Corps de l’article

1. Introduction

Au cours des dernières décennies, les chercheurs en relations industrielles (RI) s’intéressant au conflit n’ont cessé de réclamer une plus grande intégration de leurs théories et de leurs recherches empiriques à celles de la discipline voisine, le comportement organisationnel (CO). Au milieu des années 1970, Strauss (1977 : 329) exprimait sa consternation à l’idée que l’ouvrage A Behavioral Theory of Labor Negotiations de Walton et McKersie (1965), qu’il considérait comme « la première grande tentative de réunir les approches du conflit issues du comportement organisationnel et des relations industrielles », ne représentait qu’un effort isolé durant la décennie suivant sa publication. En dépit de cette déception, Strauss (1977 : 337) terminait son article avec un optimisme prudent en affirmant qu’une « théorie interdisciplinaire sur le conflit et sa résolution » pouvait encore se développer et « renouveler le lien entre les RI et le CO ».

Néanmoins, comme en témoigne une récente série d’appels lancés par les chercheurs en RI pour une meilleure intégration des théories et des recherches sur le conflit à celles du CO, il apparaît que l’espoir de Strauss ne s’est pas encore réalisé. Dans un survol historique de la recherche sur le conflit en milieu de travail en RI et en CO, Avgar et Colvin (2017 : 3–4) expliquaient que même si certains « chercheurs considèrent le conflit comme un processus dynamique composé d’épisodes de conflit déterminés », d’autres « voient le conflit comme une mesure du climat régnant au sein d’un groupe qui s’appuie sur les perceptions des employés », et « d’autres [encore] considèrent le conflit comme des manifestations objectives des relations syndicales-patronales lors d’évènements concrets ». Les deux premières catégories de définitions représentent des normes de la littérature en CO, tandis que la dernière représente la perspective classique des RI sur le conflit en milieu de travail. Ces différences de définitions se voient souvent occultées lorsque, comme Mikkelsen et Clegg (2019 : 167) l’ont soutenu, les chercheurs en sciences de l’organisation partent du « principe implicite que nous savons tous ce qu’est un conflit – et sommes tous d’accord sur sa définition ». En guise d’exemple, dans un récent numéro spécial de l’Industrial and Labor Relations Review ayant pour thème « les conflits et leur résolution dans un monde du travail en évolution », un seul article (Budd et coll., 2020) parmi les treize publiés comprenait une définition du conflit (Katz, 2020).

Une absence d’accord subsiste quant à la définition exacte du concept de conflit, mais ce manque de consensus n’a pas brisé l’espoir d’une plus grande intégration de la théorie et de la recherche en RI et en CO. Budd (2020 : 80) soutenait récemment que le conflit est un concept qui pourrait bénéficier d’un engagement interdisciplinaire et d’un dialogue entre l’approche institutionnelle des RI et l’orientation comportementale du CO. Dans le même ordre d’idées, Kochan, Riordan, Kowalski, Khan et Yang (2019) ont souligné le potentiel d’une intégration accrue de la recherche en RI et en CO sur les formes du conflit collectif. Avgar (2020 : 283) affirmait, dans un article dédié au thème de l’intégration, que l’approche stratégique de Kochan, Katz et McKersie (1986) pour l’analyse des choix stratégiques des acteurs des relations industrielles pourrait fournir les assises théoriques pour la création d’un nouveau « cadre intégrateur du conflit » en tant qu’« outil pour donner un sens à la recherche existante sur les conflits et pour trouver des avenues pour de futurs travaux conceptuels et empiriques » en RI, en CO et en droit. Après avoir passé en revue l’état de la recherche sur le conflit dans ces trois disciplines, Avgar (2020 : 283) a conclu que leurs « connaissances [respectives] devraient servir de base pour une compréhension approfondie et intégrée du conflit et de sa gestion au sein des organisations ». Pour Avgar, l’intégration transdisciplinaire de la recherche sur le conflit aboutirait à un tout plus grand que la somme de ses parties.

Même si les articles susmentionnés sont empreints d’optimisme, leurs auteurs reconnaissent également les obstacles à une intégration réussie. Par exemple, dans le cadre des recherches sur le conflit, les RI et le CO mobilisent généralement différents niveaux d’analyse. Du point de vue des RI, Avgar et Colvin (2017), Kochan et coll. (2019) et Avgar (2020) soulignent que la recherche en CO se concentre presque exclusivement sur le conflit au sein des groupes de travail aux niveaux micro et méso, tandis que la recherche en RI se concentre souvent sur les politiques et les systèmes de gestion du conflit au niveau macro. Cette perception est soutenue par des articles récents sur l’état de la théorie et de la recherche sur le conflit en CO (Bendersky et coll., 2014 ; Contu, 2019 ; Mikkelsen et Clegg, 2018 ; Mikkelsen et Clegg, 2019). Dans le même ordre d’idées, les hypothèses divergentes des RI et du CO sur le caractère inévitable du conflit dans la relation d’emploi représentent un autre défi pour cette intégration. Compte tenu des trois catégories de définition du conflit en milieu de travail proposées par Avgar et Colvin (2017), lesquelles ont été exposées précédemment, il apparaît que la norme contemporaine en CO s’appuie sur des définitions subjectives du conflit, ce qui implique que le conflit ne revêt pas un caractère inévitable. En RI, le conflit est communément considéré comme inhérent à la relation employé-employeur et, par conséquent, inévitable. Pour Budd (2020 : 79–80), cette inévitabilité du conflit représente une distinction « plus fondamentale » que les autres, car elle rend l’idée d’un dialogue interdisciplinaire « difficile à vendre ». Avgar (2020 : 307) conviendrait que les défis mentionnés ci-dessus « contribuent à expliquer l’absence d’une intégration disciplinaire suffisante », mais sa détermination à poursuivre le projet d’intégration est restée inchangée, car il soutient que « ces obstacles ne doivent pas obscurcir l’objectif primordial de mieux décrire et expliquer la manifestation du conflit au sein des organisations ».

Une nouvelle approche visant à faire progresser le dialogue entre les RI et le CO sur leurs différentes conceptualisations du conflit pourrait-elle s’avérer plus fructueuse que les tentatives précédentes ? La réponse de cet article est oui. Si les spécialistes en RI et en CO devaient appréhender puis considérer pleinement les ramifications des différentes logiques sous-jacentes du conflit, ils concluraient que la quête de cette intégration ne s’est pas concentrée sur les bonnes choses jusqu’à présent. Contrairement aux précédentes tentatives qui se sont penchées sur les distinctions entre les études sur le conflit en RI et en CO en procédant principalement à l’examen du niveau d’analyse (p. ex., Avgar, 2020 ; Kochan et coll., 2019) ou du cadre de référence pour déterminer le caractère inévitable du conflit dans la relation d’emploi (p. ex., Budd, 2020 ; Godard, 2014), le présent article propose une approche différente, laquelle compare les normes de conceptualisation du conflit dans les deux disciplines. Celle-ci se différencie par la mise en lumière de deux dimensions clés qui sont restées jusqu’à ce jour absentes du dialogue sur l’intégration. La première dimension évalue la forme sous laquelle le conflit est conceptualisé alors que la seconde considère la manière dont l’existence du conflit est déterminée. Les dissemblances entre les RI et le CO relatives à chacune de ces dimensions représentent des logiques du conflit contrastées et font ressortir les différentes normes en vigueur dans les deux disciplines.

Bien que ces logiques m’apparaissent comme irréconciliables, ces dernières peuvent nous aider à mieux comprendre les raisons pour lesquelles les tentatives d’accroître le dialogue et la collaboration interdisciplinaires n’ont pas su prendre leur envol. Si les RI et le CO conceptualisent le conflit sur des bases logiques fondamentalement différentes, ces disciplines ne sont pas pour autant condamnées à rester désespérément séparées. Au contraire, cette compréhension de leurs différences offre aux chercheurs en RI et en CO une nouvelle occasion précieuse de réorienter et réajuster le dialogue entre les deux disciplines.

2. Première dimension : la forme du conflit

La forme constitue la première dimension conceptuelle du conflit contribuant à des logiques différentes en IR et en CO. Le conflit est généralement spatial en RI et temporel en CO.

2.1 RI : la conceptualisation spatiale du conflit

Depuis longtemps, les chercheurs en relations industrielles considèrent le conflit en termes spatiaux. Chamberlain (1944 : 367–368), qui voit clairement la coopération et le conflit comme des concepts opposés, fournit un exemple instructif :

Si un processus ordonné de collaboration syndicale-patronale doit être établi, l’espace de coopération entre l’employeur et le syndicat doit être élargi au détriment de l’espace de conflit. L’accord syndical représente l’espace de coopération accepté par les deux parties pour une période prescrite.

Chamberlain considère le conflit comme l’état de base de la relation d’emploi à moins que les enjeux ne soient déplacés de la sphère du conflit vers celle de la coopération grâce à leur inclusion dans une convention collective. L’« espace de conflit » de Chamberlain apparaît donc comme étant conceptualisé spatialement. La « zone de contrat » de la négociation collective constitue l’exemple classique en RI d’un concept connexe reposant sur une logique spatiale que Farber et Katz (1979: 55) ont défini comme « l’étendue des règlements potentiels que les deux parties considèrent préférables à une grève potentielle ». Traditionnellement, en RI, la zone de contrat pour des parties patronales et syndicales déterminées est interprétée en termes spatiaux, car cette dernière repose sur l’évaluation de la situation sous-jacente (c.-à-d. l’environnement économique dans lequel les entreprises et les syndicats se trouvent).

Kochan (1998 : 37) a soutenu que « la théorie des relations industrielles part de l’hypothèse qu’il existe un conflit d’intérêts persistant entre les travailleurs et les employeurs liés par une relation d’emploi » et qu’il s’agit là de « la principale caractéristique distinctive du domaine ». La perspective de Kochan, telle qu’exprimée ici, repose sur l’hypothèse que le conflit a une forme spatiale. Le concept de « persistance du conflit d’intérêts » qu’il relève s’accorde avec le cadre de référence « pluraliste » ainsi que le cadre de référence « radical » (c.-à-d. « critique ») élaboré par Fox (1974) pour catégoriser les orientations et compréhensions distinctes relatives à la relation d’emploi. Selon la perspective de Fox, les cadres de référence pluraliste et critique coexistent avec un troisième cadre : le cadre de référence « unitaire » (c.-à-d. « unitariste ») (Budd et Bhave, 2019). Les cadres de référence se conçoivent généralement en RI comme une orientation métathéorique à l’égard du conflit dans la relation d’emploi (Tapia et coll., 2015). La mobilisation d’un cadre de référence critique, qui met l’accent sur le conflit de classes, amènerait à considérer le conflit entre le travail et le capital (c.-à-d. entre les employés et les employeurs) comme omniprésent. Tandis qu’un cadre de référence unitariste conduirait au point de vue opposé selon lequel la relation d’emploi se définit intrinsèquement comme une relation de coopération qui n’est pas caractérisée par des intérêts contradictoires, mais plutôt par des intérêts liés qui permettent aux employés et aux employeurs de travailler ensemble pour atteindre des objectifs communs. Enfin, le cadre de référence pluraliste, qui sous-tend la plupart des études contemporaines en relations industrielles, représente un juste milieu entre les cadres radical et unitariste (Budd et Bhave, 2019 ; Heery, 2016).

Un examen plus approfondi des cadres de référence de Fox (1974) amène au constat que ces derniers sont construits autour d’une conception spatiale du conflit. Chacun des cadres de référence occupe une part variable du territoire du conflit dans la relation d’emploi. Chamberlain (1944) peut être associé à un cadre de référence pluraliste, selon lequel l’« espace de conflit » peut se convertir en un « espace de coopération » par le biais de la négociation collective. Parallèlement, un chercheur mobilisant un cadre de référence critique considérerait l’« espace de conflit » de Chamberlain comme étant irréductible. Autrement dit, le conflit engloberait l’ensemble du territoire sur la carte conceptuelle de la relation d’emploi, et ce, qu’une convention collective soit en vigueur ou non. À l’opposé, dans une perspective unitariste, le conflit n’occuperait que peu, voire pas du tout, l’espace de ce même territoire et ne serait pas considéré comme étant inhérent à la relation d’emploi puisque cette dernière se caractériserait plutôt par la coopération et des intérêts alignés (Budd et Bhave, 2019). Bien que chaque cadre de référence apparaisse adopter une position différente quant à l’étendue du territoire théorique du conflit, le concept de cadres de référence de Fox entraîne lui-même l’idée que le conflit se place en fin de compte entre les intérêts et les objectifs des employés et ceux des employeurs. Les intérêts, buts ou objectifs, même s’ils sont liés aux parties, sont perçus comme étant distincts des parties elles-mêmes. Lorsque le conflit se conceptualise spatialement, ce sont en réalité les intérêts ou les objectifs des parties qui sont considérés comme étant en conflit. Par exemple, une déclaration selon laquelle les intérêts d’une employée, nommée Janet, entrent en conflit avec ceux de sa superviseure, Gina, se distingue conceptuellement de l’affirmation que Janet est en conflit avec Gina.

2.2 CO : la conceptualisation temporelle du conflit

La forme temporelle du conflit retrouvée en CO peut être mise en contraste avec sa forme spatiale communément rencontrée en RI. Dans un chapitre largement cité, De Dreu et Gelfand (2008 : 36) fournissait une définition représentative de la conception contemporaine du conflit en CO selon laquelle « le conflit est clairement un phénomène dynamique qui évolue dans le temps ». Préalablement, dans ce même chapitre, De Dreu et Gelfand (2008 : 6) définissait pleinement le conflit comme « un processus qui débute lorsqu’un individu ou un groupe perçoit des différences et une opposition entre lui et un autre individu ou groupe au regard des intérêts, ressources, croyances, valeurs ou pratiques qu’ils valorisent ». Même si De Dreu et Gelfand ont pu constater que leur large définition du conflit a couramment été reprise en CO, les auteurs ont reconnu que son utilisation était souvent implicite. Cette définition agit dans les coulisses du conflit, dans des contextes précis, tels que les conflits au sein d’un groupe de travail, lesquels sont presque toujours mesurés à l’aide de la catégorisation des conflits de Jehn (1995, 1997). Cette catégorisation tripartite (« conflit relationnel », « conflit de tâches », « conflit de processus ») s’est avérée la manière la plus courante de se référer au conflit au sein du corpus en CO (Nieto-Guerrero et coll., 2019 ; O’Neill et McLarnon, 2018).

La forme temporelle du conflit en CO remonte aux recherches de la fin des années 1960 qui tentaient de donner un sens à la littérature sur le conflit organisationnel, alors en pleine expansion et de plus en plus disparate. Dans un article influent, Pondy (1967) soutenait que le conflit organisationnel devait être considéré comme un « processus dynamique » du fait que les éléments mobilisés dans les recherches antérieures pour définir le conflit pouvaient tous s’intégrer dans cette conceptualisation vraisemblablement générale. Pondy (1967 : 319) arriva donc à la conclusion suivante :

Le terme conflit ne réfère ni aux conditions préexistantes, ni à la conscience individuelle de celui-ci, ni à certains états affectifs, ni à ses manifestations explicites, ni aux traces qu’il laisse sur le plan des sentiments, des précédents ou de la structure, mais bien à l’ensemble de ces éléments qui représente l’histoire d’un épisode de conflit.

Cette conceptualisation du conflit par Pondy a servi plus tard de tremplin à la théorie influente de Thomas (1976, 1992) en CO. En analysant la littérature, Thomas en vint au constat que les chercheurs en CO adoptaient deux approches distinctes pour comprendre le « comportement conflictuel », l’une étant centrée sur le « processus » du conflit et l’autre, sur sa « structure ». Pour la recherche appréhendant le conflit sous l’angle de son processus, « l’objectif consiste généralement à déterminer les évènements à l’intérieur d’un épisode de conflit et à reconnaître les effets de chacun d’eux sur les suivants ». Parallèlement, les recherches dont l’objectif est de « déterminer les paramètres influençant le comportement conflictuel » correspondent au modèle structurel identifié par Thomas (1976 : 893). Autrement dit, le « modèle processuel » de Thomas accorde le pouvoir explicatif principalement aux facteurs internes d’un épisode de conflit précis, tandis que le « modèle structurel » se concentre sur les causes du comportement conflictuel issues de « pressions et contraintes » externes, qui incluent les causes sociales et économiques.

Bien qu’à première vue Thomas semble avoir fait place à une forme spatiale du conflit dans son modèle structurel, un examen plus attentif révèle que le conflit y conserve en fin de compte une forme temporelle. En offrant un cadre à l’ensemble de la recherche sur le conflit organisationnel pour expliquer et comprendre le « comportement conflictuel » (par le biais du modèle processuel, du modèle structurel ou de la combinaison des deux), Thomas, précédé de Pondy, a conceptualisé le conflit comme étant épisodique et, par le fait même, temporel. Selon le modèle processuel de Thomas, le comportement conflictuel est attribuable à une focalisation intérieure principalement centrée sur les évènements antérieurs au conflit. Dans son modèle structurel, celui-ci est plutôt attribué à une focalisation extérieure centrée sur les conditions ou les forces susceptibles d’influencer le comportement conflictuel à l’intérieur d’un épisode de conflit. Ainsi, après une analyse attentive, les modèles ne se différencient pas du point de vue de la forme du comportement conflictuel, mais plutôt de celui de son origine.

De plus, et contrairement à une forme spatiale du conflit, la forme temporelle du conflit en CO considère les parties (c.-à-d. les individus, groupes, organisations, etc.) comme étant directement en conflit les unes avec les autres, tel que cela a été vu précédemment avec la définition de DeDreu et Gelfand (2008 : 6). Même si des « intérêts, ressources, croyances, valeurs ou pratiques » en opposition servent à expliquer la perception des parties, le conflit est, en définitive, déterminé en conformité avec la définition de De Dreu et Gelfand, c’est-à-dire que le conflit « débute lorsqu’un individu ou un groupe perçoit des différences et une opposition entre lui et un autre individu ou groupe ». Dans cette forme temporelle du conflit, où le conflit naît (au moins partiellement) des perceptions d’une partie, ce sont les parties elles-mêmes qui apparaissent comme étant directement en conflit, et non pas leurs intérêts, valeurs ou pratiques. Pour reprendre l’exemple de Janet, une lecture attentive permet de déduire que dans cette forme du conflit ce ne sont pas les intérêts de l’employée Janet qui sont en conflit avec les intérêts de sa superviseure Gina, mais bien Janet qui est en conflit avec Gina, puisque le déclenchement du processus de conflit se produit uniquement à travers les perceptions de l’une ou l’autre des parties, ou des deux.

3. Deuxième dimension : le déterminant du conflit

Une deuxième dimension contribue à la différence entre les logiques en relations industrielles et en comportement organisationnel. Il s’agit de la manière dont l’existence d’un conflit est déterminée. En RI, l’existence du conflit est normalement déterminée par des observateurs (c.-à-d. des chercheurs), tandis qu’en CO, celle-ci est déterminée par le sujet observé (c.-à-d. les parties, tels les individus, les équipes ou les organisations).

3.1 RI : la détermination du conflit par un observateur externe

Pour examiner plus en détail la logique sous-jacente à la définition du conflit en CO de De Grey et Gelfand (2008 : 6)though (p. 6-7, il est utile de la comparer avec une définition récente donnée par les chercheurs en RI Budd, Colvin et Pohler (2020 : 256). Ces derniers définissent le conflit « comme une opposition apparente ou latente entre deux ou plusieurs parties qui résulte de différences réelles ou imaginaires ». Dans cette formulation, le conflit en tant qu’« opposition apparente ou latente » résultant de « différences » n’est pas temporel : le conflit existe (ou n’existe pas) indépendamment de tout comportement particulier ou potentiel et peut donc être considéré comme étant conceptualisé de manière spatiale plutôt qu’épisodique. Cette définition n’exige pas de connaître les perceptions des parties pour déterminer l’existence d’un conflit. Elle ne précise pas directement qui ou cequi détermine l’existence d’une « opposition apparente ou latente ». Les chercheurs qui s’appuient sur une telle conceptualisation conservent donc la capacité de déterminer si, dans une situation précise, un conflit existe et se reflète dans le comportement des parties. Cette détermination de l’existence d’un conflit peut être également considérée comme étant liée aux normes de ce qui constitue une preuve empirique valide. Kochan (1998 : 39) a souligné que les chercheurs en RI mobilisant un cadre de référence critique ne font généralement pas confiance aux perceptions des travailleurs, car ces perceptions sont réputées refléter « une fausse conscience individuelle, façonnée par les structures d’autorité et de contrôle dans leur milieu de travail ». Il a poursuivi en affirmant que les pluralistes, pour leur part, ne rejettent pas complètement l’utilité des données perceptives des travailleurs, mais peuvent « partager une partie du scepticisme » des chercheurs du camp critique.

3.2 CO : la détermination du conflit par les parties concernées

Dans la recherche en CO sur le conflit, l’existence de ce dernier dépend entièrement des perceptions des parties (c.-à-d. des individus ou des groupes) du milieu de travail. Les conflits de tâches, les conflits relationnels et les conflits de processus ne sont présents que si, par exemple, les membres du groupe de travail en font mention lors d’une enquête (p. ex., Jehn, 1997 ; Jehn et coll., 2008). Du point de vue des chercheurs en RI, de telles perceptions seraient probablement immédiatement considérées obscures, car si les travailleurs peuvent percevoir leur opposition avec leurs collègues lorsqu’il s’agit notamment d’un conflit de tâches ou d’un conflit relationnel, ils ne perçoivent pas nécessairement, par exemple, l’opposition entre les employés de première ligne d’une entreprise manufacturière et son conseil d’administration « invisible ». Selon la norme en RI, le conflit serait pourtant conceptualisé comme étant présent, que ces travailleurs soient à leur poste dans l’usine ou qu’ils soient sur la ligne de piquetage. Les chercheurs en CO pourraient alors répondre aux chercheurs en RI qu’il est présomptueux de leur part de tirer des conclusions sur l’existence d’un conflit de manière indépendante, sans tenir compte des perceptions des parties impliquées (Hartley, 1988 : 58). Selon la norme conceptuelle en CO, ce conflit n’existerait pas tant que les parties sur le lieu de travail ne le percevraient pas.

3.3 Exemple de l’inadéquation des logiques : la détermination du conflit

Si les chercheurs n’arrivent pas à reconnaître leurs différences conceptuelles concernant la détermination de l’existence du conflit, ils risquent d’aboutir à un dialogue de sourds. Le récent article de Budd et coll. (2020), axé sur le développement de théories intégrées et dans lequel se trouvait la définition du conflit présentée plus tôt, en fournit un exemple. Budd et coll. (2020 : 255) proposent dans cet article un nouveau cadre destiné aux différentes disciplines des sciences sociales qui étudient le conflit. Leur approche se veut plus globale que les tentatives antérieures, centrées sur les disciplines, en ce qui concerne l’identification et l’intégration de « l’ensemble des sources de conflit ». Pour donner une explication plus détaillée, Budd et coll. (2020 : 256) écrivent :

Il est toutefois important qu’il existe un cadre intégrateur explicite pour former les nouveaux professionnels en résolution de conflits et accélérer leur courbe d’apprentissage, pour aider les gestionnaires et tous ceux qui manquent de formation ou d’expérience et pour promouvoir la réflexion chez les professionnels expérimentés. Un tel cadre peut également fournir de nouvelles perspectives à la recherche universitaire en favorisant une plus grande pollinisation croisée des idées et des approches des différentes disciplines pour étudier le conflit.

Bien que Budd et coll. (2020 : 255) soulignent que les disciplines auxquelles ils s’intéressent proposent une variété d’« approches pour étudier le conflit » et que ces dernières se centrent sur des « types ou sources de conflit en particulier », ces auteurs n’envisagent pas la possibilité que le conflit puisse lui-même être conceptualisé différemment d’une discipline à l’autre. Autrement dit, dans tous les passages cités ci-dessus, il semble qu’aux yeux des auteurs, les disciplines étudient différents types et sources d’une même et unique chose - le conflit -, et ce, même si celui-ci est abordé de manière différente.

Non seulement les sciences sociales n’ont pas une vision commune de ce que recouvre la notion de « source de conflit », mais, comme l’affirment Budd et coll. (2020), leurs disciplines ne partagent toujours pas une conceptualisation commune du conflit en soi. En ce qui concerne la détermination de l’existence d’un conflit, les trois catégories de sources de conflit de Budd et coll. (2020) reposent toutes sur l’hypothèse que le conflit peut être déterminé par des observateurs extérieurs. Selon cette logique, le conflit ne dépend donc pas des parties concernées. Par exemple, lorsqu’ils décrivent leur troisième catégorie de sources de conflit, à savoir les « sources psychogènes du conflit », Budd et coll. (2020 : 264) affirment qu’un « conflit peut ne pas se manifester si un individu ne perçoit pas une situation, un processus ou un résultat comme une menace à son bien-être ou à sa qualité de vie suffisamment importante pour susciter une réaction émotionnelle ». Par conséquent, si les auteurs impliquent que le conflit existe potentiellement sous une forme latente au-delà de la perception des parties, ils considèrent également l’existence du conflit comme étant indépendante de ces perceptions. En comparaison, pour une définition du conflit en CO, comme celle de Jehn (1995), qui s’aligne sur la norme selon laquelle le conflit est déterminé par les parties, les perceptions des parties impliquées deviennent au contraire centrales. Le conflit, défini comme la « perception qu’ont les parties impliquées d’avoir des opinions divergentes ou des incompatibilités interpersonnelles », se trouve pleinement déterminé par les perceptions des parties (Jehn, 1995 : 257). Si l’on s’en tient à cette définition, il serait absurde de prétendre que le conflit peut exister sous une forme non manifeste, puisque celui-ci n’existerait sous aucune forme ou d’aucune manière en dehors des perceptions des parties concernées.

4. Les logiques du conflit en relations industrielles et en comportement organisationnel

Les deux dimensions fondamentales du conflit qui ont été introduites dans les deux sections précédentes sont combinées et représentées graphiquement ci-dessous. Le croisement de la forme du conflit avec l’accès à sa connaissance permet une visualisation des deux logiques distinctes du conflit en relations industrielles et en comportement organisationnel.

Figure 1

Les logiques du conflit en relations industrielles et en comportement organisationnel

Les logiques du conflit en relations industrielles et en comportement organisationnel

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La Figure 1 aide à faire la distinction entre les normes de conceptualisation du conflit en RI et en CO. En RI, la norme repose sur une logique spatiale du conflit axée sur l’observateur (SO), tandis qu’en CO, la norme se caractérise par une logique temporelle axée sur les parties (TP). Le décalage persistant entre les recherches sur le conflit en RI et en CO s’explique majoritairement par l’absence d’un cadre de compréhension adéquat des logiques sous-jacentes. L’approche conceptuelle reposant sur une logique SO conçoit le conflit de manière spatiale en tant que situation ou état de fait qui peut être déterminé par un chercheur ou un autre observateur. Le conflit lui-même se conceptualise comme une réalité existant spatialement entre des intérêts, des valeurs ou des objectifs opposés. Parallèlement, dans une logique TP, le conflit est représenté comme un processus temporel entre ou parmi des parties opposées qui en déterminent le commencement et la fin.

Mais que pouvons-nous tirer d’une meilleure compréhension des logiques du conflit décrites dans la Figure 1 ? La suite de cette section sera consacrée à cette question, à laquelle je répondrai d’abord en montrant en quelle manière ces logiques peuvent contribuer aux récentes analyses sur la conceptualisation du conflit en CO. Ensuite, je m’appuierai sur ces logiques pour expliquer les raisons pour lesquelles les cadres de référence de Fox (1974), bien que largement admirés et utilisés en RI, sont rarement mentionnés ou reconnus en CO. Je conclurai enfin par une analyse de la confusion logique qui résulte vraisemblablement de l’association, en RI et en CO, du terme conflit à certains comportements, laquelle entraîne un obscurcissement de la logique sous-jacente.

Au sein de la discipline du CO, les deux logiques de la Figure 1 offrent une perspective supplémentaire sur les récents commentaires de Contu (2019) et de Mikkelsen et Clegg (2019) qui portent sur la théorisation du conflit dans leur discipline et qui encouragent une réflexion critique sur le concept. Contu (2019 : 1450) s’oppose à une conceptualisation « aseptisée » du conflit en CO « qui est transformé en une force tranquille devant être maintenue dans des limites déterminées (qui restent elles-mêmes imprécises) ». Cette position de Contu concorde avec le constat de Mikkelsen et Clegg (2019 : 172) selon lequel le conflit en CO devient un « moyen instrumental » efficace pour la gestion organisationnelle. Mikkelsen et Clegg (2019 : 173) soutiennent que cette vision instrumentale du conflit n’a pas suffisamment favorisé la recherche sur les conséquences du conflit qui dépassent les enjeux de productivité et de performance. Il serait plus utile d’analyser la logique du conflit en CO dans une perspective comparative. Par exemple, la logique temporelle du conflit en CO semble orienter la recherche et la pratique vers le concept d’« épisode de conflit », ce qui entraîne une canalisation de l’attention analytique sur la gestion des perceptions de chaque partie plutôt que de favoriser une vision d’ensemble de la situation, qui s’avérerait pertinente si le conflit devait être considéré à travers une approche spatiale du conflit. Ce contraste entre les logiques pourrait par conséquent mieux expliquer la raison pour laquelle la recherche en CO ne se penche pas davantage sur les effets du conflit de manière plus globale et plus complète tel que le souhaiteraient Mikkelsen et Clegg (2019 : 173).

La comparaison des logiques SO et TP nous aide également à mieux comprendre pourquoi le CO n’a pas adopté le concept de cadre de référence (Tapia et coll., 2015). Comme nous l'avons vu plus haut, les cadres de référence reposent sur l'hypothèse que le conflit a une forme spatiale ou sur une conception spatiale du conflit. Selon Fox (1974), le conflit occupe une place différente dans la relation d’emploi en fonction du cadre de référence mobilisé, qu’il soit unitariste, pluraliste ou critique. Lorsqu’il s’agit des RI, Cutcher-Gershenfeld (1991 : 242) soutiennent que les cadres de référence sont, dans la plupart des cas, appliqués de manière implicite par les observateurs et les analystes. La mobilisation d’un cadre de référence précis permet au chercheur d’appréhender le conflit selon les hypothèses de ce cadre et, par conséquent, de s’inscrire dans une logique SO du conflit. En revanche, dans une logique TP, le chercheur ne retrouvera pas cette même adéquation. Étant donné que, dans cette logique, les parties des organisations détiennent la clé de l’existence du conflit, le chercheur n’a pas besoin de s’engager explicitement ou implicitement dans un cadre de référence, car le conflit en tant que processus épisodique n’est conceptualisé que si les parties le perçoivent. Une logique temporelle du conflit dans laquelle le conflit est déterminé par la perception des parties ne laisse pas l’espace conceptuel nécessaire pour que puissent exister des conflits d’intérêts envisagés de manière spatiale. Dans une logique TP, les intérêts sont liés à des parties précises, qui restent ontologiquement distinctes.

Lorsque l’on considère le cadre de référence unitariste à la lumière de la discussion ci-dessus, on peut mieux comprendre pourquoi l’intégration de la recherche sur le conflit en RI et en CO a constitué un défi permanent. Imaginons un dialogue hypothétique entre les chercheurs en RI Frangi, Noh et Hebdon (2018) et les chercheurs en CO Bradley, Anderson, Bauer et Klotz (2015). Frangi, Noh et Hebdon (2018 : 285–286) soutiennent que le cadre de référence unitariste représente la norme en CO et précise que « l’unitariste considère le conflit comme un dysfonctionnement, l’ordre et l’harmonie étant l’état naturel des choses ». Pourtant, lorsque Bradley et ses collègues (2015 : 243) ont procédé à une analyse de la littérature en CO, ils ont relevé des « preuves de conflit bénéfique ». Plus particulièrement, ces chercheurs ont découvert trois situations, démontrées dans des recherches antérieures, dans lesquelles le conflit de tâches au sein des équipes favorise un meilleur rendement, c’est-à-dire « lorsque les tâches sont suffisamment complexes ; lorsque les conditions sont en place pour améliorer la capacité de l’équipe à traiter l’information ; ou lorsque le conflit est exprimé de manière appropriée au moment de son émergence » (Bradley et coll., 2015 : 266). Frangi, Noh et Hebdon ne semblent pas considérer le conflit de tâches en termes de logique TP lorsqu’ils soutiennent que les chercheurs en CO perçoivent le conflit comme un « dysfonctionnement ». Les chercheurs en RI, comme eux, conceptualisent le conflit selon une logique SO et, par conséquent, ne parviennent pas à comprendre que les chercheurs en CO qui adoptent une logique TP conçoivent le conflit différemment. Par ailleurs, Bradley et ses collègues, chercheurs en CO, pourraient affirmer que Frangi, Noh et Hebdon ont tort d’associer leur position à une approche « unitariste » du conflit. Étant donné que Bradley et ses collègues s’inscrivent dans une logique TP et développent un argumentaire « pro-conflit », ils n’ont sans doute pas envisagé que l’adoption sans aucune réserve d’une telle conceptualisation les éloignait des chercheurs en RI, dont la métathéorie sur les relations d’emploi se construit dans une logique parallèle.

Enfin, en caractérisant fréquemment certains comportements comme étant conflictuels, les chercheurs en RI et en CO occultent les principales différences entre les logiques conceptuelles sous-jacentes qu’ils appliquent. Prenons pour exemples le cas d’un conflit interpersonnel entre collègues au sujet de la température idéale de leur bureau partagé et celui d’un grief de discrimination de genre déposé par un employé. Chacun de ces cas hypothétiques pourrait facilement être qualifié de « comportement conflictuel » par les chercheurs en RI et en CO. Par conséquent, il est essentiel d’analyser leurs conventions discursives respectives lorsqu’ils traitent des comportements conflictuels afin d’identifier la logique sous-jacente. En RI, les chercheurs utilisent souvent les termes « expression du conflit » ou « manifestation du conflit » pour distinguer le comportement conflictuel du conflit lui-même. En guise d’exemple, Batstone (1979 : 71) traitait des « expressions du conflit en dehors des canaux institutionnalisés » dans son analyse du conflit organisationnel, et Avgar (2020 : 298) faisait référence aux « manifestations concrètes du conflit » dans son récent article évoqué précédemment. Dans les formulations respectives de Batstone et d’Avgar, le conflit conserve, d’un point de vue conceptuel, sa forme spatiale, et ce, même s’il peut « s’exprimer » ou « se manifester » à travers certaines actions. Il est important de noter que, selon une logique SO, l’expression ou la manifestation du conflit n’est pas requise pour que le conflit soit considéré tout de même comme existant (Gall et Hebdon, 2008). Selon les conceptualisations de Batstone et Avgar, le conflit s’apparente à l’oxygène – invisible, mais toujours présent sur le lieu de travail (bien qu’à différents niveaux et concentrations). Le conflit, conceptualisé de cette façon, « est un principe organisateur et pas seulement une forme de comportement » (Edwards, 1992 : 394). En raison de sa forme spatiale, le conflit existe donc au-delà du comportement au sein de la norme en RI. Cette affirmation contraste avec la logique TP du conflit dans la recherche en CO. Bien que Pondy (1967 : 298) ait tenté d’intégrer des « conditions antérieures au comportement conflictuel » dans sa vision du processus de conflit, la conceptualisation du conflit proposée par les chercheurs en RI Batstone, Avgar et Edwards s’ancre dans une perspective spatiale qui conduit à une rupture logique. Le concept de « conflit latent » introduit par Pondy (1967 : 300), qui représente les « conditions antérieures » mentionnées ci-dessus, est intégré dans sa vision du processus comme une représentation des « sources sous-jacentes du conflit organisationnel » et considéré comme la première étape d’un « épisode de conflit ». Cependant, en faisant du conflit latent une étape de l’épisode de conflit, Pondy tentait de représenter de manière temporelle un concept que la logique SO appréhenderait de manière spatiale. Le conflit, selon cette dernière logique, ne prendrait pas fin avec le début de la prochaine étape du modèle de Pondy, mais serait plutôt susceptible d’être simplement réduit ou éliminé spatialement (p. ex., en élargissant l’« espace de coopération » de Chamberlain [1944]).

5. Considération des logiques du conflit en RI et en CO : implications et orientations futures

Les descriptions des logiques du conflit fournies dans cet article visent à offrir de nouveaux outils pour répondre à la question suivante : pourquoi les précédentes tentatives cherchant à intégrer les théories et les recherches sur le conflit en relations industrielles à celles en comportement organisationnel ont-elles échoué ?

Malgré la volonté croissante des spécialistes du conflit en RI et en CO de créer et d’approfondir de nouveaux liens intellectuels, la divergence des logiques du conflit, en tant que facteur explicatif, est pourtant restée dans l’ombre. Conscient de l’intérêt d’une interdisciplinarité en théorie et en recherche sur le conflit en RI et en CO, Avgar (2020 : 307) a encouragé ses lecteurs à ne pas perdre de vue l’« objectif général de mieux décrire et expliquer la manifestation du conflit au sein des organisations », un objectif partagé par les deux disciplines. Comme le faisait l’article de Budd et coll. (2020), précédemment évoqué, la formulation « mieux décrire et expliquer la manifestation du conflit » retenue par Avgar laisse supposer qu’il existe bien un « conflit » qui doit être mieux décrit et expliqué. Mon explication des logiques distinctes, SO et TP, qui sous-tendent la norme de conflit en RI et en CO a révélé que ce n’était pas le cas.

Pour que les tentatives d’intégration puissent réussir, les chercheurs en RI et en CO doivent d’abord prendre conscience de leur propre logique du conflit. Ce n’est qu’alors qu’ils seront en mesure de considérer une logique autre. Pour les chercheurs en CO, la prise de conscience de la logique SO pourrait favoriser une compréhension approfondie des conceptions du conflit qui animent les recherches en RI et, par le fait même, espérons-le, rendre les approches en RI moins étrangères. Une telle compréhension alimenterait les discussions actuelles au sein du CO en ce qui concerne l’exactitude et la pertinence des méthodes de la discipline pour mesurer le conflit de tâches, le conflit relationnel et le conflit de processus (p. ex., Bendersky et coll., 2014 ; DeChurch et coll., 2013 ; Park et coll., 2020 ; Weingart et coll., 2015).

Pour les chercheurs en RI, ces logiques seront utiles de trois manières. Premièrement, l’introduction des logiques conceptuelles SO et TP pourront aider les RI à aller plus loin dans leur compréhension du manque d’intégration de leurs recherches sur le conflit en CO et dans les autres disciplines voisines grâce à l’utilisation des niveaux d’analyse (p. ex., Avgar, 2020 ; Kochan et coll., 2019) et des cadres de référence concernant l'inévitabilité du conflit dans la relation de travail (p. ex., Budd, 2020 ; Godard, 2014). Les logiques du conflit proposées ici permettront aux chercheurs en RI de voir les failles logiques de ces approches antérieures dans le débat sur l’intégration et pourront offrir un nouveau paradigme pour la poursuite du dialogue entre les RI et le CO.

Deuxièmement, une nouvelle prise de conscience des manières admises de déterminer le conflit (Dimension 2) fera progresser l’actuel dialogue en RI sur la possibilité d’intégrer davantage les perceptions des parties opposées dans les normes conceptuelles de la discipline. Dans un récent article, Bray, Budd et Macneil (2020 : 136)the pursuit of co-operation is more likely to succeed if the parties\u2019 perceptions of co-operation are aligned\" (p. 115 plaidaient en faveur de cette dernière approche en demandant aux RI d’envisager une intégration de « modèles mentaux » des employés et des gestionnaires dans leur théorisation « pour compléter leur approche traditionnelle axée sur les pratiques matérielles ». Les deux logiques du conflit présentées dans cet article non seulement fournissent-elles de nouveaux outils pour comprendre comment les chercheurs en RI et en CO conceptualisent le conflit, mais elles élargissent également la discussion à la question d’une meilleure compréhension de la manière dont les employés et les gestionnaires conceptualisent aussi le conflit. Une étude d’Avgar et Neuman (2015) publiée dans une revue spécialisée en CO qui portait sur l’exactitude des perceptions du conflit (« conflict accuracy ») se révèle instructive. Dans cette étude, il était demandé aux employés d’une agence scientifique du gouvernement d’un État américain « de déclarer s’ils croyaient [ou non] que les membres de leur équipe, y compris eux-mêmes, étaient en conflit » (Avgar et Neuman, 2015 : 72). Comme cette étude mesurait les conflits de tâches et les conflits relationnels, celle-ci peut être correctement associée à une logique du conflit de type TP. Cependant, prenons le cas hypothétique d’un participant (« Alan ») qui serait l’un des six membres d’une équipe (comptant un superviseur) et qui fonctionnerait avec une logique du conflit de type SO et un cadre de référence critique. Dans cet exemple, Alan pourrait aisément « percevoir » (et donc rapporter de manière « inexacte », selon le point de vue d’un chercheur mobilisant une logique TP) un conflit en cours entre lui et son superviseur sans la présence pourtant requise d’un sentiment d’« incompatibilité interpersonnelle » ou de « désaccord sur le travail », qui sont des composants essentiels des définitions respectives du conflit relationnel et du conflit de tâches (Avgar et Neuman, 2015 : 73). Étant donné que l’étude d’Avgar et de Neuman définit l’exactitude des perceptions du conflit (« conflict accuracy ») en termes d’adéquation entre les perceptions d’un employé et celles des autres membres de son équipe, les conclusions de l’étude ne tiennent pas compte du rôle des logiques du conflit propres à chacun des participants de l’étude dans leur expérience du conflit et le signalement de celui-ci.

Troisièmement, les logiques conceptuelles du conflit présentées dans cet article apportent un éclairage nécessaire aux discussions portant sur la place du conflit dans la théorie en RI de manière plus générale – indépendamment des enjeux d’intégration en CO. Dans un article récent, Riordan et Kowalski (2021 : 582) faisaient valoir que les développements empiriques, tels que les nouvelles formes de travail et le brouillage des identités économiques et sociales, ont créé le « besoin d’actualiser la manière qu’ont les RI de décrire le conflit, un concept au coeur de cette discipline depuis sa création » par l’introduction de deux nouveaux concepts : « la multiplicité, ou la présence de nouveaux acteurs variés aux objectifs divers, et la distance, ou l’écart croissant entre ceux qui contrôlent le travail et ceux qui font le travail, induit par une variété de formes, de pratiques et de règles de l’organisation ». En ne se concentrant pas sur la logique interne du conflit telle qu’elle est conceptualisée traditionnellement dans la théorie en RI et en arguant plutôt que les conditions empiriques externes devraient motiver des changements dans la théorisation du conflit en RI, Riordan et Kowalski (2021 : 591) ont négligé les diverses failles logiques de cette approche, notamment 1) en faisant référence au modèle traditionnel du conflit en RI en termes spatiaux aussi bien qu’en termes temporels et 2) en plaidant finalement pour l’adoption en RI d’une logique TP, qui représenterait une transformation logique majeure de la norme en RI. À l’inverse, cet article postule que le conflit ne peut pas être observé, déduit ou inféré directement à partir de preuves empiriques, car une certaine conceptualisation du conflit est toujours apportée - et par conséquent façonne - toute analyse de preuves empiriques qui sont censées représenter ou indiquer un conflit. . Les logiques de conflit que j’élucide remettent en question la croyance selon laquelle les développements empiriques dans le domaine du conflit au travail et autour du travail nécessitent un développement conceptuel concomitant (Avgar, 2020 ; Budd et coll., 2020 ; Riordan et Kowalski, 2021).

En prenant conscience des logiques du conflit SO et TP, les chercheurs en RI et en CO auront une nouvelle occasion de réfléchir à leur manière d’adopter implicitement une position conceptuelle sur le conflit dans leur théorisation et leur recherche empirique. De ce fait, les chercheurs en RI et en CO seront également mieux à même de comprendre pourquoi leurs disciplines respectives forment des étudiants et des praticiens de façon très différente sous la même bannière de la « gestion des conflits ». À titre d’exemple, prenons le chapitre du manuel de RI de Katz, Kochan et Colvin (2017 : 292–327) introduisant le sujet. Les auteurs y abordent d’abord les procédures de règlement des griefs et l’arbitrage du travail en milieu syndiqué et ensuite des sujets tels que les procédures de règlement des griefs en milieu non syndiqué, la fonction de l’ombudsman et le rôle du droit du travail. En revanche, Alblas et Wijsman (2021 : 383), dans leur texte d’introduction au CO, ont d’abord expliqué les « différentes formes possibles de la gestion des conflits, à savoir : la compétition, la collaboration, le compromis, l’évitement et l’accommodement ». Alblas et Wijsman ont axé le concept de gestion des conflits sur les perceptions et les choix comportementaux des individus lors de leurs interactions ponctuelles, tandis que Katz et ses collègues l’ont axé sur des interventions standardisées et reliées à une approche institutionnelle.

Bien que les RI et le CO fonctionnent toujours avec des logiques conceptuelles différentes, ces normes ne doivent pas être considérées comme des carcans conceptuels. Les chercheurs en RI qui suivent une logique SO pourrait aisément choisir d’expérimenter une logique TP lors de la phase de conception d’un projet de recherche et de réfléchir aux portes que ce choix ouvrirait ou fermerait. De la même manière, les chercheurs en CO qui appliquent une logique TP pourraient tenter de privilégier une logique SO lors de la planification d’un projet. Même si de nombreuses questions de recherche n'auraient plus de sens si une nouvelle logique de conflit était appliquée, parvenir à une telle conclusion offrirait néanmoins une occasion précieuse d'observer l'effet d'un fonctionnement selon une logique de conflit particulière par rapport à une autre. Pour cette raison, cet exercice de « mise en perspective de la logique du conflit » serait néanmoins assurément utile. Dans le même ordre d’idées, je ne cherche pas, par le biais de cet article, à servir de « médiateur » conceptuel en facilitant une « résolution » du conflit » entre les RI et le CO au moyen d’une conceptualisation unique et mutuellement acceptable de la notion de conflit. L’objectif est plutôt d’offrir aux deux disciplines une base logique plus stable sur laquelle les discussions futures pourront se fonder et d’encourager la naissance d’un dialogue. Il est à espérer que, par leur reconnaissance de la divergence de leurs normes logiques du conflit, les chercheurs en RI et en CO pourront insuffler un nouveau souffle à ce dialogue interdisciplinaire. Bien que les logiques du conflit SO et TP soient inconciliables, la reconnaissance de leur caractère inconciliable par les spécialistes du conflit en RI et en CO pourrait servir de catalyseur pour l’atteinte de l’un des objectifs souhaités par les chercheurs en quête d’intégration : un engagement interdisciplinaire profond et construc/tif, lequel saura assurément prospérer malgré l’absence d’une conceptualisation commune et unifiée du conflit.