Corps de l’article

1. Introduction

Depuis plus d’une trentaine d’années, la tendance à la baisse du taux mondial de syndicalisation est une réalité sur laquelle s’accordent les chercheurs et les syndicalistes (Ioannou, 2020 ; Visser, 2019 ; Balasubramanian et Sarkar, 2017). Selon Visser (2019), le pourcentage de syndiqués parmi les salariés dans le monde est passé de 36 % en 1990 à 18 % en 2016, malgré quelques exceptions notables dans certains pays d’Afrique du Nord et d’Amérique latine où on observe une légère embellie depuis 2008. En réponse à ce phénomène de désyndicalisation qui discrédite leur légitimité, affaiblit leur pouvoir de négociation et leur influence sociale, les syndicats des pays développés ont été les premiers à s’engager dans une série d’activités qualifiées de « renouveau » ou « revitalisation » syndicale par la littérature (Ibsen et Tapia, 2017 ; Murray, 2017 ; Thomas, 2011). En effet, la revitalisation syndicale désigne globalement l’ensemble des stratégies que les syndicats mettent en oeuvre pour répondre à divers défis tels que l’érosion de leurs effectifs, de leur influence et de leurs ressources, la syndicalisation des jeunes travailleurs, l’opposition des employeurs à la liberté syndicale ou encore les difficultés croissantes à mobiliser les salariés (Nizzoli, 2017 ; Frege et Kelly, 2003).

Concernant particulièrement le problème de l’érosion des effectifs syndicaux, l’organizing model[1] − dont le terme approximatif en français peut être « politiques actives de syndicalisation » (Thomas, 2011) ou « syndicalisme axé sur le recrutement » (Debouzy, 2007) − est devenu pour l’ensemble du mouvement syndical anglo-saxon (États-Unis, Grande-Bretagne, Australie, Canada, Irlande, Nouvelle-Zélande), et même au-delà, la stratégie de revitalisation syndicale la plus apte pour contrer la baisse des adhésions (Thomas, 2016 ; Ethuin et Yon, 2010). C’est pourquoi cette stratégie est la plus étudiée dans la littérature sur la revitalisation syndicale (Nicklich et Helfen, 2019 ; Ibsen et Tapia, 2017 ; Nizzoli, 2017 ; Thomas, 2011) et retient de ce fait l’attention de la présente étude.

En Afrique, la question de la revitalisation syndicale intéresse également les responsables syndicaux comme en témoignent les rares publications sur le sujet (voir Omolo, 2018 ; Chinguwo, 2022). En effet, la plupart des syndicats africains se heurtent depuis les années 1980 à plusieurs problèmes qui fragilisent leurs actions et, partant, leur capacité à répondre aux attentes de leurs membres. Précisément, les syndicalistes et les chercheurs estiment que le manque de moyens financiers – principalement lié à la baisse tendancielle du taux de syndicalisation – constitue aujourd’hui l’élément majeur de la fragilisation du syndicalisme en Afrique (Bikoko, 2012 ; McQuinn, 2018). Ainsi, l’adoption des stratégies de revitalisation syndicale par les syndicats africains est perçue de plus en plus comme une nécessité devant les nombreux défis qui se posent pour eux à l’heure actuelle.

Singulièrement au Cameroun où la part des emplois dans le secteur formel et le taux de salarisation des personnes de 14 ans ou plus en emploi sont respectivement de 13,4 % et 38,6 % (INS, 2022), la question de la revitalisation syndicale est d’autant plus d’actualité que les effectifs syndicaux[2] sont faibles depuis plusieurs années malgré la multitude des syndicats existants (12 confédérations syndicales et plus de 200 syndicats de base de salariés). Cependant, force est de constater que la revitalisation syndicale n’occupe pas encore une place importante dans les débats syndicaux au Cameroun.

Vu le faible taux de syndicalisation au Cameroun, l’une des solutions préconisées aux organisations syndicales pour asseoir une influence et une autonomie financière fortes a été de reconsidérer leurs politiques de recrutement (Konings, 2011 ; Tsafack Nanfosso, 2016). Ceci est d’autant plus important que même les chercheurs qui ont examiné les causes du déclin de la syndicalisation dans les pays développés ont identifié l’activité de recrutement des syndicats comme un facteur clé de l'augmentation et de la diminution du nombre de membres et du taux de syndicalisation (voir Turner, O’Sullivan et D’Art, 2011 ; Kelly et Heery, 1989). Dans cette perspective, il est logique d’évaluer l’efficacité des méthodes d’organisation et de recrutement des adhérents utilisées par les responsables syndicaux, puisqu’ils sont les chefs de file de leurs organisations et c’est à eux qu’incombe la charge de les faire fonctionner efficacement.

S’inspirant du travail de Turner, O’Sullivan et D’Art (2011) dans le contexte irlandais, cet article examine l’effet de l’utilisation de l’organizing model par les responsables syndicaux camerounais sur le recrutement des adhérents. À cet effet, l’article propose un cadre théorique emprunté à l’économie du travail et mobilise les données d’une enquête par questionnaire menée auprès de 187 responsables syndicaux.

La suite de l’article présente successivement une brève revue de la littérature, une description des conditions d’accès et de fonctionnement de la syndicalisation au Cameroun, les données utilisées, la stratégie économétrique, les résultats des estimations, avant de conclure.

2. Revue de la littérature

2.1. Définition de l’organizing model

Bien qu’il n’existe pas de définition universellement acceptée de l’organizing model, ce terme englobe cependant un ensemble de pratiques qui permettent de le caractériser (Mundlak, 2020 : 112 ; Badigannavar et kelly, 2011).

Dans sa signification la plus élémentaire, l’organizing model désigne un changement des priorités du syndicat afin que l’investissement dans le recrutement devienne l’objectif principal et prenne le pas sur la conception traditionnelle du syndicalisme qui se limite à justifier le coût de l’adhésion par l’efficacité des services rendus aux membres : le servicing model[3] (Heery, 2002).

Dans sa signification la plus tangible, l’organizing model désigne les méthodes ou techniques qu’utilisent les organisations syndicales, en fonction de leurs ressources et des réalités du terrain, pour promouvoir le recrutement de nouveaux adhérents et le militantisme des membres sur les lieux de travail (Heery, 2002 ; Barnes et Markey, 2015).

Bien que l’utilisation des techniques de l’organizing model puisse varier d’un syndicat à un autre (Arnholtz, Ibsen et Ibsen, 2016), elles visent généralement les groupes de travailleurs non ou faiblement syndiqués (les femmes, les jeunes, les immigrés, les employés sous contrat à durée déterminée, les employés hautement qualifiés, les employés des petites entreprises, etc.) et les secteurs non syndicalisés ou à faible densité syndicale (Byford, 2011). À ce stade de l’analyse, il est à noter que le Tableau 1 présente une liste non exhaustive des pratiques associées à l’organizing model. Bien que ces pratiques soient exclusivement tirées du contexte britannique, elles ne sont pas toutes inconnues des organisations syndicales d’autres pays, comme celles du Cameroun par exemple.

Tableau 1

Quelques pratiques associées à l’organizing model

Quelques pratiques associées à l’organizing model
Source : les auteurs

-> Voir la liste des tableaux

Au regard de ce qui précède, l’organizing model fait référence dans cette étude à l’ensemble des méthodes d’organisation et de recrutement utilisées par les responsables syndicaux pour transformer le syndicat en une machine de recrutement et de rétention des membres (Tierney et Cregan, 2013).

Citons pour finir cette remarque très pertinente de Turner, O’Sullivan et D’Art (2011) : « the term organising model is essentially a descriptive or heuristic device rather than a model or theory with explanatory or predictive qualities. Indeed, literature on organising has failed to develop a definition of it and it is difficult to “pin down” a definitive set of measures of the organising model. Discussions on the organising model have centred on the practices it encompasses and the outcomes it is supposed to produce. »

2.2. Organizing model et recrutement des adhérents : ancrage théorique

Lorsqu’on examine les travaux empiriques ayant analysé l’effet de l’organizing model sur le recrutement des adhérents, le constat le plus frappant qui en ressort est l’absence d’un soubassement théorique sur cette question. Étant donné cette lacune, cette étude s’appuie sur les enseignements du débat Dunlop-Ross, en économie du travail, concernant la nature de la fonction objectif du syndicat afin de proposer un cadre théorique sur le lien entre l’organizing model et le recrutement des adhérents.

En effet, après avoir critiqué la dimension purement économique (maximisation du salaire des membres, etc.) attribuée à la fonction objectif syndicale par Dunlop (1944), Ross (1947) considère que le syndicat poursuit d’abord des objectifs de nature politique, puisque « it is a political institution representing the sellers of labor, and there is no necessary reason to assume that it will automatically or mechanically behave in the same fashion as a profit-maximizing business enterprise ». Autrement dit, l’approche dite « politique » de Rossqui s’intègre facilement dans la relation principal-agent mise en exergue dans la théorie de l’agence – considère que quoique l’objectif formel du syndicat soit d’accroître l’utilité de ses membres, les leaders syndicaux privilégieront néanmoins un objectif institutionnel plus vital – la survie[4] et la croissance de l’organisation – à chaque fois qu’il entrera en conflit avec l’objectif formel (Ross, 1947).[5] Un tel comportement s’explique par le fait que les responsables syndicaux ne sont pas uniquement les porte-paroles des adhérents. Ils ont leur propre fonction d’utilité : faire croître les effectifs du syndicat dont ils sont responsables et qui leur assure une certaine audience, les avantages et le prestige liés à l’administration d’un grand syndicat, la poursuite d’une carrière syndicale en gravissant les échelons de l’organisation, l’accroissement du versement des cotisations syndicales, etc. (Caire, 2001 : 31).

L’application de l’approche de Ross dans cette étude laisse supposer que devant la baisse des adhésions et sous la contrainte de ne plus poursuivre leurs objectifs propres si le syndicat cessait de fonctionner, les responsables syndicaux seraient plus enclins à utiliser l’organizing model pour assurer la rétention et le recrutement des adhérents. Le cadre théorique ainsi présenté suppose un effet positif de l’organizing model sur les niveaux d’adhésion.

2.3. Organizing model et recrutement des adhérents : survol de la littérature empirique

Cette section présente un bref survol des travaux empiriques qui ont examiné le lien entre l’organizing model et le recrutement des adhérents. D’emblée, lesdits travaux se concentrent aux États-Unis et au Royaume-Uni et mobilisent les méthodes de recherche qualitatives et/ou quantitatives.

2.3.1. Résultats des études qualitatives

S’appuyant sur des données qualitatives issues d’examens de documents et de rapports publics des syndicats, d'analyses universitaires, de rapports de journaux, de débats parlementaires, et d’entretiens semi-structurés, Mundlak (2020 : 180) aboutit à la conclusion selon laquelle l’organizing model n’a pas été une panacée pour inverser le processus de déclin syndical en Israël, en Autriche, en Allemagne et en Hollande − pays dans lesquels la négociation collective joue encore un rôle important malgré la diminution progressive des niveaux d'adhésion − entre 2014 et 2018.

Au Royaume-Uni, où le taux de syndicalisation dans les workplaces est un facteur décisif pour faire reconnaître par l’employeur la présence de syndicats sur les lieux de travail, l’étude de cas de Freyssinet (2017) révèle que les campagnes d’organizing lancées dès 1994 par le Trades Union Congress et ses affiliés n’ont pas réussi à améliorer le taux de syndicalisation entre 1995 (32,4 %) et 2016 (23,5 %) ; même si elles ont vraisemblablement ralenti la baisse tendancielle des effectifs. Bien avant cette étude, Hickey, Kuruvilla et Lakhani (2010) − à partir d’une analyse de 32 études de cas détaillées sur les campagnes de syndicalisation réussies au Royaume-Uni et aux États-Unis entre 1987 et 2007 – ont montré que la stratégie d’organizing axée sur l’activisme des militants de base n’était ni systématiquement nécessaire ni systématiquement suffisante pour accroître le nombre d’adhérents.

En Suède, où le taux de syndicalisation est l’un des plus élevés du monde même s’il a reculé depuis la fin des années 1980, l’étude de Jolivet (2017) montre que le syndicat des employés des administrations locales (Kommunal) a réussi à accroître la proportion d’adhérents (70-80 %) sur les lieux de travail où elle oscillait entre 30-40 % grâce à une nouvelle méthode de travail mise en place en 2013 et inspirée directement de la stratégie d’organizing des syndicats américains.

2.3.2. Résultats des études quantitatives

Parmi les études quantitatives retenues, celle de Heery et Simms (2010) utilise les données d’une enquête de terrain sur les campagnes de syndicalisation (n = 236) menées par 26 syndicats britanniques entre 1998 et 2004. Les estimations de ces auteurs montrent que les techniques associées à l’organizing model n’ont aucune influence significative sur le pourcentage de variation du taux de syndicalisation ainsi que sur le nombre de travailleurs recrutés par les syndicats. L’étude de Badigannavar et Kelly (2011), non moins intéressante, met en exergue des coefficients de corrélation positifs et significatifs entre l’utilisation de l’organizing model par les délégués syndicaux d’un syndicat de la fonction publique britannique (n = 62) et les gains d’adhésion. Toujours au Royaume-Uni, Danford et al. (2009) ont montré que les syndicats qui avaient adopté la stratégie d’organizing avaient enregistré une augmentation moyenne de 17 membres sur chaque lieu de travail entre 1999 et 2000.

Aux États-Unis, l’étude de Fiorito et Jarley (2012) met en exergue un effet positif et significatif de l’activité d’organizing entreprise par les syndicats − lors des élections d’accréditation syndicale supervisées par le National Labor Relations Board − sur la croissance relative des effectifs syndiqués entre 1990 et 2004. Des résultats similaires sont obtenus par Aleks (2015) à partir de l’estimateur des doubles différences[6] et des données des élections d’accréditation syndicale supervisées par le National Labor Relations Board et le National Mediation Board entre 2000 et 2010. En effet, cet auteur montre que la mise en oeuvre de la stratégie d’organizing par la centrale syndicale Change to Win a eu une incidence positive et significative sur le nombre et le pourcentage de travailleurs syndicalisés avec succès.

En Irlande, les résultats établis par Turner, O’Sullivan et D’Art (2011) − en utilisant l’estimateur des moindres carrés ordinaires malgré la nature qualitative et ordinale des variables dépendantes − montrent que l’utilisation de l’organizing model par les responsables syndicaux (n = 82) de huit syndicats, représentant jusqu’à 90 % des syndiqués du secteur privé, n’a pas eu d’effet significatif sur l’évolution du nombre total de membres. Cependant, on note une influence positive et significative sur l’évolution du nombre de nouveaux membres.

En substance, deux constats majeurs se dégagent de ce survol de la littérature empirique. Premièrement, les travaux ayant examiné l’effet de l’organizing model sur le recrutement des adhérents sont rares au-delà des pays anglo-saxons. Deuxièmement, les résultats qui se dégagent de ces travaux n’aboutissent pas à une réponse consensuelle : l’organizing model aurait, selon les cas, un effet positif ou neutre sur le recrutement des adhérents. Devant ces constats, des travaux empiriques supplémentaires restent nécessaires. Le Cameroun − eu égard à l’environnement dans lequel les syndicats oeuvrent (faible taux de salarisation, prépondérance du secteur informel, persistance du sous-emploi, violations systématiques des droits des travailleurs, etc.) − constitue un cadre d’analyse intéressant sur la question[7].

3. Contexte

Le mouvement syndical camerounais émerge officiellement au milieu des années 1940, sous l’occupation coloniale française et britannique (Konings, 2000). C’est depuis 1995 que le retour au pluralisme syndical prévaut au Cameroun après une ère de monolithisme syndical qui a débuté en 1972. Ce mouvement est divisé en deux blocs : les syndicats de travailleurs régis par le Code du travail (secteur privé et agents de l’État relevant dudit Code) et les syndicats des fonctionnaires non régis par ledit Code. Ces derniers sont d’ailleurs très peu nombreux.

Dans ce qui suit, seuls les aspects relatifs aux syndicats de base, régis par le Code du travail, seront présentés. C’est ce type de syndicats – à la différence des confédérations, fédérations et unions syndicales de travailleurs – qui sont chargés d’organiser et de recruter les adhérents.

Selon le Code du travail, les travailleurs ont le droit, sans restriction d’aucune sorte et sans autorisation préalable, de s’organiser en syndicats. La demande d’enregistrement d’un syndicat de base nécessite la signature de vingt personnes au moins appartenant à la même branche d’activité ou à des branches d’activités connexes. L’adhésion syndicale est volontaire et subordonnée à l’exercice d’une activité rémunérée. Ceux qui ont cessé leur travail peuvent néanmoins continuer à être membres du syndicat à la double condition d’avoir travaillé pendant au moins six mois et de se consacrer aux activités syndicales.[8] En outre, l’adhésion syndicale n’apporte pas de bénéfices directs puisque les dispositions des accords négociés et conclus entre les partenaires sociaux profitent à tous les travailleurs. Ce qui constitue un facteur explicatif non négligeable de la faiblesse des effectifs syndicaux au Cameroun.

Concernant le fonctionnement des syndicats, il est à noter qu’ils ont le droit de fonctionner sur la base de leurs propres statuts et règlements intérieurs conformément à la législation et la réglementation en vigueur. Malheureusement, car c’est un obstacle à la revitalisation syndicale, « nombre de syndicats n’ont tout simplement pas de règles appropriées en matière de démocratie et de transparence internes, ce qui peut permettre aux membres de la direction de s’accrocher au pouvoir, de manipuler leur organisation et ses finances, d’échapper à leurs responsabilités et au renouvellement statutaire de leurs mandats » (BIT, 2010).

Notons aussi que l’existence d’une prolifération de syndicats qui sont en concurrence pour recruter les adhérents, dans la population active occupée estimée à 8,3 millions de personnes dont près de quatre sur dix (38,6 %) sont salariés (INS, 2022), est une cause de leur faible autonomie financière qui ne leur permet pas d’assurer leur bon fonctionnement. Autrement dit, il est difficile pour une pléthore de syndicats en concurrence dans un tel contexte d’établir chacun un budget considérable sur la base du versement des cotisations syndicales,[9] lorsqu’on tient compte du taux de cotisation syndicale généralement fixé à 1 % du salaire de base et du revenu mensuel moyen de l’emploi principal des personnes en emploi.[10] Ainsi, il n’est guère surprenant de constater l’écart entre le nombre de syndicats enregistrés et le nombre de syndicats fonctionnels sur le terrain comme l’indique le Tableau 2.

Tableau 2

Syndicats de base enregistrés et fonctionnels jusqu’en 2020

Syndicats de base enregistrés et fonctionnels jusqu’en 2020
Source : MINTSS, annuaire statistique du sous-secteur travail et sécurité sociale 2021

-> Voir la liste des tableaux

4. Données

4.1. Échantillonnage et source des données

Cette étude mobilise les données d’une enquête par questionnaire sous format papier menée entre avril et septembre 2022 auprès de 187 responsables syndicaux de salariés de plusieurs branches d’activités dans les villes de Yaoundé et Douala. Le choix de ces villes a été motivé par le fait qu’elles concentrent 57,4 % (23,9 % pour Yaoundé et 33,5 % pour Douala) des unités économiques en activité sur le territoire national et plus de 60 % du total des employés permanents (voir INS, 2018).

Le questionnaire a été conçu en s’inspirant de celui utilisé par Turner, O’Sullivan et D’Art (2011) afin de faciliter la comparaison des résultats. Le mode de collecte des données était majoritairement le face-à-face par l’entremise d’une équipe d’enquêteurs. La détermination de la taille de l’échantillon des responsables syndicaux à enquêter s’est faite en trois étapes. Premièrement, la liste des syndicats de travailleurs enregistrés au ministère du Travail et de la Sécurité sociale (MINTSS) a servi de base de sondage. Cette liste contenait 134 syndicats de base de salariés avec Yaoundé comme adresse du siège, contre 128 pour Douala.

Deuxièmement, le calcul de la taille de l’échantillon des syndicats à contacter (n = 156) s’est effectué par la formule qui suit (voir Kothari, 2004 : 179)[11] :

equation: 5066597.jpg

La répartition de l’échantillon des syndicats à contacter en fonction des différentes strates (villes) s’est faite comme l’indique le Tableau 3.

Tableau 3

Échantillon des syndicats à contacter par ville

Échantillon des syndicats à contacter par ville
Source : les auteurs

-> Voir la liste des tableaux

Troisièmement, enfin, le choix de n’interroger que quatre (04) responsables statutaires par syndicat a été retenu en raison des contraintes de budget et de temps. Soulignons que le président de chaque syndicat devait préalablement donner une réponse favorable à la lettre de demande d’autorisation qui lui était adressée afin de soumettre le questionnaire aux responsables du syndicat, y compris à lui-même s’il le souhaitait. C’est à partir des numéros de téléphone communiqués par le président que les autres responsables ont été contactés.

Les résultats de l’enquête sont consignés dans le Tableau 4. Ce dernier indique un taux de réponse global de 48,08 % et 29,97 % respectivement pour les syndicats de base et les responsables syndicaux. En ce qui concerne les syndicats de base, le faible taux de réponse résulte principalement de l’arrêt des activités de plusieurs syndicats et des suites non favorables aux lettres de demande d’autorisation adressées aux présidents, malgré les multiples relances. Quant aux responsables syndicaux, le faible taux de réponse s’explique principalement soit par le refus des présidents de communiquer les contacts des autres responsables statutaires, soit par le refus ou l’impossibilité des responsables contactés de participer à l’enquête.

Tableau 4

Résultats de l’enquête et répartition des responsables syndicaux par ville

Résultats de l’enquête et répartition des responsables syndicaux par ville
Source : les auteurs

-> Voir la liste des tableaux

4.2. Statistiques descriptives

Le Tableau 5 indique les principales caractéristiques des variables de l’étude. Excepté la variable « salarié »[12], les autres variables ont été utilisées par Turner, O’Sullivan et D’Art (2011). D’emblée, on constate que le coefficient alpha de Cronbach de la variable organizing model (0,43) est relativement égal à celui obtenu (0,4) par ces auteurs. De plus, cette valeur n’est pas très éloignée de celle de 0,53 obtenue par Badigannavar et Kelly (2011) au moyen de sept items, et de celle de 0,642 obtenue par Heery et Simms (2010) au moyen de huit items. À côté de cette valeur qui semble assez faible, la formule de Spearman-Brown[13] a été utilisée puisqu’elle est considérée comme la mesure de fiabilité la plus appropriée pour une échelle à deux items (voir Eisinga, te Grotenhuis et Pelzer, 2013).

Tableau 5

Statistiques descriptives et définition des variables de l’étude

Statistiques descriptives et définition des variables de l’étude

Tableau 5 (suite)

Statistiques descriptives et définition des variables de l’étude

Note : (1) En appliquant la formule de Spearman-Brown, la fiabilité serait de 0,69 si l’échelle avait comporté 6 items au lieu de 2. La capacité d’organisation est axée sur le renforcement de l’organisation des membres et de leur volonté de travailler pour le bien du syndicat ; la capacité de recrutement vise à accroître les opportunités de recrutement des adhérents. La première variable dépendante est essentiellement une mesure du turnover, tandis que la seconde est plus restreinte et ne concerne que l'évolution des « nouveaux » membres. n = 187.

Source : les auteurs

-> Voir la liste des tableaux

Concernant les variables dépendantes, les Graphiques 1 et 2 révèlent que 41 % et 36 % des responsables syndicaux enquêtés ont indiqué une « augmentation de 10 % ou plus » respectivement pour le nombre total de membres et le nombre de nouveaux membres. Ces graphiques révèlent aussi qu’une proportion non négligeable des responsables enquêtés a indiqué que le nombre total de membres (22 %) et le nombre de nouveaux membres (25 %) sont restés stables.

Compte tenu du très faible nombre de répondants ayant mentionné une « diminution de moins de 10 % » et une « augmentation de moins de 10 % » aussi bien pour le nombre total de membres que pour le nombre de nouveaux membres, les résultats des réponses « diminution de 10 % ou plus » et « diminution de moins de 10 % » comme ceux des réponses « augmentation de 10 % ou plus » et « augmentation de moins de 10 % » vont être combinés par la suite en une seule modalité afin d’obtenir une variable de choix ordonné codée en trois modalités : « diminution du nombre de membres » = 1, « niveau d’adhésion stable » = 2, et « augmentation du nombre de membres » = 3.

Graphique 1

Perception de l’évolution du nombre total de membres

Perception de l’évolution du nombre total de membres
Source : les auteurs

-> Voir la liste des figures

Graphique 2

Perception de l’évolution du nombre de nouveaux membres

Perception de l’évolution du nombre de nouveaux membres
Source : les auteurs

-> Voir la liste des figures

5. Stratégie économétrique

Vu la nature qualitative et ordinale des variables dépendantes (évolution du nombre total de membres et évolution du nombre de nouveaux membres), le modèle probit ordonné généralisé (POG) est retenu pour évaluer l’effet de l’organizing model sur le recrutement des adhérents. En effet, ce modèle est une solution envisageable pour relâcher l’hypothèse de régression parallèle – qui est d’ailleurs rarement vérifiée par les données − sur laquelle repose le modèle probit ordonné standard (POS) (Hassen, Gebrehiwot et Arega, 2018 ; Williams, 2016 ; Greene et Hensher, 2010). De ce fait, le modèle POG permet aux coefficients de varier entre les différentes modalités de la variable dépendante lorsque l’hypothèse de régression parallèle est violée.

6. Résultats et discussion

Les résultats des estimations du modèle POG par la méthode du maximum de vraisemblance sont présentés dans le Tableau 6 ci-dessous. Lorsqu’on centre l’attention sur les deux dimensions constituant l’organizing model, on constate que la capacité de recrutement est la seule à exercer une influence significative – cependant négative – sur les variables dépendantes. L’explication de ce résultat n’est pas évidente. Faut-il y voir la conséquence directe de l’utilisation des méthodes de recrutement inadéquates, d’une opinion négative des travailleurs à l’égard du syndicalisme et des leaders syndicaux, ou des effets négatifs de la COVID-19 sur les emplois ?

Concernant la variable centrale de l’étude, les résultats démontrent l’absence d’effets significatifs de l’utilisation de l’organizing model sur les niveaux d’adhésion, quel que soit l’indicateur de mesure utilisé. Ce constat traduirait l’inefficacité des méthodes d’organisation et de recrutement utilisées par les responsables syndicaux entre 2019 et 2021. D’un autre côté,

Tableau 6

Effet de l’organizing model sur l’évolution du nombre de membres

Effet de l’organizing model sur l’évolution du nombre de membres

Note : *(**){***} coefficients significatifs à 10 % (5 %) et {1 %}. Les variables et les coefficients en gras indiquent que l’hypothèse de parallélisme des régressions n’est pas imposée dans l’estimation de l’équation y afférente. Le modèle POG estime une série de J – 1 = 2 modèles probit où la modalité 1 (diminution du nombre de membres) est opposée aux modalités 2 (niveau d’adhésion stable) et 3 (augmentation du nombre de membres) et, enfin, les modalités 1 et 2 sont opposées ensemble à la modalité 3.

-> Voir la liste des tableaux

les résultats trouvés ici peuvent corroborer le point de vue des syndicalistes qui considèrent que l’objectif premier de l’organizing model n’est pas de recruter des adhérents, mais de « fabriquer » de véritables militants de la cause syndicale par leur niveau élevé d’engagement et de participation aux activités syndicales (voir Mundlak, 2020 : 161). Dans cette optique, le recrutement de nouveaux adhérents est un résultat indirect de l'organizing model, principalement dans les entreprises où il existe une présence syndicale (Turner, O’Sullivan et D’Art, 2011).

Par ailleurs, les résultats établis ici vont dans le sens de ceux obtenus par Heery et Simms (2011, 2010) qui ont souligné l’absence d’effets significatifs de l’organizing model sur le nombre de travailleurs recrutés et le pourcentage de variation du taux de syndicalisation. Ils s’opposent toutefois à ceux de Turner, O’Sullivan et D’Art (2011) qui ont observé un effet positif et significatif de l’utilisation de l’organizing model par les responsables syndicaux sur l’évolution du nombre de nouveaux membres.

Plusieurs arguments peuvent être avancés pour expliquer l’absence d’effets significatifs de l’organizing model dans la présente étude.

Premièrement, la plupart des responsables syndicaux camerounais privilégient encore le servicing model, moins axé sur le recrutement des adhérents, par rapport à l’organizing model. Ainsi, la fonction objectif assignée aux syndicats de l’étude peut être assimilée à l’approche dite « économique » privilégiée par Dunlop (1944) plutôt qu’à l’approche dite « politique » retenue par Ross (1947). Deuxièmement, il est peu probable que les responsables syndicaux enquêtés soient en mesure de consacrer une grande partie de leur temps à la mise en oeuvre de l’organizing model, lorsqu’on sait que cette stratégie nécessite des ressources financières suffisantes (Turner, O’Sullivan et D’Art, 2011 ; Heery et Simms, 2010) qui manquent cependant à la plupart des syndicats au Cameroun.

Troisièmement, la diminution des activités syndicales, en raison des mesures restrictives édictées par le gouvernement en mars 2020 pour contenir la propagation de la COVID-19, a limité les opportunités de recrutement des adhérents. Quatrièmement, enfin, il se peut que le modèle spécifié et les mesures utilisées ici ne permettent pas de tester de manière adéquate l’efficacité de l’organizing model (Turner, O’Sullivan et D’Art, 2011). Il s’agit là, relèvent ces auteurs, d’un problème inhérent, d’une part, à l’absence de rigueur dans la définition et la conceptualisation de l’organizing model et, d’autre part, aux travaux qui se basent sur les données d’enquêtes.

7. Conclusion

Dans un contexte de déclin continu des taux de syndicalisation aussi bien dans les pays développés que dans les pays en développement, l’organizing model − « politiques actives de syndicalisation » ou « syndicalisme axé sur le recrutement » − est apparu au coeur de la littérature sur la revitalisation syndicale comme l’innovation stratégique à même d’inverser la baisse des effectifs syndicaux. Devant un tel constat, et pour la première fois au Cameroun, cet article a examiné l’effet de l’utilisation de l’organizing model sur l’évolution de l’adhésion syndicale et du recrutement de nouveaux membres entre 2019 et 2021 parmi les travailleurs couverts par les responsables syndicaux. Les données utilisées à cet effet ont été récoltées dans le cadre d’une enquête par questionnaire.

En raison de l’absence d’un cadre théorique dans la littérature empirique sur la relation entre l’organizing model et le recrutement des adhérents, cette étude a montré que l’approche de Ross (1947) en économie du travail, au sujet des facteurs gouvernant le comportement syndical, peut servir de base théorique pour l’analyse de ladite relation.

Les résultats économétriques montrent que l’utilisation de l’organizing model par les responsables syndicaux n’a pas eu d’effet significatif sur les niveaux d’adhésion. Sur le plan pratique, ces résultats suggèrent aux responsables enquêtés de renforcer leurs méthodes d’organisation et de recrutement des adhérents, d’une part, et de s’inspirer des meilleures méthodes en la matière dans le monde, d’autre part. Il est aussi de l’intérêt des responsables enquêtés de comprendre que l’organizing model est un outil qui doit être appris, systématisé et pratiqué de manière routinière afin d’obtenir les résultats escomptés (Mundlak, 2020 : 159). À cet égard, l’organizing model devrait commencer à occuper une place importante dans les débats des responsables syndicaux enquêtés.

Pour approfondir cette étude, une prochaine étape serait de combiner une approche quantitative (privilégiée par les économistes du travail) et qualitative (privilégiée par les chercheurs en relations industrielles) afin de permettre une meilleure appréhension de la question.[14] L’approche quantitative consistera à élargir l’échantillon de manière à lui donner une dimension représentative au niveau national et à obtenir, partant, des résultats généralisables. L’approche qualitative, quant à elle, permettra de mieux élucider les résultats des analyses quantitatives.