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Ce mois décisif de tournage sonore, nous l’avons passé dans une ambiance de cliquetis et de grondements, au milieu du fer et du feu, dans des ateliers trépidants de bruits. En descendant dans des mines, tout au fond de la terre, en filmant depuis le toit de trains lancés à toute allure, nous avons définitivement mis fin à l’immobilité de l’appareil de prise de son et, pour la première fois au monde, nous avons enregistré de manière documentaire les principaux bruits d’une région industrielle (bruit de mine, d’usines, de trains, etc.). […] Nous ne nous sommes pas contentés de faire simplement coïncider l’image et le son, et nous avons suivi la ligne qui, dans notre situation, était celle de la résistance maximale, celle des interactions complexes du son et de l’image.

Dziga Vertov, à propos du tournage d’Enthousiasme (Vertov [1931]2018, p. 381-382)

La vie antique ne fut que silence. C’est au dix-neuvième siècle seulement, avec l’invention des machines, que naquit le bruit. Aujourd’hui le bruit domine en souverain sur la sensibilité des hommes.

Luigi Russolo, L’Art des bruits (Russolo [1913]2003, p. 9)

F.J. Ossang, Marc Hurtado et Jacques Perconte sont trois cinéastes français dont la vie et l’oeuvre entretiennent un rapport intense à la musique. F.J. Ossang (né en 1956) est membre fondateur et chanteur du groupe punk mkb Fraction Provisoire (1980-1998). Il est écrivain, poète et cinéaste, auteur de cinq courts et cinq longs métrages de fiction (1982-2018), d’une quinzaine de disques et d’une trentaine de livres[1]. Marc Hurtado (né en 1962) a fondé le groupe de musiciens et performers Étant Donnés avec son frère Éric en 1977, il est également peintre, poète et cinéaste, auteur d’une oeuvre filmique rattachée au cinéma expérimental (1976-). Jacques Perconte (né en 1974), cinéaste, plasticien et figure pionnière des images numériques, s’intéresse très tôt à la musique électronique et plonge à corps perdu dans l’informatique pour fabriquer des images et des sons. Il produit des formes filmiques diffusées en salle, mais aussi des oeuvres génératives infinies ou des images fixes imprimées sur support pour des expositions ou installations, ou bien il collabore encore avec la scène et le spectacle vivant (musiciens[2] en direct, danse, opéra). Son site Internet, généreusement alimenté et régulièrement actualisé, recense 244 projets à ce jour (1995-2023).

Beaucoup de points réunissent ces trois artistes, à commencer par le fait qu’ils ont régulièrement créé la musique de leurs propres films, tout en faisant appel à d’autres musiciens, pour des créations originales ou pour des musiques préexistantes. Inépuisables expérimentateurs et génies techniques, tous trois sont porteurs d’une culture musicale forte, marquée par des musiques que l’on qualifie d’industrielles ou de noise. En prenant appui sur des entretiens que j’ai pu mener avec chacun d’entre eux[3], j’aimerais interroger ce qui se joue et se noue, dans leur rapport vital à la musique et au bruit, d’une pensée de la spécificité des supports et des technologies des images, au fondement même de leur poétique alchimique.

Itinéraires bruitistes

Enfances musicales

Hurtado, dont le père avait été chanteur d’opéra en Espagne, rapporte des souvenirs d’enfance baignés de musique classique à la maison, empreints d’un sentiment contradictoire :

J’avais 8-10 ans quand j’entendais La Mer de Debussy et surtout Manuel de Falla, que mon père mettait le dimanche matin pour réveiller la maison. D’un côté, ça me révoltait parce que cette musique était pour moi le signal du ménage, de choses désagréables, de se lever, et en même temps il y avait une joie, une force, une vivacité dans cette musique et dans l’entrain que mettait mon père à faire le ménage, comme s’il y avait quelque chose qui se préparait.

Chez Perconte aussi, il y a un père qui écoute beaucoup de musique, surtout de la pop, et une mère qui écoute de l’opéra – Carmen, depuis toujours. Enfant, son premier lecteur était un poste à petite cassette. Les deux premières cassettes étaient des musiques de films d’Ennio Morricone pour les westerns de Sergio Leone, qu’il écoutait le poste collé à l’oreille. Dans l’environnement familial d’Ossang, en revanche, il n’y avait pas vraiment de musique.

Chocs sonores

Il y a chez Ossang un rapport inaugural au vinyle qui lui fait prendre conscience brutalement qu’une oeuvre est fixée sur un support et que ce support n’est pas pérenne : « Mon premier choc avec le vinyle, c’est quand j’ai acheté le disque noir de Roxy Music à Amsterdam, j’avais seize ans, et qu’il a brûlé dans la voiture… sensible au soleil, le vinyle a fondu – aussi fragile que la pellicule ! » Il écrira plus tard : « J’ai reçu un choc à l’idée que la pellicule puisse disparaître entièrement du champ cinématographique » (Ossang 2013, p. 25). Pour Hurtado également, il y a un premier rapport traumatique au vinyle, le jour où son père, qui avait été forcé de quitter son métier de chanteur d’opéra pour des raisons familiales et politiques, brise dans une crise de rage toute sa collection de disques de musique classique, devant le regard abasourdi et amusé de sa famille, après qu’un sillon de disque se fut malencontreusement fermé, mettant en boucle la voix du chanteur. Une origine peut-être des performances violentes et cathartiques avec son frère Éric sur scène. Il pense avoir hérité de ce père, chez qui il reconnaît une sensibilité et une radicalité folle.

Découvertes adolescentes

L’adolescence est le moment des découvertes décisives, qui bouleversent et construisent les imaginaires. Pour Ossang, qui grandit dans le Cantal : « Les trois groupes qui m’ont marqué avant le punk, c’est le Velvet Underground, les Stooges et Roxy Music. C’est pour moi la trinité pré ou proto-punk. » Après un concert rock en Angleterre à l’âge de 15 ans, il achètera Aladdin Sane (1973) et le « troisième » Stooges, Iggy and The Stooges, Raw Power (1973). Pour Hurtado, qui vit à Grenoble et écrit ses premiers poèmes à l’âge de 13 ans, c’est un vendeur de la librairie Arthaud qui fait office de passeur : les Stooges et le Velvet Underground là encore, Led Zeppelin, dont les pochettes exercent une forte attraction, et James Brown, chez qui il retrouve les boucles gnaouas de son enfance marocaine – « l’obsession de la boucle est au fondement de toute ma musique ». Toujours sous l’impulsion du même vendeur, ce sera les Seeds et leur rock garage, qu’il considère comme pré-punk, puis à la fin des années 1970, Throbbing Gristle et Chrome, et avec eux la découverte de la musique industrielle. C’est pour lui un choc joyeux et un bouleversement dans son parcours que des groupes distribués commercialement élaborent une musique bruitiste, qu’il pratique lui aussi, seul, dans sa chambre. Pour Perconte, qui évolue dans la région de Bordeaux, le collège rime avec le rock français (Noir Désir, la Mano Negra, les Garçons bouchers…), mais aussi le rap (Public Enemy) et le hip-hop (Digital Underground), puis des choses plus métalliques, comme Anthrax. C’est toutefois le choc culturel d’un échange scolaire aux États-Unis à l’époque du lycée qui change radicalement les choses. Il y trouve des magasins de musique au choix infiniment plus vaste que dans la France provinciale des années 1980-1990 et découvre la musique industrielle à travers le premier album de Nine Inch Nails : Pretty Hate Machine (1989) :

Mais c’est Broken (1992) l’ep suivant puis l’album The Downward Spiral (1994) qui se sont gravés dans ma tête ensuite. J’écoute toujours Nine Inch Nails. Je pense que Trent Reznor irrigue mon sang d’une certaine manière. La question de l’intensité est là, la matière aussi.

(Dé)socialisation

La musique est un marqueur identitaire fort, qui fait que l’on s’attache à des groupes sociaux ou que l’on s’en distingue. Pour Ossang, écouter du punk et devenir soi-même punk, c’est être à total contre-courant de tout (voir figure 1) :

Le punk est arrivé, et alors là d’un seul coup ça m’a semblé élargir beaucoup le champ, c’était la poésie en action, on était devenu l’ennemi. Nous étions à peine dix punks à Toulouse, tout le monde rêvait de nous casser la figure, de nous tuer. Chaque jour, chaque nuit comme une performance – provocation permanente.

Dès l’âge de 12 ans, Hurtado ressent le besoin de se forger sa propre culture musicale. En achetant pour premier 45 tours, « C’est un rocker » d’Eddy Mitchell, il sent « qu’il y avait dans le rock quelque chose d’important. Un au-delà de la musique classique qui baignait toute la maison ». Alors qu’il écoute Led Zeppelin et se passionne comme Jimmy Page pour l’occultiste Aleister Crowley, il affirme un goût qui le distingue de celui de ses amis. Solitaire, il fait une violente crise de dépression à l’âge de 13 ans, suivie d’une longue période sombre, trouvant désespérant le futur qu’il voyait se profiler avec des études, un travail, etc. Perconte, à son retour des États-Unis, est en rupture musicale avec son entourage, trouvant que ce qu’on écoutait en France était « faiblard », avec beaucoup moins d’énergie que les groupes qu’il a découverts là-bas. Ce qui ne va pas s’arranger avec le lancement des radios techno et de tout ce nouvel univers musical émergeant : « Impossible de socialiser avec ça à l’école, personne n’écoutait ça ! »

Figure 1

F.J. Ossang et Gaboni dans L’Affaire des Divisions Morituri (1985).

© OSS/100 Films & Documents

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Énergies bruyantes

C’est bien une question d’énergie qui se joue dans ces découvertes, liées à des univers qui passent du musical au bruit, et où la qualité du son (timbre, volume, saturation, réverbération…) compte tout autant sinon plus que le contenu du son lui-même (hauteur, accords, rythme…). Pour Ossang :

Voir arriver à la suite des Sex Pistols : The Cramps, pil, Joy Division, Throbbing Gristle, Cabaret Voltaire, Birthday Party, cela représentait un jusqu’au-boutisme, mais aussi l’invention d’un son. Ce qui était important dans ces groupes, c’est le son. Ce n’est pas seulement de la musique, il y a le choc du son. Un grand groupe avait d’abord un son. Inventer un son, c’est quelque chose. Faire du rock’n’roll, c’est d’abord faire du bruit. La guitare électrique, dès le départ, fait beaucoup de bruit – comme le soulignait Poison Ivy des Cramps à propos du Rockabilly originel.

Et ce bruit deviendra logiquement pour lui le nouveau moteur de l’écriture :

J’ai toujours écrit mes textes en musique. Mon grand ami, Olivier, dit Pronto Rushtonsky dans mkb avait des copains dont les parents étaient intellectuels, ou écrivains. Il avait été sidéré de m’entendre écrire dans le bruit cependant que lesdits écrivains « sérieux » exigeaient le silence pour écrire – il fallait que les enfants fassent silence, que le père se retire dans son bureau afin de pouvoir écrire, tandis que j’écrivais depuis le chaos sonore. « Tu écris là-dedans ?! », me demandait-il.

Ossang qualifiera alors ses films de « SILENT MOVIES BRUITISTES ! » et son cinéma de « NOISE’N’ROLL ».

Hurtado, baigné dans un environnement d’usines qui ne s’arrêtent pas la nuit, et qu’il appréhende comme « vivantes, belles comme des étoiles dans le ciel », cherche à faire des sons avant de faire de la musique. Il interrompt par exemple une première collaboration avec un ami, qu’il ne trouve pas assez bruitiste :

Je cherchais une déstructuration de la musique, comme si on enfilait un gant à l’envers, comme si on repartait dans l’histoire mais en déchaussant l’histoire, comme si on enlevait les semelles de l’histoire. On tire la nappe sur la table, tout chavire, tout se casse la gueule, tout tombe, c’est ce que je cherchais, on fait tomber les bases de tout ce qu’on a appris.

À la fin des années 1970, Hurtado est très marqué par la vague de disco électronique qui déferle sur les ondes, les plateaux télévisés et les boîtes de nuit, avec les créations de Cerrone (« Love in C Minor », « Supernature »…) et de Giorgio Moroder, portées par la voix de Donna Summer (« I Feel Love », « Love to Love Baby »…) :

Il y avait une ambiance incroyable en discothèque, rien à voir avec un abrutissement. On s’ouvrait aux autres par la danse, c’était le contraire d’un enfermement. La musique est une explosion dans l’espace de plaisir, de choses charnelles, sexuelles, sur un rythme binaire, avec la fréquence des 120 bpm liés à ceux du coeur. « Love in C minor », c’est la basse la plus sexuelle de tous les temps.

Perconte, dont le voyage aux États-Unis se transforme en long trip initiatique, musical, sexuel et littéralement stupéfiant, retient, parmi les moments forts, une virée en Corvette décapotable avec le petit ami dealer de la fille de la famille d’accueil, qui passait dans la voiture de la musique noise le volume à fond, ou encore des fêtes bondées et alcoolisées dans les villas d’une gated community, en l’absence des parents, bien sûr, où un téléviseur posé à même le sol diffusait des clips là aussi à très fort volume. De quoi marquer le petit Français qui n’était presque jamais sorti de chez lui et qui gardera plus tard le goût pour les installations d’écrans et les volumes poussés à haut niveau (voir figure 2).

Figure 2

Jacques Perconte, Europa Aour, 2022. Single-channel video, 65 min. L’Étoffe de l’Europe, présidence française de l’Union européenne.

© Jacques Perconte

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Appareillages techniques d’écoute

L’approche bruitiste n’est pas sans lien avec les appareils d’écoute, qui induisent une physicalité du son. On ne saurait en effet envisager les phénomènes d’écoute sans s’intéresser aux appareils techniques qui ont permis leur diffusion. Chez Ossang, la question de l’équipement technique traduit d’emblée une équivalence entre technologie basse définition et rage contestataire du punk :

Le punk, moi je l’écoutais toujours sur des crincrins (4 ou 8 Watts). Je n’imaginais pas écouter les Ramones ou les Sex Pistols, sur des chaînes stéréo. J’ai gardé longtemps les crincrins, quasiment jusqu’aux années 1990. Et je cherche encore ce son quelques fois. C’était le contraire de la hi-fi.

Hurtado revendique également des techniques de création lo-fi, que ce soit dans son équipement musical ou l’usage du 8 mm issu du cinéma amateur. La démarche est inverse chez Perconte, qui achète très tôt un walkman, puis un discman (lecteur cd portable) : « J’étais déjà un esthète de la technologie. » Ses achats sont très documentés, portés par le désir de qualités d’écoute et de précision. Peu porté sur le vinyle, il est plutôt de la génération cassettes, pour l’audio comme pour la vidéo d’ailleurs. Très attaché à ce support, il possède aujourd’hui encore des magnétoscopes et des caméras dv. Pour lui, le passage au cd fut très fort. Il développe alors une grande collection, et un lecteur minidisque lui permettra de compiler les cd sans trop de déperdition, à une époque où il n’est pas encore possible de les dupliquer. En complément des musiques enregistrées, il voit toutes les grandes stars de la pop en concert, ce qui le pousse à acheter un bon matériel hi-fi à la fin des années 1990. Ossang fréquente aussi beaucoup les scènes : « Les concerts, on y allait tout le temps, ça n’était pas cher. » Il semble qu’on peut reconnaître dans ces deux rapports contrastés aux technologies une orientation vers deux médiums bien distincts : l’approche physique du son chez Ossang et Hurtado coïncide avec leur goût affirmé pour le cinéma argentique, tandis que les musiques sur supports magnétiques puis digitaux chez Perconte anticipent la pratique des images numériques. Même si c’est finalement pour des raisons qui peuvent paraître aujourd’hui paradoxales : trouver une meilleure qualité sensible dans l’image argentique pour Ossang et Hurtado, ou choisir des images numériques haute-définition pour mieux les dégrader et en dévoiler la matérialité cachée pour Perconte.

Figure 3

Marc Hurtado parmi sa collection de disques vinyles.

© Mila-Rose Hurtado

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Bains sonores

Non seulement Ossang écrit en musique, mais comme il le dit : « Il y avait tout le temps de la musique chez moi. » Pour lui, ce qui caractérise l’écoute d’un album 33 tours, c’est une certaine linéarité, l’exécution d’un programme, un disque s’écoute de A à Z, face A, puis face B : « Il y a des disques qui sont parfaits. Cela devient rare à présent – juste un tube ou deux sur une face d’album. » Tandis que les 45 tours s’apparentent à une programmation libre : « J’adore aussi les 45 tours, c’est une autre pratique, c’est des soirées où on enchaîne les titres en désordre. J’ai le souvenir de nuits entières à écouter de la musique, et même à écouter trente-six fois le même disque. » On en trouvera une réminiscence dans Silencio (2007), rare occurrence dans l’histoire du cinéma où le morceau lancé au début du film, une fois arrivé à son terme, recommence depuis le début pour les quelques minutes de film restantes.

L’éclectique Hurtado, lui, pouvait écouter Throbbing Gristle toute la journée et du disco en boîte de nuit ensuite (voir figure 3). Perconte, sur la période 1998-2002, écoutait quant à lui de la musique la plupart du temps : « Il y a tout le temps de la musique quand je suis chez moi, quand je travaille je suis dans des écoutes, la musique me sert pour aller dans des états de concentration. Il y avait peu de silence, d’ailleurs mes voisins m’ont souvent détesté ! » Lui aussi enchaîne ensuite la nuit avec de nombreuses soirées musicales et dansantes. Dans une étude sur le microsillon, Johan Girard, citant d’abord Karlheinz Stockhausen, fait remarquer que l’auditeur qui dispose désormais d’un enregistrement et d’un appareil de lecture a la possibilité d’« écouter la musique sans limite et aussi longtemps qu’il le souhaite jusque dans ses détails les plus fins ». À travers son appareillage technique, l’écoute phonographique ouvre la possibilité d’une « auscultation musicale » au cours de laquelle « l’oreille de l’auditeur pourrait à loisir observer les moindres détails de timbre et de structure dans le déroulement impassible de la lecture du disque » (Girard 2012, p. 123-125).

Bricolages

Pour les trois artistes, l’expérimentation et le bricolage intuitif sont de mise. À une époque où les écoles de cinéma sont peu nombreuses et centralisées, Ossang intègre l’idhec à Paris en 1981. C’est la musique et la vidéo qui seront d’abord les catalyseurs d’une pratique bouillonnante : « Avec la découverte des groupes de musique, la vidéo est arrivée. J’ai alors commencé à tourner des sortes de vidéo-performance. Je mettais de la musique et je tournais des “instantanés” sur un morceau, avec les membres du groupe pour modèles. » Or, cette pratique sauvage et instinctive, guidée par la musique qui envahit l’appartement, anticipe une pratique de cinéma :

La question du cinéma, c’est le cadre : faire rentrer la réalité en deux dimensions, et donc savoir où poser la caméra. La vidéo, telle que je la pratiquais avec son côté trash dance, m’avait déjà mis sur la piste : je faisais des repérages avec la vidéo, tout le temps, pour exercer l’oeil à un cadre. Mais dès que j’ai touché au cinéma, à la pellicule, sur La Dernière Énigme (1982), j’y ai trouvé une dimension alchimique qu’il n’y avait pas dans la vidéo, ni dans le numérique.

Le bruit affecte la bande-son de ses films :

Avec le xxie siècle, j’ai « démusiqué » les films. Avec Silencio, tout se débobine ! J’ai volontairement amplifié les grésillements de la fin – les fabriquant moi-même en passant manuellement la pointe sur la fin du disque[4]. Je me suis encore « bressonisé », produisant des bruits purs, traitant les sons directs pour les ralentir, les accélérer, c’est l’avantage du numérique. J’avais déjà éprouvé le montage numérique du son sur Docteur Chance (1997), lequel m’a permis de beaucoup triturer les bandes sons. Le sampler, c’était pour moi l’instrument rêvé par les bruitistes italiens. Je l’ai utilisé sur le Triptyque du paysage (2007-2008), sur Dharma Guns (2010)... Pour 9 Doigts (2017), Nicolas Becker [le célèbre designer sonore] a compilé pour moi une matière à partir de ses archives sonores, et m’a proposé de l’utiliser comme je voulais. Ces sons, je les ai retraités ou utilisés tels quels. C’est vrai que sur 9 Doigts j’ai eu le besoin de revenir à quelque chose de très organique, comme si la musique s’était rompue avec le xxie siècle. Ce sont les films eux-mêmes qui rejetaient la musique musicante.

Tandis qu’il commence dès l’âge de 14 ans à faire des films avec la caméra familiale, Hurtado éprouve rapidement le manque de musique pour accompagner ses images. C’est donc le cinéma qui l’amène à faire de la musique. Chez son grand-père, lui aussi ancien musicien professionnel qui jouait de tous les instruments[5], il bricole ses premiers sons dans la chambre du fond, qui servait déjà de studio à son grand-père. Il s’approprie les instruments présents, et surtout un magnétophone Philips doté d’une fonction multiplay, qui permettait au grand-père d’enregistrer plusieurs instruments les uns par-dessus les autres : « Plus il devenait sourd, plus ses musiques devenaient intéressantes ! C’était quelqu’un digne d’Alan Vega. Je lui dois tout, j’ai parfois l’impression d’être lui. » Avec tous ces instruments, qu’il désaccorde volontiers, Hurtado fait avant tout du bruit : il tape, frotte, gratte, et mélange le résultat aux sons d’usines, de machines, d’oiseaux, de tonnerre, de télévision et de radio, sans rien connaître à l’époque des expérimentateurs qu’il découvrira plus tard (Luigi Russolo, John Cage, Henri Chopin…). Il retrouvera cette pratique intuitive du bricolage chez Teenage Jesus and the Jerks avec Lydia Lunch, qui utilisent des instruments de musique mais sans savoir en jouer, inventant de nouvelles règles, construisant leur propre solfège, avec un rythme et une organisation des sons d’une précision militaire. La pratique du magnétophone permet de ralentir les morceaux :

Le ralenti donne vie à une autre musique, on tombe dans la chair du son, qui n’appartient plus au compositeur, c’est comme un scientifique qui s’approche au microscope. On découvre les arcanes de la musique électronique, qui est une musique de l’espace ou des entrailles de la terre. On découvre une vie souterraine, comme quand on marche sur la terre, que l’on gratte et qu’on découvre toute une autre vie. Le ralenti, c’est tout à coup découvrir toutes ces particules, les atomes, les fourmis, les microbes, toutes ces choses qui vivent par millions, parce qu’on est dans une autre vitesse, dans une autre dimension. Et ce que j’ai toujours adoré, c’est changer aussi la dimension des vinyles en les ralentissant, en les accélérant ou en les passant à l’envers. Comme si n’importe quelle musique était habitée par d’autres entités, organiques, vivantes. Souffler doucement sur le diamant pour donner des vibrations. On décortique la vie. Comme si on prenait un couteau, qu’on ouvrait un corps et qu’on découvrait ce qu’il y a à l’intérieur. Le ralenti permet de découvrir le moteur, la métaphysique du son.

Les images des films d’Hurtado seront nourries à la fois par les surimpressions, par le ralenti mais aussi par les accélérations à l’infini. Toujours grâce au magnétophone du grand-père, les ralentis et les accélérations sur la bande-son cette fois lui permettent de construire des paysages sonores, comme un volcan qui explose. Par ses manipulations du micro, il fait émerger un souffle, le souffle de la voix mais aussi le souffle du son qui se déconstruit, et qui fait exactement écho pour lui à la granulation du 8 mm qu’il utilise pour ses images.

Perconte se souvient avoir réalisé des montages très cut, sur cassette audio, de fragments de morceaux de musique pour la radio avec un copain quand il était jeune. Dans sa période universitaire, il effectue ses premiers enregistrements abstraits noise, et ayant accès à des ordinateurs dès 1995, il essaie rapidement de faire du son avec l’informatique[6]. Avec l’acquisition d’un boîtier multi-effets pour sa guitare, c’est le décrochage pour lui aussi d’avec le musical dans sa pratique, il cherche alors du son, de la matière sonore, comme il cherchera de la matière dans les images numériques. Sur la période 1999-2004, il se livre à des performances musicales avec les groupes yoyo foretnic et Romanian Fracassniev.

Convergence des pratiques

Perconte prend aussi un virage dans son rapport aux images lorsqu’il arrête le dessin et la peinture pour chercher autre chose, de plus plastique :

C’est la période de contraction dans mon travail. C’est le moment des basculements. Une période où je suis un peu fou furieux, où je sors énormément, une période très intense de passage d’étudiant en art à artiste. Rien n’est séparé, la seule chose séparée c’est ma famille. Dès que je suis seul ou avec mes amis, je replonge dans cet univers-là, d’intensité et de recherche.

Pour Ossang aussi : « Tout est lié. On avait des synthés avec des guitares, on n’était pas puristes. J’aimais bien créer des sons parasites. Le son, la musique et l’image se développaient ensemble. » Tout jeune poète, il est rapidement gagné par la fièvre punk, et passe de simple auditeur de disques et spectateur de concerts à musicien :

Et là ça a été une des plus belles périodes de ma vie, une des plus excitantes disons, en 1976-1977. Tout est venu en même temps, puisque j’ai fait la revue cee (1977-1979, éditée chez Christian Bourgois), et il y a eu le punk. Mais disons que l’intuition c’est le rock’n’roll. C’est par le rock’n’roll bizarrement que j’ai eu envie de faire du cinéma. Les Sex Pistols et Eisenstein, il y a une espèce de diagonale. Donc je me suis mis à lire beaucoup de textes… bien sûr La Non-indifférente nature (1939-1946, traduit et publié en français en 1976).

Cette intuition du rock, pour passer de la poésie à la musique et au cinéma, et ainsi entremêler les modes d’expression jusqu’à les rendre indissociables, c’est aussi l’intuition de bande-sons potentielles :

Ces années sont incroyables. Throbbing Gristle est quasiment contemporain des Sex Pistols, de même que Cabaret voltaire, Tuxedomoon... On trouve tous ces groupes dans mes films, qui m’ont guidé dans une attente de cinéma. J’avais eu l’intuition que ces musiques étaient les bandes sonores de films à venir.

Chez Hurtado, les pratiques musicales, filmiques, plastiques et poétiques sont par nature enchevêtrées. Les performances qu’il donne sur scène avec son frère Éric sous le nom « Étant donnés » sont des oeuvres totales qui associent la gestuelle des corps, une musique bruyante diffusée à très fort volume et d’intenses pulsations lumineuses. Pour l’album Hurt (2019) édité en vinyle en tirage limité, la pochette est constituée de deux toiles peintes sur châssis qui enferment le disque. Ou encore, Hurtado peut considérer comme une oeuvre plastique un 45 tours transparent uniquement constitué d’une boucle sonore infinie du diamant qui se coince à la fin d’un disque. Pour la fin de la bande son de Silencio, Ossang réalisera lui-même ce bruitage en manipulant à la main le diamant sur un disque.

Figures tutélaires

Une forte influence partagée par Ossang et Hurtado, William S. Burroughs, est aussi un modèle de transdisciplinarité, au travers des expérimentations littéraires, sonores et visuelles qu’il accomplit avec Bryon Gysin. Ossang est fortement marqué par l’album Nothing Here Now but the Recordings (1981), une compilation d’archives sonores de Burroughs co-éditée par Genesis P-Orridge, et qui est pour lui « d’une richesse infinie, c’est le disque d’une pure énigme[7] ». Hurtado a été fasciné par la Dreamachine, dont il a reproduit et exposé plusieurs exemplaires : une machine de vision à contempler les yeux fermés, inventée par Gysin et Ian Sommerville au tout début des années 1960 et popularisée par Burroughs, construite à partir de tourne-disques 78 tours.

Dans ses dernières années de lycée, un guitariste hard-rock fusion conduit Perconte à Frank Zappa, le seul guitariste qu’il écoute encore, dont il estime que certains morceaux comme « The Torture Never Stops » sont des monuments. Il espère d’ailleurs avoir un jour les moyens de travailler à partir d’un de ses morceaux. Avec Zappa et Nine Inch Nails, il découvre la diversification musicale, les jeux de rupture, de changements de style, qui apportent une révolution dans l’idée de la structure et du montage, dont il ressent encore beaucoup d’influences dans son travail aujourd’hui. L’influence sonore sur le visuel a pu venir aussi de bandes-son de films : Mr Arkadin (1955) d’Orson Welles pour Ossang ; la trinité Crash (1996) de David Cronenberg, Lost Highway (1997) de David Lynch et Sombre (1998) de Philippe Grandrieux pour Perconte. Ou bien Le Trésor des Îles Chiennes (1990) d’Ossang, que Perconte découvre d’abord par sa bande-son, avant de parvenir à dénicher, difficilement à l’époque, la cassette vidéo, comprenant alors que c’est un film qui ne se voit pas ni ne s’écoute sur un écran et des haut-parleurs de téléviseur. Depuis, Ossang est le seul cinéaste dont Perconte va voir les films en salle de cinéma.

Enfin, au titre des influences, il est frappant de constater que chacun des trois artistes va entamer des collaborations avec des artistes adorés qui ont nourri leur parcours. Ossang fait tourner Joe Strummer, leader des Clash, dans Docteur Chance. Hurtado, bien que d’abord très intimidé, développe une étroite collaboration et amitié respectivement avec Alan Vega puis Lydia Lunch[8], alors que leur photo trônait dans sa chambre aux côtés d’idoles comme Edgar Allan Poe, Federico Garcia Lorca, Arthur Rimbaud, Iggy Pop ou Lou Reed. Perconte développera quant à lui une collaboration artistique avec les musiciens Jeff Mills, Mikhail Rudy ou encore Jean-Benoît Dunckel, qu’il écoutait à travers le groupe Air quand il avait 20 ans.

Le bruit du monde

Ces propos, qui m’ont été généreusement confiés par Ossang, Hurtado et Perconte, sont le témoignage de parcours artistiques structurés par des pratiques d’écoutes et de fabriques musicales bruyantes et bruitistes intimement liées. Je fais l’hypothèse que ces trois artistes propagent et amplifient le bruit du monde et lui répondent visuellement dans leurs films, par des procédés et choix esthétiques qui traduisent ce bruit en brouillage formel[9]. Il ne faut pas entendre ici le brouillage au sens qu’on donne couramment au bruit en théorie de l’information, quand celui-ci altère ou perturbe la transmission d’un message, ou qu’il désigne un « phénomène qui se superpose à un signal et limite la transmission de l’information » (Le Robert), mais davantage comme une manière d’« étendre le domaine du signal » en « façonnant le bruit », ainsi que le suggère Bidhan Jacobs dans ses travaux sur le signal (Jacobs 2022, p. 341-354). Ou comme l’écrit Arild Fetveit :

Une esthétique du bruit spécifique à chaque médium hante la culture contemporaine. Il s’agit d’une esthétique dans laquelle le bruit correspondant à chaque médium particulier est employé comme moyen d’expression, au lieu d’être éliminé au nom d’une soi-disant haute-fidélité.

Fetveit 2021, p. 205

Nous pourrions également rapprocher ce brouillage expressif d’une « objection visuelle » au sens où Nicole Brenez définit

les modes d’actualisation pratique et plastique d’un travail critique au cinéma […] : aux prises avec les déterminations matérielles d’un médium et la normalisation de ses usages ; […] mise en perspective, relativisation, voire refus des outils, moyens et postulats techniques.

Brenez 2010, p. 5

En 1934, Theodor Adorno publiait un texte intitulé « La forme du disque ». Chagriné par cette forme qui, selon lui, n’avait alors pas d’autre fonction que la photographie acoustique de pièces musicales, le philosophe regrettait qu’il n’y eût pas de réels compositeurs pour disques. Il développe son propos, que je m’efforce de résumer en quelques points, et qui vont nous inspirer pour la suite de cette étude : « Il y a identité pure et simple entre la forme plate du disque et celle du monde où elle se fait entendre » ; « Les heures de l’existence domestique, trop restreintes, tournent en rond avec le disque » ; on peut maintenant éteindre au beau milieu de la Symphonie héroïque ; par le disque, la musique est soustraite à sa production vivante (lorsqu’elle est jouée en direct), or se trouvant ainsi figée, elle réveille en elle cette vie qui autrement passe et s’échappe ; « Si les notes n’étaient jusqu’alors que les pures et simples signes de la musique, à présent, grâce aux sillons des disques, la musique se rapproche de façon décisive de son véritable caractère d’écriture » ; le développement technique du phonographe, en donnant la possibilité de dessiner la musique, l’a à la fois réifiée et rapprochée de sa nature d’écriture et de langue ; pour conclure, Adorno affirme que la vérité des oeuvres d’art, au coeur de la catastrophe du progrès technique, se donne comme ardente promesse (Adorno 1934).

Nourri par les entretiens des trois cinéastes, par une approche du bruit comme moyen d’expression et par les considérations d’Adorno sur la musique de disque comme écriture, j’aimerais à présent tracer à grands traits les formes que prennent dans l’oeuvre des trois cinéastes ces manifestations bruyantes et l’incidence des supports musicaux sur les supports filmiques avec lesquels ils ont choisi de travailler. Nous verrons alors que leurs propositions mettent en avant trois puissances de schématisation du disque (et du support musical en général), à un niveau non seulement visuel mais également matériologique et politique.

Figure 4

La Dernière Énigme (1982) de F.J. Ossang.

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Un monde sillonné

Tout comme Adorno a parlé du rapport d’équivalence entre la forme du disque et la forme du monde, on voit dans les films d’Ossang un monde informé et transformé par le disque, selon un schème visuel. Film après film, le bruit du monde distord les images, les lignes se courbent et se bouclent, tandis que les personnages sont entraînés dans des scénarios et des destins cycliques qui littéralement tournent en rond et dont ils peinent à trouver une issue et à s’échapper. Chez Ossang, la forme ronde ou circulaire prolifère, trouvée dans des éléments de décor préexistants et visiblement choisis pour cette raison, dans des éléments agencés, ou bien dans la récurrence des ouvertures et fermetures à l’iris qu’affectionne tant le cinéaste, et qui finissent toujours par encercler sa vision du monde. Comme une réminiscence warholienne, on trouve chez Hurtado des perforations rondes de fin de bobines 8 mm, conservées pour leur plasticité, disques de lumière blanche qui traverse intégralement le celluloïd sans filtre (voir figures 4-7).

Figure 5

Dharma Guns (2010) de F.J. Ossang.

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Figure 6

Ciel éteint (2008) de F.J. Ossang.

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Figure 7

Aurore (1988) de Marc Hurtado.

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Figure 8

Royaume (1991) de Marc Hurtado.

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La forme du disque se double dans les films d’Ossang de mouvements de rotation : une caméra en plongée zénithale qui tourne au-dessus des arènes de Morituri ; un tunnel souterrain des Chiennes[10] qui, s’il ne tourne pas, évoque une spirale sans fond ; le mouvement de rotation des pales d’une éolienne dans Silencio ; une vue cette fois en contre-plongée d’un escalier tournoyant dans Dharma Guns ; et de bruyantes disqueuses dans la première partie de 9 Doigts. Dans Docteur Chance, alors qu’une platine est montrée en train de jouer un disque, la musique et la rotation seront sèchement interrompues par un coup de feu. Ces passages qui tournent ont aussi une fonction attractionnelle, et ce sont les corps qui s’attirent qui sont eux-mêmes soumis au tournoiement, plongés dans des eaux troubles dans les Chiennes, Silencio ou 9 Doigts. Quand, à la toute fin de Si le silence (2022), Perconte imprime à sa caméra un mouvement de rotation, celui-ci produit un effet de filé circulaire qui sillonne littéralement l’image, inscrivant un disque et des sillons au sein du cadre rectangulaire.

En filmant de simples reflets et ondes sur l’eau, Hurtado établit une équivalence confondante entre un élément naturel et la surface d’un vinyle : l’image du disque, sa surface opaque, son arrondi comme ses sillons semblent pouvoir surgir à tout moment et en tout lieu (voir figure 8). Pour Ossang, tous les moyens sont bons pour rayer les surfaces et sillonner le monde : personnages qui avancent sur un lac gelé en chaussures à talon ; voitures qui soulèvent la poussière d’une route en terre ; bateaux et skis nautiques qui fendent l’écume… il est alors saisissant de placer côte-à-côte une vue macroscopique d’un sillon de vinyle et les personnages d’Ossang perdus dans des ravins ou canyons de paysages labyrinthiques, ce qui nous amène à imaginer que ces personnages qui tournent en rond et se perdent évoluent précisément à l’intérieur d’un sillon de disque ! Le support musical semble s’être transposé dans le décor du film (voir figures 9 et 10). Chez Perconte, c’est le même désir d’approfondissement du monde qui motive, c’est-à-dire qui met en mouvement Après le feu (2010), Uishet (2005-2012), Ettrick (2015) ou Avant l’effondrement du Mont-Blanc (2020). Le cinéaste utilise toutes sortes de moyens de transport sur l’eau, la terre ou dans les airs pour fendre l’image et approfondir les surfaces, celles de l’image et du monde (voir figures 11 et 12). Cette plongée dans les sillons se retrouve dans des paysages composés par couches chez Ossang, qui découvre des stratifications aussi bien dans un paysage de bord de mer que dans les montagnes du Chili. Bien que ce ne soit pas en rapport direct avec le vinyle, mais peut-être davantage en lien avec les couches sonores et visuelles des timelines de ses logiciels de montage pour les sons et les images, Perconte présente lui aussi un monde stratifié qui se révèle lorsqu’on en gratte la surface, comme pour en percer la profonde énigme.

Figure 9

Vue d’un sillon au microscope.

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Figure 10

9 Doigts (2017) de F.J. Ossang.

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Figure 11

Après le feu (2010) de Jacques Perconte.

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Figure 12

Ettrick (2015) de Jacques Perconte.

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Figure 13

Dharma Guns (2010) de F.J. Ossang.

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L’énigme du monde

C’est que le monde est devenu énigmatique, ce qu’affirme le brouillage qui en opacifie les images transparentes – un point sur lequel se rejoignent pleinement les trois cinéastes. On trouve chez Ossang des moments de grande confusion visuelle et sonore, déclenchés par une plage musicale. Ainsi, dans Dharma Guns, quand Stan franchit la porte de la villa de Malibu Lake et que débute le morceau Taboo des Cramps : on passe alors à un tout autre régime visuel, que l’on peut qualifier de figural[11], où les figures de Stan et Délie sont prises dans une instabilité figurative, entrelacées dans des flous et des surimpressions, cernées par les oeuvres mobiles du peintre Michel Batlle suspendues par des fils au plafond, qui associent des radiographies de corps humains à des codes-barres, variation sur un thème majeur du film : la déshumanisation par le monde marchand. Batlle consacrera d’ailleurs une partie de son oeuvre plastique à de la gravure sur disques vinyles (voir figures 13 et 14). Face à cette confusion généralisée, Stan en est alors réduit à hurler : « Qu’est-ce qu’on fait ici ? » C’était un principe de mise en scène très proche qui prévalait dans les Chiennes, où des panneaux métalliques suspendus donnaient lieu à un concert de musique concrète dans une friche industrielle. Dans une note d’intention pour Docteur Chance, Ossang affirme sa dette sonore à la fois à l’égard du « bruitisme bressonnien » et de la « partition bruitiste » qui renvoie à Luigi Russolo[12] (Ossang 1997). On comprend à la lecture de Mercure insolent, alors qu’il raconte un retour aux Açores en 2011 pour y présenter Dharma Guns, que l’énigme du monde réside précisément dans le mélange contingent de bruits qui, en s’agençant et en se manifestant à la perception du cinéaste attentif, peuvent faire jaillir un désir de film :

Incroyable son sur le bateau à quai de Pico, moteur contre le vent et radio celtique inaudible – mixés au vent, vent – écumes sur les cubes de béton de la jetée de Madalena... Un magnétophone, tout de suite ! C’est le son d’un film à venir – on n’a jamais les machines quand il faut !

Ossang 2013, p. 58

Figure 14

Sans titre de Michel Batlle, disque vinyle gravé.

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Pour les trois cinéastes, la plus grande énigme du monde réside sans doute dans la nature environnante qui englobe les histoires humaines et dont ils traduisent inlassablement le bruissement. Ce ne sont que des plans furtifs chez Ossang, mais récurrents et toujours d’une grande intensité (herbes, arbres, vent, mer agitée…). Les éléments naturels sont partout dans la première partie de l’oeuvre d’Hurtado, depuis Des autres terres souples (1976-1979) à Bleu (1994), et logés dans chaque pixel de celle de Perconte, traduisant les vibrations de la nature, comme l’explicite le cinéaste :

J’écris avec la force radicale de la matière numérique, de la magie de la couleur, du plaisir de la bucolique, du dessin du corps et du texte. […] Qu’est-ce qu’enregistrer une image aujourd’hui ? C’est demander à une machine de synthétiser ce qu’elle peut capter du monde. Lui demander de traduire en informations, de la manière la plus optimale, les vibrations de la nature, les ondulations de la lumière à un certain moment, pendant un certain temps. […] Les images que je cherche, celles qui me passionnent depuis longtemps, naissent du monde. Ce sont des liens entre la réalité physique, la terre, les corps et les supports de représentations. Pour moi, pour la plupart de mes films, avant chaque image, il existe un phénomène vibratoire naturel d’une force magique, une lumière qui m’emporte. Un sentiment qui me déstabilise.

Perconte 2010, p. 231-232

Dans Chuva (2012), une pluie de fin d’après-midi transforme ainsi un paysage marin et un horizon gris en une matière-bruit de pixels et de couleurs. La pluie a lavé l’image de son motif originel (voir figure 15).

Figure 15

Chuva (2012) de Jacques Perconte.

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Nous pouvons dire avec Ossang, Hurtado et Perconte que le monde ne peut se résumer à une apparente clarté, qu’il est profondément une énigme, et doit être compris en tant qu’il est incompréhensible, comme le suggérait Adorno : « La tâche d’une philosophie de l’art n’est pas tant d’escamoter le moment de l’incompréhensible à force d’explications, – comme le fit presque fatalement la spéculation – mais de comprendre le caractère incompréhensible lui-même » (Adorno [1969]1995, p. 482). Le bruit s’est imposé entre la réalité et nous à travers des oeuvres à tout point de vue bruissantes et bruyantes, créant un filtre, une opacité qui, en brouillant le programme technologique des supports d’images, restitue le vivant en tant qu’il est une pure énigme. Or, c’est là encore le propre du figural : quelque chose est à voir et à comprendre d’une réalité en excès, qui déborde la figure et ne peut se dire mais seulement se montrer (voir Schefer 1999).

L’Oeuvre au noir

La déliquescence et l’intrication sont deux autres manifestations d’un monde altéré et rendu à sa pure énigme. Images délavées, liquéfiées, noyées comme cette apparition fugace du visage brouillé de Paul Hamy dans 9 Doigts, filmé à travers une surface d’eau ondulante. Et quand, dans le même film, c’est la carte maritime qui s’épanche elle-même dans une encre délavée et fuyante, tous les repères sont alors perdus et le navire voué à errer sur les flots tel un vaisseau-fantôme. On peut mentionner chez Ossang encore toutes les scènes entrevues au travers d’un aquarium, qui estrangent la vision humaine, la déplacent et la décentrent. Hurtado déploie les éléments naturels comme autant d’invites pour le corps à fusionner avec eux selon une logique d’intrication, par reflets et surimpressions, aux fondements de son art poétique, ainsi que le remarque Nicole Brenez :

Les caméras 8 mm permettent de rembobiner la pellicule, donc de l’impressionner plusieurs fois, et de cette simple possibilité technique jaillit la symphonie des similitudes et des dissemblances. […] Le monde se met à coïncider avec lui-même : le céleste avec le terrestre, le proche avec le lointain, le cosmique avec le singulier, l’humain avec l’animal, l’hiver avec l’été, la boue avec l’éclat. La surimpression crée une nature fusionnelle au sein de laquelle chaque apparition fait mythe.

Brenez 2016

Serait-ce, comme le suggère Hurtado, l’esprit qui devient chair à travers les éléments naturels transformés par le film ? Ce bruissement de la nature n’est-il pas une manifestation du pilote-fantôme évoqué par Ossang, le fil mystérieux qui relie les plans détachés de Silencio ? Quand Ossang lance la question, après Hölderlin, « À Quoi Bon des Cinéastes en un temps de manque… », l’une des réponses qu’il apporte est précisément : « À faire parler la terre » (Ossang 2013, p. 56).

Figure 16

L’Or noir (2016) de Jacques Perconte.

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Si dans le bruissement de la nature, c’est la terre qui parle, le bruit des images comme extension du signal fait parler la matérialité des supports, passant d’une image transparente à une image opaque, cette fois selon un schème matériologique du support musical. Chez Perconte, le premier siège de cette transformation est souvent un écran, apparemment transparent (vitre ou pare-brise de train, voiture, bateau…), mais dont le film révèle les traces qui le maculent et qui se transposent en bruit. Les trois cinéastes sont des héritiers de Jean Epstein, qui envisageait les puissances du cinéma comme machine de révélation de ce qui résiste dans l’acte de figuration[13].

Ossang, Hurtado et Perconte partagent avec Epstein un intérêt intellectuel pour l’alchimie, en lien à la matérialité de leur support d’élection : pour Ossang, inconditionnel utilisateur et défenseur de l’argentique, pour lequel il a écrit le plaidoyer Mercure insolent (Ossang 2013) : « Même s’il est une métaphysique dans le cinéma, c’est de l’ordre de l’alchimie, qui est elle-même une métaphysique hyper-matérialiste » (Ossang 2017) ; pour Hurtado, qui a longtemps utilisé le 8 mm argentique, avant de se résoudre à passer à la vidéo : « Le film procède d’une sorte de magie, d’une alchimie des régimes visuels et sonores » (Olcèse 2018) ; tandis que pour Perconte, qui explore la matérialité des images numériques : « Le principe fondamental de l’alchimie, c’est de faire rentrer la lumière dans la matière » (Thiery 2018, p. 136) (figures 16 et 17).

Figure 17

Royaume (1991) de Marc Hurtado.

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À propos de L’Or noir (2016), qui montre une mer tantôt opaque et noire ou bien éclatante de mille feux dorés, Perconte décrit une transformation alchimique : « Quelques heures avant la tempête, le vent souffle les vagues. Le coucher de soleil rend visible l’or que cache l’océan. Mais trempée dans la nuit noire, l’eau devient pétrole ». Il actualise cette recherche avec les trois pièces de la série Or (2018-2019), qui met en relation l’or du tableau de Gustav Klimt Le Baiser (1909) avec un vol d’oiseaux dans le ciel. Dans la pièce Europa Aour (2022), il filme désormais directement des feuilles d’or qui, par un procédé de montage et de compression, vont venir fusionner avec d’autres éléments naturels filmés et les recouvrir (la mer, une montagne…). Dans Dharma Guns, Ossang multiplie les surfaces noires et opaques (eau, lunettes, combinaison d’Elvire – en vinyle ?, etc.), tout en utilisant lui aussi de la feuille d’or pour ornementer par exemple les ressorts métalliques d’un vieux sommier qui sert de décor, et qui vient attraper et renvoyer la lumière des projecteurs. Dans 9 Doigts, le médecin prescrit de l’atalanta fugiens, qui n’est autre que le titre d’un livre d’alchimie du début du xviie siècle ! Et lorsqu’on effectue une recherche d’images rattachées à l’alchimie, on tombe aussitôt sur des images comportant un cercle inscrit dans un format carré, qui font immanquablement penser à des pochettes de 33 tours (figure 18). Hurtado, dans tous ses films, transforme la moindre incidence d’un reflet lumineux sur une surface pour en faire jaillir des myriades étincelantes et dorées. C’est ainsi que leur cinéma à tous trois s’attache tout particulièrement à transmuter des matières courantes en matières considérées comme nobles (mercure, argent, or, etc.).

Figure 18

Le laboratoire de l’alchimiste, gravure du livre Amphitheatrum sapientiae aeternae (1595).

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Mais c’est peut-être aussi et surtout d’une transformation intérieure dont il s’agit, et plus particulièrement d’une transformation de l’esprit et du corps par la puissance de l’amour : la figure récurrente du couple perdu et réuni chez Ossang, tels Orphée et Eurydice ou Tristan et Isolde ; la fusion comme principe figuratif chez Hurtado, explicitée à la fin de Blanche (1995) par le surgissement du motif féminin en pleine nature, en réminiscence du poème amoureux « Sensation » d’Arthur Rimbaud ; Perconte inscrit quant à lui sa trilogie Or dans une série explicitement nommée Radical Love Study.

***

Qu’est-ce alors que tout ce bruit ? Dans ces images qui se brouillent, c’est le monde qui se fait entendre et se donne à voir, s’exprime, s’écrit en révélant sa matérialité qui nous rapproche de la nature, comme le suggérait le peintre et théoricien Maurice Denis, lorsqu’il en appelait à créer des images opaques à l’encontre des images transparentes :

Transformés en nous sans effort, les spectacles du monde extérieur reparaissent sous de mystérieux aspects. […] Croyez qu’il n’est pas besoin, pour perpétuer vos émotions, de dissimuler la matière employée, et de la pervertir en des apparences de trompe l’oeil ; croyez que la matière de l’oeuvre d’art a la faculté d’émettre d’aussi puissantes suggestions que les aspects de la nature elle-même […].

Denis [1912]1920, p. 17

Le bruit est cette matière employée par Ossang, Hurtado et Perconte ; une dissonance, ce qui refuse de se taire, comme nous le rappelle avec justesse Adorno : « Dissonance signifie expression ; le consonant, l’harmonique veulent l’éliminer en l’apaisant » (Adorno [1969]1995, p. 160). Nous avons alors affaire ici au schème politique du support musical et de sa propagation en bruit : c’est dans le rythme des textures et non pas dans la seule figure d’une mélodie, dans le tempo des matières et non pas dans la structure d’une harmonie que le disque parvient, par-delà les différences, à sceller une communauté esthétique singulière. Le bruit y devient le symptôme d’une résistance à l’ordre, la marque d’un accès au sensible retrouvé.