Relations industrielles / Industrial Relations
Volume 78, numéro 3, 2023 Dynamique de mobilisation et de syndicalisation des travailleurs de plateforme Sous la direction de Fabien Brugière, Donna Kesselman et Jean Vandewattyne
Sommaire (12 articles)
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Dynamiques de mobilisation et de syndicalisation des travailleurs de plateforme. Approche comparative transnationale et intersectorielle au sein des activités de mobilité
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Dynamics of Mobilizing and Unionizing Mobility Platform Workers. A Cross-Country, Cross-Industry Analysis
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Les défis de la mobilisation collective et de l’organisation politique des travailleurs de plateformes au Brésil : une approche ergologique
Cirlene Christo, Simone Oliveira, Denise Alvarez, Letícia Masson et Marianne Lacomblez
RésuméFR :
Dans le cadre de la plateformisation du travail, l'article est consacré aux défis d’une construction de l'action collective de livreurs et de chauffeurs de centres urbains au Brésil. Le contexte socio-politique et économique de dépendance au sein du système capitaliste dans lequel agit ce groupe social, en interaction avec la rationalité néolibérale, contribue à expliquer les difficultés d'organisation syndicale de ces travailleurs. L’échantillon d’enquête réunit des dirigeants, des animateurs et des membres de collectifs en quête de meilleures rémunérations et conditions de travail, ainsi que d’alternatives aux plateformes marchandes. Ils intègrent deux associations, deux collectifs autogérés et un réseau autonome de travailleurs. En se fondant sur l'analyse des entretiens réunis, des hypothèses sont avancées concernant ces formes alternatives d'organisation, de représentation et de mobilisation, en tenant compte de la composition hétérogène de ces entités collectives.
Résumé
Compte tenu des spécificités du phénomène de la plateformisation du travail dans un pays qui occupe une position de dépendance au sein du système capitaliste, l'objectif de cet article est d'identifier les formes et les dynamiques d'organisation politique et de mobilisation collective adoptées par des chauffeurs et des livreurs de plateforme au Brésil. La recherche présentée s’appuie sur une analyse du contexte social national, en interaction avec la rationalité néolibérale, mais également sur une analyse de la littérature qui évoque les difficultés d'organisation syndicale chez les travailleurs précaires. L’analyse a porté sur des expériences en cours, qui s’inscrivent dans une recherche de formes d'organisation collective des travailleurs de plateforme alternatives à des modes traditionnels de syndicalisation. Sur le plan théorico-méthodologique, adoptant la perspective ergologique, l’approche a intégré les niveaux macro et institutionnels et le niveau micro de la dynamique collective des travailleurs dans leurs luttes quotidiennes. Ont été associés à cette recherche, les dirigeants, animateurs et membres de deux associations, deux collectifs ayant opté pour l’autogestion du travail et un réseau autonome de travailleurs. Les options et les obstacles rencontrés dans la construction de l’organisation et de l’action commune ont été identifiés. On observe que la force de cohésion des entités collectives analysées se fonde sur le partage de valeurs qui accompagnent le cours de l’action commune. Ainsi, face à l'hétérogénéité de ces groupes de travailleurs de plateforme et en adoptant une conception moins restrictive de ce que recouvre une catégorie professionnelle ou économique, on évoque la possibilité de formation de mouvements et de modes organisationnels alternatifs en mesure de représenter leurs intérêts.
EN :
Given the specificities of the phenomenon of labor platformization in a country that occupies a position of dependence within the capitalist system, the objective of this article is to identify the alternative forms and dynamics of political organization and collective mobilization adopted by platform drivers and delivery workers in Brazil. The path chosen in the study reported here required not only an analysis of the national social context, in interaction with neoliberal rationality, but also an analysis of the literature evoking the difficulties of union organization among precarious workers. The analysis focused on current experiments, which are part of a search for alternative forms of collective organization for platform workers to traditional unionization. From a theoretical-methodological standpoint, the ergological perspective adopts an integrated approach at the macro and institutional levels and at the micro level of the collective dynamics of workers in their daily struggles. Involved in this research were the leaders, animators and members of two associations, two collectives opting for self-management and a network of self-organizing workers. The options and obstacles encountered in building organization and joint action were identified. We found that the cohesive strength of the collective entities analysed was based in the sharing of values that support the course of joint action. Thus, in the face of the heterogeneity of these groups of platform workers, and by adopting a less restrictive conception of what is covered by a professional or economic category, we raise the possibility of the formation of alternative movements and organizational forms that could prove to be conducive to their interests.
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Platforms and the Challenges for Workers’ Digital Action: The Brazilian Experience during the COVID-19 Pandemic
Marco Aurélio Santana
RésuméEN :
In this article, I will analyze the ways in which Brazilian workers are using social media to organize and mobilize. Although analysis of social media use has made great progress, in the case of worker movements it still needs further development. I will focus on the experience of Brazilian app-based delivery workers during the COVID-19 pandemic. Despite their dispersion across the country, delivery workers were able to carry out two national strikes through intense use of WhatsApp, Facebook, YouTube and Twitter. Using qualitative analysis of posts from worker organizations on social media, it was possible to identify the challenges faced by these movements when using digital media. Social media helped solve some organizational and communication problems, while producing others that workers had to deal with.
Summary
In this article, I will analyze the ways in which Brazilian workers are using social media to organize and mobilize. I will focus on the experience of Brazilian app-based delivery workers during the COVID-19 pandemic. My research was carried out throughout July 2020, when the workers went on strike for higher pay and better working conditions. I employed a qualitative methodology of observing, selecting and analyzing about five hundred social media posts by delivery workers and their unions, associations and independent collectives. To organize the strike, they most often used Facebook, YouTube, WhatsApp, Twitter and Instagram. I thus focused on these platforms while collecting text, audio and video posts. I also obtained empirical data through monitoring and direct observation of the movement in the streets, as well as through interviews with delivery workers. The results indicate that the movement succeeded in expanding and disseminating its influence among and beyond delivery workers through the complementary use of online and offline actions. The movement thus gained more visibility and was better able to organize spatially dispersed workers. Engagement and participation were ensured through the use of networks, which thus played a prominent role in helping build and disseminate a collective identity, and which then became a means to undertake political action. Despite their gains, delivery workers also encountered formidable challenges. Their greater visibility increased the ability of companies to identify and repress movement organizers. In addition, internal fragmentation was not overcome, either offline or online. Although these movements owe their strength to social media, digital organization alone cannot solve their political or organizational problems.
FR :
L'article analyse comment les travailleurs brésiliens utilisent les réseaux sociaux pour leur organisation. En suivant les réseaux sociaux des organisations des travailleurs, nous avons vérifié les défis apportés par ce nouvel instrument dans l'action collective. L'analyse porte sur la mobilisation des livreurs de plateformes, réalisée tout au long du mois de juillet 2020, lors de la pandémie de COVID-19 au Brésil. La recherche utilise une méthodologie qualitative en observant, sélectionnant et analysant environ cinq cents publications sur les médias sociaux de ce groupe professionnel. Les médias sociaux les plus utilisés tout au long du processus d'organisation de la grève ont été Facebook, Youtube, Whatsapp, Twitter et Instagram. Ainsi, la recherche s'est concentrée sur ces médias, collectant des publications au format texte, audio et vidéo. De plus, des données empiriques ont été obtenues par le suivi et l'observation directe des déplacements dans les rues, ainsi que par des entretiens avec les participants. La recherche indique que les usages complémentaires entre les actions en ligne et hors ligne, le succès dans l'expansion et la diffusion du mouvement à l'intérieur et à l'extérieur du groupe professionnel, lui donnant une grande visibilité, l'aide à l'organisation d'un groupe professionnel dispersé dans l'espace garantissant l'engagement, l'utilisation des réseaux a joué un rôle prépondérant dans la construction d'une identité collective désormais reconvertie dans l'action politique en tant que sujet politique collectif. Malgré tous ces gains, les défis étaient également de taille. Par exemple, la visibilité a augmenté la capacité des entreprises à réprimer les participants et la fragmentation organisationnelle interne du groupe n'a pas été surmontée hors ligne ou en ligne. Tout cela indique qu'aujourd'hui, malgré le fait qu'il est impossible de penser ces mouvements sans recourir aux réseaux sociaux, il ne faut pas penser qu'ils peuvent à eux seuls résoudre les problèmes politiques et d'organisation.
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Emerging Patterns of Collective Action in India’s Platform Economy: A Study of Drivers and Delivery Workers
Swati Reddy Chintala
RésuméEN :
Studying collective action in the platform economy against the backdrop of the informal economy in India, I make two arguments that show how work organization in the platform economy enables collective action and distinguishes it from the informal sector. First, I argue that platform work organization through algorithmic work allocation, high employer visibility and algorithmic rather than direct managerial control makes collective action possible. In the informal economy, layers of middlemen often obscure the employment relationship by denying workers a clear contender and the opportunity to develop relationships of solidarity. Second, platform workers address their demands to two targets: the platform company and the state. Informal worker unions have no single, identifiable employer and traditionally confine their demands to the state.
Summary
Research Objective
The objective of this study was to analyze collective action in the platform economy in a context where standard employment relationships are the exception, rather than the rule. To this end, I sought to answer two questions:
How is collective action in the platform economy different from what is seen in the informal economy?
What factors are responsible for the differences in patterns of collective action?
Methodology
This study is based on the analysis of a subset of 60 interviews from a larger sample of 135 in-depth interviews conducted over 3 years (2018-2021). By sampling for range (Weiss, 1995), I could identify the similarities between platform models and how they lead to shared material conditions. In my sample, 27% of the delivery workers and 52% of the drivers had worked for more than one platform company. I could thus corroborate their narratives of managerial control and information about changing conditions of work.
Conclusions
I found that the way work is organized and managed in the platform economy enables collective action by platform ride-hailing and delivery workers in ways not seen among informal workers. Algorithmic allocation of work means that workers are directed by apps to wait for orders or rides at common locations around the city. These shared physical spaces allow workers to meet and communicate with each other in ways not intended by platform companies.
Relatedly, companies attempt to increase their visibility, and thus secure new customers, through mandatory use of branded uniforms and equipment by workers. Workers can thus easily recognize each other. Control through company apps rather than direct managerial control also encourages communication between workers as they turn to each other to deal with day-to-day questions and shared concerns. Through WhatsApp groups and physical spaces, workers develop a shared antagonism toward platform companies.
With the platform company identified as the de facto employer and target of contention, platform workers can make wage and incentive-based demands, in addition to the advocacy and welfare-based demands traditionally made by informal sector workers.
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Dynamiques de l’organisation collective des coursiers et des chauffeurs en Belgique. Histoires parallèles et rapprochement ambigus
Meike Brodersen, Anne Dufresne, Anastasia Joukovsky et Zéphyr Vitali
RésuméFR :
Cet article met en lumière la façon dont les actions et revendications des collectifs de coursiers et de chauffeurs de plateforme bruxellois s’articulent avec les stratégies syndicales et les modèles de régulation de l’économie de plateforme, à l’échelle nationale et internationale, ainsi que les différentes lignes de tension que cette articulation suscite. En Belgique, les mobilisations dans la livraison et dans le transport de personnes par plateforme numérique s’inscrivaient jusqu’il y a peu dans des dynamiques sous-sectorielles distinctes, mais des développements législatifs récents et un accord de partenariat syndical ont créé les conditions de rapprochement des collectifs de ces deux sous-secteurs autour d’objets de contestation communs, sans pour autant aligner leurs intérêts sur le plan du statut d’emploi.
Résumé
Le présent article a pour objectif de questionner l’utilisation et les effets de la métacatégorie de « travailleur de plateforme » à la lumière des mobilisations et des revendications des coursiers et chauffeurs en Belgique, et des dynamiques sectorielles et spécifiques qui structurent leurs mobilisations. Mobilisant une dimension comparative entre collectifs de coursiers et de chauffeurs, nos analyses sont le fruit d’observations participantes des mobilisations et de la vie des collectifs en question, complétées par des entretiens semi-directifs avec des membres des collectifs et des acteurs syndicaux (United Freelancers/CSC, UBT/FGTB, FGTB plateforme).
Nous constatons que, jusqu’à récemment, les dynamiques de mobilisations ne relevaient pas d’enjeux propres à une condition commune de « travailleur de plateforme », puisque chaque collectif ancrait ses revendications dans les enjeux relatifs à son sous-secteur particulier. La catégorie de « travailleur de plateforme » et le principe de présomption de salariat au coeur des initiatives législatives paraissent fortement déconnectés de la réalité des travailleurs en matière de revendications. Nous constatons en outre que, si les processus législatifs en cours produisent des effets d’uniformisation, le rapprochement récent entre les collectifs de chauffeurs et de coursiers n’en reste pas moins contingent et traversé par des ambiguïtés. Ces résultats nous amènent alors à identifier les lignes de tensions qui existent entre les régulations liées au secteur et celles centrées sur « le droit du travail ». Ils posent en outre la question des intérêts communs objectifs qui existent dans le cadre d’une potentielle convergence des collectifs de coursiers et de chauffeurs, et plus largement des travailleurs de plateforme.
EN :
The aim of this article is to question the use and effects of the meta-category of “platform worker” in light of a case study of the mobilisations and demands of couriers and drivers in Belgium and the sector-specific dynamics that structure their mobilisations. The material underlying these analyses is the result of participant observations of the mobilisations and the life of the collectives considered, supplemented by semi-directive interviews with members of the collectives and with trade union actors. Our methodology is based on a comparison of the courier and driver collectives.
We note that, until recently, the dynamics of mobilisation did not involve issues specific to a common condition of “platform worker”, since each collective anchored its demands in the issues related to its particular sub-sector. The category of "platform worker" and the principle of presumption of employment at the heart of legislative initiatives seem to be very disconnected from the reality of workers in terms of demands. We also note that, while the legislative processes underway produce standardization effects, the recent rapprochement between the collectives of drivers and couriers that results from this remains contingent and riddled with ambiguities. These results lead us to identify the lines of tension that exist between the regulations linked to the sector and those centred on “labour law”. They also raise the question of the objective common interests that exist within the framework of a potential convergence of collectives of couriers and drivers, and more broadly of platform workers.
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Unionizing Delivery Platform Workers. The Spatiality of Struggles over Regulation and Deregulation of Delivery Work in Spain
Irene López-García, Maria Antonia Ribón-Seisdedos, Karol Morales-Muñoz et Beltrán Roca
RésuméEN :
This article is about recent changes in the union strategy of Spanish platform workers. Using a socio-spatial approach to labour processes and disputes, we first describe the context of union organizing: how the business model of delivery platforms has evolved and how it is regulated in Spain. We then analyze the first initiatives to organize couriers in Spain. These initiatives can be classified under the heading of community unionism and have focused on specific spaces of union activism (state regulation and community support). Next, we explore how their newly won employee status has caused couriers to adopt more conventional forms of union organizing and focus on other spaces. Finally, we discuss the main challenges of reconciling union models with the working world of delivery platforms.
Summary
This article is about recent changes in the union strategy of Spanish platform couriers. Using a socio-spatial approach to labour processes and disputes, we first describe the context of union organizing: how the business model of delivery platforms has evolved and how it is regulated in Spain. We then use qualitative interviews with union delegates, document analysis and participant observation to analyze the first initiatives to organize couriers in Spain by the network Couriers for Rights (Riders por Derechos). These initiatives can be classified under the heading of community unionism and have focused on specific spaces of union activism (state regulation and community support). Next, we explore how their newly won employee status has caused couriers to adopt more conventional forms of union organizing and, consequently, focus on other spaces of activism (mainly firms and workplaces). Finally, we discuss the main challenges of reconciling the different ways of unionizing couriers in a new context characterized by technology-driven deregulation and fragmentation of work, by growing demand for digital worker rights and by the existence of professional associations in which couriers defend themselves as independent contractors rather than as employees.
FR :
Cet article examine les changements récents dans la stratégie syndicale envers des travailleurs sur les plateformes de messagerie en Espagne. Appliquant une approche socio-spatiale à l'étude des processus et conflits de travail, il commence par décrire le contexte dans lequel s'inscrit la syndicalisation soit l'évolution du modèle d'entreprise des plates-formes de livraison et sa réglementation en Espagne. Ensuite, en s'appuyant sur des entretiens qualitatifs avec des délégués syndicaux, une analyse documentaire et une observation participante, l'article documente les premières initiatives d'organisation des coursiers en Espagne, menées par le réseau Couriers for Rights (Riders por Derechos). Celles-ci peuvent être comprises sous l’angle du syndicalisme communautaire et se sont concentrées sur des spatialités spécifiques (réglementation de l'État et soutien de la communauté). Ensuite, le texte explore la manière dont l'obtention du statut d'employé pousse les coursiers à adopter des formes plus conventionnelles d'organisation syndicale, en se concentrant par conséquent sur d'autres spatialités (principalement les entreprises et les lieux de travail). Enfin, il aborde les principaux défis des modèles syndicaux dans ce nouveau contexte, marqué par la déréglementation et la fragmentation du travail favorisées par le changement technologique, la demande croissante de droits numériques du travail et l'existence d'associations professionnelles de coursiers défendant le statut d'entrepreneurs indépendants et affaiblissant le pouvoir des travailleurs.
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L’accompagnement syndical des mobilisations de chauffeurs VTC et de livreurs de repas en France. Les apports d’une perspective comparative et intersectionnelle
Guénolé Marchadour
RésuméFR :
Le développement du travail de plateforme a vu naître, dans différents contextes nationaux, des mobilisations pour défendre les intérêts et faire reconnaître les spécificités de travailleur·es situé·es aux marges des relations industrielles. L’objectif de cet article est d’examiner, suivant une perspective comparative et intersectionnelle, l’accompagnement syndical des mobilisations de chauffeurs VTC et de livreurs de repas en France. À partir d’une enquête qualitative sur des collectifs suivis par la CFDT et la CGT, il met en évidence les défis et les obstacles communs auxquels ces organisations sont aujourd’hui confrontées pour soutenir l’action collective de travailleur·es précaires et racisé·es.
Cette perspective introduit une nouvelle approche de l’action syndicale qui a surtout été étudiée au travers des rapports sociaux de classe et, dans une moindre mesure, de genre. Or, la précarité du travail de plateforme s’inscrit dans une division simultanément racialisée et sexuée du travail dont les effets croisés prennent trois principales formes dans l’accompagnement syndical. Outre le décentrement progressif par rapport au cadre salarial dominant, cet accompagnement vise à réduire, en pratique, la distance sociale entre les travailleurs de plateforme et l’univers syndical, afin de composer avec des relations professionnelles à deux vitesses et d’autant plus dégradées que ces travailleurs sont doublement marginalisés pour accéder à l’emploi et à l’espace public.
Les mobilisations des chauffeurs et des livreurs des plateformes se déploient selon trois dynamiques conflictuelles. Les usages du droit occasionnent d’abord des conflits de priorité entre une logique de l’urgence, liée au statut de séjour irrégulier des travailleur·es, et des logiques judiciaires ou d’encadrement juridique du travail de plateforme, lesquelles ont en commun de sous-estimer les obstacles dans l’accès au droit de travailleur·es précaires et racisé·es. Les pratiques de « grèves » ou de manifestation chez les VTC et les livreurs reflètent ensuite le décalage entre la réappropriation plus conflictuelle, directe et immédiate du répertoire d’action syndicale et une culture organisationnelle fondée sur la structuration longue des conflits du travail et le respect de procédures formelles. Enfin, les organisations syndicales peinent à reconnaître la légitimité des ressources communautaires de ces travailleur·es alors qu’elles alimentent souvent la phase initiale des mobilisations.
L’hybridation et la fragilité de ces mobilisations invite d’autres recherches à dépasser le cadre d’analyse classique des relations industrielles en prenant au sérieux les rapports sociaux de genre et de race qui structurent l’action collective de travailleur·es qui ont été marginalisé·es dans l’institutionnalisation des relations de travail.
Précis
Dans une perspective comparative et intersectionnelle, l’article examine l’accompagnement syndical des mobilisations de chauffeurs VTC et de livreurs de repas en France. À partir d’une enquête qualitative sur des collectifs suivis par la CFDT et la CGT, il met en évidence les défis et les obstacles communs auxquels ces organisations sont aujourd’hui confrontées pour soutenir l’action collective de travailleur·es précaires et racisé·es. Les effets croisés de la précarité, du genre et de la race sur l’action syndicale prennent trois formes : le décentrement par rapport au salariat, l’approche syndicale des travailleurs de plateforme et la gestion de relations professionnelles à deux vitesses. L’accompagnement des mobilisations des chauffeurs et des livreurs des plateformes se déploie dans des dynamiques conflictuelles liées aux usages du droit, à la réappropriation du répertoire d’action syndicale et à la mobilisation de ressources communautaires. Il en résulte des logiques d’action collective hybrides et fragiles.
EN :
From a comparative and intersectional perspective, this article examines union support to VTC drivers and meal delivery workers’ mobilizations in France. Based on a qualitative survey of workers’ groups supported by the CFDT and the CGT, it highlights the common challenges and obstacles these organizations face today in supporting the collective action of precarious and racialized workers. The intersecting effects of precariousness, gender and race on union action take three forms: the decentering from the wage-earning system, the union approach to platform workers, and the management of two-tier industrial relations. The union support to the mobilizations of VTC drivers and delivery workers has unfolded in conflictual dynamics connected with legal practices, the reappropriation of union action repertoire and the mobilization of community resources. The collective action processes are as a result hybrid and fragile.
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Syndiquer sans mobiliser : la plateformisation du travail et ses conséquences sur le syndicalisme chinois
Ke Huang
RésuméFR :
Comment les syndicats chinois réagissent-ils à la plateformisation du travail et à la résistance des travailleurs des plateformes ? Centré sur les livreurs de repas, cet article examine les défis que le travail de plateforme pose à la Fédération nationale des syndicats de Chine (Zhonghua quanguo zonggonghui中华全国总工会), la seule organisation syndicale légale en Chine, et la manière dont, dans un premier temps, les livreurs se sont mis en lutte sans l’intervention des syndicats. Dans un deuxième temps, répondant aux injonctions des autorités politiques, la FNSC a cherché à syndiquer les livreurs en développant de nouveaux modes d’organisation. Parallèlement, elle a développé une offre de service à destination de ces travailleurs. Ce n’est que tout récemment qu’elle s’est impliquée dans la négociation de conventions collectives portant sur les conditions d’emploi et de travail des livreurs. Même si le manque de recul ne permet pas de saisir la portée réelle de ces négociations, elle interpelle cependant par rapport à la réalité du syndicalisme en Chine.
Résumé
Dans cet article, la relation entre les syndicats chinois et les livreurs de repas qui résistent à l’exploitation du capitalisme de plateforme est examinée. Pour ce faire, nous nous basons sur les matériaux obtenus lors de l’enquête de terrain in situ dans trois villes chinoises tout en utilisant les données collectées par l’ethnographie en ligne comme méthode complémentaire.
Nous analyserons d’abord l’impact du caractère officiel de la structure de la Fédération nationale des syndicats de Chine (FNSC) sur sa compatibilité avec les livreurs. Contrainte par les politiques et le régime chinois, la FNSC est absente des actions collectives de ce nouveau groupe de travailleurs. Ensuite, nous montrons que, en raison de cette absence, la résistance des livreurs s’est appuyée principalement sur le mode de l’auto-organisation. Bien qu’évitant le rôle d’encadrement des mobilisations, les syndicats chinois ont réagi à l’émergence du groupe des livreurs et à la croissance de leurs protestations. De nouvelles modalités d’organisation des syndicats de livreurs ont émergé ces dernières années en Chine. Alors que ces syndicats intervenaient initialement comme prestataires de services, se concentrant sur le bien-être des travailleurs, leurs actions s’orientent désormais vers la promotion de la négociation collective.
Nous mettons en évidence que la relation juridique ambiguë entre les plateformes et les travailleurs, l’externalisation multiple des plateformes chinoises et la dispersion géographique de leurs entreprises sous-traitantes ont remis en question la modalité traditionnelle d’organisation syndicale en Chine. En réponse à cela, la FNSC a créé des syndicats à différents niveaux pour les livreurs, en rupture avec le système établi, en abandonnant les « syndicats de papier » contrôlés par l’employeur et en acquérant potentiellement un pouvoir de négociation.
EN :
Based on materials obtained from fieldwork in three Chinese cities and data collected through online ethnography as a complementary method, this article investigates the relationship between Chinese trade unions and food delivery workers resisting the exploitation of platform capitalism.
The article first analyzes the impact of the official character and structure of the All-China Federation of Trade Unions (ACFTU) on its compatibility with delivery workers. Constrained by Chinese policies and regime, the ACFTU is absent from the collective action mobilization of delivery workers. Thus, it is shown that, by this absence, the Chinese couriers have opted for self-organization. However, while avoiding the role of mobilization, Chinese unions have responded and acted on the emergence of the couriers and the growth of their protest actions. As a result of these practices, some new union organizing patterns in platform capitalism have emerged in different regions. Whereas unions for platform workers, initially in the form of service stations, focused on providing welfare to workers, the actions of these unions are now shifting toward promoting collective bargaining.
This article highlights that the ambiguous legal relationship between platforms and workers, the multiple outsourcing of Chinese platforms, and the geographical dispersion of outsourcing companies have challenged the ACFTU’s traditional union organization patterns, with the result that special unions have been created at different levels for couriers by innovating beyond the established system, abandoning the tradition of employer-controlled “paper unions” and potentially gaining substantive bargaining power.
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Le syndicalisme japonais à l’épreuve du capitalisme de plateforme
Kenshin Nakano
RésuméFR :
Dans un contexte mondial où l’expansion de l’économie de plateformes numériques dans les secteurs du transport de personnes et de la livraison de repas suscite les mobilisations des travailleurs, le contexte japonais est caractérisé par une double « étrangeté », à savoir une absence apparente des travailleurs de plateformes dans le secteur du transport de personnes alors que les mobilisations y ont été importantes et une faible mobilisation dans le secteur de la livraison de repas où le nombre de livreurs a véritablement explosé. À partir d’une enquête qualitative menée auprès de divers acteurs actifs dans les deux secteurs, l’article montre comment le syndicalisme japonais a réagi face au capitalisme de plateforme.
Résumé
À partir d’une enquête qualitative – entretiens et observations –, l’article se propose de mettre en lumière le processus d’implantation des plateformes numériques, entre autres Uber, ainsi que celui des mobilisations syndicales au Japon, dans les secteurs du transport de personnes et de la livraison de repas. Pour comprendre la particularité de la réalité japonaise en la matière – absence d’une « disruption » dans le secteur du transport de personnes et peu de mobilisation dans le secteur de la livraison de repas –, l’analyse resitue chaque acteur dans la structure des relations professionnelles et dans la configuration du modèle japonais du syndicalisme.
Dans le cas du secteur de transport, l’article montre que l’ensemble des facteurs, tels que la forme de la régulation dans le secteur du transport, la prédominance des chauffeurs salariés et la mobilisation rapide et massive des syndicats en alliance exceptionnelle avec l’association des employeurs, a empêché les plateformes numériques de créer une « disruption ». L’absence de celles-ci ne signifie cependant pas l’immuabilité du secteur, car la diffusion d’applications numériques en son sein transforme le travail des chauffeurs de taxi. En contraste avec les mobilisations des chauffeurs de taxi qui témoignent de la capacité de résistance du syndicalisme japonais, l’analyse de la mobilisation dans le secteur de la livraison de repas montre comment, au regard des difficultés des syndicats japonais à défendre les travailleurs précaires, une nouvelle dynamique émerge à la marge du système des relations professionnelles. Cette dynamique, bien que très modeste, laisse toutefois entrevoir un possible renouveau syndical.
EN :
Based on a qualitative survey - interviews and observations - the article proposes to highlight the way digital platforms have been introduced into Japan, notably Uber, as well as the process of worker mobilization that has been triggered off in response, in both the passenger transportation and food delivery industries. To understand the apparent peculiarity of the Japanese situation in this respect – the absence of any significant "disruption" in the passenger transportation sector and limited mobilization in the food delivery sector – the analysis situates actors within the traditional industrial relations structure and the Japanese model of trade unionism.
In the case of the transport sector, the article shows that a combination of factors, such as the form of regulation in the transport sector, the predominance of employed drivers and the rapid and massive mobilization of unions in exceptional alliance with the employers' association, prevented digital platforms from making a "disruption". However, their absence does not mean that the sector is immutable, as the spread of digital applications within the sector is transforming the work of taxi drivers. In contrast to the taxi drivers' mobilizations, which bears witness the resilience of Japanese trade unionism, the case of mobilization in the meal delivery sector shows how, given the difficulties of Japanese unions to defend precarious workers, a new dynamic is emerging at the margins of the industrial relations system. Although modest in scale, this dynamic nevertheless provide a glimpse of a possible union renewal.
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Les plateformes de travail numériques. Polygraphie d’un nouveau modèle organisationnel. (sous la dir. de Mircea Vultur). Québec : Presses de l’Université Laval, coll. Sociologie contemporaine, 2023, 340p.
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Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, Le capital algorithmique. Accumulation, pouvoir et résistances à l’ère de l’intelligence artificielle, (Les Éditions Écosociété, 2023, 489 p.)