Corps de l’article

1. Introduction

« C’est pas vrai que ça va être juste des hommes qui vont en haut pour représenter un paquet de femmes. »

Présidente L27

L’accès des femmes au marché du travail et le maintien de celles-ci en emploi, la lutte contre les diverses formes de discrimination, l’atteinte de l’équité salariale ainsi que les améliorations relatives aux congés parentaux et aux services de garde sont autant d’exemples qui occupent quotidiennement l’action revendicative du mouvement syndical. Sous la pression sociale (Kirton, 2020), les syndicats se doivent d’incarner les changements revendiqués par la population et les mouvements civiques qui prônent les valeurs d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI) au sein de toutes les institutions du travail. L’une des priorités en matière d’EDI est l’atteinte de l’égalité de genre et, d’après Harvey et Safier (2021), toutes les personnes, quelle que soit leur identité de genre, doivent avoir un accès égal aux canaux de participation et de prises de décision. Notre contribution porte spécifiquement sur les enjeux liés aux femmes qui sont au coeur des luttes à l’intérieur comme à l’extérieur des syndicats et qui pavent la voie - la voix - aux autres identités de genre (Serrano et Viajar, 2022).

Les syndicats, édifiés par et pour les hommes (Forrest, 1993), sont aujourd’hui ébranlés par la montée des identités multiples de leurs membres et, notamment, par l’augmentation massive du nombre de femmes salariées syndiquées (Guillaume et Pochic, 2021). Malgré le peu de statistiques produites par les organisations syndicales (Guillaume, 2018), le profil des personnes syndiquées au Canada et à travers le monde (Briskin, 2008) s’éloigne de plus en plus du modèle industriel traditionnel où l’on retrouvait une majorité d’hommes (Ledwith et Colgan, 2002). Pourtant, les hommes sont encore omniprésents dans les instances syndicales (Kirton et Greene, 2021).

La place des femmes est une question centrale dans les stratégies de renouveau syndical (Colgan et Ledwith, 2002 ; Kirton et Healy, 2013a), particulièrement au niveau local. Le renforcement de l’égalité de genre dans les instances syndicales locales donnerait lieu à la prise de meilleures décisions quant aux priorités revendicatives, à la capacité de faire valoir la pluralité des problématiques, des besoins et des expériences des membres sur les lieux de travail et, ultimement, permettrait l’avènement de nouvelles pratiques et structures syndicales démocratiques qui favorisent l’atteinte de cette égalité (Kirton et Greene, 2021).

Où en est l’égalité de genre dans les organisations syndicales? Comment expliquer la sous-représentation des femmes dans les instances syndicales locales alors qu’elles sont désormais plus nombreuses que les hommes à être syndiquées? Pour répondre à ces questions, cet article, portant sur l’expérience des personnes élues à la présidence d’un syndicat local, vise deux objectifs. D’une part, nous cherchons à déterminer quels sont les leviers syndicaux qui accroissent la représentation numérique des femmes dans les postes électifs de présidence locale. D’autre part, nous souhaitons mieux comprendre les obstacles qui limitent l’égalité de genre au sein de ces postes. Pour ce faire, l’article se divise en cinq parties. La première érige la problématique entourant le déficit démocratique des femmes au sein des syndicats. En prenant appui sur la théorie féministe matérialiste, la deuxième partie propose un recentrage de l’épistémologie en relations industrielles. La troisième partie décrit l’étude réalisée auprès de femmes et d’hommes siégeant à la présidence locale d’une organisation syndicale du secteur de l’éducation du Québec. La quatrième partie présente les résultats de l’étude de cas et relate, d’un côté, une amélioration de la représentation numérique des femmes, mais confirme, d’un autre côté, la persistance d’obstacles limitant l’atteinte de l’égalité de genre au sein des présidences syndicales locales. En dernière partie, nous établissons quatre constats sur la représentation de l’égalité de genre dans les exécutifs syndicaux locaux et, plus largement, sur la nécessité d’y inclure une plus grande diversité de groupes identitaires.

2. L’enjeu de l’égalité de genre dans les instances syndicales : l’urgence d’agir

Si le taux moyen de syndicalisation dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), se situant à 15,4 % en 2019, est en déclin dans la plupart des pays depuis plusieurs décennies (OCDE, 2023), le profil changeant du membrariat syndical est toutefois notoire avec l’augmentation numérique des femmes. Pour la première fois de l’histoire, dans plusieurs pays d’Europe et d’Amérique du Nord, les femmes sont désormais plus nombreuses que les hommes dans les rangs syndicaux compte tenu de la montée incessante de l’activité salariée féminine (Gavin et al., 2022). C’est le cas au Canada, où le tournant de la féminisation des membres s’est produit en 2006 et, plus récemment, en 2016, au Québec. En 2022, au Québec, le taux de présence syndicale, qui correspond au pourcentage de membres couverts par une convention collective, était de 39,9 % chez les femmes comparativement à 37,7 % chez les hommes (Institut de la statistique du Québec (ISQ), 2022).

Non seulement les femmes sont désormais plus syndiquées que les hommes, mais plus encore, elles soutiennent davantage l'adhésion syndicale que ces derniers (Torre, 2023). Toutefois, la représentation des femmes dans la hiérarchie syndicale n’a pas suivi la cadence de leur syndicalisation (Cuneo, 1993). Les syndicats doivent alors chercher à combler ce déficit démocratique de genre (Briskin, 2012) afin de parvenir à une représentation proportionnelle de leur membrariat.

Diverses stratégies syndicales sont déployées pour augmenter et maintenir la représentation des femmes qui assument des responsabilités syndicales(Kirton et Healy, 2013c ; Serrano et Viajar, 2022), laquelle est sensible à la réalité singulière des syndicats (Blaschke, 2011, 2015). Certaines mesures individuelles telles que les formations réservées aux femmes, les conférences centrées sur le développement personnel et le mentorat visent à aider les femmes à prendre davantage confiance en leurs capacités d’occuper des fonctions syndicales (Kirton et Healy, 2013c). D’autres stratégies collectives tentent plutôt de se défaire des mécanismes organisationnels qui maintiennent la discrimination de genre (Kirton et Healy, 2013c). C’est ainsi que des espaces exclusifs aux femmes ont vu le jour au sein de plusieurs syndicats avec les comités et les réseaux de la condition féminine (Le Capitaine et Bernard Pelletier, 2022). Cette tendance a incité certains syndicats à créer divers comités statutaires ou ponctuels/ad hoc pour d’autres groupes identitaires (comité de jeunes, de la communauté LGBTQ2SA+, de la diversité culturelle, etc.) (Briskin, 2002, 2008 ; Kirton et Greene, 2002 ; Wright et al., 2022). Malgré l’intention louable d’éliminer toutes les formes discriminatoires dans leur institution, il est reproché à ces comités syndicaux de « compartimenter » les intérêts des personnes qui peuvent, en réalité, être multiples (Wright et al., 2022). Certains syndicats ont aussi adopté des mesures d’actions positives telles que les quotas ou les sièges réservés (Serrano et Viajar, 2022). Si ces mesures peuvent avoir des effets bénéfiques sur la représentation des femmes (Kirsch et Blaschke, 2015), elles sont aussi controversées (Wright et al., 2022) au regard de l’intérêt des personnes sous-représentées de se saisir de ces mesures (Kirton et Healy, 2013c) et de la légitimité accordée par les autres membres envers les personnes élues grâce à ces façons de procéder (Briskin, 2012).

Malgré ces efforts syndicaux, comment peut-on expliquer la persistance d’inégalités de genre dans les syndicats? Une riche littérature (Colgan et Ledwith, 2002 ; Gavin et al., 2022 ; Guillaume, 2018 ; Guillaume et Pochic, 2021 ; Kirton et Healy, 2013c ; Serrano et Viajar, 2022) a examiné les entraves qui nuisent à la présence des femmes au sein des hiérarchies syndicales. Rejetant le discours essentialiste à l’effet que les femmes ne seraient pas intéressées à occuper des fonctions syndicales (Pocock, 1995), plusieurs obstacles liés au fonctionnement des syndicats ressortent de la littérature. Il existe un consensus voulant que la culture syndicale masculine, fortement ancrée dans l’institution syndicale, persiste. Le syndicalisme est traditionnellement un espace revendicatif où le terme fraternité, autrefois présent dans l’appellation des syndicats, reflète les principes sous-jacents d’un boys club, c’est-à-dire d’une solidarité masculine et d’une exclusion des femmes (White, 2007). Dès lors, les revendications des femmes ne sont pas suffisamment considérées dans les instances syndicales ou lors des négociations (Serrano et Viajar, 2022).

D’autres recherches ont mis en exergue les mécanismes syndicaux de production des inégalités qui ne permettent pas une diversification des personnes détenant un pouvoir formel (Guillaume, 2007, 2018). La place accordée aux réseaux informels et, notamment, le recours à la sollicitation dans le processus électif conduisent à une « fabrication organisationnelle » des responsables syndicaux (Guillaume, 2007). Le rôle de passeur laissé aux responsables hiérarchiques déjà en place, la plupart du temps masculin, privilégie un entre-soi excluant les femmes (Guillaume, 2018).

Les recherches soulignent aussi l’articulation complexe d’une « triple tâche » entre la vie personnelle, professionnelle et syndicale (Guillaume, 2018). Le travail syndical requiert une mobilité géographique et temporelle constante difficilement compatible avec la division genrée du travail domestique qui accentue les contraintes des femmes (Gavin etal., 2022) ce qui est particulièrement préjudiciable pour la participation syndicale des membres féminins qui ont des enfants en bas âge (Pocock, 1995 ; Serrano et Viajar, 2022). Plus rares sont les études rapportant les contraintes des femmes en raison de leur rôle de proche aidante (Bernard Pelletier, 2022). De plus, les femmes rencontrent des défis personnels en raison du manque de confiance et du syndrome de l’imposteur, plus présents chez les femmes que chez les hommes, qui leur font croire qu’elles n’ont pas les compétences nécessaires pour occuper des responsabilités syndicales (Serrano et Viajar, 2022).

Si les leviers et les obstacles à la représentation des femmes dans les postes syndicaux sont de plus en plus documentés, l’originalité de notre étude repose sur l’expérience des présidences syndicales élues au niveau local, souvent invisibilisée dans les écrits scientifiques au profit de celle des personnes exécutant des mandats syndicaux aux paliers hiérarchiques supérieurs (Kirton et Healy, 2013b). Malgré l’existence de certaines recherches portant sur l’expérience des personnes déléguées syndicales (Gagnon et Beaudry, 2019 ; Hege et al., 2011 ; Le Capitaine et al., 2013), peu d’études ont été jusqu’à présent réalisées sur les présidences syndicales locales dans une perspective genrée (Kirton et Healy, 2013b).

L’intérêt pour les personnes dirigeantes au palier local s’explique par le fait qu’elles occupent une position double : une « position intermédiaire » (Fortin-Bergeron et al., 201  : 410) entre les membres de la base et l’instance syndicale supérieure, et qu’elles jouent « un rôle de médiation » (Bilge et al., 2006 : 12) entre les personnes représentées par le syndicat et l’employeur. Leur rôle syndical pluridimensionnel centré sur l’administration, la mobilisation et l’application de la convention collective les amène à veiller à la coordination entre les membres, le syndicat local et les instances supérieures. De plus, l’échelon local se présente comme un espace où les femmes sont plus susceptibles d’être visibles (Briskin, 2011) et un tremplin pour atteindre les autres strates décisionnelles (Gray, 1993). Cette étude propose donc d’enrichir les connaissances en relations industrielles en s’intéressant à la représentation genrée des présidences syndicales locales. À partir d’un regard féministe, nous nous intéresserons plus particulièrement à l’expérience de ces personnes élues démocratiquement ainsi qu’aux leviers et aux obstacles rencontrés au niveau local en matière d’égalité de genre.

3. Une approche féministe matérialiste

Le champ des relations industrielles a longtemps considéré les personnes en relation d’emploi comme étant homogènes et asexuées (Edwards, 2010). L’invisibilité des femmes dans les théories classiques - mainstream - des relations industrielles a fait de ce domaine un véritable territoire masculin (Forrest, 1993), étant même qualifié de malestream (Kirton et Healy, 2013a : 2). Les théories féministes sont apparues en relations industrielles en raison, entre autres, de l’aveuglement des rapports de genre (Danieli, 2006 ; Forrest, 1993 ; Greene, 2003 ; Hansen, 2002 ; Holgate et al., 2006) et du peu de reconnaissance des expériences différenciées entre les femmes et les hommes dans les institutions du marché du travail (Wajcman, 2000). Les développements plus récents démontrent aussi l’absence de l’intersectionnalité des rapports sociaux (Lee et Tapia, 2021 ; McBride et al., 2014) et revendiquent l’interaction des multiples marqueurs de la diversité dans l’étude de l’emploi et du travail.

Sans faire abstraction des avancées théoriques réalisées au regard de l’intersectionnalité, nous privilégions un cadre féministe matérialiste (Delphy, 1998) pour interroger spécifiquement les différences de genre entre les femmes et les hommes. Nous cherchons à faire valoir, sans faire référence aux impératifs biologiques, la construction sociale de l’expérience syndicale des femmes à la présidence des exécutifs locaux. Notre cadre analytique rend possible une lecture relationnelle des femmes et des hommes, c’est-à-dire que les groupes sociaux femmes/hommes ne sont pas pensés séparément puisqu’ils sont partie intégrante d’un « rapport social spécifique » (Kergoat, 2000 : 20). Le genre n’est donc pas considéré comme une expérience féminine, mais plutôt comme « a social process whereby women and men experience work and its institutions in markedly different ways » (Holgate et al., 2006 :311).

Édifier l’article sur un cadre féministe matérialiste permet de transgresser les frontières bâties entre la sphère publique (productive) et privée (reproductive) afin de comprendre les inégalités de genre qui se manifestent au sein des organisations syndicales (Briskin, 2006). Sans la prise en compte de la contribution des femmes dans l’espace privé, il devient impossible de capter l’entièreté de leur expérience comme élues à la tête d’un syndicat local et d’expliquer plus globalement, au-delà des facteurs qui facilitent leur inclusion et leur parcours, les raisons de leur déficit démocratique.

4. Une étude de cas dans le secteur de l’éducation du Québec

Cet article présente une étude de cas menée auprès d’une organisation syndicale du secteur de l’éducation du Québec, un secteur à prédominance féminine fortement syndiqué. Selon les données de Statistique Canada (2022), le taux de présence syndicale dans les services d’enseignement au Québec s’élève à 79,5 %. Les conditions de travail du personnel du réseau scolaire sont régies par la Loi sur le régime de négociation des conventions collectives des secteurs public et parapublic (L.R.Q., chapitre R-8.2). Si les salaires et les avantages sociaux font l’objet de négociations centralisées, il existe des matières locales ou régionales qui sont négociées entre le syndical local et chaque centre de services scolaire. C’est donc dire que les présidences syndicales locales, au coeur de notre étude, sont des acteurs de premier plan pour représenter et défendre les intérêts de leurs membres.  

L’étude qualitative réalisée a permis de comprendre en profondeur l’expérience des présidences rencontrées au regard du vécu des femmes dans les postes syndicaux locaux et des inégalités de genre qui en découlent. En préconisant la compréhension en détail d’un phénomène complexe dans son contexte (Paillé et Mucchielli, 2016 ; Yin, 2009) plutôt que sa généralisation (Bardin, 2007), le matériel empirique de cette recherche provient d’une triangulation (Miles et Huberman, 2003) de trois sources de données.

La première source de données est liée à la phase exploratoire de la recherche. Deux groupes de discussion, à participation volontaire, d’une durée de trois heures chacun ont été respectivement menés avec trois membres du comité de la condition des femmes de l’organisation syndicale étudiée et trois autres du comité statutaire de la centrale syndicale à laquelle elle est affiliée. Les participantes ont pu réfléchir à voix haute et interagir avec les autres personnes présentes (Flick, 2006). Ces rencontres, enregistrées avec consentement et retranscrites dans leur intégralité, ont permis aux chercheuses de se familiariser avec le cas étudié et de recueillir les conseils de ces femmes de terrain pour parfaire la grille d’entretien.  

Axée sur la voix des présidences syndicales locales, la deuxième source de données constitue le coeur de la recherche empirique. Nous avons sollicité toutes les personnes élues à ce niveau hiérarchique, soit 19 présidences (huit femmes et onze hommes). De ce nombre, 16 entretiens individuels semi-dirigés ont été réalisés auprès de six femmes et de dix hommes siégeant à la présidence d’un syndicat affilié à l’organisation syndicale étudiée. Lors de ces entretiens, nous avons conjugué la voix des femmes et celle des hommes pour comprendre les enjeux liés au genre au regard de la sous-représentation des femmes dans les instances représentatives et, plus spécifiquement, à la présidence locale. La voix des hommes, rarement sollicitée dans l’exploration du déficit démocratique de genre, apporte un autre écho. Elle est à notre sens très riche et complémentaire au point de vue des femmes.

La grille d’entretien comportait sept thèmes (informations syndicales descriptives ; parcours et motivation ; rôle et tâches ; relations avec les membres ; relations avec l’employeur ; vie syndicale ; défis et perspectives d’avenir). D’une durée moyenne de deux heures, les rencontres enregistrées avec le consentement des personnes participantes ont été intégralement transcrites, générant 497 pages de verbatim. Les données ont été codées et analysées à l’aide du logiciel Atlas.Ti.  

Pour enrichir les propos tenus par les présidences, le recours à l’analyse documentaire constitue la troisième source de données. La prise en compte de documents et d’artefacts peut constituer une « source supplémentaire dans le cadre d’un travail de terrain » (Gaudet et Robert, 2018 : 107). Plusieurs des présidences rencontrées nous ont fourni des documents syndicaux expliquant le fonctionnement, la mission et l’historique de leur syndicat. Nous avons aussi consulté divers sites Internet syndicaux présentant la structure démocratique. Ces précieuses traces écrites se sont avérées utiles pour comprendre le contexte dans lequel se situait notre recherche, procurant ainsi un sens à la réalité exprimée par les personnes interviewées.   

Échelonnée sur plusieurs années, la collecte de données principale s’est déroulée dans une période où les acquis syndicaux du personnel dans les établissements scolaires étaient secoués et la précarisation croissante de leurs emplois était manifeste (Bernard Pelletier, 2022). C’est dans ce contexte que nous présentons les résultats de notre recherche en insistant, d’une part, sur l’ascension des femmes dans les postes syndicaux locaux et, d’autre part, sur les avancées inachevées en termes d’égalité de genre.

5. La percée du boys club : l’ascension des femmes dans les postes syndicaux locaux

5.1 Oser prendre sa place dans un univers traditionnellement masculin

L’évolution de la présence des femmes dans le membrariat et dans les instances syndicales locales de l’organisation étudiée est manifeste d’un changement de tradition où le président typique d’un syndicat traditionnel est un homme (Graphique 1).

Graphique 1

Évolution de la présence des femmes parmi le membrariat et les instances syndicales locales de l’organisation étudiée

Évolution de la présence des femmes parmi le membrariat et les instances syndicales locales de l’organisation étudiée
* Première année pour laquelle des données sont disponibles.

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On remarque une progression notoire du nombre de femmes dans les différentes instances de l’organisation depuis quelques années :

Je regarde l’évolution même au niveau du Conseil fédéral, […] au début, quand je venais, c’était plus un monde d’hommes et maintenant, quand je regarde la salle, ça a vraiment basculé vers un monde de femmes […] j’ai l’impression que les plus vieux qui quittent sont remplacés par des femmes.

Présidente L02

Les personnes élues rencontrées le soulignent : « Sont présentes, elles participent […] y’a beaucoup de présence féminine » (Président L25). Une présidente mentionne également qu’il y a maintenant, dans son syndicat local, « […] plus de femmes qui s’impliquent que d’hommes » (Présidente L26).  

Certaines des répondantes ont même réussi à percer le boys club en étant les premières femmes à se faire élire au poste de présidente dans l’histoire de leur syndicat local. 

Je suis arrivée dans un moment où j’étais la première femme à jouer le rôle de présidente dans le syndicat, donc ils étaient là depuis 30 ans, ça a toujours été à majorité masculin, seulement des présidences masculines.

Présidente L22

D’autres ont été, avant d’être présidentes, les premières femmes à siéger comme déléguées syndicales à l’exécutif local.

Quand je suis arrivée sur le CA, je me souviens parfaitement, parce que j’étais la seule femme, c’était tous des hommes. […] C’est sûr que là […] c’est l’inverse, c’est juste des femmes et on a qu’un seul homme.

Présidente L02

Au fil des ans, les femmes sont de plus en plus nombreuses à occuper un poste électif au niveau local. Les gains considérables concernant la place des femmes à ce niveau hiérarchique sont importants puisque cette strate syndicale constitue « le bassin » (Entretien exploratoire) pour gravir les autres échelons.

Nous constatons toutefois que les initiatives individuelles pour se hisser parmi les personnes élues sont rares chez les femmes. Celles-ci sont la plupart du temps ponctuelles, isolées ou elles reposent sur « une question de timing » (Présidente L26). Les présidences locales rencontrées le soulignent : « la femme, d’emblée, elle ne poussera pas vers ça » (Présidente L27). Les femmes qui affirment avoir milité en solo pour être élues à la présidence de leur syndicat local sont rarissimes dans notre étude. La progression des femmes ne découle donc pas de stratégies individuelles, mais davantage collectives.

5.2 Quand les efforts collectifs portent fruit

Des années d’efforts et de revendications ont été nécessaires pour parvenir à inclure les femmes dans la structure syndicale. Deux leviers syndicaux, soit les programmes d’accès à l’égalité syndicale (PAES) ainsi que le comité et le réseau de la condition féminine, ont permis d’assurer une plus grande présence des femmes dans la vie syndicale et, plus globalement, au sein des instances démocratiques.

Les programmes d’accès à l’égalité syndicale

« S’il n’y avait pas de PAES, il y aurait plus d’hommes au pouvoir. » (Entretien exploratoire)

Un programme d’accès à l’égalité syndicale est un outil mis en place volontairement pour permettre et faciliter la place des femmes à la vie politique des organisations syndicales.

Bien qu’il existait déjà un PAES au moment de la réalisation des entretiens au sein de la centrale à laquelle est affiliée l’organisation syndicale étudiée, cette dernière, désirant jouer un rôle actif dans l’égalité de genre, a instauré son propre PAES dans les années 1990 afin de afin de favoriser la participation des femmes, alors insuffisante, dans ses instances. Sa mise en oeuvre a été l’aboutissement de longues années de travail par les militantes féministes et de multiples recommandations par le comité de la condition féminine. Les syndicats locaux affiliés à l’organisation avaient pleine autonomie quant à la décision d’implanter localement un PAES ou d’appliquer (ou non) un PAES existant dans les strates supérieures, nationale ou régionale.

Y’en a un à la Centrale, puis on en a un à [nom de l’organisation étudiée], puis les syndicats sont libres d’en avoir un ou pas.

Présidente L03

Ce PAES contenait principalement des dispositions concernant la réservation de postes pour les femmes sur les différents comités consultatifs (comité des jeunes, comité d’action sociopolitique, comité de santé et de sécurité, etc.) afin d’augmenter leur participation dans ces groupes de travail permanents qui ont le mandat de faire des recommandations aux instances de l’organisation étudiée. Cette mesure de redressement, accordant temporairement un avantage préférentiel, a impulsé la participation d’au moins une femme dans chacun des comités de nature consultative.

J’ai donné mon nom sur un comité […] ils disaient […] c’est un poste de femmes, ah! Ben je vais donner mon nom (rires), j’ai peut-être une chance.

Présidente L27

La représentation des femmes a augmenté significativement dans les comités consultatifs de l’organisation. Par exemple, dans le comité des jeunes, elle est passée de 33 % en 2006 à 67 % dans les dernières années.

Cependant, pour certaines présidences, cette mesure est vue comme quelque chose qui n’est pas en symbiose avec la notion de compétence et de « frustrant pour les hommes […] qui veulent s’investir » (Présidente L22). Nos données suggèrent également la désuétude du PAES, puisque ce dernier n’avait « […] pas été revu depuis 1990… depuis 20 ans » (Entretien exploratoire). De surcroît, nous avons constaté une méconnaissance des PAES et de l’éventail des différentes mesures proposées chez les présidences locales : « C’est la première fois que j’entends parler de ça (rires) » (Présidente L27).

Même si les comités à vocation consultative ne constituent pas un lieu où les orientations stratégiques sont discutées et décidées, ils représentent des lieux de militance tout en étant une « source de relève et de recrutement » (Présidente L03) non négligeable. Les PAES, bien que volontaires et méconnus, sont perçus comme une main tendue aux femmes désirant commencer à s’impliquer dans leur syndicat.

Comité et réseau de la condition féminine

« Formation, information, pour une plus grande implication » (Entretien exploratoire)

Lors des entretiens, l’organisation syndicale disposait de son propre comité de la condition des femmes ainsi que de son propre réseau, lesquels agissaient indépendamment de ceux de la Centrale. Le comité de la condition des femmes de l’organisation syndicale était composé de quatre femmes élues par le Conseil fédéral afin de faire entendre la voix collective des membres syndicaux féminins. Le réseau de l’organisation syndicale regroupait quant à lui une répondante nommée par chacun des syndicats locaux ainsi que toutes les membres du comité. Les répondantes sont « les porteuses » du dossier de la condition des femmes dans le but de transmettre et de relever les enjeux féministes au niveau local. Pour plusieurs, le comité et le réseau de la condition féminine représententune « porte d’entrée » (Présidente L16) à l’implication des femmes dans les instances démocratiques.

Y’a beaucoup, beaucoup de personnes qui commencent avec le dossier des femmes […] on leur donne le goût de connaître leur convention, puis d’être des poteaux dans leur milieu, puis c’est comme pas menaçant le fait d’avoir le dossier des femmes.

Présidente L03

Pour plusieurs présidentes, le comité et son réseau, uniquement ouverts aux femmes, ont constitué le point de départ de leur implication syndicale : « J’ai pris le dossier des femmes, puis c’est comme ça que, dans le fond, que ça a commencé » (Présidente L03).

Malgré une reconnaissance de l’aspect enrichissant et formateur du comité et du réseau de la condition féminine, d’autres présidences leur accordent une portée limitée sur la ligne d’action associée aux revendications et les pratiques syndicales locales : « Est-ce qu’on voit toujours les retombées concrètement, à part […] le 8 mars ces choses-là, je dirais non, pas suffisamment à mon sens » (Présidente L22). Certaines présidences vont jusqu’à affirmer que « ça n’a pu sa raison d’être » (Président L23) en raison de la féminisation du membrariat.

Malgré ces réserves, les structures spécifiques aux femmes permettent une « mobilisation » (Président L01) des femmes et gardent « des portes ouvertes » (Président L30) pour assurer l’accessibilité de ces dernières aux instances exécutives de l’organisation.

6. La persistance d’entraves à l’égalité de genre

Malgré une amélioration notable de la présence des femmes dans les instances syndicales locales du cas étudié, plusieurs obstacles font en sorte que leur inclusion demeure sélective et inachevée. Si les femmes parviennent de plus en plus à percer le plafond de verre, l’organisation syndicale n’affiche pas pour autant un taux de féminisation des instances locales qui reflète le nombre de femmes dans l’effectif syndical. Le peu de données disponibles en témoignent : avec seulement 58 % de présidentes, la présence accrue des femmes au palier local n’est pas encore équivalente à la composition des effectifs membres, qui atteint 82,9 % de femmes en 2023 (Graphique 1). Quatre principaux obstacles expliquant cet écart ressortent de nos données.

6.1 La complexité d’articuler une « triple tâche »

Occuper un poste de présidence syndicale implique de devoir jongler entre les responsabilités syndicales, professionnelles et personnelles. Tant les hommes que les femmes se retrouvent sans cesse déchirés entre leurs responsabilités syndicales et leurs responsabilités professionnelles. Les présidences syndicales locales interrogées témoignent communément d’un fort sentiment d’appartenance à l’égard de leur profession dans le secteur de l’éducation. Ces personnes élues ne sont pas systématiquement remplacées lorsqu’elles doivent s’absenter de leur travail pour exercer des tâches syndicales si bien qu’elles accumulent du travail qu’elles devront nécessairement rattraper plus tard. Ayant à coeur leur mission professionnelle, elles craignent aussi que les élèves soient pénalisés par leur absence.

De surcroît, la réalisation des tâches syndicales nécessite d’empiéter sur le temps personnel. Bien que les hommes ne soient pas insensibles à la difficulté de concilier les tâches syndicales avec l’espace privé, cet aspect ressort beaucoup plus chez les femmes. « On les traite comme si elles étaient des hommes, libérez-vous, débrouillez-vous » (Président L15). Ce sont principalement les femmes qui pâtissent puisqu’elles demeurent les principales responsables de la famille :

Mon fils a un problème, ma fille a ceci… Je dois partir parce qu’il faut que je l’accompagne à tel endroit, j’ai pas beaucoup d’hommes qui me disent ça, mais les femmes, par exemple, elles restent la colonne vertébrale de la famille.

Président L15

Le surinvestissement exigé en matière de temps et les nombreux déplacements requis pour participer aux réunions limitent la participation des personnes qui ont de jeunes enfants, surtout en situation monoparentale. « […] j’ai la chance de ne plus avoir d’enfants qui sont tout petits, parce que je pense que sinon c’est impossible » [Présidente L26].

Les présidentes locales sont principalement des femmes qui ont de moindres responsabilités familiales et domestiques. Au moment des entretiens, elles étaient toutes d’âge mûr, majoritairement sans enfant ou avec des enfants adultes, et plus de la moitié d’entre elles étaient en couple, mais vivaient séparément. Quant aux présidents, leur âge était plus variable que celui des présidentes, et près de la moitié d’entre eux avaient des enfants à charge de moins de 18 ans. Ils étaient majoritairement mariés ou en couple. La plupart des hommes n’avaient pas de difficulté à concilier leurs tâches syndicales avec la vie privée (Tableau 1).

Tableau 1

Profil des présidences locales

Profil des présidences locales

-> Voir la liste des tableaux

Même s’ils prennent beaucoup de leur temps personnel pour réaliser leurs tâches syndicales, comme le soir ou durant les fins de semaine, plusieurs hommes peuvent compter sur l’acceptation et la compréhension de la personne qui partage leur vie afin de s’investir davantage dans le syndicat. « […] ça marche mieux maintenant. Ma femme comprend maintenant (rires) » [Président L13].

Au-delà des responsabilités liées aux soins des jeunes enfants, le rôle de proche aidance, notamment celui mené auprès des parents vieillissants, complexifie aussi l’articulation entre la vie syndicale et la vie personnelle. Selon les entretiens réalisés, ce phénomène encore invisible est un nouvel obstacle avec lequel les femmes devront de plus en plus composer dans le futur, car elles sont, en raison des attentes sociales liées aux rôles genrés, désignées pour prendre soin des autres.

Je vois ma mère vieillir, puis elle est très dépendante de moi aussi pour voyager, […] donc si on a à l’accompagner à l’hôpital ou si […] elle veut aller voir ses soeurs à l’extérieur ben c’est moi.

Présidente L03

6.2 L’omniprésence des stéréotypes de genre

Les perceptions et l’attitude des femmes et des hommes à l’égard de leur leadership sont très divergentes. Les hommes interrogés font valoir une prédisposition naturelle à occuper un poste de présidence locale. Le vocable utilisé le démontre bien : « l’ordre des choses » (Président L30), « ça allait de soi » (Président L29), un « leadership naturel » (Président L15), une « vocation » (Président L15) et une ascension syndicale qui relève du « destin » (Président L25).

Le discours est tout autre du côté des femmes : « Je me considérais plus comme une suiveuse que comme une leader » (Présidente L03). Et l’omniprésence de stéréotypes de genre freine leur ascension : « Moi, ma voix va valoir quoi à côté de lui » (Présidente L27). Envahies par le syndrome de l’imposteur et par un manque de confiance, elles se considèrent moins comme des leaders que les hommes :

Elles vont me dire souvent je suis pas capable, ou je connais rien là-dedans, on dirait que le défi pour elles il est plus haut. Les gars me disent pas ça, […] ils ne remettent pas en cause leur capacité de le faire.

Président L29

Les femmes sont moins portées à se présenter à la présidence locale que les hommes compte tenu d’une moindre reconnaissance qu’elles accordent à leurs capacités jumelée à la peur de l’échec et à une plus grande difficulté à prendre la parole en public. « Quand les gens s’expriment, c’est les gars qui prennent la parole » (Président L13). Une fois élues, elles redoublent d’efforts pour prouver leurs compétences et se tailler une place parmi un monde d’hommes : « Il faut que je leur prouve que je suis pas juste une femme, mais que je suis bonne aussi » (Présidente L27).

6.3 La prégnance d’une culture syndicale masculine

La confiance et le leadership « naturel » relevés par les hommes nourrissent la prégnance d’une culture syndicale porteuse d’une seule façon de faire et associée traditionnellement à l’homme pourvoyeur de la famille. « Il y a une façon boys club parfois de régler les choses. C’était juste des gars dans mon service, ils ont trouvé un autre gars, puis c’était genre une façon de fonctionner » (Président L07).

Les hommes rencontrés sont nombreux à évoquer une vision combative du syndicalisme axée sur le rapport de force avec l’employeur. Ils se voient comme des « gardiens » (Président L23) et des « chiens de garde » (Président L08) des conventions collectives, voire comme des « bulldogs » (Président L15). À l’inverse, les membres du comité de la condition féminine interrogées indiquent que les femmes prônent plutôt des valeurs de collaboration et de recherche de consensus. En étant moins attirées par la contestation, elles craignent davantage la mésentente, le changement d’attitude et les représailles de l’employeur.

6.4 La « fabrique organisationnelle » des présidences locales

Les présidences rencontrées n’ont pas reçu de formation lorsqu’elles sont arrivées à leur poste. La débrouillardise et l’apprentissage « sur le tas » sont les moyens utilisés convoités pour s’en sortir : « […] on n’est pas formés dans le fond pour faire ça, on l’apprend sur le tas » (Présidente L03), bien que certaines présidences se servent de leur bagage et de leur formation de personne déléguée reçue au début de leur implication syndicale. Les femmes utilisent aussi, à la différence des hommes, les comités et les réseaux syndicaux comme des sources d’apprentissage.

Je vais également au réseau d’action sociopolitique et de santé-sécurite, parce que je considère qu’ils ont beaucoup de lien avec l’application.

Présidente L26

Au-delà du manque de formation, les femmes, contrairement aux hommes, nous ont mentionné l’importance d’avoir du mentorat ou du parrainage pour les accompagner : « J’ai demandé quand je suis arrivée à la présidence officiellement […] on peut-tu avoir un parrainage? » (Présidente L22). Les femmes cherchent à avoir de l’aide : « J’ai besoin de quelqu’un sur qui je peux toujours me fier » (Présidente L27). Pourtant, aucun programme formel de mentorat ou de parrainage n’existe au sein de l’organisation syndicale étudiée.

Selon une grande majorité de présidences, les élections pour la présidence locale sont plutôt rares en raison de l’absence d’intérêt généralisée : « C’est rare qu’on se bouscule au portillon » (Présidente L16), « Ça se garroche pas au bar à pain (rires) » (Président L15), « Si quelqu’un ose lever la main en disant “ça pourrait m’intéresser”, il est élu par acclamation (rires) » (Président L15). Le choix de la personne candidate se fait par sollicitation personnelle. Tout est joué avant l’élection : « Je cible des gens et je les rencontre personnellement » (Président L23). C’est donc dire que les présidences sortantes sollicitent directement la future présidence qu’elle souhaite voir élue, ce qui encourage inconsciemment la pérennité de profils dirigeants similaires, à savoir les personnes blanches et francophones d’un certain âge, y compris parmi les femmes. Selon les propos recueillis, les membres du cas étudié représentent pourtant un groupe beaucoup plus hétérogène en matière, par exemple, de variables démographiques (âge, race, langue, communauté LGBTQ2SA+) et de situation familiale (état conjugal, nombre d’enfants à charge) que les présidences de notre étude. L’organisation syndicale a aussi des syndicats locaux représentant des membres anglophones et qui travaillent dans les communautés autochtones. De plus, le comité des jeunes cautionne la place des jeunes de 35 ans et moins dans le membrariat, et la citation suivante indique même une augmentation des jeunes membres : « C’est beaucoup des gens en bas de 30 ans qui sont rentrés dans les dernières années » (Président L25). Ces écarts entre le profil sociodémographique des membres et celui des présidences locales sont manifestes d’un manque de représentativité de la diversité au sein des postes décisionnels.

7. Discussion

Cette étude s’inscrit dans la lignée des travaux concernant le développement des connaissances en relations industrielles sur le thème de l’égalité de genre dans les organisations syndicales et, plus spécifiquement, sur la nécessité de canaliser les énergies militantes autour de la question du déficit démocratique de genre dans les stratégies de renouveau syndical. Il se dégage quatre principaux constats de notre recherche.

Premièrement, notre étude fait valoir l’importance de prendre en compte l’égalité de genre pour le renouvellement des organisations syndicales. Elle corrobore les résultats des recherches antérieures démontrant le phénomène contemporain de la proportion substantielle des membres syndicaux féminins (Gavin et al., 2022 ; Kirton et Greene, 2021). Ce changement dans la composition de la main-d’oeuvre oblige les syndicats à se saisir des enjeux d’égalité de genre tels que l’articulation entre la vie professionnelle et la vie personnelle et, plus largement, ceux entourant la diversité identitaire. Il est alors étonnant de constater, malgré l’affirmation sans précédent de la féminisation des membres de la base, et plus globalement de sa diversité identitaire, la rareté des statistiques répertoriées au regard des caractéristiques identitaires des personnes représentées. La littérature convient que les syndicats ont du mal à connaître le profil réel de leurs membres (Guillaume, 2018). Ce manque de données compilées complexifie l’arrimage du profil des membres à celui des présidences locales puisque la récolte exclusivement binaire des données (femmes/hommes) ne permet pas d’avoir des informations sur les autres marqueurs de la diversité (la race, l’orientation sexuelle, le handicap, etc.) qui façonnent les membres féminins. Ce constat soulève la faible reconnaissance des syndicats quant à la diversité interne de la catégorie « femme », laquelle fait partie intégrante de l’atteinte de l’égalité de genre (Serrano et Viajar, 2022).

Deuxièmement, nos résultats témoignent d’une progression des femmes à la présidence locale, ce qui renforce les rares recherches qui mettent en lumière l’investissement considérable des femmes au niveau local comparativement aux niveaux hiérarchiques supérieurs (Briskin, 2011). L’ascension des femmes au palier local de l’organisation étudiée est majoritairement attribuable à deux leviers syndicaux, à savoir les PAES ainsi que le comité et son réseau de la condition féminine.

  • Les PAES, identifiés dans la littérature comme une stratégie syndicale pour atteindre l’égalité de genre (Kirton et Healy, 2013c), ont permis des gains considérables dans la poursuite de l’égalité de genre. Cependant, leur méconnaissance, leur réticence ainsi que leur obsolescence ont été soulevées, remettant ainsi en question leurs retombées locales à plus long terme. Notre étude, comme d’autres recherches (Briskin, 2002), témoigne qu’une autonomie locale forte rend difficile la mise en oeuvre de politiques d’équité développées aux strates syndicales supérieures. La méconnaissance des PAES chez plusieurs présidences locales démontre bien les limites du volontarisme de cette stratégie syndicale. Nos résultats suggèrent aussi que les sièges réservés aux femmes, mesures de redressement contenues dans les PAES, suscitent peu de polémique lorsqu’ils sont appliqués dans les instances consultatives comme les comités, mais que leur adoption est contestée dans les instances démocratiques Cette mesure est vue en porte-à-faux avec le principe de la méritocratie (Briskin, 2012; Kirton et Healy, 2013c). De plus, la désuétude du PAES de l’organisation syndicale réduit du même coup son intérêt. L’absence d’évaluations régulières, la rareté des bilans effectués ainsi que l’inexistence des mises à jour sont autant de lacunes dans la mise en place de cette stratégie pour atteindre l’égalité de genre (Dean, 2006). En éliminant ces écueils, les PAES pourraient davantage contribuer à l’égalité de genre dans les organisations syndicales.

  • Notre étude appuie les résultats des recherches antérieures voulant que le comité et son réseau de la condition féminine constituent une porte d’entrée dans la vie syndicale (Le Capitaine et Bernard Pelletier, 2022). De plus, la littérature confirme que le grand nombre de membres féminins n’engendre pas une féminisation de la hiérarchie syndicale (Guillaume, 2018 ; Kirton, 2021), ce qui justifie la nécessité de consolider ces espaces spécifiques aux femmes (Le Capitaine et Bernard Pelletier, 2022). Contrairement à d’autres recherches (Briskin, 2002), nos résultats font néanmoins appel à la prudence quant aux retombées locales de cette stratégie syndicale. Bien que l’organisation étudiée possède un comité et un réseau de la condition féminine, la poursuite de l’égalité de genre passe par une meilleure intégration des groupes de femmes à la structure syndicale (Briskin, 2008), et donc par l’obligation des syndicats affiliés de mettre en place des comités locaux de la condition féminine pour offrir un soutien près des militantes de la base et pour permettre une politisation des membres féminins dans les milieux de travail, lesquels constituent le coeur des relations de travail au Québec.

Troisièmement, malgré ces avancées, notre étude témoigne de la persistance d’obstacles qui nourrit le déficit démocratique de genre. La culture syndicale masculine marquée par la combativité et les stéréotypes de genre tels que le manque de confiance des femmes à l’égard de leurs compétences sont déjà bien présents dans la littérature (Serrano et Viajar, 2022). Dès lors, le manque de formation et de mentorat, qui s’avèrent pourtant des outils pouvant aider les femmes à faire davantage confiance en leurs capacités d’occuper des responsabilités syndicales (Kirton et Healy, 2013c), contribue à limiter l’accès des femmes aux responsabilités syndicales locales. De même, les femmes doivent constamment jongler, encore aujourd’hui, entre leurs responsabilités professionnelles et leurs responsabilités familiales et domestiques si bien qu’il leur reste peu de disponibilités pour ajouter des tâches syndicales à leur agenda déjà chargé. Ce constat corrobore les travaux de Guillaume (2018) sur l’articulation complexe d’une « triple tâche ». La mobilité géographique et les innombrables heures de travail requises pour effectuer les tâches syndicales sont incompatibles avec l’emploi du temps des femmes vouées aux soins des autres, comme l’ont d’ailleurs déjà souligné Gavin et al. (2022). Cet investissement accru dans la sphère privée de la part des femmes explique pourquoi nous retrouvons moins de femmes ayant des jeunes enfants parmi les présidences locales comparativement aux hommes (Serrano et Viajar, 2022). Notre étude contribue aussi à la recherche en faisant valoir la contrainte de la proche aidance, qui est encore trop peu présente dans la littérature syndicale (Bernard Pelletier, 2022), mais qui deviendra, nous le croyons, un enjeu grandissant dont les organisations syndicales devront se saisir dans les années futures en raison de la population vieillissante et du transfert des responsabilités relatives aux services publics de santé vers les familles.

Finalement, l’augmentation du nombre de femmes à la présidence des syndicats locaux démontre qu’il est possible, malgré les embûches, de prendre sa place dans des institutions du travail traditionnellement masculines. L’organisation syndicale étudiée peut se féliciter pour le chemin parcouru, mais il reste que les présidences sont encore très peu diversifiées en matière d’âge, de situation familiale, de race, etc. La sollicitation comme principale méthode de recrutement des personnes élues à la présidence des syndicats affiliés, bien qu’ayant favorisé l’augmentation numérique des femmes, comporte aussi des limites. La sollicitation est un moyen informel de recrutement qui érige inconsciemment une construction organisationnelle des présidences locales en verrouillant la porte à une diversité de groupes identitaires. Ce constat corrobore les observations de Guillaume (2007), qui constate l’intangibilité de la sollicitation et la favorisation d’un entre-soi dans le sens où les candidatures potentielles sont détectées par une hiérarchie syndicale encore masculine. Le manque généralisé de relève pour un mandat à la présidence locale incite les personnes élues à assurer la passation de leur fonction en effectuant du repérage et du recrutement dans leur réseau. La sollicitation informelle s’avère porteuse de discrimination, puisque les personnes élues peuvent avoir tendance à favoriser les candidatures qui leur ressemblent et dans lesquelles ils se retrouvent, perpétuant ainsi une représentation masculine dans les syndicats locaux.

L’enjeu de la diversité est encore trop peu abordé dans les syndicats (Bilge et al., 2006 ; Kirton et Greene, 2021). L’émergence grandissante des attentes entourant l’EDI influence aussi les défis que doivent embrasser les organisations syndicales (Kirton et Greene, 2021). Les nouveaux enjeux sociaux ne les obligent pas seulement à en faire la promotion, mais les forcent à se remettre en question et à revoir la place accordée aux femmes et aux différents groupes identitaires dans leurs instances locales. Kirton et Greene (2021) précisent que les membres des divers groupes identitaires sont les mieux placés pour déterminer et représenter les besoins de leur propre groupe. La progression des femmes dans les fonctions syndicales locales pave ainsi la voie aux groupes aux identités sociales diverses (Serrano et Viajar, 2022) qui doivent eux-aussi pouvoir accéder aux postes syndicaux locaux.

8. Conclusion

En exposant l’expérience des présidences syndicales locales au regard de l’égalité de genre, cet article contribue aux réflexions entourant le déficit démocratique de la représentation syndicale des femmes. Notre étude met en lumière l’avancée sans précédent de la place des femmes dans les instances démocratiques locales grâce à deux leviers syndicaux tels les PAES ainsi que le comité et le réseau de la condition féminine. Néanmoins, la difficulté d’articuler une « triple tâche », la persistance de stéréotypes de genre et d’une culture syndicale masculine, le manque de formation et de mentorat ainsi que le recours à la sollicitation nuisent à une réelle égalité de genre. De plus, notre recherche montre que la représentation de la diversité de groupes identitaires est peu présente au palier décisionnel local.

Notre étude comporte certaines limites qui pourraient être palliées par des recherches futures. Premièrement, les données recueillies reposent sur les perceptions des présidences élues localement. Un possible décalage entre l’expérience des personnes rencontrées et la réalité au regard de l’égalité de genre peut alors exister. En ce sens, os données ne permettent probablement pas de mettre en lumière toute la mosaïque des obstacles rencontrés par les femmes qui ne parviennent pas à accéder à un poste électif. Un positionnement sur les membres féminins permettrait de mieux comprendre le déficit démocratique de la représentation des femmes au sein des organisations syndicales. Deuxièmement, en étudiant en profondeur le cas d’une organisation syndicale investie dans le secteur de l’éducation du Québec, les résultats de notre recherche ne peuvent être généralisés. L’ouverture à des secteurs contrastés permettrait d’avoir une vue panoramique de la problématique, c’est-à-dire de faire émerger le commun et le spécifique quant à l’égalité de genre. Enfin, l’approche féministe matérialiste mobilisée par notre étude a permis de dévoiler l’expérience singulière des femmes à la présidence locale, laquelle est façonnée, entre autres, par les représentations sociales liées au genre et leur assignation prioritaire aux responsabilités familiales et domestiques. Néanmoins, d’autres recherches employant une lentille analytique intersectionnelle sont requises afin de pouvoir décrypter l’absence de diversité au sein des instances syndicales locales et les raisons qui la soutiennent. Une meilleure représentation intersectionnelle des membres syndicaux dans les postes clés locaux est nécessaire dans un contexte où la diversité est croissante sur le marché du travail (Beaudry et Gagnon, 2022 ; Lechaume et al., 2022). La question de savoir si les organisations syndicales vont se saisir de l’essor de l’éclatement des identités de leurs membres pour documenter cet éclatement, s’y adapter, se dynamiser, se renouveler reste une question en suspens.