Corps de l’article

1. Introduction

Depuis les années 1980, les chercheurs en relations industrielles, les sociologues et les économistes étudient l’émergence et l’impact d’une insécurité et d’une précarité de l’emploi croissantes. Leurs recherches les ont amenés à déterminer un large éventail de stratégies des employeurs et de changements de politiques visant une plus grande flexibilité du travail, qui seraient liés à une augmentation des risques de pertes d’emplois (Hunter et coll., 1993 ; Kalleberg, 2003 ; Kalleberg et coll., 2000 ; Osterman, 1996) . Du point de vue du travailleur, ce virage a entraîné une augmentation de l’insécurité, de l’incertitude et de la précarité (Rodgers et Rodgers, 1989 ; Vosko, 2006). Parallèlement, la littérature s’est également penchée sur les nouveaux modèles de carrière qui ont gagné en popularité en réaction à cette précarité et à cette insécurité grandissante. Ces nouveaux modèles de carrière non délimitée par les frontières d’une entreprise (« boundaryles careers », nommées carrières sans frontière ci-après) ou protéiforme mettent l’accent sur la mobilité entre entreprises et sur la propre employabilité comme moyens d’éviter le chômage et de progresser professionnellement (Arthur, 1994 ; Hall, 1996 ; Rousseau, 1995).

Les premières discussions à la croisée de ces deux littératures ont révélé une nouvelle source de tension : si les employeurs n’offrent ni sécurité d’emploi ni possibilités d’avancement au sein de l’entreprise, ils ne peuvent s’attendre ni à la loyauté ni à l’engagement de leurs employés (Cappelli, 1999). Les stratégies de carrière sans frontières adoptées par les travailleurs en réaction à l’ampleur du phénomène d’insécurité et de précarité de l’emploi s’avèrent donc susceptibles d’engendrer des coûts importants et des conséquences négatives pour les employeurs (Stone, 2006).

Plus précisément, un taux de roulement du personnel élevé est associé à certains coûts de recrutement et à des pertes d’investissements dans la formation des employés. En outre, la relation d’emploi traditionnelle, qui favorise la loyauté des employés en échange d’une sécurité d’emploi, a pour effet d’atténuer les risques de comportements individualistes et d’un manque d’engagement chez les travailleurs hautement qualifiés dont les performances sont difficiles à suivre et à évaluer (Erikson et Goldthorpe, 1992 ; Williamson, 1981). Aujourd’hui, en raison de la mobilité croissante des employés, ces préoccupations concernant les coûts reliés au roulement du personnel ainsi que l’engagement et la loyauté des employés sont passées au premier plan (Buren, 2003 ; Shaw et coll., 2009).

Dans cet article, je soutiens que même si les enjeux du travail précaire et des nouveaux modèles de carrière ont été largement traités, une lacune fondamentale, à la jonction de ces deux dynamiques, subsiste dans les théories sur la relation d’emploi. En particulier, ces dernières n’offrent pas de cadre de compréhension des réactions des employeurs face à cette tension qui existe entre les stratégies de flexibilité du travail adoptées par les entreprises et les stratégies de carrière sans frontières appliquées par les travailleurs. Pour aborder cette question, je passerai d’abord en revue la littérature existante sur les stratégies mises en oeuvre par les employeurs pour répondre à leurs préoccupations en matière de roulement et de rétention du personnel et je soulignerai ensuite les tensions associées à leur utilisation concomitante avec des stratégies de flexibilité du travail.

L’argument central de cet article défend l’idée que les recherches axées sur les pratiques organisationnelles conçues pour gérer la rétention et le roulement du personnel gagneraient à accorder plus d’attention à ce que j’appelle les « stratégies de capture des travailleurs ». Ces stratégies représentent un ensemble de pratiques patronales qui limitent la mobilité des employés sans offrir en contrepartie une sécurité d’emploi aux travailleurs et sans nécessairement chercher à obtenir leur engagement ou leur loyauté. Elles incluent les clauses de non-concurrence dans les contrats de travail, les clauses de non-débauchage dans les contrats de franchise et les clauses de remboursement des frais de formation (« training repayment agreements », ou TRAP). Cet article souligne donc l’importance d’étudier les moteurs et les conséquences de telles pratiques afin d’offrir une meilleure compréhension de l’expérience du travail précaire, en tant que combinaison de l’insécurité et de l’immobilité.

2. Précarité de l’emploi et carrières sans frontières : le New Deal au travail

Dans cette section, je me pencherai d’abord sur la fin du modèle d’organisation du travail fordiste caractérisé par des emplois à vie dans de grandes organisations bureaucratiques verticalement intégrées et engagées dans la production de masse. Je relèverai ensuite de nouvelles formes organisationnelles et de nouvelles pressions pour la flexibilisation du marché du travail exercées par la technologie, les marchés de consommation, les concurrents internationaux et les actionnaires. Finalement, j’aborderai la manière dont les travailleurs font face aux défis qui s’ensuivent.

2.1. S’adapter à la fin du fordisme : l’émergence de nouveaux modèles de carrière

Aux États-Unis, au Canada et dans d’autres pays anglo-saxons, le mode de production capitaliste de l’après-guerre était structuré autour de grandes entreprises engagées dans la production de masse. La technologie était alors relativement stable, l’innovation progressait à un rythme soutenu, les cycles de produits sur les marchés de consommation étaient lents et la gouvernance des entreprises était assurée par des gestionnaires qui accordaient plus d’importance à la stabilité et à l’augmentation des parts de marché qu’aux considérations actionnariales (Fligstein et Shin, 2007). Dans les années 1980, les pressions concurrentielles du commerce international et de l’évolution technologique ont amené une remise en question de ce modèle et entraîné, selon plusieurs chercheurs, un virage des pratiques organisationnelles et des systèmes d’emploi vers des modèles organisationnels permettant une plus grande flexibilité (Harrison, 1994 ; Piore et Sabel, 1984).

De nombreuses entreprises fordistes de l’après-guerre formaient leurs travailleurs à l’interne, et leur offraient une sécurité d’emploi en retour de leur investissement dans le développement de compétences qui n’étaient pas nécessairement transférables. Ce modèle se révèle toutefois plus difficile à appliquer pour les entreprises qui opèrent dans une économie caractérisée par la concurrence et par des marchés de produits en rapide évolution, où les compétences développées en interne risquent de devenir obsolètes avant que l’investissement dans la formation ne soit rentable. C’est pour cette raison que les entreprises post-fordistes des années 1980 et 1990 favorisaient de plus en plus le recrutement externe de travailleurs qualifiés plutôt que le développement des compétences (Cappelli, 1999 ; Pfeffer et Baron, 1988).

L’un des effets de cette mutation a été l’augmentation de la fréquence des licenciements et des réductions d’effectifs (Fligstein et Shin, 2007), qui concernait également les travailleurs bénéficiant auparavant d’une grande sécurité d’emploi, tels que les cadres et les employés de bureau (Cappelli, 1992). Une autre conséquence a consisté en l’abandon de la relation d’emploi standard (RES) qui se définit par un emploi permanent, à temps plein toute l’année, s’accompagnant normalement d’un salaire décent et de diverses protections sociales. Cette transformation s’est notamment illustrée par le recours accru au travail temporaire et à d’autres formes d’emploi atypique (Carré et coll., 2000 ; Smith, 1997). Des recherches complémentaires sur le travail indépendant et l’économie à la demande ont d’ailleurs documenté la nouvelle réalité des travailleurs indépendants qui connaissent une plus grande agentivité et autonomie, mais aussi une plus faible protection sociale, une plus grande précarité et une carrière complexe (Cranford et coll., 2005 ; De Stefano, 2015 ; Osnowitz, 2010). Des théories plus générales soulignent en outre l’omniprésence du risque sur les marchés du travail contemporains (Hacker, 2006).

Ces évolutions sont souvent conceptualisées comme des éléments constitutifs d’un New Deal ou d’un nouveau contrat social entre les employeurs et les travailleurs (Arthur, 1994 ; Cappelli, 1999 ; Kalleberg, 2009). Auparavant, l’engagement des employeurs en matière de sécurité d’emploi, de formation et de possibilités de promotion était offert en échange de la loyauté et de l’engagement des employés envers l’entreprise. Cette relation d’échange a été remplacée par une nouvelle forme de relation d’emploi visiblement plus individualisée et régie par le marché dans laquelle les employeurs n’offrent pas à leurs employés des perspectives à long terme au sein de l’entreprise et leur demande d’assumer la responsabilité du développement de leurs compétences.

Cependant, les travailleurs confrontés à une rupture du contrat, implicite ou formel, qui leur garantissait une sécurité d’emploi en échange de leur loyauté et par lequel ils étaient liés à leur employeur ont adapté leurs stratégies de carrière en conséquence. Aujourd’hui, l’on considère que la mobilité ascendante passe par la mobilité d’un employeur à l’autre, la détermination de ses propres objectifs de carrière de manière autonome et l’augmentation de l’employabilité, autrement dit par des modèles de carrière « sans frontières » (boundaryless) ou « protéiforme » (protean) (Briscoe et coll., 2012)we utilize a sample of working adults (N=362. Plus précisément, les carrières sans frontières s’opposent aux carrières organisationnelles traditionnelles par le fait qu’elles sont décrites comme traversant les frontières d’une seule organisation (Arthur, 1994).

Ce concept de carrière sans frontières englobe les nouvelles stratégies et attitudes adoptées par les employés pour s’adapter à la réticence des employeurs à offrir une sécurité d’emploi et des possibilités de mobilité interne. Toutefois, ces modèles de carrière qui reposent sur l’agentivité et l’autonomie des travailleurs n’ont pas que des effets bénéfiques. En effet, ces nouveaux modèles de carrière représentent des stratégies réactives qui sont traversées par l’incertitude, l’insécurité et l’instabilité (Arthur, 1994 ; Cappelli, 1999 ; Fuller, 2008). Les carrières sans frontières constituent néanmoins une importante stratégie d’adaptation pour les employés. Pour cette raison, les carrières dans l’économie post-fordiste se définiront certainement par un accroissement de la précarité et des risques de pertes d’emplois ainsi que par de fréquents changements volontaires d’employeur et d’emploi.

2.2. Prouver l’émergence d’un nouveau modèle de carrière : un casse-tête pour les chercheurs

Les chercheurs ont tenté de fournir des preuves de l’évolution des modèles de carrière en analysant la variation des indicateurs de la stabilité d’emploi, tels que la durée d’emploi (nombre d’années passées au service de l’employeur actuel) et les taux de cessation d’emploi (probabilité de départ volontaire ou involontaire). De telles recherches ont récemment montré une diminution de la stabilité d’emploi aux États-Unis, au Royaume-Uni et au Canada (Hollister et Smith, 2014 ; St-Denis et Hollister, 2023a, 2023b).

L’émergence d’un nouveau modèle de carrière sans frontières impliquerait normalement un accroissement des taux de cessation d’emploi entraîné par une augmentation des départs volontaires et, tout particulièrement, des changements d’employeur, en plus d’une accentuation des pertes d’emplois involontaires attribuables aux pratiques de flexibilité du travail. Cependant, les contributions aux données scientifiques qui permettraient de tester cette prédiction restent encore rares. Aux États-Unis, des études portant sur la période 1968-1992 ont révélé une augmentation des licenciements et des départs volontaires, en particulier chez les hommes ayant une forte ancienneté (Boisjoly et coll., 1998 ; Valletta, 1999). Les recherches récentes peinent toutefois à trouver des preuves suffisantes d’une augmentation de la fréquence du changement d’employeur dans les années 1990 et 2000 (Molloy et coll., 2016).

La figure 1 fournit des données connexes sur le Canada pour la période 1976-2019. Elle représente les taux de cessation d’emploi qui ont été mesurés un an et cinq ans après l’embauche et qui sont définis comme la part des travailleurs employés au cours d’une année donnée qui n’occupait plus le même emploi l’année suivante ou cinq ans plus tard. Nous pouvons y constater une augmentation graduelle de la probabilité de cessation d’emploi pour les hommes et une stabilité relative pour les femmes (les résultats sont ajustés pour tenir compte de l’évolution de la composition sociodémographique de la population). La figure 1 présente également une ventilation des résultats par type de transition : les transitions d’employeur à employeur (EE), qui ne montrent pas d’augmentation nette, et les transitions emploi/non-emploi (EN) qui, elles, augmentent et s’expliquent par les départs involontaires (licenciements, etc.) plutôt que volontaires. En d’autres termes, il n’apparaît pas clairement que les travailleurs adoptent des stratégies de carrière sans frontières, puisque l’utilisation de telles stratégies devrait se traduire par une augmentation des transitions EE.

Ces résultats et ceux des recherches américaines sont donc difficiles à concilier avec l’idée de l’émergence d’un nouveau modèle de carrière sans frontières. Ce constat amène naturellement la question suivante : Pourquoi manquons-nous de preuves d’un accroissement de la mobilité volontaire des employés ? Bien qu’il soit difficile d’attribuer des causes précises aux tendances globales à long terme, je suggère que les employeurs sont peut-être parvenus à réduire le roulement du personnel et les démissions – à limiter la capacité ou la volonté des travailleurs d’adopter des stratégies de carrière sans frontières – en utilisant un ensemble de stratégies de réduction de roulement du personnel, qui inclut ce que j’appelle des « stratégies de capture des travailleurs ». Dans la section suivante, j’examinerai des preuves qui soutiennent cette affirmation.

Figure 1

Tendances des taux de cessation d’emploi au Canada selon la transition, 1976-2019

Tendances des taux de cessation d’emploi au Canada selon la transition, 1976-2019

Remarque : Les taux de cessation d’emploi et de transition correspondent à la proportion de travailleurs employés au moment 1 qui ont connu une cessation d’emploi au moment 2 (1 an ou 5 ans plus tard). Les taux EE représentent les taux de transition d’employeur à employeur, c’est-à-dire les travailleurs ayant été embauchés par un nouvel employeur dans l’année suivant leur cessation d’emploi. Les taux EN correspondent aux taux de transition de l’emploi vers le non-emploi, c’est-à-dire les travailleurs qui ont connu une cessation d’emploi et qui étaient toujours sans emploi un an plus tard. Il a été demandé aux travailleurs sans emploi de préciser si leur cessation d’emploi résultait d’une démission ou d’un licenciement (cette information n’est pas disponible dans le cas des transitions EE). Les estimations ont été ajustées pour maintenir la répartition par âge et par niveau de scolarité de 1976, l’année de référence. Pour plus de détails sur cette méthodologie, voir St-Denis et Hollister (2023a).

Source : Enquête sur la population active (1976-2019), Statistique Canada (calcul de l’auteur).

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3. Au-delà de la flexibilité : les défis des organisations post-fordistes

Alors que les entreprises post-fordistes mettaient en oeuvre des pratiques de flexibilité du travail, elles ont été confrontées aux défis posés par un nouveau monde du travail dans lequel les compétences sont « achetées » sur le marché plutôt que « développées » à l’interne. Dans son analyse du déclin des marchés du travail internes, Peter Cappelli (2001, 237-8) notait :

Rien n’incite les employeurs individuels à s’orienter vers un modèle de développement interne lorsque leurs concurrents sont en mode débauchage. En fait, il serait extrêmement difficile de retenir les employés, et les investissements leur ayant été consacrés, dans un contexte de recrutement externe. […] Si les employeurs éprouvent plus de difficulté à développer des compétences au sein de l’entreprise, alors où seront développées ces compétences ?

Les modèles théoriques de l’entreprise flexible reconnaissent également que la rétention des employés qualifiés constitue un défi majeur. Par exemple, tout comme l’a fait la littérature sur l’externalisation, Atkinson (1984) a souligné la nécessité d’une flexibilité fonctionnelle (p. ex., la rotation des employés) plutôt qu’une flexibilité numérique de la main-d’oeuvre qualifiée, essentielle pour l’entreprise (Davis-Blake et Uzzi, 1993 ; Kalleberg et Marsden, 2005). De même, la réflexion théorique sur l’architecture des ressources humaines (human resource architecture) fait la distinction entre les travailleurs « centraux », pour lesquels les entreprises cherchent à investir dans le développement des compétences à l’interne, et les travailleurs « périphériques », qui peuvent être embauchés sous contrat (Lepak et Snell, 2002).

Cet ensemble de préoccupations contraste avec la vision de l’économie post-fordiste qui ressort de la littérature centrée sur le « New Deal » au travail. Ces dernières années, l’image d’une économie du travail indépendants ou à la demande a été utilisée pour illustrer les défis auxquels sont confrontés les travailleurs précaires, particulièrement en ce qui a trait au travail de plateforme. Par exemple, l’« ubérisation du travail » est devenue une manière courante de caractériser la relation d’emploi actuelle (Hill, 2015). Ici, l’économie à la demande est décrite comme un vaste marché de travailleurs hautement substituables qui repose sur des relations d’échange à court terme, en flux tendu (De Stefano, 2015), et qui concerne surtout les travailleurs peu qualifiés (Wood et coll., 2019). Ces travailleurs bénéficient d’une certaine autonomie ou agentivité dans le choix de leur horaire, de leurs tâches et de leur lieu de travail (Sutherland et coll., 2019), mais ils sont confrontés à l’incertitude – le revers du désir de flexibilité des entreprises.

La récente attention accordée à l’économie à la demande ou à l’économie de plateforme peut donc donner l’impression que les travailleurs sont devenus interchangeables ou jetables et que les employeurs ne se soucient pas de la rétention du personnel (voir Fleming, 2017). Sans aucun doute, cette description reflète fidèlement certaines dimensions fondamentales du nouveau monde du travail. La métaphore de l’« ubérisation du travail » s’avère cependant difficile à concilier avec les recherches affirmant que la rétention et la mobilité des employés sont toujours au coeur des préoccupations des entreprises.

Comme cela a été souligné dans la section précédente, les entreprises flexibles et les employés mobiles peuvent représenter les deux faces d’une même médaille dans une économie post-fordiste. Non seulement les entreprises ont mis en oeuvre des pratiques de flexibilité du travail qui ont entraîné un accroissement de la précarité de l’emploi, mais elles ont également adopté des stratégies pour répondre à leurs préoccupations en matière de rétention, de débauchage et de roulement. En fait, le succès potentiel de ces stratégies pourrait contribuer à expliquer la tendance déconcertante des transitions d’employeur à employeur, illustrée dans la figure 1.

Les théories qui portent sur cette interaction entre la flexibilité et la rétention, deux impératifs de l’entreprise, m’apparaissent encore limitées. Dans le reste de cette section, je me concentrerai sur cette limite et donnerai un aperçu des stratégies de rétention des travailleurs que les employeurs utilisent pour accroître la flexibilité. Dans un premier temps, je passerai en revue la littérature sur les pratiques des employeurs et les systèmes d’emploi qui visent à favoriser l’engagement et la loyauté des employés. Une grande partie de ces stratégies se classent dans la catégorie des pratiques « high road », autrement dit, elles se concentrent sur de nouvelles formes d’investissements qui sont bénéfiques à la fois pour l’employeur et pour ses employés. Dans un deuxième temps, je comparerai ces stratégies à d’autres stratégies de réduction de roulement du personnel qui ne font pas nécessairement appel à l’engagement et à la loyauté des employés. Ces dernières s’accordent plutôt avec des approches « low road », car elles empruntent une voie qui mène souvent à un accroissement de la précarité de l’emploi.

3.1. Les approches « high road » de l’engagement et de la loyauté des employés à l’ère des carrières sans frontières

Ci-dessous, je passe en revue les recherches qui visent à déterminer les manières dont les employeurs font face aux inconvénients d’un faible engagement et d’une forte mobilité des employés. Premièrement, les chercheurs en organisation se sont concentrés sur les pratiques de travail à haute performance (PTHP, ou High Performance Work Practice [HPWP]) et d’autres modèles organisationnels fondés sur un fort engagement des employés. Les entreprises mettent en oeuvre ces pratiques à haute performance pour atteindre une flexibilité interne, c’est-à-dire qu’elles optent pour une flexibilité fonctionnelle plutôt que numérique (Kalleberg, 2003; Osterman, 1994). Cette flexibilité peut être obtenue en incorporant le travail d’équipe, la rotation des postes de travail et la participation des employés à la prise de décisions dans les pratiques de l’entreprise. La sécurité d’emploi, le salaire au rendement et un niveau plus élevé d’autonomie sont souvent présentés comme des stratégies mises en oeuvre dans les entreprises qui adoptent des PTHP en vue d’un accroissement de l’engagement et de la loyauté de leurs employés et d’une réduction du roulement du personnel, qui permettront à leur tour d’investir dans la formation (Appelbaum et coll., 2000 ; Boxall et Macky, 2009 ; Huselid, 1995).

Une grande partie des recherches sur PTHP reposent sur la prémisse que les pratiques d’entreprise « high road », mutuellement bénéfiques, peuvent recréer un contrat social dans une ère post-fordiste qui assure la sécurité d’emploi et la loyauté des travailleurs (Appelbaum & Batt, 1994 ; Kochan & Osterman, 1994). De telles pratiques s’opposent généralement à l’émergence parallèle d’une flexibilité numérique à l’origine d’une insécurité d’emploi grandissante et d’une précarisation du travail. Des études récentes menées aux États-Unis et au Canada révèlent une relation négative entre les pratiques à haute performance et les départs volontaires et involontaires (Batt et Colvin, 2011 ; Haines et coll., 2010), mais tous ne s’entendent pas sur l’efficacité de telles pratiques en ce qui concerne la rétention du personnel (Batt et coll., 2002 ; Morissette et Rosa, 2003) et la sécurité d’emploi (Osterman, 1994)using data on 694 U.S. manufacturing establishments from a 1992 survey, examines the incidence of innovative work practices (teams, job rotation, quality circles, and Total Quality Management, ni même sur la réelle adoption de ces pratiques par les entreprises. Ces désaccords montrent les défis potentiels associés à une stratégie axée sur des PTHP.

Deuxièmement, les chercheurs ont également tiré parti de la théorie de l’échange social (social exchange theory) pour faire valoir que les incitatifs et les investissements mis en place pour les employés, qu’ils soient tangibles (salaires et avantages sociaux) ou moins tangibles (formation, sécurité d’emploi, justice procédurale et perception d’équité), peuvent générer chez eux un sentiment d’obligation envers leur employeur (Shaw, 1998 ; Shaw et coll., 2009 ; Tsui et coll., 1997). Ces incitatifs et investissements agissent sur les intentions de quitter des travailleurs en influençant leur perception de l’attractivité des entreprises. La recherche fondée sur la théorie de l’échange social se distingue de celle axée sur les PTHP par l’importance qu’elle accorde aux réponses psychologiques et émotionnelles suscitées par les pratiques de GRH et perçues comme un moteur du roulement volontaire. Notamment, la théorie de l’échange social postule que l’évaluation de la performance et le salaire au rendement entraînent une augmentation du roulement du personnel, car ces pratiques amènent les employés à percevoir davantage leur relation avec leur employeur comme une relation transactionnelle et incertaine, qui ne se fonde plus autant sur l’idée d’un échange réciproque (du moins pour les employés peu performants) (Batt et Colvin, 2011 ; Shaw et coll., 2009).

Une littérature connexe sur le contrat psychologique relève une dynamique similaire d’obligations réciproques, qui émerge des pratiques organisationnelles et qui se traduit par différents niveaux d’engagement et de loyauté chez les employés (Rousseau, 1995). Là encore, l’accent est mis sur la sécurité d’emploi et l’émergence d’un sentiment d’obligation mutuelle et de loyauté. Lorsque l’employeur rompt les termes de ce contrat psychologique – ce qui se produit fréquemment – le risque de démissions est particulièrement accru (Robinson et Rousseau, 1994).

Troisièmement, la recherche sur la gestion des talents s’intéresse spécialement à la manière dont les employeurs attirent et retiennent les employés les plus performants et accèdent à des bassins de talents, souvent externes à l’entreprise (Collings et Mellahi, 2009). En présentant cet enjeu comme une « guerre des talents », Michaels et coll. (2001) soutiennent que la « proposition de valeur pour les employés » et les opportunités de croissance interne sont nécessaires pour réussir à attirer et à retenir les employés les plus performants. Plusieurs chercheurs notent que cette proposition de valeur de l’employeur se fonde de plus en plus sur les compétences et les expériences qui déterminent l’employabilité à long terme d’un travailleur au sein ou en dehors de l’organisation (Stone, 2006) et se traduit dès lors par un engagement et une loyauté à court terme (Buren, 2003). Cette perspective suggère que les employeurs cherchent à s’approprier les stratégies de carrière sans frontières, en particulier, lorsque ceux-ci ne peuvent pas offrir des possibilités de mobilité interne ou de sécurité d’emploi.

Enfin, les recherches sur le processus d’embauche s’intéressent aux indicateurs du niveau d’engagement des employés lors des processus de recrutement et de sélection. En particulier, elles identifient les risques d’une attrition prématurée des effectifs, tels que la surqualification ou les capacités perçues, comme des critères essentiels à prendre en compte lors du processus de sélection (Campbell et Hahl, 2022 ; Galperin et coll., 2020)overqualification. Elles soulignent en outre l’importance des préoccupations des employeurs concernant la rétention du personnel lors de la présélection et de la sélection des candidats.

3.2. La rétention du personnel en l’absence de loyauté et d’engagement

À l’exception des études sur l’embauche présentées précédemment, l’ensemble des recherches examinées ici semblent se concentrer sur les stratégies « high road ». Même si les employeurs utilisent différents mécanismes spécifiques pour répondre aux enjeux auxquels ils sont confrontés, leurs préoccupations concernant la rétention de leur personnel et, plus particulièrement, celle de leurs employés qualifiés, amènent les chercheurs à penser qu’ils tentent d’induire des comportements d’engagement et de loyauté chez leurs employés à travers un échange réciproque. Autrement dit, les PTHP ainsi que les théories de l’échange social et du contrat psychologique paraissent encourager l’adoption de stratégies de type fordiste, telles que la formation parrainée par l’employeur et la sécurité d’emploi, qui sont jugées dans la littérature sur la flexibilisation comme incompatibles avec les marchés du travail d’aujourd’hui. La littérature sur les PTHP semble plaider majoritairement en faveur d’une réponse frontale à cet enjeu d’incompatibilité en pointant dans la direction d’un nouveau contrat social, mutuellement bénéfique, qui offrirait un équilibre entre le besoin de flexibilité de l’employeur et les aspirations du travailleur en termes de bien-être économique et de sécurité d’emploi.

Bien que cette stratégie reflète certainement les mécanismes fondamentaux qui sous-tendent les pratiques organisationnelles contemporaines, celle-ci ignore une dynamique clé : l’établissement de pratiques de flexibilité du travail et le recours à des licenciements fréquents ont provoqué une rupture du contrat social ou psychologique sur lequel s’est fondée la relation d’emploi fordiste (Cappelli, 1999; Kalleberg, 2009). En entraînant une insécurité d’emploi et une précarisation du travail, cette flexibilisation se révèle unilatérale et pousse par conséquent les employés à adopter de stratégies de carrières sans frontières. En outre, il apparaît incertain que les employeurs seront aptes ou enclins à s’éloigner de stratégies de GRH axées sur la flexibilité numérique (externalisation, relations d’emploi atypiques et licenciements en réaction au ralentissement des activités de l’entreprise) étant donné les défis associés à la mise en oeuvre réussie d’une stratégie de GRH fondée sur la sécurité d’emploi, la formation et les possibilités de mobilité interne sans changements de politique concomitants (voir les arguments de Bernhardt et coll., 2003 ; Kochan et Osterman, 1994).

Par conséquent, je soutiens que les chercheurs devraient étudier un ensemble plus large de stratégies de rétention du personnel. Effectivement, il paraît de plus en plus évident que les employeurs utilisent des stratégies unilatérales « low road » pour maintenir leurs effectifs en favorisant la « capture » des travailleurs et la restriction de leur capacité à quitter l’entreprise. Ce type de stratégie ne fait appel ni à la loyauté ni à l’engagement du salarié et se combine à des stratégies de flexibilité du travail qui génèrent de l’insécurité et de la précarité. Par ailleurs, tout comme il a été démontré que les employeurs tirent parti de modalités de travail atypiques pour faire pencher le pouvoir de négociation de leur côté en ce qui a trait aux salaires et aux conditions de travail (Cranford et coll., 2005 ; Vosko, 2006 ; Weil, 2017), il apparaît également que les employeurs exploitent des stratégies de capture des travailleurs pour réaliser des objectifs similaires. Cependant, dans le cas des stratégies de capture des travailleurs, la restriction de la mobilité constitue une limitation de la capacité du travailleur à poursuivre des stratégies de carrière sans frontières avantageuses. Je soumets donc l’idée que ces stratégies coexistent ou se combinent avec la précarité de l’emploi et créent par le fait même un lien insécurité-immobilité.

3.2.1. La capture des travailleurs comme stratégie de réduction du roulement du personnel pour l’entreprise flexible

Dans cette sous-section, je passerai en revue les recherches qui constituent la base de mon argumentation sur l’importance des stratégies de capture des travailleurs. Stone (2006), qui a élaboré une première version de cette idée de capture des travailleurs, soutient que les employeurs sont préoccupés par le fait que les travailleurs acquièrent des connaissances et des compétences dans leur entreprise qui peuvent ensuite leur servir à obtenir un emploi chez un concurrent. Pour éviter de telles situations, les employeurs incluent des accords de non-divulgation et de non-concurrence dans les contrats de travail, qui sont aussi connus sous le nom de clauses de non-concurrence (CNC). Les CNC et les autres engagements similaires consistent en des dispositions contractuelles qui imposent des restrictions de mobilité aux employés en leur interdisant d’accepter un emploi dans une entreprise concurrente pendant une durée déterminée.

Le contenu des CNC varie considérablement. Alors que certaines de ces clauses ont une portée géographique et une durée d’application limitées, d’autres sont très restrictives en ce qu’elles limitent les lieux où les travailleurs peuvent mobiliser leur capital humain après une cessation d’emploi. Il existe également des accords de non-divulgation contraignants qui visent à limiter l’utilisation ultérieure de certains types de connaissances acquises par l’employé au cours de son mandat. En conséquence, ces accords restreignent les possibilités de mobilité des travailleurs. Enfin, les contrats de travail comportent parfois des clauses de non-sollicitation dont l’objectif est d’empêcher les travailleurs qui quittent leur emploi de débaucher d’anciens collègues. Ces clauses entraînent des conséquences similaires sur la mobilité des employés (Balasubramanian et coll., 2021 ; Boeri et coll., 2023).

La recherche empirique met en évidence une relation négative entre le recours aux CNC et le roulement volontaire du personnel. Par exemple, certaines études portant sur les professionnels et les cadres hautement qualifiés révèlent des associations négatives entre la non-concurrence et la mobilité professionnelle (Garmaise, 2011 ; Lavetti et coll., 2020). Des effets similaires ont également été observés de manière plus générale, au-delà des groupes de travailleurs qualifiés. Lipsitz et Starr (2022) ont constaté qu’après l’interdiction des CNC promulguée en Oregon en 2008, la mobilité des travailleurs rémunérés selon un taux horaire a augmenté de 12 à 18 %. Une étude portant sur un autre changement de politique au Michigan est arrivée à des conclusions similaires en ce qui concerne le rôle de la non-concurrence dans la diminution de la mobilité des travailleurs (Marx et coll., 2009). D’autres études encore ont montré que l’application de CNC conduit à des durées d’emploi plus longues. La durée d’emploi d’un emploi est 11 % plus longue pour les salariés qui ont signé une CNC que pour ceux qui ne l’ont pas fait (Starr et coll., 2020)500 labor force participants. We show that noncompetes are associated with reductions in employee mobility and changes in the direction of that mobility (i.e., toward noncompetitors. Sur des marchés du travail où le niveau de transférabilité des compétences est faible et où les CNC sont applicables, les employés occupent plus longtemps le même emploi (Starr et coll., 2018).[1]

Des recherches ont également mis en évidence le recours à des accords de non-débauchage, notamment dans le secteur de la franchise (Krueger et Ashenfelter, 2021 ; Levy et coll., 2020 ; Schaefer, 2019). Dans la littérature juridique, ce type d’accord, formel ou informel, est parfois associé à l’idée de collusion (Polden, 2019). De tels accords interdisent le débauchage entre les franchisés d’une même société mère, ce qui permet de prévenir des guerres d’enchères pour l’embauche des employés sur les marchés du travail locaux. En supposant que les exigences en matière de compétences et de connaissances soient relativement uniformes d’un établissement franchisé à l’autre, les accords de non-débauchage semblent avoir pour objectif de restreindre les options extérieures et de contrôler la croissance des salaires. Ces accords se retrouvent aussi en dehors du secteur de la franchise. Par exemple, le ministère de la Justice des États-Unis a ciblé des entreprises technologiques de la Silicon Valley en vertu d’allégations selon lesquelles elles auraient limité certaines formes de sollicitation ou de débauchage (Streitfeld, 2014).

Enfin, une autre stratégie similaire consiste à inclure une « clause de remboursement des frais de formation » (TRAP) dans les contrats de travail. Les TRAP obligent les employés démissionnaires à rembourser le coût de leur formation offerte par leur employeur, soit un montant pouvant s’élever à plusieurs milliers de dollars (Harris, 2020 ; Lichten et Fink, 2018). Cette disposition peut donc représenter un obstacle financier important à la mobilité des travailleurs. De telles pratiques ont retenu l’attention des juristes, mais leur prévalence et leurs conséquences sur la mobilité des employés ne semblent pas avoir fait l’objet de recherche empirique en sciences sociales.

Par ailleurs, des travaux empiriques démontrent que les pratiques de capture des travailleurs, telles que les CNC et les accords de non-débauchage, accroissent les investissements dans la formation des employés (Meccheri, 2009 ; Starr, 2019 ; Starr et coll., 2018). En différenciant les types de formation, Meccheri (2009) a constaté que les CNC encouragent les entreprises à fournir à leurs employés une formation générale tout en les décourageant d’offrir une formation spécifique. En d’autres termes, même si la formation constitue un défi pour les entreprises selon la littérature sur la flexibilisation du travail, ces dispositions peuvent inciter les employeurs à former leurs employés sans que cela implique d’avoir recours à des pratiques de GRH axées sur la loyauté, l’engagement ou toute forme d’échange réciproque. En fait, dans la mesure où les CNC n’ont pas pour objectif d’assurer la sécurité d’emploi aux salariés, elles semblent correspondre aux modèles de GRH de type « low road », associés au travail précaire.

Cette dynamique de capture des travailleurs concerne également les migrants temporaires peu et hautement qualifiés dont les permis de travail sont rattachés à un seul employeur. Les employeurs recourent aux programmes des travailleurs migrants temporaires pour répondre de manière flexible à leurs besoins en main-d’oeuvre, mais ces programmes imposent des limites strictes quant à la possibilité pour les travailleurs migrants temporaires de changer d’employeur, comme c’est notamment le cas pour le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) du Canada et le programme H-1B des États-Unis. En ce qui concerne le PTET, la capacité de l’employeur de mettre fin à un contrat de travail (et, par conséquent, d’entraîner l’expulsion du travailleur) se combine à l’incapacité du travailleur migrant de trouver un autre employeur et donne lieu à de mauvaises conditions de travail, comme celles documentées dans les recherches sur le secteur agricole (Connelly, 2023 ; Vosko, 2018).

3.2.2. Les pratiques et politiques de capture des travailleurs dans une perspective comparée

Le type de stratégies de capture des travailleurs est susceptible de varier selon les juridictions nationales ou infranationales. Par exemple, une série d’États américains, dont la Californie, interdisent les CNC ou limitent leur utilisation à des situations très précises (Fallick et coll., 2006). Pourtant, comme le montrent des recherches américaines, ces clauses sont largement utilisées, même dans les juridictions où elles sont inapplicables ou limitées légalement dans leur portée, et entraînent des effets observables sur la mobilité des travailleurs craignant des litiges coûteux (Starr et coll., 2020)500 labor force participants. We show that noncompetes are associated with reductions in employee mobility and changes in the direction of that mobility (i.e., toward noncompetitors. Dans certains cas, l’issue d’un litige est également plus difficile à prédire et dépend de facteurs spécifiques à l’affaire, tels que la portée temporelle et géographique de la CNC (Caenegem, 2013). Au Canada, l’applicabilité de ces clauses varie également selon les provinces : le Québec impose certaines restrictions (Bégin-Robitaille, 2013), tandis que l’Ontario a adopté la Loi de 2021 visant à oeuvrer pour les travailleurs afin d’interdire leur utilisation (Gray, 2021). Cela dit, il existe peu ou pas de recherches en sciences sociales sur le sujet au Canada (Dobby, 2019).

Ce sont les États-Unis qui ont fourni l’essentiel des recherches sur les CNC, sur les dispositions connexes incluses dans les contrats de travail et sur les accords de non-débauchage. En dehors des États-Unis, les recherches ont principalement été menées par des juristes qui évaluaient la force exécutoire de ces dispositions dans différents contextes nationaux (Caenegem, 2013). Cela ne signifie pas que les CNC ou d’autres stratégies de capture des travailleurs n’existent pas ailleurs. Si on estime que 18 % des travailleurs du secteur privé et de la santé aux États-Unis ont une clause de non-concurrence dans leurs contrats de travail[2] (Starr et coll., 2021), il en va de même pour 16 % des employés du secteur privé en Italie (Boeri et coll., 2023) et pour 23 % d’entre eux aux Pays-Bas (Stam, 2019). À ma connaissance, il n’existe aucune donnée correspondante pour le Canada.

Au-delà des études internationales sur les CNC susmentionnées, les recherches transnationales sur la capture des travailleurs se concentrent parfois sur des pratiques qui n’ont pas cours aux États-Unis. Tout comme la flexibilisation a pris différentes formes selon les pays en fonction des dynamiques politiques et institutionnelles conduisant aux efforts de libéralisation (Thelen, 2014), la capture des travailleurs est susceptible de se traduire par un large éventail de pratiques et de stratégies à travers les différents contextes et les diverses juridictions nationales. Ce domaine représente un terrain fertile pour de futures recherches.

4. Discussion : L’immobilité comme dimension du travail précaire

Dans la section précédente, je soutenais que les pratiques de capture des travailleurs devaient être conceptualisées comme un ensemble de stratégies qui visent une réduction du roulement du personnel et le développement des compétences des employés sans reposer sur la sécurité d’emploi et sur un contrat social ou psychologique fondé sur l’engagement et la loyauté. Par conséquent, j’avance l’argument que la capture des travailleurs est compatible avec des stratégies d’emploi flexibles et constitue une réponse aux risques et aux coûts associés à la mobilité des employés dans un marché du travail qui récompense les stratégies de carrière sans frontières. Mon objectif est d’établir des liens plus directs entre les pratiques des employeurs qui entraînent une insécurité d’emploi et les stratégies de capture des travailleurs. Je soutiens que ces stratégies peuvent être conceptualisées comme une dimension du travail précaire.

La littérature sur le travail précaire souligne depuis longtemps que l’insécurité d’emploi modifie le pouvoir de négociation entre les entreprises et les travailleurs et offre par le fait même la possibilité aux employeurs de contourner ou de supprimer certaines formes de protection sociale (Cranford et coll., 2005 ; Kalleberg et Vallas, 2018 ; Vosko, 2006) et d’ajuster les salaires à la baisse (Houseman et coll., 2003). Pour cette raison, les contrats de travail atypiques sont souvent (mais pas toujours) associés à un « mauvais travail », caractérisé par une protection sociale limitée, un bas salaire et une insécurité d’emploi (Kalleberg et coll., 2000).

En ce qui concerne les stratégies de capture des travailleurs, comme les CNC, une partie de la littérature se concentre principalement sur les possibilités qu’offrent les restrictions de la mobilité des employés aux employeurs en matière de développement des compétences et de rétention des travailleurs qualifiés (Stone, 2006). Toutefois, les CNC, le non-débauchage et les TRAP sont également largement considérés comme faisant partie d’un ensemble de pratiques et de dynamiques ayant une incidence négative sur les salaires, au même titre notamment que la concentration des employeurs, le monopsone et la certification professionnelle (Krueger et Posner, 2018 ; Mishel et Bivens, 2021) Des recherches empiriques sur les CNC aux États-Unis montrent que ces clauses sont associées à des salaires moins élevés (Balasubramanian et coll., 2020 ; Lipsitz et Starr, 2022 ; Starr, 2019). Ce constat met en évidence une dimension importante des CNC : en limitant les options extérieures, ces clauses restreignent également la mobilité ascendante permise par la transition d’employeur à employeur et sapent le pouvoir de négociation des travailleurs pour la (re)négociation des salaires. Ces recherches soulignent également le rôle potentiellement accru des CNC, qui ne se résume pas forcément à une simple réponse aux préoccupations des employeurs en matière de sécurité des investissements dans le capital humain et de perte de connaissances exclusives au profit de concurrents.

Autrement dit, les stratégies de capture des travailleurs limitent la capacité des travailleurs à poursuivre des stratégies de carrière sur un marché du travail flexible, tels les modèles de carrière sans frontières ou protéiforme (Arthur, 1994 ; Briscoe et coll., 2012 ; Hall, 1996 ; Presti et coll., 2018)we utilize a sample of working adults (N=362. Elles ne garantissent pas non plus, en contrepartie, une sécurité d’emploi ou un salaire décent comme le ferait un contrat social qui sous-tend la relation d’emploi standard.

Par conséquent, la capture des travailleurs peut être considérée comme une stratégie unilatérale adoptée par l’employeur pour éviter les risques associés au roulement du personnel, plutôt que comme un échange réciproque. Elle peut également constituer un exemple de stratégie de transfert du risque, au même titre que les autres dynamiques et transformations décrites par Hacker (2006) dans sa monographie sur la montée de l’insécurité économique et l’érosion des protections sociales. En résumé, la capture des travailleurs peut être envisagée comme une dimension du travail précaire, plutôt que comme une simple stratégie compatible avec la précarité de l’emploi et les pratiques de travail flexibles.

5. Conclusion

Dans cet article, j’ai soutenu que la recherche en relations industrielles et en sociologie portant sur l’emploi flexible devrait élargir l’analyse des pratiques des employeurs et de leurs conséquences pour les travailleurs. La littérature se limite souvent aux risques de perte d’emploi et à la précarité de l’emploi. Toutefois, deux points gagneraient à être revisités : 1) celui selon lequel les employés sont considérés comme jetables et le roulement du personnel n’est pas coûteux ; 2) un autre stipulant que les employeurs doivent leur plus grand pouvoir de négociation principalement au manque de protection formelle contre le licenciement pour les salariés. Compte tenu des études parallèles sur les préoccupations des employeurs concernant la rétention des employés et ses défis, je soutiens que la recherche devrait viser à étudier davantage la manière dont les employeurs parviennent à obtenir la flexibilité et le pouvoir de négociation tout en répondant à leurs problèmes de rétention du personnel.

L’objectif de cet article est ainsi de montrer qu’un ensemble de pratiques organisationnelles, que j’appelle les stratégies de capture des travailleurs, offrent une approche « low road » et unilatérale de la rétention du personnel, contraire aux approches « high road » ayant déjà fait l’objet d’une grande attention dans la littérature (pratiques de ressources humaines à haute performance [HPWP], contrats psychologiques, investissements dans l’employabilité, etc.).

Ces pratiques « low road » comprennent les clauses de non-concurrence et de non-sollicitation dans les contrats de travail, les accords de non-débauchage entre entreprises et les clauses de remboursement des frais de formation (TRAP). Elles limitent les possibilités de mobilité professionnelle des travailleurs et par le fait même réduisent leur pouvoir de négociation et détériorent leurs conditions de travail, d’une manière qui n’est pas sans rappeler les impacts du travail précaire et du manque de protection sociale sur le pouvoir de négociation des travailleurs.

Dans leurs études sur les stratégies de réduction du roulement du personnel, les chercheurs n’ont pas accordé suffisamment d’attention à ces pratiques de capture des travailleurs et à l’émergence d’un lien insécurité-immobilité. De nouveaux modèles théoriques des systèmes d’emploi et des architectures RH pourraient s’avérer nécessaires pour donner un sens à l’essor des stratégies de capture des travailleurs. À cette fin, je propose plusieurs pistes pour les recherches futures.

6. Pistes de recherche

La littérature sur les pratiques de PTHP, les contrats sociaux et psychologiques, et la gestion des talents s’intéresse à l’engagement et à la loyauté comme un moyen non seulement de favoriser la rétention du personnel, mais également de stimuler les efforts et la performance des employés. Les stratégies de capture des travailleurs réduisent elles aussi le roulement du personnel (voir les données sur la durée d’emploi et la mobilité professionnelle de la section 3.2.). Cependant, il paraît raisonnable d’émettre l’hypothèse qu’elles ne génèrent pas le même type ou niveau d’engagement ou d’efforts que d’autres pratiques, étant donné leur nature unilatérale et l’absence d’une contrepartie en matière de sécurité d’emploi. Je souhaite donc suggérer plusieurs pistes pour les recherches futures. Premièrement, une avenue de recherche pourrait s’intéresser aux effets de ces stratégies sur les relations en milieu de travail et les perceptions de l’insécurité d’emploi. Ces stratégies pourraient-elles être un moteur de désengagement des employés (phénomène récemment nommé « quiet quitting », signifiant littéralement « démission discrète »), en particulier lorsque des restrictions viendraient contrecarrer leurs intentions de démissionner ? Ou pourraient-elles plutôt être associées à un engagement continu (c.-à-d. un engagement envers l’employeur actuel, faute d’options extérieures) ?

Deuxièmement, cet article vise à raviver la discussion sur la rétention des employés dans la littérature sur les pratiques des ressources humaines à haute performance, l’architecture RH et les études organisationnelles connexes. Au-delà des préoccupations générales concernant la rétention du personnel, quelles sont les attentes et les exigences précises des employeurs en ce qui concerne les différents types de postes ou de travailleurs (en particulier, pour les emplois hautement qualifiés comparativement à ceux peu qualifiés) ? Quelles sont les préoccupations précises des employeurs en matière de coût de roulement du personnel et autres considérations similaires ? Par exemple, les préoccupations concernant la perte d’investissement dans la formation sont probablement plus importantes dans le cas des emplois hautement qualifiés, mais il n’empêche que le roulement du personnel peu qualifié reste coûteux (p. ex., recrutement et sélection). En outre, la restriction des options extérieures peut engendrer une baisse de revenus chez les travailleurs peu qualifiés, qui sont souvent employés par des entreprises aux pratiques « low road ». Les stratégies de rétention « high road » semblent potentiellement mieux adaptées aux travailleurs hautement qualifiés, car l’engagement et la loyauté importent davantage pour les employés dont les performances sont plus difficiles à suivre et à évaluer. Parallèlement, des stratégies moins visibles, telles que des accords de non-débauchage conclus de manière non transparente, représenteraient des stratégies intéressantes pour les employeurs de travailleurs hautement qualifiés. Dans l’ensemble, la réduction du roulement du personnel peut impliquer un vaste ensemble de stratégies « low road » ou « high road » à la fois pour les travailleurs peu et hautement qualifiés. Cette piste de recherche mènerait à une meilleure compréhension des raisons qui poussent les employeurs à privilégier ou non des PTHP, des contrats sociaux et psychologiques ou des pratiques de capture des travailleurs axées sur l’employabilité et permettrait d’observer les éventuelles combinaisons de pratiques utilisées par les employeurs.

Toutefois, la décision d’adopter diverses stratégies de rétention du personnel n’est pas prise en vase clos. Même si le niveau de compétence des travailleurs peut influencer la mise en oeuvre de pratiques à haute performance ou de stratégies de capture des travailleurs, le contexte institutionnel et l’environnement économique jouent potentiellement un rôle aussi. Un troisième axe de recherche pertinent serait donc de déterminer si la fréquence d’utilisation de certaines stratégies augmente en fonction des contextes de pénurie de main-d’oeuvre ou dans des secteurs où la mobilité des travailleurs est élevée. Par exemple, si les entreprises doivent faire face à un risque élevé de débauchage ou de pénurie de main-d’oeuvre dans un contexte de faible taux de chômage, elles préféreront sans doute choisir des stratégies de capture des travailleurs parce que les investissements dans des pratiques de ressources humaines à haute performance et dans l’employabilité des travailleurs risqueraient alors de s’avérer moins efficaces. D’un autre côté, les stratégies de capture des travailleurs peuvent aussi se révéler moins efficaces en période de pénurie de main-d’oeuvre, car elles entraînent la possibilité pour les travailleurs de trouver un emploi ailleurs et d’ainsi échapper à la capture.

Finalement, à travers la promotion du concept de « stratégies de capture des travailleurs », je cherche à ouvrir la porte à une quatrième piste de recherche. À l’heure actuelle, la recherche sur les stratégies de capture s’est limitée à un ensemble de pratiques précises, telles que les CNC. Au lieu de cela, les chercheurs pourraient plutôt s’appuyer sur le concept de capture des travailleurs pour documenter l’étendue de l’utilisation de telles stratégies, notamment en dehors des États-Unis. Ces recherches pourraient s’effectuer par le biais d’une collecte de données qualitatives en vue d’identifier un large éventail de stratégies de capture des travailleurs dans les différents secteurs et contextes nationaux et, dans ce dernier cas, en reliant cet éventail à la littérature comparative en relations industrielles. Un tel effort conduirait alors peut-être à une collecte de données quantitatives plus systématique qui, éventuellement, mènerait à son tour à des estimations de la prévalence d’un ensemble de pratiques plus exhaustif.

Cette collecte de données plus ambitieuse pourrait alors permettre aux chercheurs de documenter les variations dans les degrés d’exposition de différents groupes de travailleurs à des stratégies de capture des travailleurs précises. Nous disposons actuellement de très peu d’estimations statistiquement représentatives de la distribution de l’exposition à de telles stratégies au niveau de la population (c’est aussi vrai pour l’exposition aux stratégies de rétention du personnel « high road »). Cet état de fait contraste avec la riche littérature sur la concentration des femmes, des immigrants et des travailleurs racisés dans le travail atypique et l’économie à la demande (Vosko, 2006). Des données de meilleure qualité sur l’exposition à diverses formes de stratégies de réduction de roulement du personnel, dont la capture des travailleurs, pourraient nous amener à une meilleure compréhension des disparités en matière de rémunération et de qualité d’emploi selon le sexe, le statut d’immigration et le niveau de scolarité, par exemple.

En résumé, il existe encore un manque de données probantes sur les facteurs déterminants, la prévalence et la diversité des formes de la capture des travailleurs. J’espère que cet article offrira à la fois un cadre pour situer ces pratiques et des orientations pour les recherches et les développements théoriques futurs.