Résumés
Mots-clés :
- esthétique musicale,
- Led Zeppelin,
- production sonore,
- réceptions culturelles,
- recherche d’information musicale (mir)
Keywords:
- aesthetics of music,
- cultural receptions,
- Led Zeppelin,
- music information retrieval (mir),
- recording production
Corps de l’article
Led Zeppelin. Contexte, analyse, réception est un ouvrage collectif de neuf auteurs et une autrice francophones, universitaires et musiciens, consacré à l’un des groupes ayant eu le plus d’impact sur le hard rock anglais des années 1970. Le titre reprend les trois thématiques autour desquelles les textes sont organisés (contexte, analyse, réception), ce qui augure différentes approches méthodologiques autour d’un objet d’étude lui-même aux entrées multiples, pour des lectures aux problématiques transversales et des perspectives de recherche croisées à découvrir.
Dans son introduction intitulée « Stairway to Heaven. L’irrésistible ascension de Led Zeppelin (1969-1971) » (p. 5-16), Philippe Gonin[1] présente l’ouvrage dans le contexte de la littérature académique existante en France et à l’étranger. Il en montre la pertinence par les nouveaux outils d’analyse qui y seront présentés ainsi que des recherches musicologiques qui intègrent des études du sonore et de la perception. Sans retracer une biographie du groupe – ce qui n’est pas vraiment attendu non plus –, l’allusion bienvenue à Jeff Beck permet toutefois de revenir aux origines du groupe, puis de souligner l’importante contribution de Jimmy Page (guitariste, production, composition) et de John Bonham (batteur) au sujet duquel peu d’écrits existent encore malgré l’héritage sonore et musical qu’il a laissé à l’histoire du rock.
La première partie, « Contexte » (p. 17-62), comprend ensuite les textes de Pierre Michel[2] (« Led Zeppelin et Jimmy Page dans le contexte du folk-rock anglais ») et de Jean-René Larue[3] (« Les processus de création de Led Zeppelin à travers l’analyse de liens d’hypermusicalités »).
Pierre Michel interroge les influences folk de Led Zeppelin et relativise la notion de plagiat qui a été reprochée au groupe dans leur exploitation de certaines sources d’inspiration. Les analyses comparées de versions originales et de leurs adaptations ont le mérite de souligner le contexte communautaire des artistes et des phases de transition stylistique qui fragilisent nécessairement la question de catégories esthétiques souvent difficiles à définir du fait de leurs frontières perméables. Elles soulignent ainsi les capacités de réinterprétation, de réappropriation dans une approche syncrétique qui constitue l’essence du renouveau stylistique apporté par Led Zeppelin. L’analyse porte sur les figures de style, les cellules mélodico- rythmiques, le placement rythmique (et les syncopes), les aspects formels et la gestion de la longueur des chansons, le son et les arrangements vocaux. Cet article parvient à poser un regard plus tolérant sur la notion de plagiat et livre des pistes intéressantes d’analyse, avec un accent sur le réarrangement en lien avec l’héritage des artistes folk tels que Fairport Convention, Sandy Denny, Davy Graham ou Roy Harper, qui ont influencé par leur poésie et leurs approches musicales toute une génération de jeunes artistes anglais[4] tels que Robert Plant et Jimmy Page.
Dans un prolongement certain, Jean-René Larue pose la question du procédé de la réécriture et reprend le prétexte des allégations pour plagiat comme fil conducteur des analyses stylistiques de quelques chansons de Led Zeppelin, en miroir des sources originales. Cette approche méthodique, titre après titre, permet de retracer les influences respectives des artistes de l’époque, leurs sources d’inspiration, sans occulter les travers de crédits non mentionnés – de manière abusive… ou pas. Il parvient à proposer un classement selon l’hypermusicalité en fonction de trois critères (transposition, forgerie, mirage palimpsestique) qui sont clairement définis dans l’article. Les analyses s’appuient sur des résultats statistiques, des comparaisons rigoureuses et l’usage des matrices de similarités dont il est ainsi possible d’avoir un exemple d’application en musicologie. Ce texte présente aussi l’intérêt de survoler l’anecdote d’un contexte juridique médiatisé pour justifier des choix de corpus, en extraire des processus créatifs et parvenir, comme Pierre Michel, à une relativisation des éléments de plagiat… une sorte de procès révisé par un juge de paix aux arguments musicologiques.
La partie « Analyse » (p. 63-183) réunit plus de la moitié des textes de l’ouvrage. Elle comprend les textes de Philippe Lalitte[5] (« Procédés déceptifs et attentes musicales chez Led Zeppelin »), Maxime Cottin[6] (« Aux frontières du Rock Progressif. Le maximalisme musical dans les compositions “épiques” de Led Zeppelin, entre 1971 et 1976 »), Laurent Pottier[7] (« Étude des caractéristiques acoustiques de quatre pièces du groupe Led Zeppelin et comparaison avec d’autres répertoires), Judikaël Levin[8] (« Construction de l’environnement sonore chez Led Zeppelin et son influence ») et Jacopo Costa[9] (« Bonham. Le batteur, la batterie »).
Philippe Lalitte aide à comprendre le succès de Led Zeppelin par le questionnement des effets de surprise qu’ils ont introduits dans leur musique, la description des traits d’écriture que le groupe a su mettre en oeuvre pour surprendre l’auditeur et l’amener vers des univers sonores interpelants. Après une présentation des fondements théoriques de « l’attente perceptive » (p. 67) dans l’écoute musicale, l’auteur poursuit par l’analyse du corpus en relevant trois procédés compositionnels participant à contrarier les attentes de l’auditeur (retards structurels, rupture, changements de texture) et susciter une attention renouvelée. Les analyses portent en particulier sur les titres « Dazed and Confused », « Moby Dick » et « Stairway to Heaven », avec une attention portée sur le jeu du batteur John Bonham dont la créativité particulièrement prolifique participe également aux procédés déceptifs. L’auteur fait référence à un outil intéressant d’analyse des transitions, la courbe de Novelty, appliqué à l’analyse structurelle du solo de guitare de « Stairway to Heaven » et l’identification de zones de climax. L’article se termine sur une question ouverte pertinente qui remet en lumière la complexité de l’écoute et de la réception d’une musique dès lors que la familiarité avec la musique enlève tout élément de surprise, et en cela peut éventuellement remettre en question les intentions initiales des artistes. Cet éclairage de psychologie de la musique, sur la base de l’étude conjointe des attentes musicales « schématiques » (liées aux fonctions tonales et aux schémas harmoniques par exemple) et « véridiques » (savoir ce qui va se produire), invite à des approfondissements sur la réception des musiques populaires phonographiques.
Maxime Cottin revient sur les questions de classification stylistique de Led Zeppelin entre heavy métal et rock progressif, démontrant ainsi une nouvelle fois les difficultés à classer sans équivoque ce groupe, reconnu membre fondateur du heavy métal anglais, mais qui semble plutôt s’inscrire dans un contexte plus complexe de croisement de plusieurs sources d’inspirations. Après une définition circonstanciée du rock progressif, l’auteur interroge cette appellation pour mieux en définir les contours et amener la notion de maximalisation des paramètres musicaux qui semble plus à propos, et dépasse la seule question des styles. La démonstration s’appuie alors sur l’analyse de schémas rythmiques non standards – par des associations complexes entre riffs de guitares et motifs de batterie par exemple –, le recours à l’harmonie modale, l’apport du blues, du folk et des musiques extra-occidentales, les structures formelles élargies et la capacité transformative de Led Zeppelin, ce qui rejoint le précédent article sur les effets déceptifs que cela produit chez l’auditeur.
Laurent Pottier dresse quant à lui un panorama d’outils d’analyse issus des champs du traitement du signal et des mesures acoustiques, qui trouvent dans l’étude des musiques populaires un vaste corpus exploratoire. L’intérêt majeur de cet article est d’ouvrir la voie à des pistes de réflexion quant aux perspectives méthodologiques de la discipline et aux outils informatiques actuellement disponibles pour en illustrer la pertinence à des fins musicologiques. L’analyse est bipartite : d’une part, elle s’appuie sur les propriétés acoustiques de quatre titres de Led Zeppelin (« Dazed and Confused », « Immigrant Song », « Out on the Tiles », « Stairway to Heaven ») sur la base d’indicateurs tels que le profil rms, le spectrogramme et l’enveloppe d’amplitude, la matrice de similarité, le centroïde spectral et divers spectres moyennés (kurtosis, flatness) ; et d’autre part, est exposé le principe de l’analyse en composantes principales (acp) qui permet une présentation multidimensionnelle comparée de plusieurs indicateurs. L’acp est d’abord appliquée aux quatre titres de Led Zeppelin précédemment cités, puis à un choix de cinq autres titres de styles musicaux différents (« rock des années 1950 », « black métal », « rock progressif », « rap » et « musique contemporaine »). Cette approche permet d’avoir plusieurs lectures de ces outils d’analyse, dont les références bibliographiques sont indiquées, pour un éclairage enthousiasmant, ce qui est de toute évidence l’objectif de l’auteur.
Judikaël Levin focalise son analyse sur l’apport créatif des techniques d’enregistrement dans un contexte d’identité artistique qui recherche dans les propriétés sonores la reconnaissance et l’identité d’une singularité forte. Les effets défectifs de l’article de Lalitte sont ici abordés par la démonstration de systèmes de pensées compositionnelles qui cherchent à repousser les frontières de l’existant pour surprendre (création d’espaces acoustiques, mises en espace), à revisiter les techniques de prises de son pour proposer une esthétique sonore différente (comme pour la batterie et les recherches d’ambiance), à laisser des artéfacts de prises en studio d’enregistrement pour donner des impressions de scène sonore vivante, détonner et probablement susciter l’intérêt par l’originalité. La méthode d’analyse est rigoureuse et bien présentée autour de trois outils complémentaires (grille d’écoute, spectrogramme et sound-boxes, pour la représentation de l’espace stéréophonique). Les écoutes phonographiques portent sur le rendu sonore de l’ensemble de l’effectif instrumental et livrent une lecture argumentée d’un style Led Zeppelin qui s’est forgé grâce à la maîtrise des techniques de production sonore. Cette approche descriptive est appliquée à l’ensemble du corpus des albums Led Zeppelin I à Coda et mène à une présentation stylistique en termes de fonction musicale instrumentale plutôt que par instrument. La carrière de jeune musicien de studio de Jimmy Page est le point de départ de cette démonstration. Sont abordés ensuite des procédés devenus communs de nos jours (comme la stéréophonie), ce qui permet néanmoins d’insister sur l’approche exploratoire des pionniers de l’usage du studio. Cette analyse dépasse le seul cadre de l’approche descriptive de l’équipement matériel du groupe pour étendre la réflexion aux relations entre le guitariste, le batteur, les ingénieurs du son, les lieux et l’apport technologique à la création. Tous ces éléments questionnent une nouvelle fois notre écoute et peut contribuer à comprendre en quoi la réécoute de ces titres peut être une expérience partiellement renouvelée, par des éléments qui pourraient être jugés anecdotiques, mais qui font partie intégrante des intentions du groupe.
La partie se termine par l’article de Jacopo Costa consacré à John Bonham, dont le jeu instrumental et son intégration aux autres instruments rock du groupe a été fondamental dans le style de Led Zeppelin, et ce, indépendamment du caractère tragique de son décès qui, là aussi, a contribué à un ancrage symbolique certain dans l’histoire du rock britannique. L’analyse décompose l’apport du batteur en quatre phases très cohérentes : son style de jeu et ses influences, son instrument, la production sonore et son implication dans la production. Un accent est porté sur la puissance de jeu et son engagement corporel, la simplicité apparente de certains motifs, l’influence du jazz et la volonté de dépasser les cadres stylistiques du rock, pour ainsi trouver des langages novateurs tout en affirmant un « style Bonham » reconnaissable sur chacun des albums. Appuyer l’analyse sur le choix de ses éléments de batterie est également pertinent, ceci renforçant à la fois la sensation de puissance – qui est produite par le rayonnement de l’instrument et recherchée par les techniques d’enregistrement notamment dans l’expérimentation des champs proches et lointain –, et la recherche de profondeur dans le rendu sonore. L’étude se termine par l’implication de Bonham dans l’articulation des diverses voies de composition et des arrangements musicaux, entre les guitares, la basse, la voix, les claviers et le soutien des riffs.
La dernière partie, « Réception » (p. 185-217), comprend les textes de Marion Brachet[10] (« ‘A traveler of both time and space’. Les récits de Led Zeppelin et leur réception au sein d’une communauté en ligne ») et de Danick Trottier[11] (« ‘Led Zeppelin For Generation Z’. Greta Van Fleet dans le miroir canonique de Led Zeppelin »).
Marion Brachet étudie les stratégies narratives et l’impact du récit des chansons. Le propos s’appuie sur les résultats d’une enquête en ligne menée auprès d’une communauté d’auditeurs. Il est question de l’analyse des mécanismes de narrativité élaborés par les auditeurs à l’écoute des chansons de Led Zeppelin, ce qui en un sens permet de mieux identifier ce que peuvent être des stratégies d’écoute, des clés d’entrée dans une oeuvre et l’appropriation que l’on peut s’en faire. L’analyse linguistique des discours s’appuie sur des éléments musicaux structurants qui font écho à ceux précédemment cités dans l’ouvrage, renforçant de la sorte la cohérence de l’ensemble. Cela ouvre la lecture analytique de l’oeuvre en apportant un regard complémentaire et nécessaire à certains titres révélés par l’étude (comme « Stairway to Heaven », « The Battle of Evermore » et « Gallows Pole »). Les stratégies de la narrativité sont mises en relation avec des aspects de structure formelle de la musique et des textes, de mise en retrait de la musique par rapport au texte (en vue de faciliter l’intelligibilité du texte) et des aspects d’écriture musicale. Sont ainsi présentées des conceptions de la narrativité avec une articulation entre l’héritage d’une narrativité issue de la tradition de la musique folk et une narrativité du rock. Ceci contribue une nouvelle fois à définir le style Led Zeppelin, avec la richesse des ambiguïtés que soulève ce type de catégorisation pour un éventuel arbitrage concernant l’identité stylistique d’un groupe aux influences folk/rock.
Danick Trottier clôt cet ouvrage par une réflexion sur les sources d’inspiration en musique, en mettant en miroir une situation de plagiat reproché à Led Zeppelin (« Taurus » du groupe américain Spirit) et celle d’un groupe reproduisant le modèle stylistique de Led Zeppelin (Greta Van Fleet). Ce principe de « l’arroseur arrosé », pourrait-on dire, permet ici de dépasser l’anecdotique pour soulever la question de la notoriété et du fétichisme dans une perspective de choix esthétiques observés dans leur contemporanéité ; à savoir, l’acte de réappropriation par Led Zeppelin des années 1970 est-il de même nature sur le plan de la création que celui de Greta Van Fleet en 2010 ? Il permet de présenter des notions fondamentales telles que le phénomène de la rétromania et du rétrofétichisme, la théorisation du concept d’influence – avec un croisement analytique remarquable entre ceux de Dave Headlam (immaturité, générosité, anxiété) et de Joseph N. Straus (concept de marginalisation, neutralisation, généralisation et compression) –, et des observations sur les mutations actuelles dans l’approche créative du rock. Ce contexte global oppose en effet, d’un côté, le désaveu de critiques musicaux déplorant le manque de renouveau, et de l’autre, un succès médiatique et commercial indéniable qui tend à conforter la démarche de Greta Van Fleet. L’analyse questionne également les arguments ayant conduit aux arbitrages juridiques en défaveur de Led Zeppelin, notamment dans la focale d’appréciation de l’exploitation de l’influence, la hiérarchisation nécessaire de ces critères, et la médiatisation de l’affaire qui a convoqué des domaines d’expertise non neutres. Dans sa démarche comparative, l’auteur parvient enfin à une description du style Greta Van Fleet dans le questionnement du positionnement de leurs productions en termes de statut d’influence.
En conclusion, cet ouvrage regroupe ainsi un ensemble de textes musicologiques dont les méthodes complémentaires d’analyses et les axes d’étude donnent une lecture plurielle du style Led Zeppelin. Les analyses musicales posent des problématiques permettant de comprendre aussi bien les originalités du groupe, les relations interindividuelles dans la création et les directions artistiques tant sur le plan du son que du langage musical, en livrant des indices pouvant justifier leur notoriété encore vivace de nos jours, comme en attestent les derniers auteurs de l’ouvrage. La présentation d’outils récents d’analyse pour l’étude des musiques populaires phonographiques est également un atout étant donné les perspectives de recherche que cela permet d’envisager. Enfin, la qualité d’impression en couleurs pour certaines pages est très appréciable pour la lisibilité et la compréhension des graphiques qui sont nombreux dans cet ouvrage.
Parties annexes
Note biographique
Benoît Navarret est musicologue, maître de conférences à Sorbonne Université (IReMus). Spécialiste de la guitare électrique, il enseigne l’acoustique musicale, l’écoute critique en phonographie, les techniques d’enregistrement studio et l’organologie. Concernant Led Zeppelin, il a écrit sur la « voix dénaturée » dans la revue Volume !.
Notes
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[1]
Philippe Gonin est maître de conférences en musicologie à l’Université de Bourgogne et directeur adjoint des Éditions Universitaires de Dijon (eud).
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[2]
Pierre Michel est professeur des universités en musicologie à l’Université de Strasbourg.
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[3]
Jean Larue est doctorant à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, sous la direction de Bertrand Porot et de Catherine Rudent (Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3).
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[4]
L’utilisation du genre masculin a été adoptée afin de faciliter la lecture et n’a aucune intention discriminatoire.
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[5]
Philippe Lalitte est professeur des universités en musicologie à Sorbonne Université.
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[6]
Maxime Cottin est titulaire d’un doctorat en musicologie obtenu à l’Université Côte d’Azur en 2014, sous la direction de Jean-Louis Leleu.
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[7]
Laurent Pottier est professeur des universités en musicologie à l’Université Jean-Monnet de Saint-Etienne.
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[8]
Judikaël Levin est musicien et doctorant à l’Université Rennes 2, sous la direction de Bruno Bossis.
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[9]
Jacopo Costa est musicien et maître de conférences en musicologie à l’Université de Strasbourg.
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[10]
Marion Brachet est titulaire d’un doctorat en musicologie, obtenu en cotutelle à l’École des hautes études en sciences sociales (ehess) de Paris et l’Université Laval à Québec, sous la direction d’Esteban Buch et de Serge Lacasse.
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[11]
Danick Trottier est professeur de musicologie à l’Université du Québec à Montréal.