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Le 17 septembre 1969, le journal étudiant The Drake Times-Delphic de Des Moines, Iowa, publie dans ses pages un article exposant les grandes lignes d’une rumeur qui court depuis quelques semaines déjà sur les campus du Midwest américain : Paul McCartney, le célèbre chanteur et bassiste du groupe rock The Beatles, serait mort dans un accident de la route quelques années plus tôt et aurait été remplacé par un double[1]. Après avoir gagné une ampleur remarquable dans les semaines suivantes autant dans les médias nationaux qu’internationaux, la rumeur et la théorie conspirationniste qu’elle inspire s’estompent rapidement. Elles ressurgissent toutefois et se modulent au fil du temps, au point de former l’une des légendes urbaines les plus tenaces de l’histoire de la musique populaire contemporaine, aux côtés de celles du décès prétendument simulé du chanteur Elvis Presley et du pacte avec le diable du bluesman Robert Johnson (Inglis 2007). Rob Sheffield, journaliste au magazine Rolling Stone, lui a d’ailleurs récemment conféré le titre de conspiration la plus bizarre et la plus célèbre de l’histoire du rock, et ce plus de 50 ans après la frénésie de l’automne 1969 (Sheffield 2019).

Des centaines d’articles, de livres, de sites Internet, de documentaires et d’oeuvres de fiction, principalement l’oeuvre de fans et de chercheur·euse·s indépendant·e·s, ont depuis été consacrés à la promotion souvent ironique, mais parfois sérieuse, de la théorie de la mort de McCartney. La résonance et la persistance du phénomène lui ont aussi valu d’attirer l’attention des universitaires qui, à compter du début des années 1970, en ont tiré des analyses psychosociales, cognitivocomportementales, anthropologiques, historiques et folkloriques, retraçant ses différentes itérations et tentant d’identifier ses effets et ses causes auprès du public.

Je propose pour ma part de revenir sur l’histoire de la dissémination de la théorie « Paul Is Dead » pour ensuite renverser la perspective de l’enquête, un peu comme on retournerait un disque pour en découvrir la seconde face une fois l’écoute de la première achevée, en me concentrant sur les caractéristiques, sur les qualités et surtout sur l’historicité du disque à microsillons qui permettent de mieux cerner son rôle dans la création et dans la propagation de la théorie. Après tout, celle-ci a de particulier qu’elle repose sur des indices presque entièrement tirés des albums du groupe, comme le montrent bien les principaux ouvrages de synthèse produits sur le sujet (Patterson 1998, Reeve 2004). Les interprétations et les réflexions qui découlent de ce changement de perspective reposent ainsi sur les possibilités techniques, matérielles et esthétiques du disque à microsillons – comme le backward masking, la pochette de 30 cm et l’album-concept. Le disque, compris ici en tant que format d’enregistrement et de diffusion qui impose des pratiques et des gestes spécifiques d’écoute de la musique, devrait à mon sens être placé au centre de la compréhension du phénomène, de sa naissance à sa consécration en passant par sa diffusion et ses nombreuses mutations.

À ce premier argument se rattache un second : les possibilités esthétiques rendues possibles par le disque à microsillons et, corollairement, la légitimité culturelle progressivement acquise par le rock au cours des années 1960 entre autres grâce à la critique, ont accentué la distance séparant les différents publics des Beatles – distanciation de la communauté rock et du grand public – et les artistes eux-mêmes. Le statut de ces derniers se caractérise dès lors non seulement par leur célébrité ou par leur capacité à divertir, mais aussi par leur identification aux mondes des arts, à une nouvelle élite culturelle et à ses institutions (Collins 2020). Contrairement à ce qu’ont avancé certains auteur·rice·s, le phénomène « Paul Is Dead » ne serait donc pas simplement le reflet de la paranoïa du public américain à l’époque de la guerre du Vietnam et des rumeurs entourant l’assassinat politique des frères Kennedy et de Martin Luther King aux États-Unis (Inglis 2000), ou celui de l’incompréhension des admirateur·rice·s des Beatles face à leur tournant expérimental du milieu de la décennie 1960 (Decker 2009). Il manifesterait potentiellement une réaction à la distinction sociale et culturelle des membres de la formation britannique, auparavant identifiés à – et appropriés par – la classe ouvrière.

Ma démarche, avant tout réflexive, repose en bonne partie sur un assemblage de sources secondaires produites depuis 1972 à propos de la théorie. Le statut socioculturel des auteur·rice·s de ce corpus revêt une importance capitale dans l’analyse du rôle de leurs productions dans la dissémination et la légitimation de la rumeur. La distance évoquée entre les Beatles et une partie de leur public se transpose ici dans l’arène herméneutique où les universitaires, les membres des médias, les chercheur·euse·s indépendant·e·s et les fans se disputent par voies indirectes le sens à donner aux indices recueillis. Leurs échanges et leurs confrontations alimentent ainsi une joute complexe et historicisée portant sur l’appartenance sociale des artistes et sur la signification des oeuvres associées à la culture populaire. Par mimétisme, le mouvement circulaire de la table tournante nous invite toutefois à revenir à notre point de départ : l’objet[2]. À mon sens, le disque à microsillons ne serait pas que le recueil d’indices sonores et visuels où les fans cherchent la preuve de la mort de McCartney ; il serait aussi le support permettant les changements esthétiques et socioculturels qui mettent la table à la création de la rumeur et à sa dissémination.

La théorie : grandes lignes et dissémination médiatique

Rumeur, légende urbaine, théorie conspirationniste : en quoi consiste donc ce phénomène qui a mené à l’usage de descriptifs aussi emphatiques et polysémiques[3] ? Il est possible, de façon rétrospective et cumulative, d’isoler certaines récurrences : ses dates importantes, ses événements clés et ses protagonistes centraux[4]. Selon les tenant·e·s de la théorie, McCartney serait mort dans un accident de voiture à l’automne 1966 ou à l’hiver 1967[5]. Il aurait perdu le contrôle de son véhicule en raison de la chaussée glissante ou du comportement erratique d’une groupie qu’il aurait pris en auto-stop. Alertés par les agents du mi5, le service de renseignement britannique, le gérant des Beatles Brian Epstein et les membres survivants du groupe John Lennon, George Harrison et Ringo Starr auraient décidé d’un commun accord avec les autorités de camoufler le décès afin d’éviter la réaction hystérique des masses, voire une vague de suicides chez les adolescent·e·s. Pour y arriver, le quatuor se concentrerait maintenant sur son travail de studio et ne se produirait plus devant public. À ce stade, notons déjà la façon dont la théorie de la mort de McCartney se greffe souvent aux décisions réelles du Fab Four qui sont jugées surprenantes, imprévisibles ou incohérentes.

Parallèlement à cette dissimulation, un jeune Écossais du nom de William Campbell aurait été repéré grâce à la tenue d’un concours de sosies de McCartney et aurait été recruté pour remplacer la vedette. Il aurait ensuite subi une série de chirurgies esthétiques mineures, profitant de la désertion des scènes par le groupe pour récupérer discrètement et pour perfectionner son imitation du jeu de basse et du chant de McCartney. Son surnom, toujours selon les tenant·e·s de la théorie, serait Billy Shears, nom du personnage fictif introduit en ouverture de l’album-concept Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967). Les proches de McCartney, dont sa conjointe l’actrice Jane Asher, auraient été soudoyé·e·s afin de garder le silence. Pris de remords ou animés par une forme de spiritualité occulte, les membres survivants du groupe, en particulier Lennon, auraient pour leur part décidé de parsemer leurs albums suivants d’indices sonores et visuels permettant de révéler la vérité. La dissémination des indices aurait ainsi débuté dès 1967, mais n’aurait été remarquée par les admirateur·rice·s du groupe qu’en 1969.

Des interprétations alternatives et complémentaires se greffent rapidement à la rumeur centrale. Cette opération aurait été selon certain·e·s un coup de publicité monté de toute pièce afin de faire mousser la vente des albums ; alors qu’il s’agirait pour d’autres de la blague la plus élaborée jamais orchestrée par les membres des Beatles, reconnus pour leur humour noir. Dans certaines versions de la théorie, la mort du gérant Brian Epstein en 1967, celles du gérant de tournée Mal Evans en 1976 et de John Lennon en 1980, de même que la tentative d’assassinat de George Harrison en 1999, seraient toutes liées à la conspiration (Shivani 2017).

Notons encore que, dès le départ, les personnes impliquées dans la formation et la dissémination de la rumeur ne s’entendent pas sur la véracité de l’événement, c’est-à-dire le décès de McCartney. La réception du public et des médias est, le plus souvent, sceptique ou même parodique (Reeve 2004, p. 70-81). Or, on s’entend sur la présence d’une forme de dissimulation, qu’elle serve à camoufler un décès, une opération publicitaire ou un canular ; et qu’elle soit le produit des autorités (c’est le mi5 qui influence le groupe), des industries culturelles (c’est Capitol Records qui orchestre le tout pour mousser les ventes des disques aux États-Unis) ou du groupe lui-même (par remords ou par causticité) (Reeve 2004, p. 133).

Le chercheur indépendant Andru J. Reeve suggère que les origines du phénomène remontent potentiellement à plus de deux ans avant la frénésie médiatique de l’automne 1969. Dès février 1967, on retrouve en effet une mention d’une rumeur à propos de la mort de McCartney dans le numéro 43 du fanzine Beatles Monthly (ibid., p. 35). Le premier texte sur le sujet publié aux États-Unis recensé à ce jour, « Is Beatle Paul McCartney Dead ? » de Tim Harper, parait en frontispice du Drake Times- Delphic le 17 septembre 1969 (loc. cit.). Harper, qui s’occupe habituellement de la section des sports du journal, rédige l’article à la suite d’une conversation avec son collègue Dartanyan Brown qui lui rapporte les grandes lignes d’une rumeur qui circule sur les campus du Midwest états-unien. Cependant, selon la majorité des études et des essais consacrés à la théorie, l’événement qui déclenche la frénésie médiatique à l’automne 1969 n’est pas la publication de l’article de Harper, mais bien une conversation téléphonique diffusée en ondes par la station radiophonique wknr-fm de Détroit le 12 octobre suivant. L’animateur Russ Gibb reçoit alors un appel d’un auditeur, Tom Zarski, qui lui recommande de faire jouer à rebours la piste « Revolution 9 » de l’album éponyme The Beatles. Gibb et son public entendent – ou hallucinent collectivement – pour la première fois les paroles « Number nine » se métamorphoser en « Turn me on, dead man » une fois la rotation inversée. Un autre jeune auditeur nommé Michael aurait ensuite fait irruption en studio pour leur faire entendre les paroles « I buried Paul » supposément dissimulées dans la chanson « Strawberry Fields Forever » de l’album Magical Mystery Tour de 1967 (Reeve 2004, p. 21 ; Patterson 1998, p. 31).

Cette séquence radiophonique aurait introduit la rumeur à Fred Labour, critique de disques au The Michigan Daily, journal de l’Université du Michigan à Ann Arbor, qui deviendra dans les semaines suivantes un des protagonistes centraux de la saga. Son article « McCartney Dead ; New Evidence Brought to Light », publié le 14 octobre 1969, devait à la base être consacré à la critique de l’album Abbey Road (1969)[6]. Amusé par ce qu’il entend à la radio, il décide plutôt de rédiger un article satirique. Celui-ci sera republié dans une douzaine de quotidiens à travers les États-Unis (Reeve 2004, p. 40-41). Plusieurs de ses inventions deviendront ainsi des références pour les cluesters[7].

La station wabc de New York, dont la puissance d’antenne permet de couvrir l’ensemble du territoire états-unien, consacre une émission radiophonique d’une heure au sujet le 21 octobre 1969. Selon Reeve, cette émission entraine une prolifération d’articles de journaux et d’émissions de réseaux radiophoniques à travers le pays et même à l’international (Reeve 2004, p. 65). Quelques jours plus tard, le 26 octobre, McCartney accorde une première entrevue enregistrée – plutôt qu’écrite – afin de démentir la rumeur à la bbc au Royaume-Uni qui est retransmise par la station wmca aux États-Unis. Elle sera suivie le 7 novembre d’une longue entrevue obtenue par le magazine LIFE, accompagnée de photos du musicien et de sa famille alors en retraite à leur ferme écossaise. La station wor de New York consacre tout de même une émission télévisée à la théorie le 30 novembre suivant. On y présente une reconstitution de tribunal visant à examiner les indices et les preuves accumulées par les cluesters. Fred Labour y est invité à titre de spécialiste. Il avoue avant d’entrer en ondes avoir inventé les indices mentionnés dans son article du 14 octobre. La production et l’animateur l’invitent malgré tout à jouer le jeu, afin de préserver l’intérêt du public (ibid., p. 137-143). La frénésie médiatique observée aux États-Unis se résorbe tout de même au cours des semaines suivantes, au point de devenir une simple anecdote récupérée et disséminée comme telle par les médias dès l’hiver 1970.

La recherche par mots clés que j’ai effectuée à partir des banques de journaux nord-américains anglophones et francophones de la période, numérisés par le site Newspapers.com et par Bibliothèque et Archives nationales du Québec, confirme en partie la chronologie médiatique établie dans l’historiographie, mais des nuances importantes doivent y être apportées[8]. J’ai par exemple pu observer que des articles ont été publiés à l’échelle nationale aux États-Unis dès le 10 octobre 1969[9], soit deux jours avant la diffusion de l’émission de wknr-fm à Détroit et 11 jours avant celle de l’émission radiophonique de wabc qui sont censées, selon la plupart des chercheur·euse·s, avoir propagé la nouvelle à travers le pays (Patterson 1998, p. 31). J’ai par ailleurs repéré des articles publiés dans les principaux quotidiens du Québec dès la deuxième semaine du mois, et non à partir du 22 octobre, date convenue de l’internationalisation du phénomène (Winn 2009, p. 332). Un premier article publié dans La Presse le 16 octobre mentionne en effet les réactions de McCartney et des bureaux de Apple, la compagnie de production fondée par les quatre membres du groupe[10]. Un deuxième article, toujours tiré de La Presse, mais cette fois daté du 23 octobre, montre qu’on spécule déjà sur le fait qu’il s’agirait d’un canular[11].

Bien qu’elle soit infondée, la rumeur engendre de réelles opportunités pour les affaires au cours de l’automne 1969. Les albums des Beatles sortis entre 1967 et 1969 remontent dans les palmarès en raison de l’intérêt des cluesters pour les indices qui y auraient été dissimulés (Reeve 2004, p. 131). La branche montréalaise de l’étiquette Polydor profite de la situation pour rééditer des enregistrements précoces des Beatles avec Tony Sheridan datant de 1961. Les chansons rassemblées dans l’album Very Together sont déjà accessibles au public depuis plusieurs années, mais Polydor choisit de les relancer sur le marché le 4 novembre 1969 en les accompagnant d’une image évocatrice[12]. La pochette du disque présente un chandelier à quatre bras dont seulement trois chandelles sont toujours allumées[13]. Il s’agit d’un des rares exemples d’indices intégrés aux disques et à leur pochette dont on peut confirmer l’origine et l’intention. Plusieurs groupes musicaux créent pour leur part des novelty songs à propos de la rumeur afin de profiter de la manne dès la fin du mois d’octobre. C’est le cas de la pièce « Brother Paul » de la formation Billy Shears and the All- Americans, formé spontanément à l’automne 1969. Aucun d’entre eux ne réussit toutefois à grimper dans les palmarès (Reeve 2004, p. 167).

Les interprétations des universitaires et des chercheur·euse·s indépendant·e·s

Depuis le début des années 1970, plusieurs universitaires se sont penché·e·s sur la frénésie de l’automne 1969, sans jamais donner de crédibilité à la véracité de la rumeur. Leurs études s’intéressent plutôt aux racines psychologiques, comportementales et sémantiques de sa naissance et de sa prolifération. Elles visent à expliquer la fonction sociale du phénomène ainsi que le contexte culturel et politique qui l’a rendu possible. Le statut institutionnel des chercheur·euse·s affilié·e·s à des départements universitaires conditionne leur rôle dans la dissémination de la théorie. La publication des premiers articles sur le sujet coïncide en effet avec l’apparition des premières revues et associations scientifiques consacrées spécifiquement ou partiellement à l’étude de la culture populaire, de la culture de masse et des arts grand public, signe d’une volonté institutionnelle de légitimation, mais aussi d’appropriation, de ces pratiques par la culture élitaire.

C’est le cas du Journal ofUrban Life & Culture, fondée en 1972[14], qui publie dès son premier numéro un article de la sociologue Barbara Suczek intitulé « The Curious Case of the “Death” of Paul McCartney » (Suczek 1972). L’autrice y examine les systèmes symboliques cachés derrière la théorie. Ses analyses se fondent sur une interprétation de la célébrité en tant que nouvelle religion à l’ère de la culture de masse. Selon elle, le phénomène « Paul Is Dead » est caractérisé par l’assemblage de faits aléatoires et chaotiques en un système de sens particulier (ibid., p. 69-70). Il serait possiblement une réaction d’un public dubitatif face au tournant psychédélique du groupe, qui opère lui-même depuis 1967 par collage et assemblage autant dans ses créations musicales enregistrées que sur les pochettes des albums. Le processus de mythification, ou de légendarisation, qui en découle s’observerait pour sa part à partir de ces cinq critères : 1) la stabilité (on apprend le texte, on le mémorise, on digresse rarement du récit central) ; 2) l’absence de logique empirique ; 3) la fascination quasi gothique pour la mort et l’occulte ; 4) les traits de mythe cyclique de la théorie ; 5) finalement, la fonction du phénomène en tant que divertissement (sans toutefois associer ce divertissement à une forme de résistance) (Suczek 1972, p. 71-72).

Une autre piste d’explication se trouve dans la déconnexion observée et analysée par James M. Decker entre les Beatles et une partie de leur public à partir de 1966, comparable selon l’auteur à ce que Theodor Adorno qualifie de « rupture entre la production autonome et le public » (Decker 2009, p. 77, ma trad.). L’évolution stylistique et comportementale rapide des quatre membres du groupe entre 1966 et 1968 aurait suscité un sentiment de dépossession chez les fans qui avaient fétichisé une version particulière des Beatles, de leur oeuvre et de leurs produits. C’est aussi en bonne partie la conclusion à laquelle arrivaient Donald A. Bird, Stephen C. Holder et Diane Sears dans les pages du Journal of Popular Culture en 1976. Les trois universitaires voient surtout dans le phénomène un cas d’appropriation, d’objectivation et de marchandisation des célébrités. Lorsque leurs idoles ne lui fournissent pas suffisamment d’interactions – comme c’est le cas lorsque les Beatles quittent la scène –, le public en créerait de nouvelles pour entretenir la relation de possession (Bird, Holder et Sears 1976, p. 113-114, 119). Ils soulignent aussi, dans une perspective d’étude de la communication, les biais de confirmation et la confusion entre causalité et coïncidence qui caractérise la théorie. L’article de Decker et celui de Bird, Holder et Sears proposent ainsi d’aborder le phénomène « Paul Is Dead » comme une étude de cas des comportements sociaux produits par l’exposition du public aux médias de masse.

Le statut des chercheur·euse·s indépendant·e·s est plus ambigu que celui des universitaires. Leurs textes ne sont pas soumis à la révision par les pairs exigée par les revues scientifiques et ne bénéficient pas de la même aura institutionnelle. De plus, ils contribuent activement au renouvellement de la théorie en compilant et en disséminant ses principaux indices. Or, leurs enquêtes visent souvent à démystifier le phénomène, avec pour résultat corollaire de neutraliser l’agentivité des fans qui font vivre la rumeur à travers leurs pratiques. Ces chercheur·euse·s indépendant·e·s valident aussi certaines hypothèses des universitaires, comme celle de la relation de possession du public envers les idoles, tout en les intégrant au contexte socioculturel plus large des États-Unis et des sixties. R. Gary Patterson avance en effet que la frénésie aurait été rendue possible par un ensemble de facteurs propres à la société américaine de la période. Il mentionne notamment la réaction conservatrice à la British Invasion et aux propos de John Lennon à l’effet que les Beatles étaient alors plus célèbres que Jésus (voir aussi Sullivan 1987), ainsi que la paranoïa, la méfiance et le désabusement découlant de l’assassinat de John F. Kennedy en 1963, de son frère Robert en 1968 et du militant afro-américain Martin Luther King la même année (Patterson 1998, p. 36-37). Cette interprétation se range derrière l’influente thèse de l’historien Richard Hofstadter qui présente la paranoïa comme une caractéristique centrale du climat politique américain de la période (Hofstadter [1964]1996, p. 29). C’est ce qui expliquerait la lecture conspirationniste des indices faite par les tenant·e·s de la théorie, pour qui les démentis répétés de McCartney et de son entourage deviennent des preuves supplémentaires de la dissimulation du décès ou du canular.

Il me semble toutefois réducteur de limiter, comme le font la plupart des auteur·rice·s mentionné·e·s précédemment, le sentiment de déconnexion du public à un simple choc provoqué par l’incompréhension des nouvelles chansons des Beatles, devenues plus expérimentales à compter du milieu de la décennie, ou par l’état d’abrutissement dans lequel serait prétendument plongée la population par les médias de masse. Cette logique interprétative reconduit des préjugés communs de la critique des pratiques culturelles populaires : ces chercheur·euse·s préfèrent voir le public comme un réceptacle passif et crédule que de s’intéresser à ses stratégies de résistance à la culture dominante, notamment par le divertissement. Or, en prenant en compte l’agentivité du public et même sa conscience de classe, le décalage qui nait après 1966 entre les Beatles et une partie de leur public peut tout aussi bien être interprété en tant que réaction à une forme de trahison sociale. Plusieurs témoignages de cluesters, dont celui de John Summer, pointe d’ailleurs dans cette direction : ils ont l’impression de s’être fait jouer par les Beatles, que ceux-ci auraient lancé la rumeur intentionnellement pour s’amuser à leurs dépens (Reeve 2004, p. 128).

À leurs débuts, les quatre membres du groupe sont clairement identifiés à la classe ouvrière (Leigh 2010, p. 28-42). Tous quatre issus des quartiers populaires de Liverpool, ils se jouent des codes des classes plus aisées dans leurs prestations publiques, dans leurs entrevues et dans leurs films[15]. Ils s’associent aussi très clairement à la musique et à la culture populaires américaines des années 1950 et du début des années 1960. Leurs premiers albums contiennent des reprises de chansons rock’n’roll et rhythm’n’blues des étiquettes Sun Records et Motown, qui inspirent d’ailleurs leurs propres compositions. À partir du milieu de la décennie, les Beatles expérimentent de plus en plus et s’éloignent de ces formes d’expression vues comme populaires. Ils cherchent à s’extirper de leur statut d’entertainers et à s’élever à celui de créateurs, d’auteurs et d’artistes[16]. Même s’ils réfèrent toujours dans leurs oeuvres à leur enfance dans les quartiers ouvriers[17], les membres du groupe, en particulier John Lennon et Paul McCartney – ses deux principaux leaders – donnent possiblement l’impression à une partie du public de vouloir renier ce qu’ils sont, de dissimuler leur vraie nature, de jouer un rôle, autrement dit d’être moins authentiques. Dans une lecture bourdieusienne, on pourrait ainsi penser cette réaction à la distinction artistique comme une méfiance face à la distinction sociale (Bourdieu 1979).

Quand on s’attarde aux autres grandes légendes urbaines du rock, qui ne sont par ailleurs pas toutes construites sur le modèle de la conspiration, on remarque qu’elles reposent généralement soit sur une forme de folklore local, soit sur les mécaniques propres aux médias promoteurs de la culture de la célébrité (Inglis 2007). C’est le cas des légendes selon lesquelles Elvis Presley, John Lennon, Jim Morrison ou Janis Joplin ne seraient pas mort·e·s et auraient été aperçu·e·s ou photographié·e·s, à la manière des paparazzis, dans une station-service ou sur une ile du Pacifique. Il ne me semble pas anodin que ce qui distingue le plus clairement la théorie « Paul Is Dead » des autres légendes urbaines du rock, c’est qu’on cherche les indices dans la production artistique du groupe et, plus précisément, sur le support sur lequel celle-ci est maintenant confinée puisqu’ils ne font plus de spectacles et qu’ils accordent beaucoup moins d’entrevues. Même s’ils mentionnent tous les indices dénichés par les fans, aucun des chercheur·euse·s mentionné·e·s précédemment ne s’intéresse sérieusement aux objets qui les supportent, qui génèrent et entretiennent la fascination : le disque à microsillons et sa grande pochette cartonnée de 30 cm. Pourtant, ceux-ci possèdent une matérialité et une historicité particulières qui sont à mon avis fort révélatrices et qui permettent de mieux comprendre le phénomène dans son ensemble. Le disque deviendra au cours des années 1960 l’objet autour duquel gravitent et se confrontent des logiques interprétatives propres à différents milieux socioculturels à propos de l’appartenance des artistes et de la signification des oeuvres associées à la culture populaire.

La matérialité des indices sonores et visuels

Dans la seconde édition de son ouvrage Turn Me On, Dead Man parue en 2004, Andru J. Reeve ajoute à sa liste originale de 140 indices visuels et auditifs puisés dans les chansons et sur les pochettes d’album des Beatles un appendice contenant des dizaines d’exemples tirés de sites Internet apparus depuis la première édition en 1985 (Reeve 2004, p. 269). Malgré cette abondance de nouvelles preuves de la mort de McCartney ou du canular orchestré par les Beatles eux-mêmes, ce sont toujours les indices originaux, notamment ceux exposés dans les premiers articles de Tim Harper et de Fred Labour, qui sont les plus fréquemment colportés par les tenant·e·s de la théorie.

Parmi les premiers indices à avoir fait la manchette, plusieurs sont associés ou attribués au backmasking, ou backward masking, une technique de manipulation des bandes magnétiques par laquelle on enregistre des paroles pour ensuite les diffuser à l’envers, ou encore on enregistre un enchaînement phonétique en apparence incohérent qui révèle son sens une fois joué à l’envers. Bien avant d’être accusés en 1969 d’avoir introduit ce type de messages codés ou secrets sur leurs albums, les Beatles expérimentaient déjà avec les possibilités esthétiques du renversement de bandes instrumentales et vocales. Ils popularisent la technique à partir du disque monoplage « Rain » (1966), notamment sous l’influence de Karlheinz Stockhausen que McCartney côtoie au milieu des années 1960, et atteignent un certain niveau de maîtrise de la technique avec la chanson « Tomorrow Never Knows » parue sur l’album Revolver au cours de la même année[18].

La manipulation des bandes altère la fidélité de la reproduction de la voix et induit une déformation ou une dissimulation du réel. Elle produit des sons étranges et désincarnés. La fascination pour l’occulte mentionnée par Suczek comme une des cinq caractéristiques du mythe « Paul Is Dead » ne doit toutefois pas être perçue comme nécessairement spirituelle ou sérieuse ; elle peut aussi être interprétée comme une forme de divertissement. On s’amuse à écouter les sons présents sur les disques et à leur donner du sens. À la suite des nombreuses diffusions à la radio aux États-Unis, plusieurs tentent en effet de renverser manuellement le cours de leur tourne-disque, ou encore d’enregistrer les chansons sur ruban magnétique pour ensuite les écouter à rebours afin de préserver l’intégrité du disque, c’est-à-dire de l’objet rituel ou du texte originel (Reeve 2004, p. 52). La possibilité de posséder sa propre copie des disques permet ainsi à tout un chacun de reproduire dans sa chambre ou dans son salon l’expérience étrange de l’écoute de la chanson « Revolution 9 » à l’envers, vécue en ondes par Russ Gibb et par ses auditeur·rice·s de la station wknr-fm de Détroit le 12 octobre 1969. La forme circulaire du disque, ses sillons, sa rotation et le geste de l’aiguille soumettent l’enquêteur·rice à un rituel hypnotique et solennel, amplifié par la consultation simultanée des éléments visuels présents sur les pochettes.

Contrairement aux autres supports sonores disponibles à ce moment, le disque à microsillons et sa longue durée encouragent l’écoute prolongée, ininterrompue ; il induit un rapport particulier au temps, il encourage la concentration et l’attention. Contrairement aux supports commercialisés ultérieurement – comme la cassette, le disque compact ou les fichiers numériques –, le disque à microsillons exige l’immobilité et ancre le plus souvent l’écoute dans un lieu intime – le salon, la chambre, le sous-sol, le dortoir. On se rassemble ainsi autour du disque qui tourne et de sa pochette cartonnée, à la manière d’une séance autour d’une planche de Ouija qui pourrait toutefois nous répondre et nous indiquer les volontés de l’au-delà sans avoir à la manipuler nous-mêmes.

Le format de la pochette cartonnée du disque à microsillons encourage la création d’oeuvres visuelles plus élaborées et l’assemblage de photos de bonne résolution, de même qu’il facilite leur consultation par les fans (Inglis 2001). Ce format permet à la fois l’intimité et le partage, la pochette étant assez petite pour tenir dans les mains d’une personne, mais assez grande pour qu’une ou plusieurs personnes l’entourant puissent la consulter en même temps. Ces qualités distinguent, elles aussi, le disque à microsillons des formats qui le précèdent et lui succèdent. Sorti au début de la médiatisation de la rumeur, l’album Abbey Road est celui qui reçoit le plus d’attention au niveau des indices visuels. Les quatre Beatles y représenteraient selon les cluesters – induit·e·s en erreur ou amusé·e·s par l’article de Fred Labour – une procession funèbre composée de Lennon en prêtre, Starr en croque-mort, McCartney en cadavre et Harrison en fossoyeur. Les tenant·e·s de la théorie remarquent aussi que Paul y fume de la main droite, alors qu’il est gaucher.

Comme c’est le cas avec les indices sonores, on retourne vite explorer les pochettes des albums précédents afin de valider la théorie à rebours. Mis à part celle d’Abbey Road, la pochette de l’album Sgt. Pepper est celle dont on tire le plus de preuves pour confirmer la mort de McCartney ou le canular. Ce dernier y porte un écusson à l’épaule comprenant les lettres « O.P.D. », qui réfère selon les cluesters à l’expression « Officially Pronounced Dead[19] ». La main apposée au-dessus de la tête du bassiste serait pour sa part un symbole de la mort, attribué à différentes religions au gré des itérations de la théorie. La grande surface de la pochette du disque à microsillons rend possibles l’impression des paroles des chansons et leur consultation simultanée à l’écoute des pistes et à l’analyse des photos. L’accident de Paul devient dès lors le prisme par lequel on analyse les passages de certaines chansons, comme « A Day in the Life », tirée de l’album Sgt. Pepper : « He blew his mind out in a car / He didn’t notice that the lights had changed / A crowd of people stood and stared / They’d seen his face before ». Le disque à microsillons constitue ainsi un support audiovisuel total et autonome qui permet aux cluesters de s’immerger complètement dans leurs séances de recherche d’indices.

Légitimité artistique, autorité et conspiration

Or, le disque à microsillons n’est pas simplement le recueil matériel vers lequel les fans se tournent à la recherche des indices prouvant leur théorie. Il influence aussi le processus de création des artistes en amont et s’immisce dans le processus de hiérarchisation culturelle des musiques populaires qui précède la naissance et la croissance du phénomène « Paul Is Dead ». Par sa durée et par sa grande surface, le disque à microsillons donne aux musicien·ne·s populaires la plateforme idéale pour créer des oeuvres plus complètes et complexes qui leur permettent de contourner les critiques usuelles associées aux musiques populaires, comme la superficialité ou le manque de recherche et de profondeur (Thériault 2015, p. 48-54, 79-80). Comme le rappelle Todd Decker, la popularisation du support dans les années 1950 entraine d’ailleurs presque immédiatement la production d’albums-concepts, toutefois très différents de ceux qui seront produits à partir de la deuxième moitié des années 1960 comme le Sgt. Pepper des Beatles, considéré par les spécialistes comme le principal catalyseur de la notion d’album-concept dans le genre rock (Montgomery 2002, p. 34-38) :

The major difference between rock concept lps and the earlier round of pop concept lps is that the former offered new songs, generally authored by the performers themselves, while the latter mostly took well-known hits from the pre-war decades—Tin Pan Alley, Broadway, and Hollywood tunes from the 1920s, 1930s, and 1940s—and arranged them in new sonic garb that appealed to adult listeners.

Decker 2013, p. 101

La montée en popularité des Beatles et la maturation du genre rock au cours des années 1960 provoquent par ailleurs d’intenses discussions dans le domaine de la critique musicale et culturelle. Les bouleversements sociopolitiques de la période favorisent la mobilité des artistes populaires dans les hiérarchies culturelles, permettant aux musicien·ne·s populaires, et en particulier aux rockeur·euse·s, d’aspirer au statut d’artistes plus légitimes (Collins 2020, p. 403). Parce que les artisans du rock, et en particulier les Beatles, s’élèvent à ce statut privilégié, le public et surtout les critiques investissent de plus en plus leur oeuvre de sens, comme on le faisait jusqu’à ce moment avec les arts légitimes comme la musique classique, la poésie, la littérature ou la peinture (Collins 2020, p. 401).

La sortie de Sgt. Pepper en 1967 est considérée comme un des moments marquants pour la professionnalisation de la critique rock (McLeod 2001, p. 49). En cette période charnière de reconfiguration des critères de la légitimité culturelle, ceux-ci offrent une médiation entre les artistes et le public, une source vers laquelle devraient se tourner les amateur·rice·s du genre pour établir leur jugement, pour faire des choix. Leur discours véhicule des valeurs, notamment esthétiques (comme l’originalité, la créativité, la sophistication, etc.), qui ont comme résultante d’exclure de nombreux artistes et fans de la communauté rock (ibid., p. 50-51). La théorie « Paul Is Dead », au contraire, nait d’un discours de la marge totalement autogéré et autogénéré par les fans. Selon Ian Inglis, il s’agit d’ailleurs d’une des qualités les plus attractives des légendes urbaines du rock : « In creating their own narratives, interpretations, and explanations, those previously confined to roles as consumers of cultural texts are, individually and in collaboration with others, demonstrating their ability to also act as producers and distributors of cultural texts » (Inglis 2007, p. 599). Pour reprendre le vocabulaire de Suczek et celui d’Inglis, le « système de sens » créé et partagé par les « narrateur·rice·s » de la théorie « Paul Is Dead » témoignerait ainsi de l’autonomie du public vis-à-vis les intermédiaires que représentent les critiques rock, mais aussi les chercheur·euse·s indépendant·e·s, les universitaires et les membres des médias.

Le statut privilégié acquis par le rock, notamment grâce aux qualités du disque à microsillons, explique donc en partie la forme conspirationniste prise par la théorie. À travers le regard des critiques, les musicien·ne·s populaires, non contents d’être célèbres, cherchent à être légitimé·e·s et accepté·e·s par des institutions culturelles plutôt que directement, et seulement, par leurs fans. L’influence du disque à microsillons précèderait ainsi la rumeur, en ce que le nouveau support médiatique rend possibles les formes et les expérimentations qui élèvent le statut artistique des Beatles et qui les distancient d’une partie de leur public. Cette interprétation place le disque au coeur d’une confrontation plus large à propos de l’appartenance sociale des artistes et de la signification des oeuvres populaires qui subvient alors entre fans et critiques, entre entertainers et artistes, ainsi qu’entre cluesters et chercheur·euse·s. « Paul Is Dead » est en ce sens la théorie conspirationniste exemplaire de l’âge d’or du disque à microsillons et du rock, qui ne peut advenir, se diffuser, et persister sans cet objet aux qualités audiovisuelles autonomes, sans cette marchandise devenue oeuvre, devenue concept, devenue réceptacle du génie d’individus que l’on admire toujours, mais dont les nouveaux comportements et attitudes suscitent auprès du public un mélange de raillerie et de méfiance.

Conclusion

Par son ampleur, le phénomène « Paul Is Dead » popularise le backmasking et la mode des messages cachés intentionnellement dans la musique populaire des années 1970, surtout dans les genres rock et métal. La pratique s’immiscera même au centre des débats politiques aux États-Unis dans les années 1980, en raison de la montée de la droite religieuse qui y voit une tentative d’inciter la jeunesse au satanisme (Arar 1982, p. 1A). Ce cycle d’intérêt pour la dissimulation s’estompe au moment où les ventes de cassettes puis de disques compacts supplantent celles des disques vinyle. Avec l’avènement d’Internet et la multiplication des logiciels d’édition qui permettent la manipulation facile des fichiers sonores à la fin des années 1990, la fascination pour la légende « Paul Is Dead » et pour le disque-conspiration reprend toutefois sa place dans le folklore moderne des mélomanes, le plus souvent dans une perspective ludique et communautaire. Il ne s’agit pas tant d’entériner la théorie que de la perpétuer, d’entretenir l’idée selon laquelle les Beatles et les autres géants de l’âge d’or du rock auraient créé une musique plus grande que nature, qui n’a pas à répondre à la logique et aux faits, et que cette musique existe à travers et grâce à un objet particulier, le disque à microsillons. Ce sont encore les indices du disque, ces voix d’outre-tombe, ces montages photographiques cryptiques et ces paroles surinterprétées depuis les années 1960 qui ensorcellent les nouveaux·elles adeptes.

Pendant un bref moment à l’automne 1969, en pleine période de tumulte et de troubles civils aux États-Unis, sans Twitter, sans Facebook, sans 4Chan et sans Reddit, une rumeur probablement née de la lecture d’un vieux Beatles Monthly Book par un étudiant du Midwest américain aura réussi à faire la une des journaux et à persister dans la durée, au point de renaître et de se moduler à chaque grand changement de paradigme médiatique. Cet épisode ne nous apprend rien que l’on ne connaisse déjà sur la mécanique des théories du complot et leur caractère autogénérateur et autoprophétique (Butter et Knight 2018 ; Melley 2016, p. 1-46). Or, il nous permet d’isoler encore plus clairement le moment des sixties comme un point de bascule pendant lequel les célébrités médiatiques de la musique populaire en sont venues à incarner des artistes légitimes. Il nous rappelle aussi que notre époque marquée par les notions de fake news et de « faits alternatifs » n’a pas inventé le bris de confiance entre le public, les institutions et les canaux d’information officiels. Dans un mouvement complexe de légitimation et de méfiance, le disque devenu oeuvre a permis aux entertainers de devenir artistes et, par le fait même, de se distancier d’une partie de leur public pour qui la représentation sociale et culturelle, notamment ouvrière dans le cas des Beatles, était, semble-t-il, plus importante que leur statut artistique.