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Cet ouvrage collectif, dirigé par Mircea Vultur, tient lieu d’actes d’un colloque international sur les plateformes numériques de travail, organisé à Québec les 28 et 29 avril 2022 par l’Institut national de la recherche scientifique, l’Association internationale des sociologues de langue française et le Groupe de recherche et d’intervention sur le rapport au travail et ses transformations subjectives et sociales de l’Université Laval. Prenant acte de l’essor que ces entreprises ont connu lors des quinze dernières années, dont le modèle organisationnel se fonde sur l’intermédiation dématérialisée du travail sous des modalités variées – allant du crowdsourcing de microtâches à la prestation de services au niveau local, l’ouvrage tente d’établir un bilan de cette évolution productive par la mise en regard de diverses études de cas. Pour ce faire, il se structure autour de trois parties thématiques.
La première partie interroge le sens à attribuer au phénomène de plateformisation – innovation « disruptive » ou transformation incrémentale – et ses effets sur les marchés et les institutions du travail. À travers une approche d’économie évolutionniste, Valenduc et Vendramin (chapitre 1) le resituent au coeur d’un processus de transition numérique entre deux paradigmes technico-économiques, entamé au tournant du siècle et arrivant désormais à maturité, ce qui légitime à présent l’intervention régulatrice de l’État. Dujarier (chapitre 2) relativise également, mais avec un regard de sociologue du travail, le caractère disruptif de l’économie des plateformes, qu’elle définit comme des places de marché dans la continuité des processus de tertiarisation et de dualisation du marché du travail favorisés par des politiques néolibérales, mais qui ne représente pas un modèle homogène et rentable en mesure de se substituer au salariat et aux intermédiaires commerciaux. Devant le contournement et l’affaiblissement des institutions du travail – en l’occurrence le système wagnérien nord-américain – par les plateformes, Bernier et Garneau (chapitre 3) explorent, à travers l’examen de la loi ontarienne de 2022 et des régimes particuliers au Québec, des pistes de régulation permettant d’étendre les droits et protections des travailleurs au-delà du cadre salarial. Busso, Fernandez Massi et Longo (chapitre 4), par la comparaison d’activités de livraison et de design graphique dans un pays du Sud, l’Argentine, mettent en évidence la reproduction d’inégalités structurelles sur le marché du travail par la plateformisation qui offre ainsi des perspectives de carrière et d’autonomie aux travailleurs plus qualifiés à la faveur d’une ouverture internationale, mais seulement une activité transitoire et risquée, bien que formalisée aux moins qualifiés.
La seconde partie resserre le propos pour analyser les variations de développement des plateformes selon les contextes nationaux en se focalisant sur le cas de l’emblématique Uber. Dans un premier temps, Hashemi, Motaghi, Ntakirutimana et Tremblay (chapitre 5) établissent une cartographie des divers segments de l’« écosystème montréalais des mobilités numériques » (autopartage, « covoiturage » et vélopartage) accompagnée des prises de position par les diverses parties prenantes (plateformes, autorités publiques, associations) face à ses évolutions. Par la suite, Jamil (chapitre 6) et Enel (chapitre 7) livrent une analyse fine des logiques de mobilisation, sinon de production de consentement au travail générées par la gestion algorithmique chez les chauffeurs Uber québécois. À l’aide d’un cadre d’analyse goffmanien, Jamil détaille la manière dont le système d’évaluation par le client parvient à prescrire dans le cadre des interactions de la relation de service, des normes de présentation de soi à des travailleurs – le plus souvent immigrés – en quête de reconnaissance professionnelle et sociale. Enel montre de son côté comment l’emploi indépendant, le système d’incitations sélectives et la digitalisation produisent de l’isolement et de l’individualisme au travail, qui constituent en retour des obstacles à l’émergence de savoirs et solidarités collectifs ainsi qu’aux mobilisations. On peut néanmoins regretter que ces deux contributions n’avancent pas de pistes – peut-être par effet du cadre géographique d’enquête – pour rendre compte de l’émergence de résistances et de conflits au sein du groupe des chauffeurs. A contrario, Wartel (chapitre 8) s’attache à expliquer « la lutte des plaques » qui oppose dans la région de Bruxelles les chauffeurs de taxi à ceux des plateformes. En s’appuyant sur les outils de la sociologie économique, l’auteur interprète les conflits autour de la régulation du secteur sous l’angle d’une lutte entre des insiders détenteurs d’un monopole historique et des outsiders ayant pénétré le marché à la faveur de l’innovation de rupture de la « maraude numérique ». Heuristique pour analyser ce cas d’étude particulier, cette perspective originale centrée sur l’échelle mésosociologique du secteur tend néanmoins à négliger la question de l’amélioration des conditions d’emploi et de travail des travailleurs des deux groupes.
À partir du constat du faible niveau d’âge moyen des travailleurs de plateformes, la troisième partie se focalise sur l’expérience de travail et d’emploi des jeunes dans l’économie de plateforme. En s’appuyant sur des méthodes mixtes associant entretiens et enquêtes statistiques, Tenret, Trespeuch et Verley (chapitre 9) démontrent que les plateformes de services à la personne trouvent chez les étudiants une main-d’oeuvre adaptée à leurs attentes en matière de qualification et de flexibilité et relativement indifférente à la question du statut d’emploi. Le travail plateformisé demeure néanmoins minoritaire à ce jour parmi la population estudiantine française, mais est plus fréquent chez les moins favorisés. Les résultats de l’enquête ethnographique menée au Québec par Lahrizi, Vivier et Vultur (chapitre 10) auprès de jeunes chauffeurs et livreurs Uber corroborent en partie ces analyses en montrant le primat d’un rapport instrumental à cette activité lié aux gains monétaires et à la flexibilité temporelle, autrement dit un « good bad job » provisoire pour des publics peu qualifiés, populaires et racisés. En complément d’analyses des modes d’accommodation à la précarité, Baril (chapitre 11) tente à l’inverse, par le biais d’une enquête comparative de géographie urbaine entre Paris et Toronto, de rendre compte des résistances adoptées par les livreurs de plateforme. La perspective comparative entre Paris et Toronto permet de souligner l’importance des politiques migratoires dans les modalités d’exploitation d’une main-d’oeuvre fortement immigrée – avec une présence notable de sans-papiers à Paris – et par là même captive et révocable. On déplorera néanmoins un manque de précision dans l’analyse des processus de mobilisation qui semblent dériver un peu mécaniquement des rapports de domination, qui leur font souvent obstacle dans la pratique.
Jalette conclut l’ouvrage par une postface où il explore les obstacles et les pistes pour entreprendre des négociations collectives entre des travailleurs et des plateformes numériques, qui monopolisent les droits de direction comme des employeurs classiques tout en échappant à leurs responsabilités. À partir d’exemples tirés des contextes danois et canadiens, l’auteur souligne les pouvoirs politique (réforme sectorielle, pression fiscale) et symbolique (naming and shaming) qui constituent des leviers pour organiser une négociation « en réseau » adaptée à la décentralisation productive. Reconnaissant la fragilité du processus, il semble néanmoins omettre le fait que la conduite de négociations ne garantit pas des avancées sociales et économiques notables, comme l’illustre le cadre de dialogue social récemment mis en place par l’État français et délaissé par les collectifs historiques de travailleurs.
Cet ouvrage a le mérite de décrire le phénomène global de plateformisation à travers ses déclinaisons dans des contextes nationaux variés, même si le Québec est surreprésenté dans le corpus – du fait du lieu de l’évènement – et la part accordée aux pays du Sud demeure limitée (Argentine). On soulignera également une certaine diversité en matière de secteurs étudiés (transports et livraison, mais aussi services à la personne et design graphique) et d’interdisciplinarité (sociologie du travail et de l’économie, relations industrielles, sciences de la gestion, économie et géographie). Avec le recul permis par une décennie d’existence et d’observation de l’objet d’étude, les diverses contributions semblent s’accorder pour resituer les plateformes dans la continuité des évolutions contemporaines du capitalisme et s’interroger sur les possibilités de régulation à partir de cas concrets. Plusieurs chapitres documentent avec précision l’insertion des plateformes au sein d’un marché dualisé du travail par le ciblage des jeunes ainsi que des migrants, à travers des mécanismes de production de consentement (entrepreneurial), mais aussi par une offre de flexibilité. On pourrait regretter à ce sujet l’absence relative d’analyses de la dégradation des conditions d’emploi et de travail entre la phase d’installation et celle de pérennisation des plateformes, ainsi que du rôle qu’a pu jouer la pandémie de COVID-19 sur les divers secteurs. Plus avant, une mise en dialogue systématique des cas d’études nationaux, dans le cadre d’une partie conclusive, aurait permis de tirer des enseignements plus généraux de la richesse comparative du corpus de recherches réunies dans l’ouvrage.