Corps de l’article

Les musicographes traitant de questions esthétiques ont accordé un statut privilégié à certains philosophes : ainsi Saint Thomas d’Aquin, Pascal, Schopenhauer, Nietzsche, notamment, sont-ils régulièrement convoqués dans la presse musicale française durant la première moitié du xxe siècle. Parmi les figures retenant l’attention des théoriciens et des critiques, Henri Bergson (1859-1941) joue un rôle particulièrement important. Les raisons de son succès sont en partie d’ordre contextuel : Bergson est actif lors de la période concernée et sa pensée rencontre un vif succès – jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les champs de la littérature, des arts plastiques, de l’histoire, de la psychologie se voient marqués par une forme de « bergsonisme ambiant » (Combe 2004, Azouvi 2007) ; le domaine musical n’échappe pas à cette imprégnation, d’autant que Bergson lui-même a consacré plusieurs développements importants à la musique et que sa philosophie rend possible, plus fondamentalement, une compréhension renouvelée du phénomène musical. Mise en valeur de l’intuition, confrontée à la raison et au langage, de l’expérience concrète, contre le savoir abstrait et général, de la durée, enfin, essentiellement distincte de l’espace mesurable : la série d’oppositions déployée par le philosophe est largement relayée dans le domaine musical, et les musicographes y ajoutent même un antagonisme supplémentaire, relatif aux différences entre la musique et le langage verbal. Menant dans certains cas à des prises de position extrêmes (Félix Le Norcy promet la substitution de la musique aux mots [Le Norcy 1925], par exemple), une vaste réflexion s’élabore concernant les liens entre poésie et musique et l’irréductibilité radicale de l’oeuvre musicale au langage verbal ; nombre d’auteurs traitant de ces questions inscrivent leurs réflexions dans le sillage de Bergson, discutant et reprenant parfois à leur compte ses idées philosophiques.

Les trois articles reproduits ci-dessous[1] se situent dans un même mouvement de redéfinition de l’oeuvre musicale et de sa réception, initié par la lecture de Bergson : il y est plus particulièrement question de l’importance primordiale de la durée et de l’intuition, et des différences entre la musique et la raison. Dans le premier d’entre eux, en 1914, Louis Laloy (grand introducteur du bergsonisme dans la presse musicale aux côtés de Lionel Landry, Charles Koechlin, Boris de Schloezer ou Gabriel Marcel[2]) se donne pour objectif de familiariser le public avec le « philosophe du temps » et de défendre, en les expliquant pas à pas, certains de ses concepts. De façon sous-jacente, la volonté de Laloy est de transposer la philosophie bergsonienne dans le domaine musical ; il signe en cela une étape essentielle de l’assimilation de Bergson. Dans le deuxième article, Charles Koechlin rend compte d’une querelle importante qui secoue au début des années 1920 le monde intellectuel et musical français en opposant les « bergsoniens » aux « intellectualistes ». Notons que Laloy et Koechlin assument tous deux un caractère programmatique très accentué : les notions bergsoniennes convoquées – respectivement la durée et l’intuition – semblent choisies en ceci qu’elles permettent d’élaborer une certaine conception de l’acte créateur, libéré des carcans traditionnels (comme l’usage d’une pulsation régulière, la construction formelle procédant à des répétitions thématiques ou les enchaînements d’accords stéréotypés)[3]. Le troisième et dernier article va encore plus loin dans ce sens : Désiré Pâque, compositeur, prend la plume en 1935 afin d’expliquer au public son langage musical et il recourt abondamment, pour ce faire, à la philosophie de Bergson. Avec Pâque, nous voyons que la référence bergsonienne permet désormais de se positionner immédiatement comme partisan de l’innovation artistique : reproduisant presque littéralement un cadre théorique mis en place avant lui par des auteurs comme Laloy et Koechlin, le compositeur revendique à son tour son appartenance au « bergsonisme », de façon désormais convenue, voire un brin opportuniste, afin de légitimer ses choix stylistiques.

Les trois articles retenus témoignent du large accueil réservé à la philosophie de Bergson dans la presse : ils couvrent une période assez large (de 1914 à 1935) et sont issus de deux organes de presse différents quant à leur format, leur contenu et le lectorat visé : Laloy introduit les idées de Bergson dans Comoedia, un journal quotidien, généraliste et centré sur l’actualité culturelle, tandis que les articles de Koechlin et de Pâque sont écrits pour La Revue musicale, qui est probablement la revue la plus favorable à une réflexion nourrie de philosophie durant l’entre-deux-guerres.

« M. Henri Bergson et la musique » par Louis Laloy (Comoedia, 1914)

Commentaire

La philosophie bergsonienne : phénomène de mode et reflet du temps

En 1914, année de son élection à l’Académie française, Henri Bergson est incessamment évoqué dans Comoedia : avant le 6 août, lorsque le début de la guerre interrompt la publication, le nom du philosophe apparaît dans pas moins de 41 numéros différents. Ses concepts fournissent matière à jeux de mots et il est abondamment question de sa nomination à l’Académie et des vives polémiques suscitées par sa philosophie ; sont également mentionnés son public nombreux (et largement féminin) au Collège de France, ainsi qu’un spectacle de revue mettant en scène « Monsieur Bergson », dont la première chanson est intitulée « Bergson for Ever »… La fréquence avec laquelle Bergson est évoqué indique à quel point sa pensée, à la veille de la Première Guerre mondiale, s’est aussi muée en succès mondain. Afin de montrer que la philosophie bergsonienne ne peut être réduite à un phénomène de mode, Louis Laloy[4], dans les pages mêmes de Comoedia, va consacrer à son sujet une étude plus substantielle. Selon Laloy, ardent défenseur du bergsonisme, c’est précisément parce que cette philosophie correspond intimement à l’état du monde qu’elle revêt une importance cruciale, à la fois outil pour comprendre l’époque et agent transformateur de celle-ci ; dans son article, le critique entend rendre compte d’un tel processus en ce qui concerne plus particulièrement la création musicale.

Livrant un résumé de la compréhension bergsonienne du temps comme durée, Laloy montre que cette dernière, ne pouvant être ramenée aux mesures spatiales par essence uniformes, a pour seul modèle la conscience humaine, perpétuellement mouvante : « Notre conscience se modifie sans cesse, […] en chacun de ses instants dure le souvenir ou tout au moins l’influence de l’instant précédent, et ainsi de suite. […] Ici le passé tout entier se retrouve dans le présent, qui lui-même s’épanouit dans l’avenir » (§ 8), créant un mouvement continu comparable au déploiement de la vie. Une fois établie la relation entre durée et devenir, Laloy va tâcher d’en montrer les implications musicales et, réciproquement, selon un jeu de résonances à double sens, le rôle particulier que la musique peut endosser dans cette philosophie.

La parenté entre Bergson et Debussy

Laloy précise la convergence entre les sphères philosophique et musicale en invoquant la figure de Debussy, intimement liée à celle de Bergson[5]. Divers éléments factuels expliquent l’importance de Bergson et de Debussy pour Laloy : celui-ci a été l’élève puis le familier du philosophe, en même temps que l’ami et premier biographe du compositeur (Bergson et Debussy fréquentaient d’ailleurs tous deux le salon tenu par Laloy et ils ont pu s’y rencontrer). Dans l’article dédié au philosophe pour Comoedia, Laloy affirme que « des liens secrets » (§ 6) unissent Bergson et Debussy : leurs pensées sont non seulement liées, mais elles interagissent l’une avec l’autre (« on peut dire qu’une telle musique ne pouvait se produire que dans le voisinage d’une telle philosophie, et réciproquement », § 6). Plus précisément, Laloy montre de façon subtile que l’objet même de la philosophie de Bergson – la critique qu’il livre de l’espace, cantonné à l’abstrait et au général, et la volonté de restreindre son action « pétrifiante » en faveur d’une compréhension des choses guidée par la durée –, cet objet correspond à la forme même que revêtent, chez le philosophe comme chez le compositeur, les développements respectivement conceptuel et musical. Bergson, dans son domaine, élabore un « style philosophique » qui tente de coller au plus près de l’expérience immédiate ; et Laloy souligne à cet égard le fait que la philosophie bergsonienne est loin de constituer un système achevé, clos sur lui-même : il s’agit au contraire d’une pensée en devenir, sujette à modifications et par là éminemment créative. Laloy vante, dans le domaine musical, un processus créatif similaire : « La note viendra s’ajouter à la note […] par une volonté suivie et sans cesse changeante » (§ 11) et il précise les caractéristiques formelles auxquelles recourir pour y parvenir : abandon des schémas fixes à répétition pour un développement libre, abandon également d’une métrique régulière et trop fermement marquée[6]. Plusieurs articles précédemment consacrés à Debussy dans diverses revues montrent que, selon Laloy, ces caractéristiques sont précisément celles mises en oeuvre par le compositeur (Laloy 1904, p. 106-111 ; Laloy 1905b, p. 244). Et lorsqu’est décrit le libre déploiement de la forme debussyste, modelé sur la vie même et non plus conditionné par des cadres fixes imposés de l’extérieur, c’est bien sûr la philosophie vitaliste de Bergson et plus particulièrement son ouvrage L’évolution créatrice qui servent d’horizon référentiel (Laloy 1910, p. 513-514).

La musique, exemple pour la philosophie

Laloy, ayant abondamment utilisé Bergson pour rendre compte du langage debussyste, renverse la perspective dans l’article écrit pour Comoedia : ici, c’est la philosophie bergsonienne qui est interprétée à la lumière du phénomène musical. « Art du temps », l’oeuvre musicale n’est « complète que par son exécution » et en cela inséparable d’une « durée particulière » (§ 10) ; pour cette raison, son action est particulièrement puissante sur la conscience de l’auditeur (Laloy l’exprime en ces termes : « C’est par cette propriété sans doute que la musique parvient si aisément à nous faire, pendant que nous l’écoutons, une âme qui est la sienne, et non plus la nôtre », § 10). En raison de son immatérialité[7] dénuée de données spatiales (pour autant qu’elle soit « vouée seulement à se chanter soi-même », § 12), la musique permet dès lors de mener plus loin les recherches entreprises conjointement par les impressionnistes dans le domaine pictural et par les symbolistes en poésie, toujours tributaires pour leur part de la matière, de l’espace et de la raison ; à une époque où l’on clame que « l’espace n’est plus à craindre » (§ 13), il semble que l’oeuvre musicale constitue le modèle par excellence pour appréhender, voire compléter, la philosophie ayant initié de tels postulats. Ainsi, la transposition de la pensée bergsonienne dans la sphère musicale montre que les musicographes peuvent endosser un rôle actif à l’égard de cette philosophie, permettant de mener plus loin la réflexion lorsque celle-ci se voit confrontée aux spécificités de la musique – à cet égard, durant l’entre-deux-guerres, Gabriel Marcel et Charles Koechlin proposeront deux études fondatrices, engageant une véritable discussion des thèses bergsoniennes relativement au phénomène musical (Marcel 1925 ; Koechlin 1926).

Transcription

« D’une vaine dispute – La Musique plaisir de l’esprit ou jouissance sensuelle » par Charles Koechlin, (La Revue musicale, 1921)

Commentaire

La querelle de l’intelligence et de la sensibilité

Dans son article, Charles Koechlin[23] prend position sur une querelle intense qui secoue depuis le début des années 1910 le monde philosophique et artistique français. Cette querelle s’est cristallisée autour de la pensée de Bergson, objet à la fois d’un succès fracassant, comme nous l’avons vu, et d’attaques virulentes : le bergsonisme, lui-même critique du positivisme et du rationalisme, est pour cette raison perçu par certains (tels Julien Benda, Georges Politzer ou Jacques Maritain) comme une menace contre l’intelligence et la raison. Dans ce contexte, de nombreux penseurs sont poussés à se positionner pour ou contre Bergson, et cela définit deux conceptions de l’oeuvre très différentes dans le domaine musical : l’étude nourrie de positivisme scientifique à laquelle est opposée une approche s’appuyant sur l’« intuition », la « sensibilité », ou encore l’« inconscient » (bien que ces termes puissent recevoir des acceptions différentes selon qui écrit, l’arrière-fond est presque toujours bergsonien).

À la suite de la reproduction d’un article de Maurice Barrès soulignant l’importance du « plaisir » en musique (Barrès 1920), il semble nécessaire à Koechlin de dresser un bilan de la polémique opposant les « intellectuels » aux « sensitifs ». Il entend résumer, pour ce faire, les positions de chacun des deux camps, mais surtout en dénoncer les idées reçues et les raccourcis de pensée, pour revenir, au-delà des pétitions de principe, aux « choses réelles » de la musique (p. 219). En effet, dès l’entame, Koechlin se montre circonspect vis-à-vis du bienfondé de la querelle, qu’il qualifie de « phrases toutes faites », de « dogmes de chapelle » (p. 219), de « creuse rhétorique » (p. 240, § 10 dans notre transcription). Le critique refuse d’ailleurs de s’enliser dans la polémique : il n’entend pas prendre position (« Nous ne voulons point entrer dans le débat », p. 240, § 9), mais questionner la validité d’un conflit qui structure alors le monde intellectuel français. Koechlin remarque par ailleurs qu’une seconde querelle (gravitant autour de l’oeuvre debussyste) vient se greffer sur la polémique suscitée par la philosophie de Bergson : dans le domaine musical, les partisans de l’intellectualisme accusent Debussy et les compositeurs qui s’inscrivent dans sa ligne de viser la seule sensation – or, le critique a déjà fait un sort à une telle conception (Koechlin 1927, p. 91-94).

S’attachant à préciser les rôles respectifs de la sensibilité (comprise dans un premier temps du raisonnement comme plaisir sensitif) et de l’intelligence, à la fois dans les processus de création et de réception de l’oeuvre musicale, Koechlin est amené à redéfinir en profondeur ces deux notions. Pour la première, le constat est vite dressé : la musique ne se résume pas à un simple plaisir physique (« jamais ce plaisir n’est suffisant », ou encore : « le plaisir n’est pas uniquement physique ; il est musical, esthétique », p. 225). C’est donc à une conception enrichie de la sensibilité qu’appelle Koechlin, et cette conception irrigue tout son article et une grande part de son activité critique (voir notamment Koechlin 1924, 1929a, 1929b et 1929c) ; l’importance accordée à la sensibilité, chez Koechlin, mériterait un développement à part entière, contentons-nous d’en souligner ici le caractère éminemment émotionnel, humain, intime et libre.

Dans un second temps, l’idée d’intelligence se voit-elle aussi réévaluée (p. 226-232 ; 235-238, § 2-7) : comme Laloy avant lui, et suivant ici aussi la philosophie bergsonienne[24], Koechlin dénonce l’utilisation d’un plan préconçu lors du processus compositionnel, au détriment de la libre inspiration ; à ce titre, le critique vante l’improvisation comme moyen de travail. Glissant du domaine de la création à celui de la réception, il cite ensuite explicitement Bergson pour réviser la conception usuelle de l’« ordre » : l’ordre attendu correspond rarement à l’ordre véritable, et ce dernier, plus souvent présent que perçu, peut revêtir mille formes différentes. De la même façon, la « logique musicale » (parfois nommée « harmonie » ou « harmonieuse logique »), subtile, non généralisable et fidèle au mouvement de la vie, n’est pas comparable à la logique rationnelle. On voit ici la parenté étroite avec Bergson, lequel a consacré une grande part de son effort philosophique à dénoncer le caractère abstrait du langage et de la raison ; dans l’article « Musique et mathématique », Koechlin poursuivra dans la lignée bergsonienne, opposant les qualités aux quantités et l’individualité de l’oeuvre musicale aux formules générales (Koechlin 1931, p. 429 et 433). Finalement, tout comme chez Laloy, la musique invite à continuer la réflexion initiée par Bergson, et à appréhender les notions d’intelligence, d’ordre et de logique selon de nouveaux critères.

Le rôle de l’intuition en musique

Koechlin tâche de montrer que la sensibilité et l’intelligence rationnelle, considérées isolément, constituent des moyens peu satisfaisants pour comprendre la musique ; c’est dès lors au moyen d’une compréhension renouvelée et par la mise en lien de ces deux idées qu’il s’agit d’envisager la signification musicale (le « royaume immense » de la musique, écrit-il, « se situe entre les deux extrêmes », p. 220) : comme Bergson, Koechlin se lance à la recherche d’une synthèse de l’intelligible et du sensible.

Mais on mesure alors la complexité de la tâche ; à ce stade du raisonnement, une fois la querelle désamorcée et tandis qu’il s’agirait de poursuivre l’investigation, les termes employés par Koechlin sont révélateurs des difficultés rencontrées : « art mystérieux et multiple » (p. 220), « extrêmement complexe » (p. 221), « fluide de sensibilité mystérieux » (p. 222), « beauté musicale entière, mystérieuse synthèse, une et multiple, indéfinissable, variant avec les auteurs, avec les oeuvres » (p. 224), logique musicale « mystérieuse et complexe […], non définissable » (p. 231), « harmonie très diverse qu’on ne saurait définir » (p. 231), « profond mystère » (p. 235, § 1), et ainsi de suite. Finalement, l’idée de « mystérieuse Intuition » (p. 237, § 6) est avancée pour rassembler tout ce qui précède. Notion centrale chez Bergson, car elle constitue le fondement de sa méthode philosophique, l’intuition – présentée avec une majuscule par Koechlin – est mobilisée pour expliquer ce qui conduit, dans le domaine de la création, à la beauté, à la logique, à la sensibilité et à l’intelligence véritables. Mais la démonstration s’arrête là ; cette idée n’est pas développée plus avant : il semble en effet impossible de cerner ce qu’est l’intuition au moyen des mots, outils de la raison[25], et d’en rendre compte dans un article de nature spéculative. Il est d’ailleurs révélateur qu’à cet endroit précis, Koechlin abandonne momentanément la casquette du théoricien pour prendre la parole en tant que compositeur (« souffrez qu’à titre d’artiste nous respections la sensibilité et l’intuition », p. 240, § 9) ; dans le même ordre d’idées, l’auteur ne manque pas de souligner que la musique constitue le milieu par excellence où l’intuition peut se déployer librement[26].

Nous reproduisons ci-dessous la fin du long article de Koechlin (à partir de la page 235 ; pour plus de facilité, nous débutons la numérotation des paragraphes à 1), conclusion aux développements qui viennent d’être résumés ; l’article dans son intégralité est disponible en ligne et a déjà fait l’objet d’un travail d’annotation par Michel Duchesneau (Koechlin 2006, p. 159-178).

Transcription

« Réponse à quelques objections » par Désiré Pâque (La Revue musicale, 1935)

Commentaire

Du positivisme au bergsonisme

La « Réponse à quelques objections » de Désiré Pâque[35] est l’avant-dernier d’une série de huit articles parus entre 1930 et 1936 dans La Revue musicale. Le compositeur, peu connu du public, y expose ses conceptions esthétiques et revendique son importance historique, notamment en ce qui concerne l’invention de l’atonalité (Pâque 1930b, p. 138-139). Ces articles arrivent près de 40 ans après les premières manifestations des choix esthétiques dont ils entendent rendre compte : c’est en 1892, dans les Vingt leçons de lecture musicale, op. 21, que Pâque tournait pour la première fois le dos à une tonalité définie, et en 1895 qu’il composait une sonate pour trio à clavier « sans tonalité fixe et préétablie ». Mais les années 1930, dernière décennie de la vie du compositeur, correspondent à une période créative prolifique (il écrit près d’un quart de son oeuvre entre 1927 et 1939) ainsi qu’à un tournant au point de vue de ses conceptions esthétiques : jusque-là sous l’influence prédominante de Charles Lalo[36], dont l’Esquisse d’une esthétique musicale scientifique (Lalo 1908) et son ancrage dans une méthode positiviste et rationaliste l’avaient fortement marqué, Pâque traverse au début des années 1930 une crise de confiance dans la capacité de l’investigation scientifique à dévoiler la signification de la musique. Ce revirement intellectuel apparaît pour la première fois de façon nette dans un article de 1932 au titre révélateur : « Le mystère dans l’art » (Pâque 1932). Prenant délibérément le contrepied d’une proposition de Lalo, Pâque y affirme d’entrée de jeu : « Vraiment tout cet appareil scientifique et matériel n’explique pas le tout de l’art, il y a du “mystère et de l’inconnaissable” » (p. 362), et il critique les approches de l’oeuvre musicale fondées sur les mathématiques et l’acoustique, dont il dénonce la « positivité rigide », le « cadre étroit, vicieux et étouffant », le « matérialisme anémique » (p. 364). Sur la base de tels postulats, il n’est guère étonnant que Pâque privilégie désormais la référence bergsonienne, très différente de la perspective adoptée par Lalo (lequel livrera d’ailleurs une critique du bergsonisme quelques années plus tard [Lalo 1941]). Bergson est convoqué une première fois sous la plume de Pâque en 1933 (Pâque 1933, p. 108) et à nouveau en 1935, dans la « Réponse à quelques objections ». On retrouve dans ce deuxième article un patchwork de références : L’évolution créatrice de Bergson au premier chef, mais aussi, en bonne place, la pensée d’Édouard Le Roy ; en réalité, ces deux philosophes partagent un horizon conceptuel commun[37]. Dans son article, Pâque reproduit une série de raisonnements déjà établis avant lui par Laloy et Koechlin : critique des abstractions générées par le travail de l’intelligence et par la suprématie de la méthode scientifique (Pâque, pour sa part, mentionne le « fanatisme scientifico-matérialiste », § 2) ; cette critique aboutit, tout comme chez Laloy et Koechlin, à la remise en question d’un cadre formel prédéfini et plus particulièrement de l’usage de la répétition thématique littérale. En 1933, Pâque écrivait déjà :

Il faut dégager les données immédiates de la conscience musicale[38] de toutes les superstructures, idées associées, habitudes acquises, conventions ou préjugés inaperçus qui les dissimulent ou les déforment ; ainsi, telle création qui est comme une genèse perpétuelle, comme une continuité de jaillissement, comme une immense efflorescence d’imprévisible nouveauté, deviendra la conception musicale

ibid., p. 108

On voit la proximité d’une telle proposition avec la conception, déjà formulée par Laloy et défendue à sa façon par Koechlin, selon laquelle la création musicale doit épouser le concept bergsonien de durée. Une pensée analogue s’y trouve déployée : est tout d’abord posé le principe d’immatérialité de l’oeuvre musicale – la musique, « art par excellence grâce à sa quasi-immatérialité » (Pâque 1933, p. 109[39]) est « mouvement, énergie » (Pâque 1936, p. 294) ; Pâque est ensuite amené à souligner le profond mystère auquel elle nous confronte et, enfin, à reconnaître l’intuition comme seule voie d’accès. Pas plus que chez Koechlin, l’intuition n’est ici définie ; elle dépasse simplement, selon Pâque, la conscience rationnelle et le compositeur évoque, pour sa part, « le sens intuitif, ce prolongement du sub-conscient » (Pâque 1932, p. 364). Encore une fois, un projet sous-tend l’ensemble de ces développements et si Bergson est mobilisé, c’est avant tout pour légitimer l’innovation dans le domaine artistique. Étant donné que ses propos techniques sont sans conteste plus intéressants que ses revendications théoriques (lesquelles regorgent d’affirmations hâtives), il reste encore à étudier la façon dont un tel projet se concrétise, au point de vue musical, chez le compositeur.

Manifestation en musique

Le coeur de l’esthétique de Désiré Pâque réside dans le principe d’« adjonction constante[40] » : déterminant l’aspect mélodique, élément premier de la musique, l’adjonction constante se substitue au développement thématique traditionnel (dont les compositeurs ont largement abusé, selon Pâque) et constitue une réaction à l’encontre de l’« intellectualisme » en musique. Concrètement, cette technique consiste pour le compositeur à abandonner toute forme fixe au profit d’une plus grande part réservée à l’« inspiration » : en découle la multiplication des motifs – lesquels, s’ils donnent tout de même lieu à une répétition, ne doivent en aucun cas être dénaturés par le morcellement ; une mélodie, explique Pâque, est une « ligne sinueuse […] faite de continuité » et « toute brisure lui nuit » (Pâque 1930a, p. 123). Mais l’idéal visé est la disparition pure et simple de toute notion de thème afin de produire une musique en perpétuel devenir, sans aucun retour en arrière ; Pâque vante à ce titre l’idée de « haute improvisation », telle qu’on la rencontrait déjà chez Koechlin : « Il ne doit plus se produire d’entraves au libre – mais ordonné – développement de l’art, par des règles arbitraires et abusives qui ne reposent généralement que sur la crainte du non-connu, de l’imprévu » (Pâque 1930b, p. 139). Un tel programme artistique rappelle l’élan vital bergsonien, lequel génère de façon incessante et dynamique des formes imprévisibles ; mouvement s’imprimant dans la durée qui explique l’évolution du vivant et la liberté de cette évolution, l’élan vital est théorisé par Bergson dans l’ouvrage L’évolution créatrice – et c’est par ces deux termes, précisément, que Pâque achève son article de 1935 (§ 15).

Deux conséquences techniques découlent de tout ce qui précède : abandon de la barre de mesure pour rapprocher le rythme de la « vie » (ibid., p. 140 ; Pâque 1934, p.79-80), selon un mouvement d’émancipation qui a déjà été repéré dans les propos de Laloy, et rejet du système tonal[41], jugé trop contraignant. Concernant ce deuxième aspect, il ne s’agit évidemment par de remplacer un système harmonique par un autre, et Pâque se refusera à théoriser de façon trop précise l’atonalité, martelant au fil de ses articles que la seule définition possible est par la négative : l’atonalité consiste simplement en l’absence de tonalité. Nous retrouvons cette absence de systématisme dans l’évolution elle-même du compositeur, et sa « versatilité stylistique », telle qu’elle a été soulignée par Christophe Pirenne (Pirenne 2005, p. 295), explique en partie le manque de reconnaissance dont a pâti Désiré Pâque.

Transcription