Résumés
Mots-clés :
- art allographique,
- interprétation,
- mise en scène lyrique,
- réception critique,
- sémiologie de l’art
Keywords:
- allographic art,
- critical reception,
- interpretation,
- semiology of art,
- staging opera
Corps de l’article
L’ouvrage de Jean-Jacques Nattiez, Fidélité et infidélité dans les mises en scène d’opéra, est publié par la librairie philosophique J. Vrin en 2019 avec le concours du Centre national du livre (cnl) et de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (oicrm). Il naît du constat que les jugements de fidélité et d’infidélité procèdent d’une pluralité de mécanismes encore indéterminés et qu’une théorie de la mise en scène lyrique est nécessaire pour comprendre comment ces jugements se construisent et se justifient. En effet, excepté de rares essais cités par Nattiez dans son premier chapitre et les numéros de L’Avant-Scène Opéra consacrés à la mise en scène, la question précise des rapports entretenus par l’oeuvre musicale et ses avatars scéniques au prisme de la réception critique demeure encore peu traitée par la communauté scientifique[1]. Dans son avant-propos, l’auteur indique que l’ouvrage est « une ample révision et une vaste extension » de son article « Mise en scène lyrique, interprétation et sémiologie » paru en 2007 dans la revue Prétentaine[2] (p. 11). L’étude menée ici s’organise en trois parties et douze chapitres, où des Prémisses (1re partie, p. 19-72) introduisent un dialogue entre Les infidélités inévitables et délibérées (2e partie, p. 73-175) et les questions de Fidélité et liberté dans l’invention scénique (3e partie, p. 177-263). Afin de rester fidèle à une pensée soigneusement architecturée par l’auteur, le choix d’une recension méthodique est ici délibéré.
Dans son premier chapitre (p. 21), Nattiez brosse un large état des lieux de la question étudiée en partant du constat d’Alain Perroux selon lequel on s’insurge aujourd’hui d’une dictature du metteur en scène[3]. L’auteur recense aussitôt trois essais qui alimentent le débat : La malscène de Philippe Beaussant (2005), C’est l’opéra qu’on assassine ! de Jean Goury (2007) et Petite philosophie des mises en scène d’opéras aujourd’hui de Dominique Catteau (2012). Après la circonscription d’une polémique relativement récente, il s’agit de définir une double conception de l’opéra héritée de la querelle des Gluckistes et des Piccinnistes qui, déjà au xviiie siècle, oppose les partisans d’un opéra où la musique sert l’action à ceux qui accordent la prééminence au musical. Ce rappel effectué, l’auteur pose un jalon essentiel en définissant le Regietheater. Né dans l’Allemagne des années 1960 du constat que l’oeuvre doit être réinterprétée à la lumière du présent, ce théâtre de mise en scène renégocie la réception publique du spectacle et donne parfois lieu à ce que Didier Plassard nomme « une relation d’agression entre la scène et la salle[4] ». Pourtant, bien que les récentes tendances de la mise en scène s’apprécient par le prisme de cet incontournable leitmotiv de fidélité aux intentions initiales, Nattiez remarque que la critique semble finalement se référer à « un paradis perdu de la mise en scène et de la scénographie, sans que celui-ci soit précisément défini » (p. 45).
Une approche sémiologique de l’opéra fait ainsi l’objet du deuxième chapitre (p. 47). L’auteur introduit aussitôt la distinction entre l’interprétation-exégèse et l’interprétation-exécution de l’oeuvre lyrique. Cette conjonction des deux sens du mot souligne non seulement l’idée que toute production artistique n’est qu’une version d’une foule de possibles, mais également que tout geste neuf de mise en scène ajoute inévitablement son propre réseau de significations. L’oeuvre lyrique se trouve définie comme une forme symbolique complexe agençant différents supports et niveaux expressifs en une trace matérielle, mais existant aussi sous une forme symbolique. À son tour, la représentation de l’oeuvre musicale se présente comme une forme symbolique soumise à un modèle sémiologique tripartite. Elle résulte de ce que Nattiez nomme l’activité poïétique, se manifeste sous forme de traces immanentes et donne lieu à une activité esthésique. Chacun de ces trois niveaux ouvre son propre réseau de significations infinies, capables d’alimenter les jugements de fidélité ou d’infidélité. Enfin, c’est le mécanisme du jugement critique lui-même que l’auteur entreprend de définir. Celui-ci fonctionne en une chaîne d’actions partant de la construction sélective d’une intrigue en tant que point de départ d’un réseau de significations, pour vérifier toute signification ponctuelle par une opération de mise en série, laquelle prouve l’absence de signification globale et affirme la seule existence de vérités locales. La démonstration s’achève en forme de questionnement : « si les vérités locales coexistent avec la pluralité des jugements, est-il possible d’énoncer des jugements normatifs ? » (p. 72).
La deuxième partie de l’ouvrage s’attache à définir et questionner les divers visages et degrés d’infidélité de la mise en scène. Résolument central pour l’étude menée, le troisième chapitre (p. 75) étudie avec pédagogie et hauteur de vue les théories d’Adolphe Appia sur les liens qu’entretiennent la musique et la mise en scène. La quintessence d’une pensée souvent qualifiée de prolixe se présente en une citation soigneusement sélectionnée : « Par la représentation du drame, la musique est reportée dans l’espace et y prend une forme matérielle, la mise en scène, qui satisfait non plus illusoirement dans le temps seulement, mais bien effectivement dans l’espace, le besoin de forme tangible[5] ». L’auteur étudie les esthétiques et la réception des rares mises en scène d’Appia (Tristan und Isolde en 1923 à Milan, Das Rheingold en 1924 et Die Walküre en 1925 à Bâle). Il en démontre l’impact décisif dans l’histoire de la mise en scène lyrique. Car en s’emparant d’une oeuvre qu’il était jusqu’alors coutume de panthéoniser, Appia, l’interprète libre créateur, commet le péché originel sur lequel s’est certainement bâti le « paradigme avec lequel nous vivons » (p. 76). En la personne d’Adolf Zinsstag, qui crée une pétition afin de faire annuler les représentations du Ring dans les décors d’Appia, c’est le public tout entier qui croit détenir le droit de retirer au metteur en scène la part de créativité qu’il négociait fraîchement. Nattiez fait cependant justice à l’oeuvre d’Appia en démontrant qu’elle se fonde étroitement sur la musique et qu’elle offre une matérialisation plastique à une oeuvre musicale qui constitue l’apogée d’une époque et appelle ainsi au renouvellement. Si infidélité il y a, elle est donc inévitable, peut-être même salutaire.
Intitulé « Le temps qui passe et les nécessaires modernisations », le quatrième chapitre (p. 91) dresse un vaste bilan des infidélités inhérentes à la pratique même d’un art allographique. Parce que la mise en scène se pratique dans le temps présent, bien qu’elle réinstancie l’oeuvre première elle ne peut en reproduire perpétuellement les attributs originaux. Ainsi, « les effets du temps sont nécessairement cause d’infidélité » (p. 91) et l’on ne peut attendre – ni peut-être même souhaiter – que Don Giovanni demeure joué selon des procédés scéniques vieux de deux siècles et demi. Si de récentes recherches sont saluées pour avoir enrichi la connaissance des pratiques scéniques du passé, Nattiez constate qu’on ne peut « demander aux acteurs de jouer à l’avant-scène, en raison, à l’époque, de l’éclairage au gaz des feux de la rampe » (p. 93). L’évolution du jeu du « chantacteur » (comme le nomme l’auteur), celle des techniques décoratives, celle des critères esthétiques sont autant de raisons évidentes de dépassement et de réinvention d’une mise en scène originelle. Ainsi, toute fidélité absolue de la mise en scène est non seulement vaine, mais elle entretient le fantasme selon lequel l’auteur de l’oeuvre musicale aurait pleinement validé la réalisation scénique première au point de l’inscrire définitivement dans le marbre, raisonnement balayé par un simple rappel : même Wagner, rapporte l’un de ses assistants Richard Fricke, changeait chaque jour d’idée au point de confier : « L’année prochaine, nous ferons tout différemment[6] ». Cet ample et passionnant chapitre se poursuit par l’analyse des rapports que l’oeuvre opératique entretient avec les « moments du temps » : le temps de l’écriture, le temps de l’action racontée, le temps de l’exécution contemporaine de l’oeuvre, convoqués ici afin de déterminer si de possibles déplacements approfondissent la signification de l’oeuvre. À ce titre, les propositions de Wieland Wagner (Siegfried à Bayreuth en 1954) tiennent lieu d’exemples, ou celle plus récente de Robert Lepage (Tétralogie du Metropolitan Opera de New York en 2012) saluée pour sa capacité à « fusionner les techniques de scène du xxie siècle avec l’imagerie traditionnelle, respectueuse des indications scéniques originales de Wagner[7] ». Le chapitre s’achève par un verdict en forme de credo (inscrit par l’auteur en italique, ce que nous respectons ici) :
Ce qui s’est passé le jour de la création ne peut servir de référence. C’est la raison pour laquelle, si on entend par fidélité la reproduction ou l’imitation de ce qui s’est fait lors de la création d’un opéra ou à l’époque du compositeur et du librettiste, il n’y a jamais, il ne peut jamais y avoir de représentation qui soit fidèle aux intentions des créateurs.
p. 123
Le cinquième chapitre (p. 125) poursuit l’inventaire des situations qui appellent à l’infidélité en étudiant la mise en scène dans son rapport aux nouvelles technologies. Envisagée sous l’angle du progrès, lorsqu’elle bénéficie à l’entreprise scénique tout entière, une technique nouvelle est généralement bien accueillie – quelle que soit l’époque observée, celle du compositeur et du librettiste comprise – et alimente ainsi de possibles réécritures. Mais le débat se corse lorsque l’opéra s’envisage dans ses liens avec le cinéma. Parce qu’il y a là une confrontation de deux formes artistiques différentes, peut-être même concurrentes, l’une pouvant distordre voire absorber l’autre. La Flûte enchantée d’Ingmar Bergman (1975) fait cependant figure d’exemple, dans sa capacité à conjuguer supports et langages, prolongeant ainsi les possibles de la scène sans avoir l’impression de quitter la salle de théâtre.
Le constat de Daniel Barenboim, selon lequel « le metteur en scène, lui, doit, dans un certain sens, imaginer sa propre partition[8] », ouvre le sixième chapitre (p. 137) construit dans un dialogue entre musicien et metteur en scène. Nattiez y rapporte de fulgurants propos de Boulez à propos de la Tétralogie du Centenaire :
La fidélité, au sens restrictif du mot, accomplit une oeuvre de mort par étranglement. Qu’est-ce que la fidélité, vraiment ? Est-ce respecter le transitoire ? Ou n’est-ce pas considérer l’oeuvre comme éternellement porteuse de vérités nouvelles, déchiffrables suivant l’époque, le lieu et la circonstance ? La grande oeuvre n’est-elle pas précisément celle qui déjoue nos prévisions ? Dans la fidélité littérale, je ne vois personnellement que le plus grand mensonge et la plus grande infidélité envers l’oeuvre que l’on veut obstinément circonscrire dans le cadre de son apparition première. Mais depuis cette apparition, tout a changé : nous sommes plus riches de nouvelles acquisitions, de nouvelles expériences, de nouvelles aventures stylistiques. Et nous reviendrions en arrière sans tenir compte de toute cette évolution ? L’oeuvre est un échange constant passé-futur qui l’irrigue et qui nous irrigue[9].
La pensée scénique de Boulez accorde ainsi à l’oeuvre une vie autonome de celle de ses auteurs et reconnaît l’expérience théâtrale comme « le phénomène même de l’actualisation[10] ». La posture de Patrice Chéreau rappelle que le débat est pourtant évacué au théâtre parlé et que « ces idées de littéralité, de fidélité littérale au texte, […] n’ont plus cours que dans les maisons d’opéra et […] sont autant de faux problèmes[11] ». L’auteur en conclut que la mise en scène contemporaine s’entend pour Chéreau non dans une dialectique de fidélité/infidélité, mais dans une différence à établir entre fidélité et liberté.
La liberté auto-octroyée du metteur en scène est l’objet du septième chapitre (p. 153). Celle-ci se décline en différents gestes dont le premier consiste en la superposition à l’oeuvre représentée d’une autre pièce, voire en la greffe d’une autre musique. Les mises en scène de Zaïde (Vienne 2006, Aix-en-Provence 2008) et Iolanta (Madrid 2012, Aix-en-Provence 2015) de Peter Sellars sont ici questionnées sur la pertinence des ajouts musicaux : respectivement une improvisation de oud étrangère à Mozart et l’« Hymne des Chérubins » redevable à Tchaïkovski lui-même. L’ajout d’un texte narratif, distinct de la pratique de la note d’intention, est également pratiqué par Sellars afin d’orienter l’argument original et d’infléchir la compréhension de son écriture scénique. Dans le cas de Don Giovanni, Isabelle Moindrot constate l’existence d’une « fiction seconde[12] » qui naît de la juxtaposition de deux vocables, les conventions du roman noir contemporain et celles de l’opéra du xviiie siècle. Mais Nattiez en vient à un point de torsion, lorsqu’il reconnaît au mythe une propension naturelle à la transformation et souhaite à l’oeuvre de Mozart-Da Ponte « transmise sous forme écrite » (p. 157) un traitement différent. La réécriture de l’oeuvre est ensuite abordée du point de vue politique à travers la production de L’Enlèvement au sérail située par Martin Kušej au coeur de Daesh (Aix-en-Provence 2015). Quand Kušej entend opposer la valeur de l’Occident à la barbarie de l’Orient, Bernard Foccroulle, alors directeur, formule dans son rapport d’activité le souhait éloquent que les artistes incitent à dépasser les clichés plutôt qu’à les renforcer. On conçoit ainsi que Dominique Catteau puisse imaginer une « Charte de la mise en scène[13] », mais l’on se réjouit surtout que l’auteur refuse toute judiciarisation du débat et réaffirme la flexibilité des notions de fidélité et de trahison.
La troisième partie de l’ouvrage propose de renverser l’angle d’approche pour étudier cette fois la fidélité de la mise en scène dans son rapport à la liberté d’invention. Elle s’ouvre par le huitième chapitre (p. 179) consacré aux limites objectives et subjectives de la fidélité. Nattiez observe d’emblée que, mis à part les reconstitutions historiques d’opéras baroques comme les ont pratiquées Dene Barnett (Pygmalion, 1972) ou Benjamin Lazar (Cadmus et Hermione, 2008), on ne peut dire d’une production contemporaine qu’elle est entièrement fidèle aux intentions des créateurs de l’oeuvre. Plus encore, la recherche universitaire en la matière profite encore peu à cette démarche qui, par ailleurs, intéresse peu le spectateur contemporain si ce n’est par l’étrangeté qu’elle représente et qui étanche paradoxalement une « soif moderniste du Nouveau » (p. 181). Mais si une mise en scène ne peut pleinement être fidèle, la liberté créatrice du metteur en scène n’en est pas moins compatible avec le respect de l’ouvrage. Cette marge de liberté s’apprécie notamment selon le degré de connaissance et de proximité que le spectateur, critique, historien, musicologue entretient avec l’oeuvre. Elle tient aussi au répertoire lui-même. L’auteur observe ainsi que le public s’insurge moins devant une transposition alambiquée de L’Italienne à Alger que devant celle du Ring. Il observe enfin que l’acceptation du point de vue du metteur en scène est un pari qui peut désormais s’avérer gagnant et cite Dmitri Tcherniakov qui, pour Carmen (Aix-en-Provence 2017), « cré[e] un univers d’émotions plus convaincant qu’à l’habitude parce qu’il n’est plus gâché par les clichés auxquels on ne croit plus » (p. 188). Outre l’infidélité justifiée et l’infidélité salvatrice, Nattiez étudie l’existence d’une forme de fidélité perverse qui consiste en l’adhésion du metteur en scène à une dimension idéologique aujourd’hui devenue inacceptable. Mobilisant la pensée de Léon Moussinac[14], l’auteur fait le double constat que le principe de respect absolu est vain et que la réussite du spectacle justifie tout.
Le fantasme d’un respect absolu étant enterré, le mécanisme d’invention scénique s’entend pleinement comme une exégèse qui implique la prise d’options. Le neuvième chapitre (p. 203) s’emploie ainsi à étudier quelques-uns des paradigmes interprétatifs contemporains. Nattiez postule que la mise en scène contemporaine considère régulièrement que tout n’est pas pleinement dit par l’oeuvre musicale et que même s’il s’y trouve contenu, le message de l’oeuvre n’est révélé que par le geste de création scénique. L’un des leviers herméneutiques consiste en la lecture marxiste de l’oeuvre, notamment celle d’une génération de metteurs en scène allemands tels que Joachim Herz (le Ring, Leipzig 1973-1976) et Götz Friedrich (le Ring, Londres 1974-1976), dont l’influence va jusqu’à Chéreau. Un second levier consiste en une lecture psychanalytique ; qu’il s’agisse de révéler l’Oedipe entre Tristan et le roi Marke amoureux de la même femme (Wieland Wagner, Tristan et Isolde, Bayreuth 1962) ou l’hystérie d’Isolde appuyée des définitions de Freud ou des théories de Charcot (Patrice Chéreau, Tristan et Isolde, Milan 2007). Le dernier levier, plus actuel, procède de la réinterprétation féministe comme celle pratiquée par Katie Mitchell dans Alcina (Aix-en- Provence 2015), où « les magiciennes apparaissent en maîtres femmes soumettant les hommes à leur désir[15] ».
Quel que soit le geste interprétatif du metteur en scène, le degré d’efficacité de l’exégèse ou l’adhésion esthésique du spectateur, il demeure la question de la concordance entre la mise en scène et « l’esprit » de la musique. Le dixième chapitre (p. 215) montre que la meilleure actualisation du propos dramaturgique peut néanmoins entrer en désaccord avec le style musical. L’observation de Giorgio Strehler invite à reconsidérer la logique herméneutique de la partition en observant que « le metteur en scène idéal d’une oeuvre lyrique ne peut être que le chef d’orchestre : un chef d’orchestre qui soit aussi metteur en scène ou un metteur en scène qui soit aussi chef d’orchestre[16] ». Gustav Mahler, attentif à la rencontre du rythme musical et de l’expression théâtrale, ou Jean-Pierre Ponnelle, dirigeant les acteurs à partir de la partition d’orchestre, font ici figure d’exemples. Le cas de Wagner est traité en contrepoint et l’auteur rappelle que pour Chéreau « c’est la musique qui, bien souvent, commande la direction d’acteurs » (p. 223).
L’avant-dernier chapitre (p. 231) prolonge la réflexion précédente en observant la marge de liberté de la mise en scène vis-à-vis du livret. Nattiez étudie comment le metteur en scène comble certains silences du livret, approfondit le sens intime de l’oeuvre et la psychologie de ses personnages. En ce sens, il reconnaît que les metteurs en scène venus du théâtre et du cinéma ont fait évoluer la représentation de l’oeuvre lyrique. Mais en puisant dans sa poïétique personnelle les multiples références capables de renouveler l’interprétation scénique de l’ouvrage, le metteur en scène ne peut s’assurer de partager avec le spectateur un ensemble commun de prérequis allant, dans le cas de Robert Carsen, d’Alfred Hitchcock (La Finta Giardiniera, Lausanne 1989) à Jacques Rivette (Tannhaüser, Tokyo/Paris 2007). L’inspiration mystique ou religieuse du metteur en scène forme un ultime ensemble de symboles perceptibles dans son travail. L’évolution de Peter Sellars vers une forte dimension spirituelle, le goût marqué d’Olivier Py pour les figures sacrificielles ou christiques sont autant de tropismes qui infléchissent leurs créations et leur réception publique. L’univers du metteur en scène donne ainsi naissance à un vocable personnel et reconnaissable dont l’appréciation critique se heurte à son tour au jugement esthétique, lequel peut ériger de nouveaux canons et faire d’un geste initialement singulier un classique.
C’est sur la question d’un scandale finalement éphémère[17] que s’ouvre l’ultime chapitre (p. 253). Cette approche d’Isabelle Moindrot est étayée par Christian Merlin qui observe en effet que « l’actualisation […], après avoir été d’avant-garde, est passée du côté de la tradition[18] ». Ainsi, après avoir défini le terme, Nattiez range les « productions hiératiques de Wieland Wagner » (p. 254) du côté des « classiques », de même que le Ring de Chéreau et la trilogie Mozart-Da Ponte de Sellars. L’auteur distingue aussi les mises en scène des Noces de Figaro de Strehler (Opéra royal de Versailles et Opéra de Paris 1973) et Atys de Jean-Marie Villégier (Opéra-Comique 1987), aujourd’hui canonisées pour l’idéal esthétique qu’elles représentent et leur capacité à combiner liberté de création et respect de la lettre de l’ouvrage. L’étude s’achève par l’analyse de deux mises en scène de François Girard, son Siegfried presque entièrement joué en pyjama (Toronto 2006) « devenu un réceptacle parfait pour l’abstraction[19] » (p. 258) et son Parsifal (New York 2013) échappant avec élégance à une longue tradition chrétienne d’exégèse et ouvrant un renouveau, historiquement validé, de la conception dramatique de l’ultime ouvrage du maître de Bayreuth.
En conclusion, Nattiez revient sur les concepts-clés de son analyse. Il rappelle qu’une mise en scène procède d’un ensemble de choix et qu’à ce titre elle est toujours l’occasion d’infidélités, avant de définir le metteur en scène comme un « intermédiaire » ET un « créateur », « l’un et l’autre, car s’il se conçoit seulement comme un intermédiaire, l’art lyrique est condamné à la stérilité, et s’il se voit seulement comme un créateur, il risque de sombrer dans les dérives du “tout est permis” » (p. 274).
Ne prétendant à aucune espèce d’exhaustivité du point de vue de la pluralité de formes de la scène lyrique contemporaine et centrant ainsi son propos sur l’étude des formes traditionnelles et institutionnelles, Nattiez déjoue avec brio la tentation polémique pour recentrer l’attention sur la fécondité des maillages entre création musicale et création scénique et fournir au lecteur de très précieux outils analytiques de l’art de la mise en scène lyrique. À ce titre, l’ouvrage comble un certain vide et fait désormais figure de référence.
Parties annexes
Note biographique
Docteur en Arts mention musicologie, Jonathan Parisi est auteur d’une thèse consacrée aux mises en scène historiques des opéras de Massenet à l’Opéra-Comique. Ses recherches s’articulent autour de la musique française et des arts de la scène, l’histoire et les esthétiques de la mise en scène en France, ou encore l’écriture et la conservation de la mise en scène. Chercheur à l’Institut d’Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités (ihrim), il enseigne au département de musicologie de l’Université Lumière Lyon 2.
Notes
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[1]
Parmi les études notables, citons les travaux de Christian Merlin, Isabelle Moindrot, Timothée Picard, Thierry Santurenne.
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[2]
Jean-Jacques Nattiez (2007), « Mise en scène lyrique, interprétation et sémiologie », Prétentaine, nos 20-21 (mars), p. 205-257.
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[3]
Alain Perroux (2000), L’opéra, mode d’emploi, Paris, Éditions Premières loges, p. 175.
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[4]
Didier Plassard (2013), « Pour une introduction au Regietheater », dans Didier Plassard (dir.), Mises en scène d’Allemagne(s), « Les voies de la création théâtrale », vol. 24, Paris, cnrs Éditions, p. 18.
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[5]
Adolphe Appia (1899), Die Musik und die Inscenierung, Munich, Bruckmann, p. 56.
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[6]
Richard Fricke (1906), Bayreuth für dreissig Jahren, Dresde, Eichard Vertling, p. 142-143.
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[7]
Bertrand Gilbert (2013), Le Ring de Robert Lepage. Une aventure scénique au Metropolitan Opera, Québec, L’instant même, p. 115.
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[8]
Daniel Barenboim et Patrice Chéreau (2010), Dialogue sur la musique et le théâtre. Tristan et Isolde [2008], propos recueillis par Gastón Fournier-Facio, Paris, Buchet-Chastel, p. 14.
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[9]
Pierre Boulez (1977), « La Tétralogie. Commentaire d’expérience », Die Programmhefte der Bayreuther Festspiele, vol. 6, p. 1-19.
-
[10]
Pierre Boulez (1979), « Court-postscriptum sur la fidélité », dans Alban Berg, Lulu, tome II, Paris, Théâtre national de l’Opéra de Paris / Jean-Claude Lattès, p. 265.
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[11]
Patrice Chéreau (1994), Si tant est que l’opéra soit du théâtre. Notes sur une mise en scène de Lulu [1979], Toulouse, Éditions Ombres, p. 19.
-
[12]
Isabelle Moindrot (2003), « Ténèbres et lumières. Peter Sellars, metteur en scène de Haendel et de Mozart », dans Jean Jacquot (dir.), Les voies de la création théâtrale, vol. 22, Paris, Éditions du cnrs, p. 42.
-
[13]
Dominique Catteau (2012), Petite philosophie des mises en scène d’opéras aujourd’hui, Paris, Société des écrivains.
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[14]
Léon Moussinac (1948), Traité de la mise en scène, Paris, Charles Massin, p. 94.
-
[15]
Alain Perroux (2015), « La présentation de la maquette », dans L’Avant-Scène Opéra, no 289 (novembre-décembre), p. 114.
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[16]
Giorgio Strehler (1980), Un théâtre pour la vie. Réflexions, entretiens et notes de travail, Paris, Fayard, p. 184.
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[17]
Isabelle Moindrot (2015), « La mise en scène d’opéra. Un scandale éphémère ? », L’Avant-Scène Opéra, no 289 (novembre-décembre), p. 25-29.
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[18]
Christian Merlin (2015), « Retour de balancier ? », L’Avant-Scène Opéra, no 289 (novembre-décembre), p. 10.
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[19]
Formule employée par François Girard.