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1. Introduction

Dans un contexte de chômage de masse persistant, et au fil des crises, le marché du travail français du début du XXIe siècle se caractérise par la prépondérance du recrutement en dehors de l’emploi standard, c’est-à-dire en contrat temporaire (contrat à durée déterminée – CDD, intérim) et pour une durée de plus en plus courte (Picart, 2014 ; Milin, 2018). Le développement continu de ces « formes particulières d’emploi » (FPE) alimente et renforce l’image d’un marché du travail dual, opposant salariés stables dotés de toutes les protections et salariés instables cantonnés dans la précarité (Berson, 2018). Au-delà des traditionnels marchés internes et externes, les études empiriques des pratiques de gestion de la main-d’oeuvre analysent plutôt le marché du travail français en plusieurs segments (cf.infra) dont le nombre et la nature varient selon les auteurs (Picart, 2017 ; d’Agostino et Delanoë, 2016 ; Petit, 2002). Nous nous inscrivons ainsi dans une version « multi-segments » du cadre théorique segmentationniste. Notre premier objectif est d’identifier l’ensemble des segments du marché du travail, définis comme la forme et les caractéristiques que prennent les relations d’emploi au sein des entreprises, en prêtant attention à ce qui les distingue et en interrogeant leur éventuelle porosité. Le second objectif est alors d’étudier l’évolution de la place de ces segments et de leurs caractéristiques à dix ans d’intervalle (2006 et 2016), dans un contexte où l’essor des contrats de très courte durée a pu transformer les relations d’emploi et affecter cette segmentation.

Pour ce faire, nous mobilisons des techniques d’analyse factorielle de données puis de classification, sur des données administratives : les déclarations annuelles de données sociales (DADS)[1] des années 2006 et 2016. Nous menons cette analyse à l’échelle d’une région française, Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA)[2], qui, malgré les spécificités de son tissu productif, a connu des évolutions socio-économiques comparables à celles observées à l’échelle nationale. À cette échelle régionale, nous travaillons sur un champ exhaustif, en majorité constitué de petits établissements. L’originalité de notre approche repose donc sur l’analyse des pratiques de gestion de la main-d’oeuvre de l’ensemble des établissements employeurs de cette région, en mobilisant non seulement le type de contrat de travail (CDI, CDD, contrats aidés et contrats d’apprentissage), mais aussi la durée des emplois temporaires, la nature du temps de travail et le niveau des rémunérations, afin d’identifier les combinaisons spécifiques de ces divers outils de gestion de la main-d’oeuvre. La cartographie empirique des différents segments composant le marché du travail provençal est ensuite analysée en fonction de l’évolution entre ces deux années, ce qui permet d’analyser d’éventuels changements de pratiques, notamment au regard de la réduction de la durée des CDD observée en France, tout en écartant les possibles effets de la crise économique de 2008-2009[3]. Nous procédons également aux mêmes classifications des données pour chaque catégorie de taille d’entreprise, afin de comprendre si l’inclusion des entreprises de moins de 10 salariés – souvent exclues du champ des études statistiques – influe sur les résultats obtenus et de quelle manière.

Dans la première partie, nous présentons le cadre théorique segmentationniste au fondement de notre approche méthodologique, qui nous permet d’énoncer les hypothèses à tester. Dans la deuxième partie, nous nous penchons sur la typologie issue de l’analyse de données, qui distingue les employeurs provençaux selon leurs pratiques de gestion de la main-d’oeuvre regroupées en quatre classes, que nous interprétons comme autant de segments du marché du travail. Dans la troisième partie, nous discutons plus précisément de l’effet de la taille des établissements sur la construction des segments et de leur évolution entre 2006 et 2016.

2. Une approche segmentationniste du marché du travail français

Si notre cadre théorique repose sur les théories segmentationnistes développées à partir des pratiques des entreprises, d’autres travaux nous permettent de i) renforcer la vision multi-segments au-delà de la dualité posée initialement, ii) questionner la nature discrète ou poreuse des frontières entre ces différents segments, et iii) prendre en compte l’actuelle diversité des formes de flexibilité – externe et interne –, ou au contraire des stratégies de fidélisation des entreprises. Ce cadre théorique posé, nous explicitons la démarche d’analyse et les hypothèses à tester empiriquement.

2.1. Approche multi-segments du marché du travail et diversité des stratégies de gestion de la main-d’oeuvre

Dès son origine, le cadre théorique segmentationniste (Doeringer et Piore, 1971) comportait un découpage en segments plus fins que la simple opposition emplois primaires/secondaires. Les auteurs avaient d’emblée défini un segment « primaire inférieur » correspondant à la figure du marché interne, constitué d’emplois stables et de carrières réalisées au sein de la même entreprise, à côté d’un segment « primaire supérieur » (Piore, 1975 ; Osterman, 1975) où les carrières des salariés reposent sur une mobilité externe – proche des « marchés professionnels » proposés ensuite par Marsden (1989) ou Eyraud et al. (1990). Le marché secondaire ou externe a été quant à lui d’abord considéré comme « le reste du marché du travail » et l’archétype du marché concurrentiel de la théorie néoclassique. Certains auteurs ont tenté de le préciser ensuite : Valette (2007) distingue à côté de ce marché secondaire/externe concurrentiel un « marché secondaire stable » qui regroupe des emplois caractérisés par une ancienneté élevée, mais aussi des salaires faibles ; Gazier et Petit (2007) scindent également le marché secondaire en deux en s’inspirant de Piore (1975) : un « upper-tier secondary sector » rassemble des entreprises organisant des progressions salariales, un accès à la formation, une certaine autonomie dans le travail, alors qu’un « lower-tier secondary sector » correspond au marché secondaire standard et originel.

Une partie de la littérature interroge toutefois les frontières entre ces segments et leur éventuelle porosité ou perméabilité. Certains salariés des segments secondaires peuvent en effet accéder aux emplois des segments primaires (cf. Amossé et al., 2012, sur le cas français). Par ailleurs, des segments d’emplois primaires et secondaires peuvent coexister au sein d’une même entreprise : cette dualité interne aux entreprises est une spécificité du marché du travail français déjà pointée (Piore, 1978). Le modèle de « spécialisation flexible » (Piore et Sabel, 1984), ou le schéma coeur/périphérie (Atkinson, 1984), décrivent aussi la coexistence de segments au sein et autour d’une même entreprise. Plus généralement, on peut considérer les différents segments identifiés de manière empirique comme « discrets » ou « perméables » – allant jusqu’à un continuum de segments. Par exemple, Hudson (2007) a développé une méthode statistique spécifique pour mesurer le degré de dualisme du marché du travail américain des années 1990, à partir de la distribution des caractéristiques des emplois et du degré de corrélation entre l’une ou l’autre de ces caractéristiques. Sans déployer une telle méthode, nous interpréterons nos résultats à l’aune de cette notion de porosité entre segments et donc entre pratiques des entreprises.

Enfin, les travaux français ont très tôt documenté le développement des « formes particulières d’emploi » (FPE ; homologue courant du « non-standard employment » ou du « contingent work » anglo-saxon) à côté d’un certain étiolement des marchés internes (e.g. Gautié, 2004). Cependant, l’une ou l’autre de ces FPE (par exemple l’intérim) ont été étudiées de manière isolée, tandis que le contrat à durée déterminée, emblématique des FPE, a souvent été considéré comme une catégorie homogène. Or, les usages de la flexibilité externe ont changé en France au cours de la dernière décennie : la durée des CDD a diminué et ils sont moins souvent transformés en CDI (Picart, 2014). L’accroissement du recours à ces FPE repose également sur des « innovations contractuelles à l’initiative des pouvoirs publics » (Favereau, 2016, p. 25), en particulier la diversification des formes d’emplois aidés. Si le nombre, les caractéristiques ou encore les cibles de ces emplois aidés fluctuent au gré des gouvernements, ils participent des évolutions structurelles du marché du travail, tant dans l’usage qu’en font les entreprises que dans les normes implicites qu’ils véhiculent auprès des bénéficiaires : ils doivent donc être intégrés dans des analyses en matière de segmentation (Kornig et Michon, 2010). De plus, les entreprises déploient des stratégies de flexibilité combinant flexibilité externe (CDD) et interne à travers la modulation du temps de travail (par le biais du recours aux heures supplémentaires par exemple ou à l’annualisation du temps de travail) et/ou la flexibilité des rémunérations (primes individuelles et variables). Au contraire, celles qui souhaitent fidéliser leurs salariés leur proposent des CDI pour inscrire la relation d’emploi dans la durée, et développent également des politiques salariales favorables : rémunérations plus élevées, augmentations à l’ancienneté, possibilités de promotion hiérarchiques (cf. Duhautois et al., 2012, pour une revue de littérature sur ces différents éléments). Derrière les théories de la segmentation se profilent ainsi des modèles d’entreprise[4] dont la stratégie de gestion de la main-d’oeuvre n’est que l’une des dimensions constitutives, avec la stratégie de production ou l’organisation du travail. Ces modèles dépendent également des caractéristiques structurelles des entreprises, en premier lieu la taille et le secteur. Cette perspective peut éclairer en retour la dynamique de la segmentation (cf. Gazier et Petit, 2019, p. 312-314, pour le cas français) et montre la nécessité de tenir compte du profil des entreprises dans la différenciation des pratiques de gestion de la main-d’oeuvre au fondement des segments du marché du travail. L’ensemble de ces changements plaide pour analyser l’évolution des différents segments identifiables entre deux dates.

2.2 Identifier des segments par l’association entre différents outils de gestion de la main-d’oeuvre

Suivant ce cadre théorique, notre démarche empirique consiste à identifier différents segments du marché du travail en PACA grâce aux variables caractérisant les pratiques de gestion de la main-d’oeuvre des entreprises dans nos données. Les entreprises pouvant élaborer des stratégies de flexibilité ou de fidélisation de la main-d’oeuvre à partir de divers outils, notre analyse intègre le type de contrat de travail, la durée des CDD, la nature du temps de travail et le niveau des rémunérations, et étudie la manière dont ces outils s’assemblent ou non. Par exemple, un recours important aux CDD, et en particulier aux CDD courts, s’accompagne-t-il d’un usage élevé du temps partiel et de faibles rémunérations ? Existe-t-il des pratiques associant des CDD longs avec de hautes rémunérations, qui pourraient renvoyer à des caractéristiques de marché professionnel ou de « quasi-marché interne », en particulier dans le secteur de la fonction publique (Peyrin, 2019) ?

Plus généralement, nous postulons que c’est la manière dont s’associent ces outils de gestion de la main-d’oeuvre qui nous permettra d’identifier les différents segments du marché du travail. D’après les travaux cités précédemment, ces segments pourraient être au nombre de cinq : 1/ un segment typique du marché interne (parfois dénommé primaire inférieur) caractérisé par un recours élevé aux CDI et un rare recours aux CDD, plutôt associé à des politiques salariales généreuses ; 2/ un segment relevant du marché primaire supérieur dans lequel l’usage des CDI serait aussi élevé, mais où des CDD longs pourraient également être utilisés et la main-d’oeuvre potentiellement plus jeune et plus qualifiée ; 3/ un segment caractéristique du marché externe concurrentiel identifié par de fortes pratiques de flexibilité externe et interne ; 4/ un segment « secondaire stable » pouvant reposer sur des combinaisons CDI-temps partiel-salaires faibles ; 5/ et enfin un segment « mixte » caractérisé par des pratiques associant emplois primaires et emplois secondaires, autrement dit avec des pratiques dans la moyenne en ce qui concerne le recours aux différents contrats et au temps partiel, associés à des rémunérations moyennes. L’interprétation des résultats empiriques discutera en outre de la nature discrète ou continue des segments.

Enfin, pour tenir compte des changements macroéconomiques et institutionnels d’une part, et du rôle des caractéristiques structurelles des entreprises dans leurs pratiques d’autre part, nous aborderons deux prolongements à l’analyse : 1/ une description de la typologie des segments obtenus à 10 ans d’intervalle, pour tester une probable diffusion du segment caractéristique du marché externe concurrentiel et/ou de celui qualifié de « mixte » ; 2/ une déclinaison de la typologie par taille d’établissements par de nouvelles classifications pour tester l’effet de cette caractéristique structurelle sur la segmentation obtenue.

3. Quatre segments pour décrire le marché du travail provençal

Après avoir précisé la méthodologie quantitative au fondement de notre typologie, nous interprétons les 4 classes d’établissements, soit autant de segments caractérisant le marché du travail provençal.

3.1. Une analyse empirique de données d’emplois et d’établissements

Notre analyse empirique repose sur une cartographie puis une typologie des modes de gestion de la main-d’oeuvre des employeurs provençaux, c’est-à-dire de la région PACA située au sud-est de la France, pour les années 2006 et 2016[5], à partir des DADS, source administrative exhaustive à l’échelle régionale. Le champ comprend ainsi l’ensemble des postes de cette région déclarés pour les années 2006 ou 2016, dans les secteurs privés (hors agriculture et particuliers employeurs) et publics (hors fonction publique d’État)[6], sans restriction de taille. Cette particularité nous permet ainsi de mettre l’accent sur les petites entreprises, de loin les plus nombreuses en France et pourtant souvent exclues du champ des enquêtes statistiques. Techniquement, cette cartographie résulte d’une analyse des correspondances multiples (ACM), et les 4 classes d’une classification mixte[7] réalisée sur les sept premiers facteurs issus de l’ACM (représentant 77 % de l’inertie globale). Sept variables caractérisent les relations d’emploi des établissements, en distinguant, en lien avec nos hypothèses : le type d’emploi : stable (CDI et fonctionnaires) vs temporaires (CDD divers et intérim) vs emplois aidés, mais aussi la durée : emplois temporaires de moins d’un moins vs plus longs (entre 1 et 6 mois, plus de 6 mois), puis la nature du temps de travail (intensité du recours au temps partiel dans l’ensemble des postes), et enfin le niveau des rémunérations à travers la masse salariale brute.

Tableau 1

Liste des variables introduites dans l’analyse des correspondances multiples

Liste des variables introduites dans l’analyse des correspondances multiples

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Chacune de ces variables tient compte de la taille de chaque établissement : le nombre de postes correspondant à chaque forme d’emploi, ou, le cas échéant, la masse salariale brute totale, est en effet rapporté à l’ensemble des postes de l’établissement – excepté la durée moyenne des CDD de plus d’un mois et le recours aux contrats aidés. Ces rapports sont ensuite discrétisés en 3 modalités : faible, intermédiaire ou élevée, les seuils variant selon la distribution de chaque ratio (Tableau 1). Choisis en lien avec notre cadre théorique et la littérature empirique, en particulier française, sur les stratégies de gestion de la main-d’oeuvre (Petit, 2003 ; Lemière et al., 2006 ; d’Agostino et Delanoe, 2016 ; de Larquier et Rieucau, 2020), ces indicateurs sont contraints par les informations disponibles dans la base de données utilisée : par exemple, nous ne disposons pas d’informations sur les pratiques de formation des établissements.

L’interprétation de cette typologie est enrichie par la répartition sectorielle et par taille des établissements et la structure de l’emploi des établissements par âge et qualifications (professions et catégorie socioprofessionnelles – PCS). La structure de l’emploi est enfin décrite selon les autres types de contrats de travail (apprentis, fonctionnaires).

3.2. Une typologie en quatre classes d’établissements

3.2.1. Un premier clivage entre deux groupes de segments

Sur les deux années empilées, une première classe rassemble 56 % des établissements et 21 % des postes (tableau 2) : ses caractéristiques principales nous amènent à la rapprocher du marché primaire – sans que l’on puisse à ce stade en identifier le segment plus précis, supérieur ou inférieur – et à la qualifier de « stabilité de l’emploi ». Le recours aux emplois stables est particulièrement intensif, mais quasi-inexistant pour les emplois temporaires. Les trois autres classes ou segments s’en distinguent, par un recours beaucoup moins intensif aux emplois stables, et correspondent ainsi à différents segments du marché secondaire, ou à un ou des segments mixtes. Cette séparation nette entre deux grands pôles de segments est typique de ce type de typologie (e.g. d’Agostino et Delanoë, 2016 ; Lemière et al., 2006). La première des trois autres classes, dénommée « flexibilité par les contrats courts », est la plus caractéristique du marché externe concurrentiel : les taux de recours aux emplois temporaires (quelle que soit leur durée) y sont plus élevés que dans l’ensemble des établissements ; ce segment rassemble 28 % des établissements et 38 % des postes. Une seconde classe se caractérise par un recours élevé aux emplois temporaires, mais les CDD y ont plus souvent une durée égale ou supérieure à 6 mois, c’est pourquoi on la qualifie de « flexibilité par les CDD longs » ; elle rassemble 10 % des établissements et 15 % des postes. Enfin, la dernière classe se distingue des autres à la fois par des taux de recours aux différentes formes d’emploi plutôt intermédiaires, voire faibles, et un recours aux contrats aidés et à l’apprentissage nettement plus élevé que les autres classes. Nous le désignons comme un segment de « pratiques mixtes », qui regroupe 6 % des établissements, mais 28 % des postes. Une analyse plus détaillée est nécessaire pour interpréter plus finement ces classes selon les segments postulés précédemment.

Tableau 2

Statistiques descriptives des 4 classes de la typologie empilée sur les années 2006 et 2016

Statistiques descriptives des 4 classes de la typologie empilée sur les années 2006 et 2016

Champ : postes dans les secteurs privé et public, hors agriculture et particuliers employeurs, hors fonction publique d’État, et hors élus, stagiaires, indemnités chômage et agents dits permanents des entreprises de travail temporaire.

Source : INSEE, DADS 2006 et 2016, fichier postes régional PACA (lieu de travail).

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3.2.2. Une interprétation plus fine des quatre segments

Caractérisés par le recours élevé aux emplois stables et quasi-inexistant aux emplois temporaires, les établissements composant le segment de « stabilité de l’emploi » n’emploient pas de contrats aidés et peu de contrats d’apprentissage (10 % d’entre eux étant concernés). Cela suggère un usage marginal de la flexibilité quantitative externe, plutôt pour des motifs de remplacement d’urgence. Côté flexibilité interne, le recours au temps partiel s’avère également plus faible que la moyenne régionale (52 % vs 64 %) et moins intense puisque 49 % des établissements y ont recours pour moins de 5 % de leurs effectifs. En outre, la part des hauts salaires est surreprésentée dans ces établissements, reflétant certes une main-d’oeuvre relativement plus âgée et une surreprésentation des cadres, mais résistant toutefois à un contrôle par âge, PCS et sexe donnés[8]. L’ensemble des caractéristiques des emplois et des salariés renforce cette interprétation comme segment le plus typique d’un marché primaire. Toutefois, faute de variables sur les mobilités des salariés (interne ou externe), les dépenses de formation des établissements ou encore le rôle donné aux syndicats, nous ne pouvons préciser s’il correspond plutôt au segment inférieur de type marché interne, ou au segment supérieur. La surreprésentation des très petits établissements, ainsi que du commerce et plus faiblement de la construction suggère une proximité avec un « segment primaire des services » (d’Agostino et Delanoë, 2016), caractérisé par des établissements de taille inférieure à la moyenne, plutôt qu’avec un pur marché interne, même « rénové » (Lemière et al., 2006) ou « vieillissant ». Par ailleurs, ces deux caractéristiques structurelles, associées à une part non négligeable d’ouvriers (29 %), pourraient aussi suggérer que la ou les directions de ces entreprises n’ont pas l’appui d’un service de gestion des ressources humaines et connaissent peu les possibilités qu’offre le droit du travail : le recours à des CDI à temps plein serait alors la forme de la relation d’emploi la plus « normale » – dans le sens de norme –, alors que le salaire constituerait le principal levier pour fidéliser les salariés (cf. Giraud et Signoretto, 2021, pour une étude qualitative de ce type d’entreprises). Toutefois, cela ne dit rien sur les garanties associées aux CDI, et en particulier leur durée effective, et suggère surtout un segment hétérogène : il est difficile de relier ces dernières pratiques à un segment primaire tant les possibilités de carrière semblent faibles dans ce type de petites entreprises.

À l’opposé, le segment le plus typique du marché secondaire concurrentiel – celui de « flexibilité par les contrats courts » – regroupe des établissements ayant un usage très intensif des emplois temporaires, en particulier de courte durée : dans 32 % d’entre eux, plus de 20 % des effectifs sont concernés (contre seulement 12 % de l’ensemble des établissements) ; les CDD « longs » ayant en réalité une durée moyenne de 3,4 mois. Le recours aux contrats aidés est en revanche inexistant, il est dans la moyenne pour les contrats d’apprentissage. Néanmoins, 70 % des établissements ont une pratique dite intermédiaire d’emplois stables. Le recours au temps partiel est élevé, et surtout intensif, tandis que les pratiques de bas salaires sont surreprésentées (38 % des établissements) – y compris une fois contrôlée la structure des effectifs par âge, sexe et PCS. En moyenne, 39 % des effectifs d’un établissement de ce segment ont d’ailleurs moins de 30 ans (contre 29 % dans l’ensemble des établissements) et 51 % sont employés (+6 points par rapport à l’ensemble), tandis que les parts des cadres et professions intermédiaires sont sous-représentées. Enfin, le commerce est surreprésenté (39 % contre 23 %), tout comme les établissements de 5 à 49 salariés. Si ce segment d’hyperflexibilité au sein du marché secondaire s’explique par la prédominance des contrats de moins d’un mois dans les embauches en France depuis une quinzaine d’années, l’usage de ces « contrats courts » s’inscrit ici dans des pratiques plus générales de gestion de la main-d’oeuvre alliant flexibilité et compression des coûts salariaux. Cette classe se rapproche du segment « remplacements » identifié par de Larquier et Rieucau (2022), qui caractérise les besoins de remplacement dans l’urgence de salariés momentanément absents qui se résolvent en utilisant des réseaux professionnels ou d’anciens salariés (cf. également Lamanthe et al., 2021) ou encore des candidatures spontanées ; ou encore du « segment secondaire des services » – en l’occurrence des services à la personne peu qualifiés – chez d’Agostino et Delanoë (2016), même si le profil par âge y est différent (plutôt âgée) et que le recours aux contrats aidés y est élevé.

Le troisième segment intitulé « flexibilité par lesCDD longs » présente des points communs avec le précédent : usage élevé des emplois temporaires, mais de durée plus longue ; usage important du temps partiel ; recours aux emplois stables bien plus faible que la moyenne régionale. Il s’en distingue toutefois par des rémunérations plus souvent moyennes ou hautes – cette spécificité ne résistant néanmoins pas au contrôle par les caractéristiques des salariés (elles apparaissent en dessous de la moyenne régionale) –, et par le recours légèrement plus important à l’apprentissage. Les établissements restent petits (43 % ont entre 5 et 49 salariés, contre 26 % pour l’ensemble des établissements de la région), et appartiennent plus souvent au secteur du commerce et légèrement à celui de l’administration publique, enseignement et action sociale. Cette surreprésentation du secteur public explique sans doute la durée moyenne plus longue des CDD, typique de ce segment : le droit public autorise en effet le renouvellement de CDD sans délai de carence, et sur des périodes bien plus longues que le Code du travail (Peyrin, 2019). Enfin, la main-d’oeuvre est plus qualifiée (professions intermédiaires et cadres), non seulement par rapport au segment précédent, mais également par rapport à l’ensemble des établissements, et elle est un peu plus souvent âgée de 25 à 49 ans. Ainsi, ce segment se situe plutôt sur le marché secondaire – proche par certains aspects du « marché du travail occasionnel du tertiaire peu qualifié » (d’Agostino et Delanoë, 2016). Toutefois les caractéristiques des salariés en matière de PCS et d’âge invitent à discuter ce premier rattachement. Ce segment se rapproche aussi du « marché professionnel des services qualifiés » (d’Agostino et Delanoë, 2016), où l’on retrouve les activités de la santé/éducation et services aux entreprises, une flexibilité externe et interne du travail, et de hauts niveaux de qualification. En réalité, l’originalité de ce segment par rapport aux typologies identifiées dans la littérature française réside probablement à la fois dans l’introduction de durées différenciées des CDD dans l’analyse de données – qui mêle alors des CDD de la fonction publique avec des contrats d’apprentissage – et dans la présence des fonctions publiques hospitalières et territoriales (souvent absentes des analyses). Cela peut expliquer les natures « interne » et « professionnelle » du segment tel que l’entendait Eyraud et al. (1990), mais qui, dans le contexte français actuel, regroupe des emplois de qualité moyenne, voire basse, le détachant des caractéristiques d’emploi du segment primaire. Ainsi, ce segment semble – encore plus que le premier – rassembler des pratiques plus hétérogènes qu’il n’y paraît.

Enfin, le segment de « pratiques mixtes » correspondrait à des pratiques associant non seulement des emplois stables et temporaires classiques (CDD, intérim), mais également des formes d’emplois « subventionnés » : l’ensemble des établissements ont recours aux contrats aidés et 19 % emploient des apprentis. Les modalités intermédiaires des variables y sont également surreprésentées, que ce soit pour le type des emplois ou leur durée (entre un et six mois), l’usage du temps partiel ou le niveau des salaires. Une fois la structure de l’emploi contrôlée, la moyenne des rémunérations dans ces établissements est inférieure à celle de l’ensemble des établissements de la région. La main-d’oeuvre y est justement plus souvent de qualification intermédiaire – avec une sous-représentation nette des ouvriers – et surtout plus jeune (en moyenne, 37 % des effectifs ont moins de 30 ans) ; le secteur de l’administration publique, enseignement et action sociale est fortement surreprésenté, celui du commerce plus faiblement. Enfin, 13 % des établissements de ce segment ont au moins 50 salariés, contre 2 % dans l’ensemble de la région : ils sont donc plus grands. Au-delà du caractère « mixte » de ces pratiques de gestion de la main-d’oeuvre, ce segment pourrait aussi correspondre à un segment d’insertion des jeunes (comme celui « de l’artisanat » identifié par D’Agostino et Delanoë, 2016), mêlant potentiellement des logiques de ports d’entrée à des emplois stables comme peut le suggérer la surreprésentation du secteur public, mais aussi de substitution marché externe-marché professionnel (Lefresne, 2002) s’appuyant sur un plus faible coût de la main-d’oeuvre, car employée avec des contrats « subventionnés ».

Les frontières entre les quatre segments du marché du travail provençal sont ainsi poreuses : outre le segment secondaire de « flexibilité par les contrats courts », le segment de « stabilité de l’emploi » s’apparente majoritairement au marché primaire, mais pourrait aussi renvoyer à des pratiques d’établissements plus près d’un marché secondaire stable ; le segment de « flexibilité par les CDD longs » se rapproche du marché secondaire même s’il rassemble quelques caractéristiques d’un marché professionnel ; et enfin, le segment de « pratiques mixtes » semble illustrer la diversité des stratégies de gestion de la main-d’oeuvre au sein même des entreprises tout en incluant un segment d’insertion de jeunes sur le marché du travail.

4. Deux pistes d’approfondissements : comment cette typologie varie-t-elle selon la taille et dans le temps ?

Pour dépasser cette analyse qui mêle deux années à 10 ans d’intervalle et des entreprises hétérogènes du point de vue de leurs caractéristiques structurelles, nous proposons dans cette dernière section d’étudier comment cette segmentation se décline selon la taille des établissements et comment elle a évolué entre 2006 et 2016.

4.1. Une déclinaison de la segmentation selon la taille des établissements

Sur notre champ régional exhaustif, plus de la moitié des établissements recourent en majorité aux emplois stables et peu aux outils de flexibilité (emplois temporaires et temps partiel) ; 61 % des établissements de moins de 10 salariés (qui pèsent pour 87 % de l’ensemble des établissements) appartiennent à ce segment. À l’opposé, 38 % des établissements d’au moins 50 salariés ont des pratiques mixtes ; souvent dotés d’un service spécialisé de ressources humaines, ces établissements sont plus à même de recourir à toute la palette d’outils de flexibilité existante.

Cet effet de taille reflétant le poids des petits établissements, il pourrait aussi affecter les résultats de la typologie d’ensemble : nous avons donc réitéré l’analyse de données et les classifications sur cinq sous-échantillons d’établissements de moins de 5 salariés, de 5-9 salariés, de 10-19 salariés, de 20-29 salariés, et de 50 salariés ou plus. Le premier résultat est qu’on retrouve bien les segments de « stabilité de l’emploi » et de « flexibilité par les contrats courts » avec leurs principales caractéristiques dans les cinq typologies réalisées[9], mais dans des proportions qui varient nettement (Graphique 1). Le poids du segment de « stabilité de l’emploi » diminue à mesure que la taille augmente jusqu’à 50 salariés, puis augmente de nouveau pour la dernière catégorie de taille ; la part dans la typologie d’ensemble est ainsi bien tirée par les plus petits établissements. Ces variations ne se font pas en faveur du segment de « flexibilité par les contrats courts » dont la proportion, elle, reste stable dans les entreprises de moins de 20 salariés (autour de 20 %), et apparaît faible, voire très faible, dans les autres.

Graphique 1

Déclinaison de la typologie (mêmes variables) selon la taille d’établissement

Déclinaison de la typologie (mêmes variables) selon la taille d’établissement

Champ : postes dans les secteurs privé et public, hors agriculture et particuliers employeurs, hors fonction publique d’État, et hors élus, stagiaires, indemnités chômage et agents dits permanents des entreprises de travail temporaire.

Note : chaque typologie a été réalisée sur des sous-champs correspondant aux catégories de taille présentées en abscisse.

Source : INSEE, DADS 2006 et 2016, fichier postes régional PACA (lieu de travail).

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Il faut alors s’intéresser au poids des deux autres segments dans chacune des typologies par taille. La classe dénommée « flexibilité par les CDD longs » semble plus hétérogène quant à la durée des CDD, sauf pour les établissements de moins de 5 salariés. En effet, si les CDD de 6 mois et plus représentent les proportions les plus élevées dans cette classe par rapport aux autres, la modalité « 1 à 6 mois » apparaît elle aussi surreprésentée et souvent majoritaire ; c’est également la part intermédiaire des emplois temporaires de plus d’un mois qui prédomine, ce qui n’était pas le cas dans la typologie d’ensemble (plutôt la modalité « élevée »). La part des hauts salaires est également très élevée dans les établissements de 10-19 et 20-49 salariés, l’usage du temps partiel plus intensif dans ceux de moins de 5 salariés, ou encore le recours aux contrats aidés le plus élevé dans cette classe pour les établissements de 50 salariés ou plus. Si l’identification au segment secondaire reste pertinente pour chacune des typologies par taille, les spécificités de certaines d’entre elles permettent de préciser le type de marché. Pour les établissements de 10 à 49 salariés, d’un côté, le recours plus intensif aux emplois stables et aux rémunérations plus élevées, et de l’autre, la surreprésentation des secteurs de l’industrie et de la construction puis la sous-représentation des jeunes et des employés, suggèrent des segments « en restructuration », de l’industrie traditionnelle ou des marchés internes vieillissants (cf. d’Agostino et Delanoë, 2016). Dans les plus grands établissements, la dominance du secteur de l’administration publique et la surreprésentation des employés constituent un segment « secondaire public ». Si la part de ce segment est faible parmi les établissements de moins de 5 salariés, elle est beaucoup plus conséquente parmi ceux de 5 à 49 salariés (de 28 à 34 %) et quasi-majoritaire parmi les plus grands (45 %, cf. Graphique 1).

Enfin, la part des établissements relevant de « pratiques mixtes » est la plus faible dans l'ensemble, mais rassemble 31 % des établissements de 20 à 49 salariés. De manière générale, l’usage du temps partiel est plus intensif par rapport à la typologie sur l’ensemble des établissements ; la part élevée des emplois temporaires de plus d’un moins est également surreprésentée pour les établissements d’au moins 20 salariés, les CDD de 1 à 6 mois dominant dans les établissements d’au moins 10 salariés ; la part élevée d’emplois temporaires de moins d’un mois et des bas salaires sont enfin surreprésentés dans les établissements de plus grande taille (50 salariés ou plus). Ces segments de pratiques mixtes semblent davantage flexibles que dans la typologie d’ensemble, le rapprochant du segment précédent – en particulier pour les établissements d’au moins 10 salariés. Pour ces derniers, une segmentation des pratiques de gestion de la main-d’oeuvre en trois classes aurait probablement été pertinente.

4.2. Comment évoluent les segments composant le marché du travail provençal entre 2006 et 2016 ?

En dynamique, notre analyse met en évidence trois résultats : la diminution du segment de stabilité de l’emploi, une quasi-stagnation ou une légère diminution des pratiques intensives de flexibilité (emploi, temps de travail) dans les deux segments proches du marché secondaire au regard de la qualité des emplois, et la diffusion des pratiques mixtes par le biais des formes d’emplois « subventionnés ».

Tableau 3

Évolution de la typologie des modes de gestion de la main-d’oeuvre entre 2006 et 2016

Évolution de la typologie des modes de gestion de la main-d’oeuvre entre 2006 et 2016

Champ : postes dans les secteurs privé et public, hors agriculture et particuliers employeurs, hors fonction publique d’État, et hors élus, stagiaires, indemnités chômage et agents dits permanents des entreprises de travail temporaire.

Lecture : En 2016, 53 % des établissements appartenaient au segment « Stabilité de l’emploi », soit 6 points de moins qu’en 2006.

Source : INSEE, DADS 2006 et 2016, fichier postes régional PACA (lieu de travail).

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Si le segment de « stabilité de l’emploi » rassemble toujours un peu plus de la moitié des établissements provençaux en 2016, cette part diminue de 6 points, comme son poids dans l’emploi régional (18 % vs 24 % en 2006). Surtout, ses caractéristiques se renforcent : la part des emplois stables, déjà élevée, est encore plus forte, le recours et l’intensité du temps partiel sont plus faibles, la part des hauts salaires en légère hausse[10]. Ces évolutions confirment ainsi la tendance à l’affaiblissement du segment d’emplois primaires sur le marché du travail, déjà observée dans la littérature (Gautié, 2004), mais qui s’accompagne aussi ici d’un renforcement de ses caractéristiques principales.

À l’opposé, la part du segment de « flexibilité par les contrats courts » augmente très légèrement parmi les établissements entre 2006 et 2016 (+1 point), mais baisse de 10 points parmi les postes, ce qui suggère une diffusion de ce segment dans des établissements plus petits) ; tandis que la part du segment « flexibilité par les CDD longs » diminue dans les deux cas (cf. tableau 3). Ainsi, ces deux segments additionnés rassemblent toujours un peu plus d’un tiers des établissements (36 %), mais ne pèsent « plus » que 43 % de l’emploi régional en 2016 (vs 62 % en 2006). Plus précisément, la hausse du recours et de l’intensité de l’usage des contrats courts observée dans l’ensemble des établissements entre 2006 et 2016 (+2 points sur le taux de recours et la part la plus élevée) s’est répercutée dans ces deux segments de flexibilité typique ou proche du marché secondaire. Dans celui de « flexibilité par les CDD longs », cela concerne également les emplois temporaires supérieurs à un mois, ces établissements utilisant au contraire plus souvent les emplois stables, mais dans des proportions faibles. Par ailleurs, si le recours au temps partiel concerne moins d’établissements dans ces deux segments, leur usage est devenu plus intense – même si la modalité faible est également en hausse pour le segment de « flexibilité par les CDD longs ». Enfin, sur le plan des rémunérations, la part des bas salaires est en hausse (+2 à +4 points) dans ces deux segments, au détriment des plus élevés, alors que l’évolution est quasi-stable pour l’ensemble des établissements. L’analyse dynamique confirme ainsi l’appartenance du segment de « flexibilité par les contrats courts » à la partie hyperconcurrentielle du marché secondaire ; et celui de « flexibilité par les CDD longs » au marché secondaire, à la fois tertiaire (hausse du poids du commerce et des petits établissements) et public (dont la caractéristique de segment « professionnel » est toujours présente, mais sans être associée à des emplois de type primaire).

Enfin, c’est le segment de « pratiques mixtes » qui augmente le plus fortement : +9 points en parts d’établissements et +26 points en parts des postes (cf. tableau 3). Cette évolution s’explique par la forte hausse du recours aux contrats aidés dans la région PACA entre ces deux années (+9 points), entièrement concentrée dans ce segment. De fait, le nombre de contrats de ce type a atteint un niveau record en PACA pour l’année 2015 (Belle, 2016), suivant notamment la mise en place en 2012 d’un nouveau dispositif (les emplois d’avenir). Toutefois, ce phénomène s’avère spécifique à la fenêtre temporelle de notre analyse puisque le nombre de contrats aidés a fortement diminué après 2016, l’année 2017 étant par ailleurs marquée par une réforme de ces dispositifs (Bernard et Rey, 2017). Outre ce recours aux contrats aidés, ces établissements recourent de plus en plus intensément aux emplois stables entre 2006 et 2016 (+7 points pour la part élevée), autant voire un peu moins aux emplois temporaires courts, mais beaucoup plus aux CDD de plus d’un mois, moins fréquemment et moins intensément au temps partiel, et enfin davantage à des salaires élevés (+10 points). Le taux de recours aux apprentis reste enfin le plus élevé (20 %) de tous les segments. Le caractère mixte de ce segment se renforce donc, probablement à la fois au sein des établissements et à l’intérieur de ce segment.

Ainsi, ces deux approfondissements par taille et par année ont permis d’affiner la compréhension de la typologie d’ensemble. D’abord en montrant comment la segmentation des établissements varie selon leur effectif : les établissements de moins de 10 salariés ont les pratiques les plus duales, opposant stabilité de l’emploi et flexibilité plus ou moins intense ; les établissements de plus de 20 salariés ont plutôt des pratiques mixtes, ceux de 10 à 19 salariés ayant les pratiques les plus hétérogènes. Ensuite, l’analyse en dynamique de la segmentation du marché du travail soutient le constat d’un segment d’emplois stables en diminution, surtout au profit de pratiques plus mixtes qu’auparavant, y compris par l’appropriation de nouvelles opportunités offertes par les politiques publiques à travers les contrats aidés ou d’apprentissage.

5. Conclusion

Cet article vise à enrichir la compréhension des stratégies de gestion de la main-d’oeuvre des entreprises, en étudiant leur dynamique et leur différenciation par catégories de taille, à partir d’un cadre théorique segmentationniste et d’une analyse empirique à l’échelle d’une région française. Les quatre segments identifiés sur le marché du travail provençal révèlent une perméabilité, plus grande que supposée initialement, entre marché(s) d’emplois primaires et marché(s) d’emplois secondaires. Plutôt que des pratiques bien distinctes (segments discrets), nous mettons en évidence un continuum de pratiques, allant – d’une extrémité à l’autre – d’un segment primaire (sans être en mesure de le qualifier plus précisément) à un segment « mixte », puis à un segment secondaire avec certaines caractéristiques de type marché professionnel, mais sans la nature « primaire » des emplois qui lui est généralement associée, et enfin au type pur du segment secondaire (externe concurrentiel). Si les frontières entre segments sont poreuses, les déclinaisons du marché secondaire que nous proposons viennent soutenir l’idée d’un marché secondaire « new look » (Favereau, 2016), dans lequel les stratégies de gestion des entreprises consisteraient à faire flèche de tout bois pour ajuster leur masse salariale aux besoins de leur organisation : faire appel à toutes les formes d’emploi subventionnées par l’État (diminuant d’autant les coûts salariaux), ou encore réduire toujours plus la durée des CDD, quitte à réembaucher toujours les mêmes salariés.

Les deux approches développées ensuite viennent affiner cette analyse empirique basée sur une approche segmentationniste. Elles ont bien sûr vocation à être poursuivies par des travaux ultérieurs, à la fois en approfondissant la différenciation des segments selon la taille et le secteur des entreprises, et en actualisant l’analyse dynamique pour étudier les effets des réformes structurelles mises en place en France après 2016, tant concernant l’usage des contrats de travail (ordonnances dites Travail en 2017 ; réforme de l’assurance chômage en 2018…) que les politiques publiques de « subvention » d’embauches ou d’emplois de certains publics (jeunes, peu qualifiés, etc.).

Si les données utilisées ici – DADS – présentent l’avantage d’être exhaustives à l’échelle régionale en matière de taille d’entreprise et de secteur, elles comportent toutefois des limites pour notre analyse. Faute de prendre en compte les flux d’emplois, nous ne pouvons caractériser la rotation de la main-d’oeuvre dans les entreprises ni la mobilité des salariés, qui jouent un rôle important dans la segmentation des relations d’emploi (Amossé et al., 2012 ; Signoretto, 2019). Manquent également des variables qui aideraient à mieux décrire les formes de flexibilité interne (heures supplémentaires, rémunérations variables), mais aussi externe (sous-traitance), qui constituent une part non négligeable des stratégies de gestion de la main-d’oeuvre des entreprises, en particulier dans des logiques d’ajustement à des crises (Perez et al., 2015). Malheureusement, ces variables sont actuellement disséminées dans de multiples sources de données issues de producteurs différents. Finalement, la piste la plus prometteuse pour enrichir des analyses segmentationnistes renouvelées serait de combiner statistiques et enquêtes qualitatives. De récentes recherches focalisées sur les contrats courts (Rémy et Simonnet, 2021) ont ainsi permis de mieux saisir comment les stratégies économiques et les modes d’organisation du travail s’adaptent aux transformations de l’activité et au vieillissement de la main-d’oeuvre ; mais aussi de mettre en évidence le lien entre essor du recours aux contrats courts, pratiques de rémunération et conditions de travail dans certains secteurs (Lamanthe et al., 2021).