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Professeur de musicologie à l’Université de Tours, Jérôme Rossi consacre la majorité de ses travaux à la musique postromantique et aux relations entre musique et cinéma. Son apport à la recherche musicofilmique est important et se reflète tant dans son rôle de cofondateur du groupe elmec (Étude des Langages Musicaux à l’ÉCran) que dans les ouvrages collectifs qu’il a (co-)dirigés : Musiques de séries télévisées (2015, avec Cécile Carayol), La musique de film en France. Courants, spécificités et évolutions (2016), Du concert à l’écran.La musique classique au cinéma (2019, avec Stéphan Etcharry) et Le cinéma populaire et ses musiciens (2020, avec Philippe Gonin)[1]. Avec L’analyse de la musique de film. Histoire, concepts et méthodes, il livre une somme critique et historique consacrée aux pratiques analytiques musicofilmiques. Son étude ambitieuse est servie par une double perspective académique et pratique, puisqu’il est également un compositeur chevronné de musiques pour le cinéma et la télévision.

Organisation de l’ouvrage

Rossi se propose de rassembler et d’actualiser les connaissances théoriques sur la musique de film. Par le recensement des méthodes et concepts appliqués à l’analyse musicofilmique, il vise non pas à offrir une grille analytique-panacée mais à mettre en lumière la richesse des pratiques analytiques. Sa volonté de souligner les problèmes méthodologiques le conduit à adopter une approche thématique. Après une exposition de l’ontologie de la musique de film (ch. 1, p. 35-84), Rossi détaille ses différentes fonctions dans le film (ch. 2, p. 85-136), puis aborde des questions sémiologiques (ch. 3, p. 137-199 : musique et signification ; ch. 4, p. 201-240 : musique et communication), commente le lien de la musique à la narration (ch. 5, p. 241-305), ainsi que son intégration à une mise en scène audiovisuelle (ch. 6, p. 307-404). Il passe ensuite en revue les paramètres musicaux et la façon dont ils participent à l’oeuvre filmique en considérant le micro-niveau de la séquence (ch. 7, p. 405-516) et le macro-niveau du film (ch. 8, p. 517-588). Il présente enfin les différentes formalisations écrites de l’analyse musicofilmique (ch. 9, p. 589-657). Grâce à une organisation thématique rigoureuse, l’auteur offre la possibilité, suivant les intérêts ou le temps à disposition, de ne lire qu’un chapitre de sa monumentale somme ; un avantage non négligeable, notamment pour un usage pédagogique (l’aide-mémoire des outils techniques pour l’analyse musicofilmique est aussi très intéressant de ce point de vue). Toutefois, l’ouvrage, par comparaison avec des livres de référence comme celui de James Buhler et David Neumeyer (2016), est plutôt adapté aux étudiant·e·s de maîtrise (Master) en raison de sa perspective historiographique mêlée aux aspects analytiques.

Un champ décrié mais fécond

Dans son introduction (p. 7-34), Rossi rappelle les principales réserves idéologiques qui ont conduit à une difficile reconnaissance de la musique de film comme un champ académique : une conception purement esthétique de la musique qui postule la supériorité de la musique absolue sur la musique fonctionnelle ; la tendance à privilégier le support écrit alors que la finalité de la musique de film est d’être enregistrée ; la focalisation de l’analyse musicale sur des musiques conçues pour le concert ; l’association avec un art populaire ; la notion d’auctorialité mise à mal par le recours fréquent à des personnes qui orchestrent ou arrangent ; un début d’histoire marqué par un langage (post-)romantique jugé passéiste par rapport à la seconde école de Vienne. Ces difficultés sont plus marquées dans la recherche francophone qu’anglophone, comme le montre par exemple l’ouvrage collectif dirigé par Kevin J. Donnelly (2001).

Toutefois, cette forte résistance à la musique de film n’implique pas une absence de production théorique, dans laquelle Rossi dégage cinq phases : jusqu’à la fin des années 1950, les questionnements de la musicologie filmique sont historiques, esthétiques et techniques ; la perspective sémiotique domine les décennies 1960-1970 ; dans les années 1980, les chercheur·euse·s en cinéma manifestent un fort intérêt pour la musique de film ; à la fin des années 1990, les études commencent à inclure la musique populaire et le jazz au cinéma, ainsi que les nouvelles pratiques hollywoodiennes ; enfin, le milieu des années 2000 correspond à une intégration de la musique de film à l’ensemble de la bande-son et à l’avènement du sound design.

Ontologie de la musique de film

Dans sa définition de la musique de film, Rossi différencie la musique écrite pour le film de la musique préexistante exploitée dans le film et les distingue par les expressions « musique pour film » et « musique préexistante », alors que leur réunion dans un film est qualifiée de « musique du film » (p. 35-41). On peut regretter que cette excellente proposition ne se reflète pas dans le titre de l’ouvrage. Puis, il dégage cinq caractéristiques essentielles, à commencer par les trois modes d’existence de l’oeuvre : cinématographique, phonographique et graphique (p. 41-63). Il rappelle que le régime cinématographique est celui de référence, car il permet d’analyser la musique dans son contexte complet. Quatre caractéristiques sont distinguées ultérieurement : la musique de film est une oeuvre collaborative (la·le réalisateur·rice en a la responsabilité finale), hétérogène, dramatique (car essentielle dans la dramaturgie filmique) et fragmentaire (p. 63-84). Si ces spécificités expliquent la résistance idéologique à la musique de film, elles sont également source de difficultés pour l’analyste, car elles défient les protocoles analytiques traditionnels.

Fonctions de la musique dans le film

Après avoir rappelé que la musique de film est bien plus qu’un accompagnement de l’image, Rossi présente et commente les nombreuses fonctions attribuées par les chercheur·euse·s à la musique au cinéma (p. 85-120). À la suite de cette synthèse bienvenue, il propose sa typologie qui distingue entre fonctions universelles (présentes dans tous les films) et particulières (spécifiques à une séquence) (p. 121-136). Dans la première catégorie figurent les fonctions immersive, temporelle (rythme généré par la présence et l’absence successive de musique), structurelle (unité et continuité) et médiatrice (référents culturels, topiques musicaux, intertextualité et intermusicalité) ; dans la seconde, les fonctions imitative, émotionnelle, rythmique, informative (commentaire musical interne), réflexive (commentaire musical externe) et poétique (induisant une contemplation esthétique). Toutes les fonctions peuvent être assumées par des musiques intra- ou extra-diégétiques et ne sont pas exclusives.

Sémiologie de la musique de film

Le premier chapitre consacré à la sémiologie de la musique de film (p. 137-199) présente les principales théories concernant la formation des significations dans l’oeuvre audiovisuelle : le principe métaphorique de Nicholas Cook (1998), les modèles congruence-association d’Annabel J. Cohen et Sandra K. Marshall (1988) et gestaltiste d’Emilio Audissino (2017a). Rossi passe ensuite en revue les différentes sémantiques musicofilmiques formulées au cours de l’histoire et souligne que seule la sémantique musicale (étude des paramètres musicaux) explique les possibilités signifiantes de la musique au cinéma. Il établit que les topiques musicaux, déclenchant un signifié instantané, sont essentiels et distingue les topiques de répertoire (empruntés à n’importe quel type de répertoire) des topiques musicofilmiques (propres à la musique de film). Rossi se penche enfin sur l’intertextualité, fondamentale pour la signification au cinéma. Il distingue l’intertextualité créée par une musique préexistante (extrafilmique lorsque la musique préexistante appartient au répertoire ; filmique quand elle est connue par son utilisation au cinéma) de l’intermusicalité qui se produit lorsqu’une musique originale renvoie à une autre musique (filmique quand le modèle provient du cinéma ; extrafilmique lors d’une allusion à une oeuvre préexistante). Il ajoute à ce binôme la notion d’intramusicalité qui désigne les marqueurs stylistiques récurrents dans les oeuvres d’un·e compositeur·rice, dont les renvois internes à sa filmographie sont qualifiés de filmiques et ceux à son oeuvre de concert d’extrafilmiques.

Le second chapitre porte sur l’aspect communicationnel de la musique de film (p. 201-240), en s’appuyant sur le modèle de la tripartition sémiologique adaptée à la musique par Jean Molino (1975) et Jean-Jacques Nattiez (1975), dont Rossi discute l’application à la musique de film. Il invite, en fonction des sources disponibles, à une analyse tripartite du niveau neutre qui considère les trois régimes de la musique de film (graphique, phonographique et cinématographique). La poïétique externe recourt à des documents extérieurs à l’oeuvre, dont les principaux types sont énumérés et commentés par Rossi, dont le plan de séquence, la partition préparée (évènements visuels ou vocaux indiqués selon un tempo avec des mesures vides), la partition manuscrite annotée, la partition-logiciel et la temp track. La poïétique inductive passe, afin que l’analyste puisse déduire les intentions du.de la compositeur·rice, par la méthode des caches (analyse sans les images) ou le test de commutation (musique remplacée par une autre musique ou rien). Quant à l’analyse esthésique inductive, Rossi souligne combien il est difficile de prendre en compte la relativité des codes de représentation lors de l’évaluation des stratégies perceptives et de leur efficacité. La démarche esthésique externe fait généralement appel à la psychologie expérimentale et aux sciences cognitives (les commentaires sur les réseaux sociaux pouvant pallier le problème de réaliser de larges enquêtes), mais s’appuie aussi sur des données générales concernant la réception du film (box-office, critiques, etc.). Dans ce cadre, il est fondamental de ne pas oublier que des compétences spectatorielles variées peuvent mener à différents niveaux de lecture.

Musique et narration

L’apport de la musique à la narration filmique est incontestable, mais a généré une abondance de termes pour la qualifier que Rossi retrace tout en soulignant certains problèmes terminologiques (p. 241-272). Par rapport aux catégories classiques de Claudia Gorbman (1987), il distingue les musiques diégétiques in et hors champ. En dégageant les différents types de musiques extradiégétiques, il montre que le couple diégétique/extradiégétique ne permet pas de décrire les nombreuses zones d’ambiguïté entre les deux. Il évoque alors les musiques ambidiégétiques (dont l’identification de la source est problématique) ; la dé-diégétisation (musique diégétique devient extradiégétique) ; les musiques métadiégétiques (émanant d’un personnage de la diégèse) ; musiques supradiégétiques (lorsque toutes les composantes du film sont soumises à la musique). Pour le cas particulier de la chanson (p. 272-282), il propose une typologie fondée sur le message des textes, l’opposition entre diégétique et extradiégétique et l’intelligibilité totale ou partielle des paroles, déterminant quatre modes : scénique (diégétique intelligible), parenthétique (extradiégétique intelligible), contrapuntique (diégétique ou extradiégétique inintelligible) et instrumental. Finalement, il s’intéresse au positionnement de la musique par rapport à l’histoire et aux notions de parallélisme et de contrepoint (p. 283-305). Il propose un outil analytique plus nuancé, le continuum musique/image de décalage dramatique, plutôt que cette dualité réductrice.

La musique dans la mise en scène audiovisuelle

L’intégration de la musique dans une oeuvre audiovisuelle implique qu’elle n’est qu’un des canaux de communication avec les images en mouvements, les textes, les discours verbaux et les sons, dont le principe unificateur est le rythme (p. 307-351). Cet aspect a été étudié par le courant du musicalisme, dont les thèses permettent à Rossi d’affirmer qu’il existe un régime non narratif de l’image, le régime plastique, essentiel pour éviter de cantonner l’analyse au déroulement narratif. Le régime plastique induit des points de rencontre précis entre musique et image et des correspondances plus générales, ce qui mène Rossi à recenser les différents points de synchronisation entre la musique et l’image (mouvements à l’image, typographiques, de caméra et changements de plans) et les syntonismes (cinétisme, lumières, couleurs, lignes, filmage). Il souligne que les décalages cinétiques entre les vitesses des mouvements à l’écran et de la musique impliquent de prendre en compte un continuum de décalage cinétique musique/image qui va du syntonisme au contraste. L’auteur invite à une lecture simultanée de ce continuum avec celui identifié au chapitre précédent (continuum musique-image dramatique), afin de dégager des situations dramatico-cinétique de trois types : concordance, disjonctions partielle et totale.

Rossi s’intéresse ensuite à l’interaction de la musique avec les voix et les bruits, qui a d’abord été théorisée comme un conflit, puis envisagée comme un continuum sonore avec le développement du sound design et de la soundscape score (p. 352-404). Puis, il dégage les points de synchronisation musicaux avec les voix et les bruits, mais aussi les différents types d’interactions à l’intérieur de la bande-son, proposant d’appeler effects underscoring les moments où la musique sert d’écrin émotionnel aux bruits et aux ambiances.

Analyse musicale

Dans le premier chapitre consacré à l’analyse musicale (p. 405-516), Rossi se concentre sur la séquence. Il plaide pour une analyse des paramètres musicaux : hauteurs et aspects mélodiques (motifs, thèmes), harmonie (motifs et thèmes harmoniques, accords, progressions, cadences), aspects timbriques et texturaux (nature, dynamiques, attaques, intensités) et rythme (figures rythmiques, tempo, mètre, hypermètre, rythme harmonique, rythme textural). Après avoir pris en considération chaque paramètre en particulier, il convient non seulement, comme dans toute analyse musicale, d’en considérer les synergies, mais aussi de dégager leur rôle dans la narration filmique et la mise en scène audiovisuelle. Rossi dégage quatre principes de construction formelle structurants : l’underscoring, l’énonciation thématique, les points de synchronisation et les cycles tensionnels.

Dans le second chapitre (p. 517-588), l’auteur s’intéresse à l’analyse de la musique à l’échelle du film. L’investigation porte sur l’alternance des présences et absences musicales qui déterminent le rythme musicofilmique d’un film. Les récurrences de matériaux motiviques et thématiques sont à l’origine de formes musicofilmiques. Rossi distingue la forme kaléidoscopique (matériaux thématiques uniques), les formes répétitives (matériaux thématiques récurrents fixes), les formes variées (matériaux thématiques récurrents variés), la forme-leitmotiv (certains thèmes et motifs répondent aux critères d’abondance, de plénitude signifiante et de développement substantiel), ainsi que des formes hybrides mélangeant thèmes fixes et récurrents. Il suggère également de considérer d’autres facteurs d’unité comme les tonalités, les timbres et les idiomes.

Systèmes de représentation analytique

Dans le dernier chapitre de son ouvrage (p. 589-657), Rossi s’intéresse aux manières variées de transmettre une analyse de musique de film. Il reconduit la distinction de niveaux (séquence et film) opérée précédemment. Rossi dégage deux catégories d’analyse de séquence suivant qu’elles s’appuient ou non sur une partition. Parmi les méthodes utilisées, on dénombre notamment les descriptions verbales pures, la juxtaposition de colonnes distinguant les bruits, la musique et les dialogues, la mise-en-bande qui décrit le plan et la superposition des courbes de volume (musique, bruits et dialogues), les spectrogrammes pour dégager la composition sonore générale, les partitions annotées et les partitions avec visuel. La présentation d’une analyse à l’échelle du film présente un défi synthétique redoutable au vu de la masse d’informations visuelles et sonores à communiquer et ne peut atteindre un niveau de détail aussi élevé que celui de l’analyse de séquence. Parmi les solutions employées, on trouve la cue sheet enrichie (place et durée des musiques, rapport à la diégèse, instruments, tempi, tonalités, etc.), les formes d’ondes (pour représenter des récurrences d’éléments formels), le logiciel « Lignes de temps » qui permet une vision quantitative des récurrences thématiques, la représentation en code-barre pour distinguer les séquences musicalisées de celles qui ne le sont pas et des digrammes de structure narrative. Rossi conclut cette présentation en recommandant de choisir le type de représentation en fonction de son objet d’étude.

Vers la notion de style

Dans sa conclusion (p. 659-671), Rossi invite à dépasser l’indispensable travail d’observation et de description exposé dans les chapitres précédents. Il plaide pour l’intégration d’une réflexion stylistique à l’analyse musicofilmique. Alors que la part tenue par le recours à des musiques préexistantes dans le style d’un·e réalisateur·rice est largement considérée, il incite à replacer, suivant les types d’investigation menés, les musiques pour film dans une époque, un genre, un courant artistique, une collaboration entre un·e compositeur·rice et un·e réalisateur·rice ou une carrière. Cette analyse stylistique permet de dégager la manière dont la·le compositeur.·rice met en oeuvre – avec originalité ou non – les différents codes musicofilmiques et donne les outils pour s’engager dans une discussion de la qualité de la partition qui ne repose pas sur le critère problématique d’une musique qui fonctionne hors écran. Elle offre aussi la possibilité d’étudier la manière dont un style se développe sur plusieurs films de genres et réalisateur·rice·s différent·e·s et de dégager un idiome personnel du·de la compositeur·rice.

Un jalon dans l’analyse musicofilmique

L’articulation d’aspects historiques, conceptuels et méthodologiques donne à l’ouvrage de Rossi une ampleur exceptionnelle dans le champ des études musicofilmiques, qui dépasse de loin l’étendue couverte par des sommes telles que celle d’Emilio Audissino (2017b). On peut regretter que son enquête historiographique ne porte que sur la littérature analytique et la filmographie occidentales, un regret formulé en regard de l’enthousiasme suscité par la lecture de sa somme, mais pleinement conscient que la tâche se révèlerait alors d’une étendue insurmontable, même pour un chercheur aussi érudit que Rossi. En revanche, la discussion de la pertinence de l’emploi du terme « leitmotiv » (p. 540-549) aurait gagné à intégrer au débat l’opéra-comique et ses motifs récurrents (dont les motifs d’annonce et de réminiscence) et les réflexions de Carl Dahlhaus (1970) et de Melanie Wald et Wolfgang Fuhrmann (2013) sur le sujet, tant pour les questions terminologiques que pour la critique du discours théorique d’Adorno et Eisler (2006).

Au-delà de ces remarques, L’analyse de la musique de film. Histoire, concepts et méthodes se révèle d’une importance capitale pour l’analyse musicofilmique francophone, mais plus largement pour les études musicofilmiques en général, par sa richesse documentaire (tant dans la littérature analytique que dans les exemples filmiques) qui dépasse de loin les ouvrages similaires, la finesse de ses analyses et ses propositions méthodologiques. Une somme magistrale dont le retentissement est appelé à dépasser le champ d’action prévu par Rossi, le long-métrage de fiction au cinéma, tant ses propositions peuvent aussi enrichir les études portant sur les séries télévisées, les films expérimentaux, documentaires, publicitaires et d’animation, les bandes-annonces et les jeux vidéo.