Résumés
Résumé
La Horse (Pierre Granier-Deferre, 1970) est le quatrième long-métrage mis en musique par le tandem formé par Serge Gainsbourg et Jean-Claude Vannier. Ce film est l’occasion de mettre en oeuvre leur conception « contrapuntique » de la musique de film : sonorités psychédéliques alors que nous sommes dans la campagne française, rythmique extravertie quand le personnage principal est bourru et impénétrable, caractère musical vif et entraînant alors que l’angoisse, le danger et le crime sont omniprésents. Le réalisateur, d’abord surpris, s’est finalement résolu à incorporer cette musique à son film et s’en est même montré satisfait. En nous appuyant sur deux outils – le continuum musique/image de décalage dramatique et le continuum musique/image de décalage cinétique –, nous montrons en quoi la proposition de Gainsbourg et Vannier sert remarquablement son propos, en proposant une signification globale qui rejoint précisément le but du réalisateur : « déraciner le polar ».
Mots-clés :
- Serge Gainsbourg,
- Jean-Claude Vannier,
- analyse filmique,
- musique de film,
- musique psychédélique
Abstract
La Horse (Pierre Granier-Deferre, 1970) is the fourth feature film with music by the duo of Serge Gainsbourg and Jean-Claude Vannier. This film was an opportunity to test their “contrapuntal” conception of film music: psychedelic sounds when we are in the French countryside, extroverted rhythms when the main character is gruff and impenetrable, a lively and driving musical character when anguish, danger, and crime are omnipresent. The director was initially surprised, but ended up deciding to incorporate this music into his film and was even pleased with it. Using two tools – the continuum of dramatic music/image shift and the continuum of kinetic music/image shift – we show how this music ultimately serves its purpose remarkably well, offering an overall meaning that is precisely in line with the director’s aim to “uproot the detective story.”
Keywords:
- Serge Gainsbourg,
- Jean-Claude Vannier,
- film analysis,
- film music,
- psychedelic music
Corps de l’article
Serge Gainsbourg compose la musique de La Horse (réal. Pierre Granier-Deferre) en 1969 avec l’aide de son complice de l’époque, le compositeur et arrangeur Jean-Claude Vannier, tandis que l’album Histoire de Melody Nelson est en gestation. Les deux hommes ont signé l’année précédente pas moins de trois musiques de film – Paris n’existe pas (Robert Benayoun), Slogan (Pierre Grimblat) et Les Chemins de Katmandou (André Cayatte) – et travailleront encore ensemble sur cinq films dont Cannabis (Pierre Koralnik) et Sex-shop (Claude Berri). C’est sur le conseil de Jean Gabin que Pierre Granier-Deferre, après avoir travaillé avec Antoine Duhamel pour Le Grand Dadais (1967), se tourne vers Gainsbourg – ce dernier et Gabin se sont retrouvés face à face à l’écran dans Le Pacha de Georges Lautner en 1968.
La « horse » désigne en argot l’héroïne[1]. Le film est inspiré de l’affaire Dominici, du nom de ce patriarche accusé et condamné pour le meurtre sur ses terres de trois touristes anglais sans que sa culpabilité n’ait jamais pu être clairement établie. Dans le film, un vieux paysan, Auguste Maroilleur (Jean Gabin), découvre un paquet de « horse » dans sa cabane de chasse ; ce paquet était en fait destiné à son petit-fils, Henri (Marc Porel), qui s’était récemment lancé dans le trafic de stupéfiants. Après l’avoir cordialement rossé, Auguste installe le jeune homme dans une cave. Ayant dissout toute la drogue dans l’eau, il ne peut la restituer, et c’est désormais tout le milieu de la drogue qui s’invite à la ferme de Maroilleur et de sa famille pour tenter de récupérer la marchandise (les truands ignorent qu’elle a disparu). La survie du clan Maroilleur s’organise et tous restent soudés face aux intimidations et crimes de plus en plus brutaux : incendie de la grange, assassinat d’une vingtaine de vaches, mort du chien, viol de la soeur d’Henri. La famille finira par se débarrasser des trafiquants tout en déjouant l’enquête de la police par leur mutisme obstiné.
La Horse est l’occasion pour le binôme Gainsbourg/Vannier de poursuivre leur exploration des sonorités psychédéliques – présentes, comme nous le montrerons en première partie, dès les débuts de leurs collaborations –, tout en mettant en oeuvre une conception « contrapuntique » de la musique de film selon les souhaits de Gainsbourg (voir infra) : le psychédélisme musical détonne ainsi avec les images de la campagne française, le caractère bourru et impénétrable du personnage principal, l’omniprésence de l’angoisse, du danger et du crime. Le réalisateur, d’abord surpris (Lerouge 2015, p. 15), s’est finalement résolu à incorporer cette musique à son film et s’en est montré satisfait. En nous appuyant sur deux outils méthodologiques – le continuum musique/image de décalage dramatique et le continuum musique/image de décalage cinétique – présentés dans notre seconde partie, nous montrerons en quoi cette musique sert finalement remarquablement son propos, en proposant une signification globale qui rejoint précisément le but du réalisateur : « déraciner le polar ».
Psychedelic Scoring : de Paris n’existe pas à Sex-shop
Après être passé sous la férule de Michel Magne pendant deux ans (1964-1965), Jean-Claude Vannier devient, dans la seconde moitié des années soixante, un arrangeur très demandé pour la chanson française. Au moment où il rencontre Serge Gainsbourg, à la fin de 1968, il vient d’arranger « Tous les bateaux, tous les oiseaux » de Michel Polnareff et l’album La Maritza de Sylvie Vartan. De son côté, Gainsbourg, qui sort de deux collaborations très riches avec Alain Goraguer (mélange de chanson rive gauche et de jazz raffiné[2], de L’Eau à la bouche de Jacques Doniol-Valcroze aux Loups dans la bergerie d’Hervé Bromberger ; voir Rossi [à paraître]) et Michel Colombier, va, dans le sillage des travaux avec ce dernier, définitivement importer le rock psychédélique dans la musique française de film[3]. David Rassent résume les éléments principaux de ce style musical : « l’usage de lsd par les artistes, la densité croissante des timbres de guitares électriques, et enfin le mélange, notamment par les musiciens californiens, du folk, du rock, du blues, du jazz et des éléments exogènes issus de la musique orientale ou de l’avant-garde » (Rassent 2015, p. 14). À cette mixture se rajoutent les longs solos tortueux d’instruments qui accompagnent les séances de consommation de drogue et les procédés de manipulation du son qui tendent à exagérer le réel[4]. Point commun entre Paris n’existe pas, Slogan, Les Chemins de Katmandou, Cannabis et Sex-shop, les séquences de fêtes chez des particuliers ou dans des bars[5] sont des occasions diégétiques, généralement acousmatiques, de déchaînements musicaux psychédéliques, avec solos extatiques de guitare électrique, de clavinet ou d’orgue Hammond (voire de bombarde sur Slogan) sur une rythmique lourde, « sale[6] ».
Paris n’existe pas, dont la séance d’enregistrement a lieu le 26 décembre 1968 au studio Davout, est la première collaboration de Vannier avec Gainsbourg. Même si le genre du film, mélange de science-fiction et de cinéma expérimental, le situe à la marge du corpus formé par les autres films mis en musique par le tandem[7], on y trouve déjà les timbres prédominants du clavecin[8] et des cordes dans le médium grave. Le marimba reste en revanche particulier à ce film[9]. Suite à la consommation d’un joint, un peintre (Simon, joué par Richard Leduc) en manque d’inspiration a des hallucinations qui lui permettent de voir des fragments du passé et de l’avenir. Deux thèmes principaux y apparaissent de manière récurrente : un premier, qui ouvre et ferme le film, s’y trouve décliné sous forme de brèves virgules tout au long du film, exprimant l’inquiétude que provoquent ses hallucinations au personnage principal (d’abord dans son esprit puis dans celui de son entourage) ; le second, qui apparaît pour la première fois au milieu du film (42:25) est une délicate valse romantique[10] dont la mélodie principale, jouée au hautbois ou au clavecin, illustre le voyage du personnage dans le passé. Si la partition reste, dans l’ensemble, relativement conventionnelle – disons « attendue » : un fort chromatisme connote l’étrangeté, une valse le passé (non exempte d’un certain érotisme, puisque c’est une jolie jeune femme qui habitait l’appartement trente ans auparavant) –, trois scènes d’hallucinations détonnent particulièrement d’un point de vue musical : une musique concrète à base de bruits d’eau et de couverts sert d’accompagnement à des aliments se déplaçant tout seuls (technique du stop-motion) dans un réfrigérateur (30:14) ; des stridences de violons – proches de ceux de Bernard Herrmann dans la fameuse scène de la douche de Psycho – sur lesquelles se greffent des sonorités électroniques disjointes puis une musique foraine de fanfare soutiennent la venue d’un personnage emperruqué venu s’encanailler (01:24:12) chez la demoiselle du passé ; enfin, sur une séquence stroboscopique enchaînant un millier de photogrammes pendant cinquante secondes (01:26:02), un clavecin exploite différents modes de jeux et de courts motifs atonaux mêlés entre eux par un énorme effet de réverbération[11]. Cet esprit expérimental, tout à fait dans le style psychédélique, préfigure les bandes originales à venir.
À partir de Slogan, Gainsbourg et Vannier délaissent une approche écrite (que l’on peut encore assez nettement percevoir dans Paris n’existe pas, par exemple dans les variations de la valse), pour privilégier – à l’exception d’arrangements de cordes et de cuivres – une conception plus chansonnière (structure des morceaux en couplets/refrain) couplée avec un travail des musiciens en studio. Slogan narre la passion entre un publicitaire reconnu, Serge Faberger (Serge Gainsbourg), et une femme de vingt ans sa cadette, Evelyne (Jane Birkin) ; le film est connu pour avoir « lancé » médiatiquement le couple formé par Birkin et Gainsbourg qui se sont rencontrés à l’occasion du tournage. Deux thèmes principaux illustrent les deux facettes de leur passion : « La Chanson de Slogan », entendue et déconstruite dans sa version instrumentale tout au long du film (le générique de fin la fera finalement entendre dans sa version chantée), en représente la face douloureuse et dépressive avec le cri de bombarde en incipit[12], tandis que le titre « Evelyne » illustre la face solaire de cette passion (à l’exception de sa dernière occurrence dans une version en augmentation rythmique à 59:27). Plusieurs éléments situent cette bande originale dans la lignée gainsbourienne : de longues plages jouées uniquement à la batterie (accompagnement de « Requiem pour un con »), le timbre reconnaissable du clavecin (Paris n’existe pas), le lyrisme des violons, les moments de fanfare (séquence stroboscopique dans Paris n’existe pas) et le mélange de chanté et de talk-over sur « La chanson de Slogan[13] ». Un nouvel instrument fait son apparition : le sitar[14], utilisé de manière totalement incongrue – nous y reviendrons – sur une séquence vénitienne[15].
La musique des Chemins de Katmandou est enregistrée en même temps que celle de Slogan, en juin 1969, et en partage nombre d’éléments au premier rang desquels le sitar, cette fois convié fort à propos, la musique népalaise étant profondément liée à la musique indienne (on y trouve les mêmes ragas et les mêmes instruments, dont sitar et tablâs). Les Chemins de Katmandou est un road-movie racontant l’épopée d’Olivier (Renaud Verlet), jeune homme qui part en Himalaya pour y retrouver son père, un homme censé avoir réussi dans sa vie en proposant à des touristes des chasses au tigre en Himalaya. Olivier va rencontrer des hippies en chemin, parmi lesquels Jane (Jane Birkin) dont il va tomber amoureux et qu’il va tenter d’éloigner de la drogue. Reprenant les thèmes de mai 1968 – l’amour libre, la drogue comme libération des consciences, la perte des illusions –, le film est en fin de compte assez conservateur (les drogués meurent et le fils trouve sa voie dans les missions humanitaires), un aspect que l’on peut retrouver dans l’inspiration musicale néo-baroque, entre Pergolèse et Georges Delerue, du « Thème 5 » (Gainsbourg [1969]2017 ; 47:58, 01:33:37)[16]. Ailleurs, la musique de Gainsbourg et Vannier épouse son sujet : guitare folk pour accompagner les chansons hippies (« To Day », « Yellow is the Day », « When I Woke Up This Morning » qui sert de générique de fin), réhaussée de guimbarde et de sitar pour une longue séance de shoot (53:40), musiques que nous qualifierions de « rituelles » (bols tibétains, flûte bansuri, tambours, trompe, cymbales tibétaines : 49:16, 01:03:09, 01:06:43, 01:11:43) et musiques à base de tablâs et sitar servant à ancrer géographiquement les scènes[17] (14:39, 18:47, 44:53, 47:32). Deux moments musicofilmiques sont particulièrement notables. Le générique, résumé en accéléré des luttes de mai 1968 (diversement coloré par des filtres rouge, vert, rose et bleu), débute sur un battement obsédant de timbale à pédale ; après quatre accords de cuivres et la mise en place de la rythmique, c’est au clavinet[18] – instrument que l’on va retrouver à de nombreuses reprises dans les collaborations ultérieures de Gainsbourg et Vannier – qu’est joué un thème de profil mélodique descendant[19]. Le morceau prend une teinte apocalyptique avec les stridences de cuivres pendant les charges policières. On ne retrouve un tel degré de dissonance que pendant un autre « morceau de bravoure » de la bande originale, celui qui décrit les hallucinations d’Olivier conséquentes au joint que lui a proposé Jane (57:24, 58:21) : en caméra subjective, l’image se déforme en son centre à chaque coup de tambour tandis que s’affirme une texture stridente – proche du gagaku japonais – à base d’orgue à bouche, de trompe et de flûte bansuri.
Enregistrée peu après la musique de La Horse, celle de Cannabis constitue à nos yeux l’aboutissement du travail en tandem de Gainsbourg et Vannier – c’est aussi un réservoir d’idées pour l’album Histoire de Melody Nelson[20]. On retrouve dans le film à la fois l’érotisme du couple Birkin/Gainsbourg (Slogan) et les séquences d’hallucinations[21] (Paris n’existe pas, Les Chemins de Katmandou) : Gainsbourg y campe Serge Morgan, un trafiquant de drogue qui cherche à s’éloigner du milieu par amour pour une jeune femme, Jane (Jane Birkin). La chanson « Cannabis » qui ouvre le film (et le clôt dans une version instrumentale) est l’occasion pour Vannier d’aller encore plus loin dans l’expérimentation en poussant très loin le procédé de re-recording[22], construisant un « mur sonore » de 12 guitares électriques que Gainsbourg ne concurrence vocalement en talk-over que par la vertu du mixage. Cette chanson, sorte d’ode à la mort sous l’effet du cannabis, est très largement exploitée dans le film sous une forme instrumentale. Elle revient une première fois lors d’une scène d’action musclée où Serge et Paul s’attaquent à deux trafiquants (« Cannabis bis ») ; on notera dans cette séquence un intermède au seul clavinet (54:31) dont les phrases décousues rappellent celles du thème de « L’Alouette » de La Horse (voir infra). Dans la version plus adoucie du titre « Dernière blessure », le morceau revient sur le couple de Jane et Serge quand ce dernier lui annonce son envie de raccrocher[23] (58 :10, 01:10:37). Enfin, le riff guitaristique initial de la chanson débute aussi le titre « Pièges », dans lequel les cordes désaccordées de Vannier annoncent les problèmes à venir[24]. Paul (Paul Nicholas), l’associé de Serge, possède également son thème, « Le Deuxième Homme » (entendu pour la première fois à 21:53), joué au clavinet sur une basse affairée. À côté du long cue « Chanvre indien[25] » qui accompagne une séance de shoot, la tendance principale est plutôt à des virgules musicales brèves, avec un début et une fin très marqués. Non présentes sur la bande originale officielle, deux courtes suites d’accords, jouées moelleusement aux cordes médium/graves, reviennent de manière récurrente, accompagnant de manière privilégiée la relation entre Serge et Jane[26]. Également absent de la bande originale, le cue « Avant de mourir » est constitué de quatre fragments (le dernier est une variation de « Cannabis »), marquant l’action tout au long du film (la première citation dans le film est le troisième fragment à 13:27).
Nous nous arrêterons moins sur les dernières musiques de film du tandem : Le Traître ? (Milutin Kosovac, 1971), Sex-shop (Claude Berri, 1972), Trop jolies pour être honnêtes (Richard Balducci, 1972), et Projection privée (François Leterrier, 1973). Si les deux premiers possèdent une quantité de musique relativement importante comparée aux deux derniers, les morceaux sont dans l’ensemble assez conventionnels et les aspects psychédéliques en sont absents (à l’exception d’une musique de fête dans Sex-shop). Diversement nommés Le Traître ?, Dix-neuf filles et un marin et Ballade à Sarajevo, le premier film raconte l’histoire de dix-neuf infirmières qui doivent convoyer des soldats vers une zone libre en 1943, alors que des nazis sont à leurs trousses. Le thème principal est une ballade romantique pour cordes et piano (occasionnellement doublé ou remplacé par un clavecin), constamment réitérée sur les scènes de marche sans esprit de variation. Ce morceau sera recyclé dans Projection privée aux côtés de la chanson « L’Amour en privé » chantée par Françoise Hardy qui sert de générique. Dans Trop jolies pour être honnêtes, les deux thèmes « Moogy-woogy » et « Close combat », joués au synthétiseur (empilement de couches jouées au Minimoog), sont également réitérés tout au long du film sans variation. Seule trace de l’ancienne créativité du tandem, ou tout au moins de Vannier : l’étrange musique électroacoustique, dans un esprit proche des oeuvres de Pierre Henry, qui accompagne le réveil nocturne du quatuor féminin (12:27). La musique de Sex-shop se résume enfin à une demi-douzaine de slows, parmi lesquels le titre de générique (« Sex-shop »), « La décadanse » (titre sorti en single avant le film et que Claude Berri a souhaité intégrer) ou le cue « Quand le sexe te chope[27] » ; on y notera une survivance du son Gainsbourg/Vannier dans l’utilisation du clavinet et des interventions orientalisantes des cordes à l’occasion du premier slow entendu (33:45).
Présentation de la méthode d’analyse : les continuums de décalages
C’est à propos de Slogan que Gainsbourg formule sa conception de la musique de film : « Pour Slogan, Pierre Grimblat m’avait commandé une musique romantique “à l’américaine”. Je lui ai dit : “Tu me laisses tranquille, je fais ce que je veux ou tu vas te faire voir”. Il voulait absolument que j’ajoute quelque chose de romantique à son film : une musique ne peut rien rajouter à un film ! Si un film n’est pas romantique, ce n’est pas en collant des petites mélodies qu’il va le devenir […]. La musique de film doit : primo être en contrepoint ; secundo ne jamais faire de pléonasme » (Simsolo 1969). Sous ses dehors lapidaires, cette formulation s’ancre fermement dans une tradition théorique (Alexandrov, Eisenstein et Pudovkin [1928]1985 ; Pudovkin [1929]1985 ; Adorno et Eisler [1947]1972 ; Balázs 1949 ; Chion 1990 ; Cook 1998 ; Villani 2008 ; Audissino 2017) qu’il serait trop long de détailler ici[28]. La notion de contrepoint – outre son approximation terminologique dénoncée par Michel Chion (1990, p. 34) – est souvent apparue comme manquant de subtilité pour décrire la manière dont la musique se positionne par rapport à l’image, raison pour laquelle Chion a par exemple conçu les catégories de « musique empathique » (1985, p. 122-123), « musique anempathique » (p. 123) « contrepoint didactique » (p. 123-124). Il est intéressant de remarquer que Chion a pu repérer des interactions qui ne correspondent ni à des effets empathiques ou anempathiques, ni à du contrepoint didactique ; sans donner de nom à ce concept – ou, plutôt, à cette absence de concept –, il se contente de remarquer, en prenant un extrait de L’Enfer (Claude Chabrol, 1993), que la musique y « ponctue le temps en accentuant l’idée d’obsession, sans pour autant ni narguer le désarroi du personnage, ni épouser ce dernier : elle marque juste que ce moment est particulier, souligne un trouble » (Chion 2003, p. 385).
Partant du principe qu’il n’existe pas de musique foncièrement neutre, que son intégration ressort toujours d’une intention, il paraît toujours possible d’interroger le positionnement de la musique par rapport à une action dramatique représentée à l’écran (ce qui inclut les protagonistes – et leurs sentiments –, les lieux, l’époque). Cette interprétation est fondée sur la perception plus ou moins nette d’un décalage dramatique qui s’échelonne sur un continuum partant d’un « alignement dramatique » de la musique avec ce qui est raconté jusqu’à une « contradiction dramatique » de la musique avec ce qui est raconté. Les deux états d’« alignement dramatique » – que Cook nomme « conformance » (Cook 1998, p. 99) – et de « contradiction dramatique » (« divergence » selon Cook, ibid.) sont essentiellement théoriques afin de contenir l’éventail des situations rencontrées (figure 1).
La « musique empathique » de Chion est proche de l’« alignement dramatique », tandis que sa « musique anempathique » ressort de la « contradiction » ; la place du « contrepoint didactique » est plus subtile à déterminer – plutôt au milieu sur le continuum – car il dépend plus directement de la compréhension intellectuelle du spectateur.
Dans Slogan, l’ambiance joyeuse et solaire du cue « Evelyne » accompagne avec empathie (à l’exception de sa version ralentie, voir supra) les moments de bonheur de Serge et Evelyne. En revanche, la musique indienne jouée au sitar et aux tablas entendue au début de ce même film (07:07) ne correspond pas du tout à ce que l’on peut attendre à la vue de palais vénitiens (Vivaldi y serait plus légitime) : le décalage ainsi provoqué n’est pas de nature émotionnelle mais plutôt culturelle, faisant signe vers le mode de vie hippie contemporain de l’époque du film. Ce décalage, toutefois, ne va pas jusqu’à la contradiction, il s’agit plutôt d’une couleur particulière apportée par la musique. Ces mêmes musiques à base de sitar sont en revanche tout à fait en situation dans Les Chemins de Katmandou. Signalons encore le cas très particulier de la fin de Slogan où « La Chanson de Slogan » et son thème à la bombarde (01:25:31) sont superposés à un orchestre à cordes (rappelons que Grimblat souhaitait de la musique romantique) ; la contradiction n’est alors ni émotionnelle – le « cri » de la bombarde préfigure une nouvelle passion à venir –, ni vraiment culturelle – la musique pop est susceptible d’être entendue diégétiquement à Venise – mais spécifiquement audiovisuelle : ce que nous entendons ne correspond tout simplement pas à ce que nous voyons. Dans notre continuum, cette « dissonance audio-visuelle » (Chion 1995, p. 206-207) est finalement plus proche de l’alignement que de la contradiction, car il est fort possible qu’elle passe inaperçue pour un spectateur investi dans le rebondissement final de l’intrigue.
Ce continuum de décalage dramatique, concernant l’image en tant que porteuse des éléments du récit, n’épuise cependant pas les possibilités d’équivocités apportées par la musique. La polysémie du langage audiovisuel tient à ce que l’image possède aussi sa rhétorique propre[29] : cinétique, couleurs, éclairages, texture, grain de l’image, cadrage, etc. Chacun de ces éléments est susceptible d’entrer dans une relation de correspondance ou de contraste avec la musique. Afin de limiter le champ de notre étude, nous nous contenterons de distinguer les décalages musique/image du point de vue cinétique en proposant un second « continuum de décalage », cette fois de type « cinétique », dans lequel la qualité cinétique de la musique[30] peut se trouver en situation de correspondance ou de contraste avec la vitesse des mouvements à l’image (comprenant mouvements dans l’image, mouvements de caméra, rythme de montage ; figure 2).
Quatre situations émergent alors du fonctionnement des deux types de régimes dramatique et cinétique présentés ci-dessus : alignement dramatique et correspondance cinétique, alignement dramatique et contraste cinétique, contradiction dramatique et correspondance cinétique, contradiction dramatique et contraste cinétique. Le premier correspond à la concordance des régimes dramatico-cinétiques, les deuxième et troisième à la disjonction partielle, le dernier à la disjonction complète.
Précisons enfin que ces états correspondent toujours à un moment en particulier et sont susceptibles d’évoluer au cours du film et des retours thématiques (même avec des thèmes identiques), comme nous allons le voir dans La Horse.
Décalages dramatiques et cinétiques dans La Horse
Composé entre Les Chemins de Katmandou et Cannabis, deux films qui placent les substances hallucinogènes au coeur de leur intrigue[31], La Horse ne fait pas exception à ce sujet dans l’air du temps. Toutefois, la drogue n’est pas exploitée par Pierre Granier-Deferre pour ses effets hallucinogènes, mais comme un prétexte pour confronter deux mondes que tout oppose, celui du crime organisé et celui de la campagne. Dans ce projet, le « contrepoint » prôné par Gainsbourg, finalement peu pratiqué dans les autres films, va jouer un rôle prédominant.
Pour le générique du début du film, une contradiction dramatique importante (en rapport avec la localisation géographique du film) avait fait l’objet d’une première proposition au réalisateur, comme le relate Vannier : « Nous avions opté pour des percussions africaines [option déjà retenue pour Slogan], j’avais pris des peaux, des tas de machins, ce qui est plus simple quand il n’y a rien d’écrit » (Merlet 2019, p. 256). Le réalisateur en reste stupéfait (et passablement désappointé) : « D’un côté, j’avais l’image, de l’autre, l’orchestre. Sur Gabin dans un champ déboulaient des bruits de crissements, des tam-tams, comme en pleine brousse ! J’étais abasourdi, ahuri, je ne comprenais pas. En fait, Serge et Jean-Claude étaient partis d’une idée simple : la campagne est la même partout, en Normandie comme en Afrique » (Lerouge 2015, p. 15). Cette première approche a vite été abandonnée, au profit du son psychédélique que Gainsbourg et Vannier avaient élaboré depuis Paris n’existe pas. L’anecdote corrobore néanmoins la manière très instinctive – et un peu désinvolte, il faut le reconnaître[32] – du tandem dans son approche de la musique de film. La nouvelle proposition pour le générique – qui sera finalement retenue – se situe dans la droite lignée du psychedelic scoring : nombre important de virgules courtes avec un début et une fin nets[33], énergie brute et « son sale » de la rythmique basse/batterie, thème joué au clavinet sur des harmonies confiées au clavecin, riffs de cordes, tandis que deux instruments imposent une couleur western sur laquelle nous reviendrons : banjo et cymbalum. Le thème lui-même, de nature plus rythmique que mélodique, est particulièrement bref, fondé sur la répétition de quatre mesures. Son profil descendant et la suite de syncopes sur lequel il s’appuie illustrent bien l’idée d’un enchaînement inéluctable, résumé musical saisissant des évènements en chaîne qui perturbent la famille Maroilleur (figure 4).
Une telle proposition se situe cependant dans une disjonction complète – contradiction dramatique importante et contraste cinétique modéré – car rien, au moment du générique, ne paraît justifier le psychédélisme du thème principal[34]. Une approche dramatique alignée se serait appuyée sur des chants folkloriques normands (le tournage a lieu dans le Calvados) ou une forme de pastoralisme symphonique. De même, le regard impénétrable et concentré de Gabin aurait pu être souligné de manière empathique par une tension discrète. Les choses sont un plus nuancées du point de vue cinétique. Alors que la musique est rythmiquement alerte (tempo à 120 bpm), les mouvements à l’image sont dans l’ensemble plutôt lents : plans fixes de paysage, vaches qui broutent, vitesse modérée de la jeep, durée plutôt longue des plans en moyenne (7 à 8 secondes pour certains). Toutefois, un cheval au galop (allusion à la horse), le chien Rex qui court à côté de la jeep ou les plans serrés sur la jeep donnent tout de même ponctuellement une impression de vitesse ; les nombreux arrêts sur image sur les titres, comme les apparitions de ces derniers à différents endroits de l’image ou l’animation du titre du film, contribuent également à donner un certain dynamisme au montage. La musique s’interrompt totalement par deux fois (04:53 et 05:05) pour faire entendre deux éléments dramatiquement incongrus : un break de batterie funk débridé (Pierre-Alain Dahan à la batterie) suivi d’un solo de banjo bluegrass tout aussi déchaîné. À cette contradiction dramatique s’ajoute, comme précédemment, un contraste cinétique avec une image qui oppose à cet énergique déchaînement musical une suite de sept plans pour une vingtaine de secondes : 1) la jeep s’arrête, 2) Gabin passe la tête à travers la vitre pour regarder, 3) un plan de barrière renversé, 4) Gabin rentre la tête et appelle son chien, 5) le chien monte dans la voiture, 6) la voiture repart avec un arrêt sur image, 7) la voiture s’éloigne. Toutefois, là encore, le contraste cinétique est atténué par les alternances entre les arrêts sur image et les reprises : le point de synchronisation entre le démarrage de la voiture (avec la montée du chien dans la voiture) et l’arrivée du banjo donnent ponctuellement une sensation d’accélération.
Cette disjonction complète entre la musique et le décor d’un côté, la musique et les mouvements plastiques de l’image de l’autre (même si le contraste reste modéré), offre d’emblée au spectateur un libre jeu d’hypothèses pour concilier cette musique avec les images présentées. Nous nous référons ici à la théorie gestaltiste appliquée à la musique de film qui postule que le cerveau cherche nécessairement à trouver une cohérence entre les significations exprimées séparément par les images et la musique – même lorsque celles-ci divergent – afin de faire émerger une « macro-configuration » satisfaisante (Audissino 2017). Dans cette optique, le titrage de couleur rouge peut venir préfigurer des crimes, offrant une correspondance directe entre les couleurs et la brutalité de la musique[35] (extrait vidéo 1).
Extrait vidéo 1 : Générique de début de La Horse, 03:14-06:49 © M6 Vidéo.
La brève deuxième occurrence du thème (11:17-11:25) accompagne la capture des deux trafiquants qui ont caché la « horse » dans la cabane de pêcheur d’Auguste. Dès lors, on comprend que le thème est associé au monde de la drogue, à celui de la ville et de ses turpitudes, venant brutalement s’opposer au bon sens et à la tranquillité de la campagne. Les sonorités diverses de la musique sont à l’image du cosmopolitisme citadin et du milieu des dealers : un pêle-mêle d’individus hétéroclites et peu recommandables, rassemblés autour de la promesse d’un argent rapidement gagné. L’association avec le fracas urbain est bien mise en valeur lors de la troisième occurrence (extrait vidéo 2) qui naît du bruit d’un avion. Le rythme rapide du montage et les plans saccadés sont alors bien en accord avec celui de la musique (correspondance cinétique). Un peu plus loin, la musique s’interrompt sur un coup de caisse claire lorsque le personnage semble perdu dans ses pensées pendant un court instant et reprend de plus belle sur le match de tennis, s’interrompant une seconde fois lorsque l’homme qui joue au tennis est à terre.
Extrait vidéo 2 : La Horse, 26:14-27:30 © M6 Vidéo.
Sans aller jusqu’à l’alignement dramatique, le décalage dramatique s’atténue (rapprochement progressif vers l’alignement dramatique) au fur et à mesure que le spectateur saisit le lien du thème principal avec le milieu urbain de la drogue. Les deuxième et troisième occurrences ont, quant à elles, rétabli la correspondance cinétique entre les mouvements à l’écran et l’énergie de la musique.
On peut considérer que la quatrième occurrence (extrait vidéo 3) relève, elle, de la concordance dramatico-cinétique, résolvant la disjonction complète du début. Le thème principal revient sur le même décor que celui du générique du début – le pré aux vaches de Maroilleur –, mais on y découvre cette fois les bandits à l’oeuvre, se servant de leur voiture pour heurter et blesser les vaches[36]. Il n’y plus de décalage dramatique entre le visuel et le sonore dans cette scène spectaculaire : l’excitation rageuse de la musique, renforcée par un jeu de cymbale débridé, est en phase, non seulement d’un point de vue cinétique (allure effrénée de la voiture, mouvements des bêtes en tous sens, montage extrêmement rapide de plans serrés – voire de gros plans –, certains étant en caméra subjective) et sonore (cris de terreur des vaches et impacts de la voiture sur leurs corps), mais également d’un point de vue dramatique avec les actes barbares qui nous sont crûment montrés. Tout concourt à faire penser au spectateur que la musique du générique de début anticipait cette séquence, dans un type de phénomène d’attente que l’on pourrait appeler un « décalage par anticipation ».
Extrait vidéo 3 : La Horse, 36:52-39:12 © M6 Vidéo.
Quatre déclinaisons du thème reviennent encore : le conciliabule des truands, préparant leur coup du lendemain depuis leur chambre (50:58-51:36), leur face-à-face avec Maroilleur (52:34-53:34), la traque des paparazzis qui accompagne l’enquête menée par les policiers (01:08:28-01:08:43) et le générique de fin. La première occurrence, lors du conciliabule, renforce l’association des trafiquants avec le thème principal ; la musique, toujours aussi énergique, est en contradiction avec l’apparente décontraction des brigands – occupés à laver leur linge ou à se doucher, le chef est allongé sur le lit – laissant supposer que leurs esprits sont préoccupés (« Avec le vieux j’ai pas confiance ! »).
La séquence du face-à-face (extrait vidéo 4) montre un intéressant exemple de disjonction partielle. Avant que le piano dans l’aigu ne fasse tourner les accords du thème en boucle, une longue pédale répétant le même accord fait monter la tension alors que les truands attendent Maroilleur au bout de son champ. Le réalisateur fait partager au spectateur leur point de vue, en voyant lentement émerger Gabin depuis la profondeur du champ – dans lequel il se confond presque avec la brume environnante – jusqu’à un plan moyen. Le plan d’après montre Gabin s’opposant aux truands dans un plan d’ensemble qui amorce la baisse du volume de la musique. Gainsbourg et Vannier jouent ici sur une disjonction partielle avec un alignement dramatique – c’est un des pics de tension du film, qui se termine par la mort des truands au fusil de chasse – et un contraste cinétique – déchaînement musical tandis que Maroilleur s’avance d’un pas lent et sûr. Il s’agit là d’un autre type de décalage que le « décalage par anticipation », c’est un « décalage par point de vue » : la musique exprime le bouillonnement mental de la part des truands décidés à se débarrasser du vieil homme.
Extrait vidéo 4 : La Horse, 52:35-53:36 © M6 Vidéo.
Lors de l’occurrence suivante (extrait vidéo 5), l’association du thème principal – symbole de la violence des trafiquants – avec les paparazzis assimile ces derniers aux premiers : comme les trafiquants, les paparazzis viennent en effet de la ville et cherchent à « envahir » la famille Maroilleur en prenant des photos volées[37]. En se servant seulement de la musique pour dénoncer les excès de ce type de photographie, Granier-Deferre démontre la force de l’association musicale au cinéma en l’absence de tout commentaire parlé.
Extrait vidéo 5 : La Horse, 01:08:27-01:08:42 © M6 Vidéo.
Le thème revient enfin au générique de fin dans une version très légèrement modifiée avec les cordes jouant la partie mélodique du clavinet. Ce retour du thème en fin de film, quasi à l’identique, confirme que rien ne changera dans la vie de la famille Maroilleur, voire même que rien ne s’est passé. À l’issue de la visite et du meurtre de Marc Grutti (Félix Marten), Auguste avait déjà conclu, définitif : « Il est venu personne, autrement je l’aurais vu ! » (22:58). Il en sera vraisemblablement de même pour toute l’affaire.
En ce qui concerne le timbre du banjo entendu dans le générique de début, on ne le retrouve que dans une courte scène du film (extrait vidéo 6), quand le truand Marc Grutti vient tenter de récupérer la « horse » chez Maroilleur. À ce moment, un morceau de banjo passe dans la radio de sa voiture. Le timbre et le jeu bluegrass (three fingers index leadpicking style) du banjo, joué par Michel Gésina, est trop connoté pour ne pas être remarqué : on peut raisonnablement penser à une allusion au genre du western[38] – la jeep d’Auguste, comme les voitures des truands (Chevrolet puis Pontiac) constituent d’autres renvois à l’Amérique –, ce qui est conforme avec le concept défendu par Gainsbourg et Vannier pour le film : « La Normandie, c’était le far-west avec des cow-boys, sauf que dans le film, ils trafiquent de la drogue. On a eu la flemme de chercher plus loin, et Serge a vendu l’idée comme il a pu au réalisateur. Tout s’est construit au fil de la séance » (Vannier cité dans Merlet 2019, p. 256). Le banjo entendu à la radio par le truand fait songer à la justice personnelle que vient chercher le personnage, conception que l’on trouve souvent dans les westerns (Fluck 2003). Le court passage au banjo que l’on entendait dans le générique de début devient ainsi, à la lumière de cette scène, une anticipation de cette visite qui sera fatale pour les truands, tout comme le thème de générique annonçait leurs futurs crimes.
Extrait vidéo 6 : La Horse, 14:34-15:07 © M6 Vidéo.
La visite de Grutti se termine par un duel : alors qu’il met son revolver à portée de main et commence à provoquer Maroilleur (doigt appuyé sur le front), ce dernier dégaine plus vite que son ombre, plombant le truand de deux coups de chevrotine. Le plan sur le cadavre et la chemise maculée de sang ne sont pas sans évoquer les codes du western spaghetti et du giallo, qui connaissent leurs heures de gloire à la même époque dans le cinéma italien (figure 5). La référence au western sous-tend également les quelques notes de cymbalum dans le thème principal, un instrument que l’on peut entendre par exemple dans le thème de Cheyenne composé par Ennio Morricone pour C’era una volta il West (Sergio Leone, 1968).
Le thème secondaire, titré « L’Alouette » sur le disque original[39], paraît de prime abord encore plus incongru que le thème principal. Le relevé des occurrences thématiques montre que ce thème est systématiquement associé à la ferme de Maroilleur, alors qu’il n’a aucun caractère rural (on aurait pu s’attendre à un hautbois pour évoquer le pastoralisme de la campagne française ou à une guitare pour insister sur l’aspect folk) ; de plus, le caractère virevoltant, glissant et discontinu de sa première partie semble en totale contradiction avec les agressions violentes dont la famille est victime. Cette contradiction dramatique, allant souvent de pair avec un contraste cinétique – les gestes des personnages sont lents et posés, alors que les phrases musicales sont rapides, même si des silences les séparent –, exprime un point de vue distancié qui serait celui d’un narrateur cinématographique filmant ses personnages à la manière d’un documentaire dans une posture anempathique. Seule la seconde partie du thème, mélopée aux accents tristes confiée au clavinet, avec des notes régulières décalées, qui accompagne les vues aériennes de la fouille des alentours de la propriété des Maroilleur (01:03:30-01:04:08 puis 01:04:41-01:05:10), semble plus alignée d’un point de vue dramatique.
La première partie du thème, la plus utilisée, consiste en des traits de piano revenant sans cesse à la dominante ou à la tonique (tonalité de fa dièse majeur), entrecoupés par des silences plus ou moins longs qui laissent à chaque fois résonner le dernier accord ; ces traits sont variés par l’ajout d’instruments (clavecin ou clavinet) qui viennent ponctuellement doubler le piano. Jean-Pierre Sabar se souvient de l’enregistrement du morceau : « Sur un piano limite bastringue, je jouais des phrases indiquées par Vannier. Avec Gainsbourg, il les a ensuite trafiquées au mixage en appliquant un son très métallique et un écho spécial » (Merlet 2019, p. 256).
La première occurrence du thème (extrait vidéo 7) intervient lorsque Maroilleur demande à Henri de « préparer ses affaires » afin de se cacher. Le thème y est alors joué par le piano bastringue, en une vraisemblable allusion à l’atmosphère de western faisant écho au banjo. La présence intermittente du clavecin au sein du thème est un lien sonore avec le thème principal dont l’instrument constitue l’une des sonorités caractéristiques : c’est l’indice que la situation actuelle, quoique niée officiellement par Auguste, est bien le résultat de la visite de Marc Grutti. La disjonction dramatico-cinétique est totale.
Extrait vidéo 7 : La Horse, 22:52-24:18 © M6 Vidéo.
La seconde occurrence (36:17-36:49) suit l’incendie de la ferme et précède les meurtres des vaches. L’aspect virevoltant des phrases du thème est toujours en disjonction à la fois avec le drame qui a lieu et l’impassibilité visuelle de l’ensemble. Quant à la présence du clavecin, elle annonce le nouveau drame qui se prépare.
Une variante lente de ce thème, consistant à en extraire les harmonies jouées en augmentation rythmique, est entendue à l’occasion d’une nouvelle attaque des truands au domicile même des Maroilleur (49:17-49:52, extrait vidéo 8). Ces harmonies sont d’abord jouées à l’orgue à la manière d’un éloge funèbre dédié au chien qui vient d’être tué. Afin d’accentuer le réalisme de la scène, le réalisateur interrompt momentanément la musique sur les cris de la soeur d’Henri en train de se faire violer, puis la réintroduit alors que l’on découvre les jambes de la jeune femme. Sur les accords tenus de l’orgue, le clavecin ébauche doucement les contours mélodiques du thème. La musique s’interrompt encore lorsque nous découvrons par un lent travelling les seins puis le visage éprouvé de la jeune femme. Cette présence musicale, à laquelle l’augmentation rythmique confère une douceur presque enfantine, est choquante à cet endroit, lorsque l’on sait que l’orgue est souvent associé à une forme de sensualité chez Gainsbourg (« Je t’aime moi non plus », « La décadanse », « Sex-shop »). Les intentions du réalisateur jouent d’ailleurs avec cette ambiguïté, car le corps de cette femme est assurément filmé avec une certaine sensualité, posant la question du point de vue : même si Auguste finit par apparaître dans l’embrasure de la porte, provoquant le réflexe de la jeune femme pour cacher ses seins, il semble invraisemblable de lui attribuer ce plan. Cet érotisme déplacé, révélant un male gaze de la part du réalisateur, ne peut être attribué à rebours qu’aux truands, suivant la déclaration de l’un d’entre eux[40]. Si la douceur de la musique est bien en situation de correspondance avec l’image (éclairage doux, couleurs pastel, travelling lent), il y a contradiction dramatique maximale avec l’horreur de la scène qui vient de se dérouler (dont on n’a eu connaissance que de manière acousmatique). Ce procédé est bien conforme au principe de la musique anempathique dont le but est d’augmenter la cruauté du moment.
Extrait vidéo 8 : La Horse, 49:17-49:52 © M6 Vidéo.
Les entrées musicales suivantes du thème continuent de souligner de manière répétitive le caractère mutique et soudé de la famille derrière le patriarche : on trouve le thème sur un plan d’Auguste taiseux (01:01:13), sur une réplique du même Auguste « J’ai rien à dire » (01:03:29), puis sur une question de son aide Bien-Phu « Quelle grenade ? » (01:04:41) et enfin sur un laconique « À qui le dites-vous ! » (01:10:19) d’Auguste, décidément peu désireux de collaborer avec la police. La dernière occurrence (extrait vidéo 9) tombe à la fin de la remarque du commissaire « Ils sont coriaces ; il y a dix ans, j’ai eu une affaire comme celle-là… des gens de la terre, on a jamais su la vérité » (01:14:06) : le thème accompagne alors le plan des hommes de la famille Maroilleur – Auguste, Henri et le père de celui-ci – qui, tous trois, reviennent du palais de justice dans leur voiture, se regardant sans échanger un mot. L’aspect très distancié du thème met en valeur le côté impersonnel de l’enquête judiciaire, tandis que ses pauses traduisent bien le mutisme des personnages.
Extrait vidéo 9 : La Horse, 01:14:12-01:16:19 © M6 Vidéo.
C’est finalement dans son opposition au thème principal que ce thème secondaire révèle sa force symbolique. Sa sonorité épurée le distingue de l’opulence timbrale du thème principal, auquel le rattachent toutefois la présence du clavecin et la sonorité western du piano. Son écriture principalement homorythmique, tout comme les silences qui le ponctuent, lui donne un aspect simple et concentré qui, là encore, s’oppose à l’agogique explosive du premier. Ce thème donne de la famille Maroilleur une image à la fois impénétrable et distanciée tant du point de vue des trafiquants que de celui des policiers, se révélant finalement, à l’exception de la scène du viol où sa version ralentie génère un vif malaise, très adapté à son propos.
Pour La Horse, Gainsbourg et Vannier proposent deux thèmes singuliers – l’un dans une veine funky débridée et l’autre dans un style de piano bastringue accusant un caractère discontinu – qui se situent dans la continuité du son psychédélique développé dès Paris n’existe pas. Plongés dans un polar dont l’environnement rural tranche avec les films sur lesquels ils avaient précédemment travaillé, Gainsbourg et Vannier restent fidèles à leur son qui devient ici l’occasion de mettre en pratique, plus ou moins consciemment, la conception « contrapuntique » de Gainsbourg, dans un style musical bien différent de celui auquel pensaient Adorno et Eisler ([1947]1972, p. 22-23). Le polar se trouve alors « déraciné » :
Revoyez le film : la partition enlève du réalisme à La Horse. Gabin en patriarche normand patrouillant ses terres en jeep, sur une musique pop, ça tire le film vers le cinéma, pas vers le vraisemblable. Et c’est exactement ce que je recherchais : déraciner le polar, lâcher des truands volontairement caricaturaux en milieu rural. Là-dessus, le son Gainsbourg-Vannier est encore en décalage supplémentaire.
Lerouge 2015, p. 15
Ces jeux de décalages musicaux avec la narration et la cinétique de l’image autorisent une certaine liberté interprétative de la part du spectateur, conférant au film et aux valeurs réactionnaires qu’il semble défendre – autorité patriarcale incontestée, liens exclusifs du sang, incompétence de la justice officielle en regard de la justice personnelle, condamnation sans appel de la drogue – un statut plus incertain qu’il n’y paraît. Car ces valeurs sont précisément celles que combat la jeunesse de mai 1968 dont le psychédélisme constitue l’étendard. La musique de Gainsbourg et Vannier vient ainsi apporter tout au long du film un sous-texte invitant à une lecture plus nuancée de ce qui y est montré, traduisant bien les tiraillements de la société de l’époque.
Parties annexes
Note biographique
Membre du caphi et chercheur associé à l’iremus, Jérôme Rossi est Maître de conférences-hdr en musicologie à l’Université de Nantes. Il a écrit de nombreux ouvrages et articles consacrés à la musique postromantique et aux relations entre musique et cinéma. Sa biographie consacrée au compositeur Frederick Delius a obtenu le prix des Muses en 2011. Co-fondateur du groupe elmec (Étude des Langages Musicaux à l’écran), il vient de publier L’analyse de la musique de film. Histoire, concepts et méthodes (Symétrie, 2021) et a sorti ces dernières années plusieurs ouvrages collectifs : Le cinéma populaire et ses musiciens (eud, 2020, avec Philippe Gonin), La musique classique au cinéma. Du concert à l’écran (pur, 2019, avec Stefan Etcharry), La musique de film en France. Courants, spécificités et évolutions (Symétrie, 2016) et Musiques de séries télévisées (pur, 2015, avec Cécile Carayol). Il compose régulièrement des musiques pour le cinéma et la télévision.
Notes
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[1]
Le renvoi au cheval vient de ce que l’héroïne provoque, chez cet animal, une réponse analogue à celle induite par la morsure d’un carnivore, agitant son système nerveux et déclenchant une réponse de survie : l’équidé se met alors à courir à toute vitesse pour échapper au danger.
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[2]
On trouve des allusions à ce type de scoring dans Les Chemins de Katmandou lors des séquences en voiture de la bourgeoise anglaise (par exemple à 30:51 ou 34:55).
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[3]
Le virage psychédélique de Gainsbourg avait déjà été amorcé avec Michel Colombier dans Anna (1967). Sur l’apport de Gainsbourg au mouvement psychédélique, voir Guichared Delannaz 2016.
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[4]
Selon David Rassent : « Cette exagération du réel est un élément essentiel dans la fondation du psychédélisme, justifiant d’avoir recours aux avant-gardes artistiques, aux nouvelles sonorités et à la déformation du familier dans le rock psychédélique. » (Rassent 2015, p. 15)
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[5]
Voir les séquences à 03:52 et 39:13 dans Paris n’existe pas ; 51:30 dans Slogan ; 08:37 et 01:32:17 dans Les Chemins de Katmandou ; 45:59 dans Cannabis ; 59:52 dans Sex-shop.
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[6]
Selon le batteur André Ceccarelli : « Vannier nous disait : “Surtout, ne jouez pas bien”. Il voulait que ce soit un peu sale. Les cordes étaient magnifiques, mais il voulait que les rythmiques soient plus “anglaises”. » (Merlet 2019, p. 251)
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[7]
Paris n’existe pas fut sélectionné à la Semaine de la critique au Festival de Cannes 1969. Le réalisateur, Robert Benayoun, a collaboré pendant plusieurs années à diverses publications associées au mouvement surréaliste (Medium, Le Surréalisme, L’Archibras, etc.) avant de créer, en 1951, la revue L’Âge du cinéma, consacrée entre autres au cinéma expérimental ou avant-gardiste.
-
[8]
Sur l’emploi du clavecin pour la bande originale du film, Jean-Claude Vannier évoque le pur instinct moderniste : « Pourquoi un clavecin ? Je sais pas. Parce que je voulais faire un truc moderne et je me suis dit pourquoi pas un clavecin ? C’est tellement vieux ! Ça date du xviie, on ne l’emploie pas dans la musique d’aujourd’hui. Je me suis dit ça va surprendre ! » Entretien avec Jean-Claude Vannier dans Viva cinema [2013]. En réalité, le clavecin a refait irruption dans la musique écrite de la première moitié du xxe siècle sous l’influence de Wanda Landowska (Francis Poulenc, Manuel de Falla), puis dans la musique pop avec les Beach Boys (« When I Grow Up to Be a Man », 1965), Simon et Garfunkel (« Leaves That Are Green », 1966) ou les Beatles (« Piggies », 1968). On trouve également le clavecin dans les musiques de films de science-fiction de l’époque, comme dans la valse des Yeux sans visage (Georges Franju, 1960).
-
[9]
Ce type de sonorités tintinnabulantes sont souvent conviées dans des films de science-fiction : voir par exemple Les Mains d’Orlac (Edmond T. Gréville, 1960), Le Retour du docteur Mabuse (Harald Reinl, 1961) ou La Poupée (Jacques Baratier, 1962).
-
[10]
À la fin du film, au peintre qui interroge son ami Laurent (Serge Gainsbourg) : « Pour vous, c’est la fin d’une maladie ? », ce dernier réplique, malicieusement, « Disons d’une valse » (01:27:34).
-
[11]
Jean-Claude Vannier décrit cette musique comme un « accident de fanfare » : « J’aime beaucoup ces trucs-là parce que ce sont comme des accidents ; imaginez qu’on est sur une place, et puis y’a des fanfares qu’arrivent par toutes les rues, chantent chacune leurs petites chansons avec leurs petites trompettes tout ça, et puis ils arrivent au milieu de la place et puis ils chantent tous leurs chansons en même temps. Voyez ? C’est ça que j’aime, moi, des accidents de fanfare. » Entretien avec Jean-Claude Vannier dans Viva cinema [2013].
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[12]
Vanier précise : « Il s’agit d’une bombarde bretonne. C’est moi qui souffle : personne n’en jouait, c’est trop fatigant. C’était un instrument difficile à dénicher à Paris. Pour trouver des anches, c’était coton… Je m’en suis aussi servi dans L’Enfant assassin des mouches. » (cité dans Merlet 2019, p. 249)
-
[13]
Gainsbourg a mis au point ce procédé de chant dans « Initials B.B. » (1968).
-
[14]
C’est le guitariste Jean-Claude Oliver qui s’est chargé de la partie de sitar que Vannier présente ainsi : « Oliver est arrivé avec un sitar qui n’avait plus qu’une seule corde en état. En écoutant attentivement la bande, vous vous rendrez compte qu’il répète toujours la même note ! » (cité dans Merlet 2019, p. 250).
-
[15]
Fin du cue intitulé « Paris-Bombay » dans Gainsbourg 2015.
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[16]
On trouve un très court extrait de ce cue au début du titre « Jane et Olivier » dans Gainsbourg 2015.
-
[17]
Voir le début du cue « Carte postale du Népal » dans Gainsbourg 2015.
-
[18]
Commercialisé par la société Hohner à partir de 1964, le clavinet combine une mécanique de clavicorde avec une amplification électrique. Vannier utilise un « modèle 2 », qui se distingue du premier par la présence de filtres.
-
[19]
Sylvain Merlet a noté une mélodie proche de ce thème dans le bulletin de déclaration du 12 novembre 1963 à la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) correspondant à la chanson « Amour sans amour » (de l’album Confidentiel) – mélodie qui s’avère finalement absente de la chanson déposée (Merlet 2019, p. 273).
-
[20]
L’introduction de « I Want to Feel Crazy » est reprise dans celle de la « Valse de Melody », tout comme la mélodie des cordes de « Avant de mourir » (13:36 et 01:26:37 dans le film) dans « L’Hôtel particulier » (à partir de 02:47).
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[21]
L’avertissement donné par le premier carton résume bien les ingrédients du film : « Cannabis n’est pas un film sur la drogue. Cannabis est le prétexte d’un film d’amour et d’action. »
-
[22]
Technique (aussi appelée overdub) consistant à enregistrer des strates sonores distinctes à partir d’un enre- gistrement initial pour l’enrichir, l’ensemble des strates étant destiné à être superposé lors du mixage final.
-
[23]
Une courte version au clavecin est aussi entendue quand Serge annonce à Paul qu’il souhaite faire la mission sans lui (01:04:58).
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[24]
On trouve déjà le procédé des cordes désaccordées dans le cue « Overdose » des Chemins de Katmandou (Gainsbourg [1970]2021).
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[25]
Rarement Gainsbourg et Vannier n’ont été aussi hypnotiques, convoquant pour ce morceau un orgue à la basse immobile (bourdon) sur laquelle viennent se poser des touches de clavecin, de tambour, de cymbales tibétaines et de sitar.
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[26]
La progression ré bémol majeur/la bémol majeur/la majeur/fa majeur revient à 18:55, 25 :35 et 45:36 ; la progression mi bémol majeur/ré majeur/ré bémol majeur– pause – do mineur/si majeur/si bémol mineur 7/la majeur 7/sol majeur 7 revient à 09:21, 30:17, 38:14 et 01:16:34. La citation à 09:21 est la seule à n’avoir aucun rapport avec la relation Serge/Jane, puisqu’elle introduit l’enlèvement de Serge au début du film.
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[27]
Ce titre sera transformé ensuite par Gainsbourg en chanson (« Oh Daddy Oh » dans l’album Charlotte for Ever).
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[28]
Voir les chapitres 5 et 6 de Rossi 2021.
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[29]
Ce que Cristina Cano, s’appuyant sur les écrits de Guglielmo Pescatore (1993), définit comme un « second régime de l’image » : « L’image se présente comme un objet biface, doté de plusieurs régimes sémiotiques : d’une part, elle permet la représentation se fondant sur l’image et peut être verbalisée en tant que telle, en étant partie intégrante de la narration cinématographique. Dans ce premier cas, l’image s’organise donc en grandes unités narratives, le sens se forme en grandes unités signifiantes selon les modes de la langue, et se propose dès lors comme sens narratif. D’autre part, il existe un deuxième état de l’image – tout aussi important bien que moins pris en considération, car il est difficile de trouver des catégories fortes et structurées pour le définir – : dans ce cas, l’image vit par elle-même, de sa présence et est donc dotée d’un sens immédiat non catégoriel, immédiatement perceptif et irréductible. Dans ce deuxième cas, le sens prend donc une signification immédiate dans l’image et en dehors de la langue, c’est-à-dire sans l’intermédiaire du langage et devient alors visuel et perceptif. Ce deuxième état de l’image forme un autre champ de contact entre la musique et le film et il s’agit dans ce cas d’une zone de contact plus profonde, dans laquelle images et musique se retrouvent unies grâce à un élan analogue. » (Cano 2010, p. 12)
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[30]
Comme l’a montré Christina Cano (mais d’autres également, voir Nattiez 2004 ou Tagg 2012), le geste musical peut être pensé et interprété comme une projection dans l’espace et le temps ; il est alors susceptible de revêtir de nombreuses significations d’ordre spatio-temporel et cinétique, parmi lesquelles les sensations de hâte, lenteur, accélération, décélération, agitation, etc. (voir Cano 2010).
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[31]
La drogue est également présente dans Paris n’existe pas, même si son rôle se limite à celui d’un élément déclencheur : c’est bien le joint fumé par le peintre qui est responsable de ses hallucinations. Le film est d’ailleurs défini comme un « voyage » par son acteur principal : « Ce film est un voyage. C’est le mot qui le définit le mieux. Mais un voyage au sens un trip, d’abord parce que c’était dans l’air du temps ». Extrait de l’interview « Richard Leduc raconte Paris n’existe pas », bonus du dvd Benayoun [1969]2013.
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[32]
Vannier témoigne ainsi : « Les films, on s’en foutait. Ça permettait dès le départ d’avoir le champ libre. » (cité dans Merlet 2019, p. 249)
-
[33]
La feuille de timbres de la Sacem recense dix-sept fragments musicaux pour une durée totale de 25′ 37″ de musique. Le titre « Western » qui figure dans Gainsbourg 2015 est un bout à bout de six fragments musicaux distincts extraits d’un transfert audio réalisé depuis le film.
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[34]
Il est permis de voir dans la jeep manifestement récupérée de l’armée américaine une allusion à la culture populaire psychédélique pénétrant la ruralité.
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[35]
Dans notre ouvrage, nous appelons ce type de correspondances des « syntonismes de couleurs » (Rossi 2021, p. 347-348).
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[36]
Le frère du chef, Marc Grutti, avait auparavant déjà accéléré la vitesse de sa voiture pour tuer une poule (15:40) en faisant un grand sourire.
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[37]
Leur violence est encore mise en musique plus loin, cette fois avec le second thème, lorsqu’un photographe prend une photo de Louise (Danièle Ajoret), la seconde fille d’Auguste (01:10:40).
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[38]
Nous faisons référence ici au western classique. Voir par exemple Man Without a Star (King Vidor, 1955) où le héros, joué par Kirk Douglas, interprète « And the Moon Grew Brighter and Brighter » en s’accompagnant au banjo.
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[39]
Le titre fait référence au nom de l’hélicoptère Sud-Aviation qui apparaît dans le film lors des recherches aériennes dans le cadre de l’enquête contre les Maroilleur.
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[40]
Les charmes de la jeune femme ont été préalablement loués par Marc Grutti, le premier truand : « La p’tite soeur, elle est ronde, jolie, sûrement pure, c’est bien, à plusieurs… » (18:00).
Bibliographie
- Adorno, Theodor, et Hanns Eisler ([1947]1972), Musique de cinéma, traduit de l’allemand (1947) par Jean-Pierre Hammer, Paris, L’Arche.
- Alexandrov, Grigori, Sergeï Eisenstein, et Vsevolod Pudovkin ([1928]1985), « A Statement of Sound », traduit du russe (1928) par Jay Leda, dans Elisabeth Weiss et John Belton (dir.), Film Sound. Theory and Practice, New York, Columbia University Press, p. 83-85.
- Audissino, Emilio (2017), « A Gestalt Approach to the Analysis of Music in Film », Musicology Research, vol. 2, no 1, p. 69-88, http://urn.kb.se/resolve?urn=urn:nbn:se:lnu:diva-101843, consulté le 10 novembre 2021.
- Balázs, Belà (1949), Le Cinéma. Nature et évolution d’un art nouveau, Paris, Payot.
- Cano, Cristina (2010), La musique au cinéma. Musique, image, récit, traduit de l’italien (2002) par Blanche Bauchau, Rome, Gremese.
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