa peinture, où il perçoit un monde où on « reconnaît une foule d’éléments familiers mais aucun n’est à sa place habituelle, comme si les éléments constitutifs de notre expérience du réel avaient été transposés ailleurs et que nos manières de leur donner sens étaient inopérantes » (p. 67). Notons enfin l’influence contrastante de « l’extrême précision de Hitchcock », loin de la déconstruction narrative des cinéastes tels que Godard ou Resnais, mais qui rejoint son goût pour « l’imprévisible, l’inimaginable, dans un environnement apparemment ordinaire » (p. 70).
D’autre part, une idée de liberté émerge de cet axe esthétique, par exemple en lien avec le cinéma d’avant-garde :
Tout ce qui était défendu ou déconseillé aux plans formel, narratif, du style ou du montage, ils l’ont fait avec détermination. Jusqu’où peut-on aller ? […] On peut passer d’une chose à une autre sans transition, on peut mettre ensemble des éléments apparemment incompatibles, cela dépend de comment et pourquoi c’est fait.
p. 82
La connotation politique des musicals américains allait déjà, pour Aperghis, dans le même sens, en montrant une jeunesse qui se réinvente tout en s’éloignant de son passé et de l’héritage du Vieux-Continent : « Vis-à-vis de la tradition, c’était une leçon de liberté radicale : nous sommes des vivants qui parlent aux vivants, tout nous est possible, nous disposons à volonté des mythes et des classiques… » (p. 64). Le compositeur incarnera cette attitude dans sa pratique, par exemple avec Méta-Art, quelque part entre le surréalisme et Fluxus, toujours dans le désir de trouver la liberté dans le refus du sens univoque, car « [n]e pas comprendre est un privilège » (p. 84). Ou encore dans l’aspect très intensif du travail de l’atem et l’audace singulière de leurs projets : « Cette profonde dimension collective du temps passé à expérimenter permettait de faire des choses inconcevables ailleurs et qui sembleraient encore plus irréalistes de nos jours » (p. 105). Et en s’identifiant aux batailleurs qu’ont été Beethoven et Pollock, il souligne « leur détermination, en dépit de toutes les incertitudes, à fabriquer quelque chose qui n’existait radicalement pas avant eux » (p. 173).
Jeux d’images, images en mots
Ce projet revendiqué de livre d’images (cf. Avant-propos) tient ses promesses et se révèle être en parfaite adéquation avec son objet. L’expérience de la lecture se fait multimodale, sensible, et donne accès à des dimensions personnelles qui nous font sentir plus proches des deux interlocuteurs. Il est en effet assez inusité de voir des images commentées « en direct » dans la conversion, donnant ainsi une impression de proximité, comme lorsqu’Aperghis déclare, à propos du tableau de Rauschenberg, « celui-ci, regarde, j’en ai une carte postale » (p. 33), incitant ainsi le·la lecteur·rice à chercher l’image pour la trouver immédiatement à la prochaine page.
Loin de limiter l’image à une simple fonction décorative, l’une des forces du livre est de savoir jouer de diverses façons avec son concept. Par exemple, une note interne de l’atem intitulée « Le projet artistique » et détaillant une typologie de « formes à inventer et à retravailler » (p. 101-102) est recopiée plutôt que montrée. En plaçant les images au coeur des échanges, Donin peut aussi jouer le jeu de la caméra subjective en demandant à Aperghis de décrire lui-même son style pictural pendant que nous voyons l’image du tableau en question (p. 47), ou encore, de nous décrire une eau-forte de Rembrandt (p. 157-159) que l’on verra deux pages plus loin.
De l’image préexistante, nous passons au dessin en direct, lorsque Donin demande au compositeur d’esquisser sa vision de la forme musicale. L’exercice porte ses fruits, et le dessin, bien que représentant une pensée formelle abstraite, permet de retrouver la manière dont Aperghis s’intéresse aux relations avant de s’intéresser au matériau lui-même, réflexe intellectuel peut-être issu de l’esprit structuraliste de ses années de formation sérielles et xenakiennes.
Enfin, image et partition se rejoignent dans l’exemple célèbre en forme pyramidale de la Récitation 11 (1978) (p. 183), mélange de notation conventionnelle et de disposition inhabituelle. D’autres observations pourraient d’ailleurs être faites pour en interroger davantage la dimension visuelle : toutes les cellules répétées sont récrites manuellement (s’agissant d’une partition manuscrite), ce qui évoque bien que même la répétition vocale ne sera jamais à l’identique – est-ce qu’une partition retranscrite à l’ordinateur nous ferait perdre quelque chose d’important ? Aussi, s’il est vrai que la lecture demeure conventionnelle (de gauche à droite et de haut en bas), il reste que la présentation pyramidale ne l’est pas, et cela est significatif pour l’expression du caractère formaliste ou algorithmique du processus.
Sur une note plus technique, la disposition des images, toutes dépourvues de légendes et de renvois explicites dans le texte, peut produire un rythme heurté ou décalé, dans la mesure où, ne serait-ce que pour des raisons de mise en page, il faille parfois placer une image avant ou après sa mention dans le texte (comme autour de Thinking Things, p. 134, ou Avis de Tempête, p. 140-141). Une section à la fin de l’ouvrage permet toutefois de les identifier plus formellement, et si le·la lecteur·rice apprécierait de parfois trouver ces légendes directement sous les images, force est d’admettre que nous gagnerions en confort ce que l’on perdrait en pureté graphique. Par ailleurs, on peut supposer que les auteurs ont ainsi préféré laisser vivre le pouvoir expressif et évocateur des images au lieu d’en faciliter l’identification simple et univoque.
Pour conclure, si la voix de Georges Aperghis respire l’authenticité et l’intensité, celle de Nicolas Donin est toujours agréable, fluide, souvent elle-même imagée, et saluons l’élégance de phrases telles que « Causer musique par la rencontre de l’image et du verbe : était-ce s’égarer en un vain détour ou percuter les bons silex ? » (Donin, p. 9). D’ailleurs, si cette question nous était effectivement adressée, nous répondrions que la flamme a bel et bien jailli au détour de tous les chemins parcourus.
Parties annexes
Note biographique
Compositeur de musique instrumentale et mixte, Jimmie LeBlanc enseigne à la Faculté de musique de l’Université de Montréal. Ses oeuvres rayonnent sur les scènes locales et internationales avec des ensembles tels que Contrechamps, le quatuor Quasar et Esprit Orchestra. Récipiendaire du 3e prix au Lutosławski Award en 2008 et du Prix Jules-Léger de la nouvelle musique de chambre en 2009, il est actuellement rédacteur en chef de la Revue musicale oicrm, responsable de la rubrique Cahiers d’analyse de la revue Circuit. Musiques contemporaines, et membre du projet Analysis, Creation, and Teaching of Orchestration (actor).
Notes
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[1]
Conservé au département des Antiquités égyptiennes du musée du Louvre, Le Scribe accroupi date de 2610-2345 avant J.-C. Voir aussi : https://www.louvre.fr/louvreplus/video-au-louvre-le-scribe-accroupi?autoplay, consulté le 11 octobre 2023.
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[2]
Voir Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, (1983) et Cinéma 2. L’image-temps (1985), Paris, Éditions de Minuit.
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[3]
Voir Gilles Deleuze (1981), Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éd. de la Différence. Aperghis se réfère d’ailleurs précisément à ces idées en page 99, mais par l’intermédiaire d’un cours de Deleuze, datant de 1981, « La peinture et la question des concepts » (le cours du 7 avril 1981 est sans doute particulièrement visé), donc durant la période de gestation de Logique de la sensation.
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[4]
Partition autographe, Ludwig van Beethoven, Symphonie no 9, op. 125, 1824, ff. 23v-24r (240-253).
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[5]
Méta-Art est un groupe cofondé par Aperghis au tournant des années 1960, qui réalisait des « actions » ou « happenings furtifs lorsque des gens entraient dans une galerie ou un concert » (p. 83), mais dont les activités furent de courte durée en prenant fin en 1968.