Résumés
Résumé
Notre article s’intéresse à la façon dont les syndicats se saisissent des technologies numériques d’information et de communication (TNIC) pour expérimenter de nouvelles pratiques démocratiques au sein de leur organisation. Il vise à comprendre comment ces expérimentations façonnent les manières de faire et de penser de la démocratie représentative, participative et délibérative. Notre approche théorique s’inspire de l’approche expérimentaliste et des travaux sur la démocratie digitale. Sur le plan empirique, notre article repose sur la réalisation d’entretiens semi-dirigés auprès des responsables des communications de treize organisations syndicales au Québec et analyse comment ces responsables utilisent et mobilisent les TNIC pour améliorer l’efficacité des pratiques démocratiques, pour accroître l’étendue et l’intensité de la participation et de la mobilisation collective et pour mieux agréger les intérêts et les préoccupations des différentes parties prenantes. Alors que des travaux précédents sur la démocratie digitale avaient formulé l’hypothèse d’une horizontalisation des pratiques démocratiques sous l’effet des TNIC, nos résultats soulignent que les TNIC peuvent s’avérer une source de revitalisation de la démocratie représentative en fluidifiant notamment les processus de communication interne. Elles semblent également contribuer au renouvellement des pratiques de démocratie participative et délibérative, à la fois comme levier de mobilisation, mais aussi comme outil de cadrage et de diffusion du discours syndical. En revanche, nos résultats font ressortir les limites importantes des effets de l’intégration de ces TNIC qui, pour l’heure, n’amène pas à une transformation radicale du fonctionnement démocratique des syndicats. Les expérimentations menées pour créer des espaces de délibération pour les personnes sans-voix, notamment les jeunes, les femmes et les minorités visibles, restent rarissimes. En ce sens, les TNIC sont rarement utilisées pour agréger les intérêts des groupes marginalisés et sous-représentés. Pourtant, la revitalisation de la démocratie syndicale passe avant tout par l’inclusion de ces personnes sans-voix dans les processus de délibération et de participation.
Précis
Notre article s’intéresse à la façon dont les syndicats se saisissent des technologies numériques d’information et de communication (TNIC) pour expérimenter de nouvelles pratiques de démocratie représentative, participative et délibérative au sein de leur organisation. Il s’appuie sur le plan théorique de l’approche expérimentaliste et la littérature sur la démocratie numérique. Il repose sur la réalisation d’entretiens semi-dirigés auprès des responsables des communications de treize organisations syndicales au Québec. Nos résultats de recherche font ressortir que les TNIC ne remplacent pas les pratiques traditionnelles, mais se superposent aux anciennes pratiques. Ils mettent aussi en lumière les limites de ces expérimentations qui ne sont pas liées aux caractéristiques intrinsèques des technologies, mais bien à la façon dont les acteurs syndicaux les mobilisent et les utilisent.
Mots-clés:
- Syndicats,
- expérimentation,
- démocratie syndicale,
- démocratie numérique,
- médias sociaux
Abstract
This article is about the way unions are using digital information and communication technologies (DICTs) for experiments in new democratic practices within their organizations. The aim is to understand how such experimenting is shaping the ways of carrying out and imagining representative, participatory and deliberative democracy. Our theoretical approach is inspired by the experimentalist approach and by work on digital democracy. On the empirical level, our article is based on semi-structured interviews with the communications managers of thirteen union organizations in Quebec and on analysis of how these managers use and mobilize DICTs with a view to improving the effectiveness of democratic practices, increasing the extent and intensity of collective participation and mobilization and better aggregating the interests and concerns of different stakeholders. Whereas preceding studies of digital democracy put forward the hypothesis of DICTs causing a horizontalization of democratic practices, our results show that DICTs may be revitalizing representative democracy, notably by improving the flow of internal communication processes. These technologies also seem to be contributing to renewal of participatory and deliberative democratic practices, not only as a lever for mobilization but also as a tool for channelling and disseminating union discourse. On the other hand, our results reveal significant limits to the integrative effects of these DICTs, which for the time being are not radically transforming the democratic functioning of unions. Little has been done to try and provide the voiceless—notably young people, women and visible minorities—with spaces for deliberation. In that sense, DICTs are seldom used to aggregate the interests of marginalized, underrepresented groups. To revitalize union democracy, one should first include such voiceless people in the processes of deliberation and participation.
Summary
This article is about the way unions are using digital information and communication technologies (DICTs) for experiments in new practices of representative, participatory and deliberative democracy within their organizations. We rely here on the theory of the experimentalist approach and the literature on digital democracy. Semi-structured interviews were carried out with the communications managers of thirteen union organizations in Quebec. Our research findings show that DICTs are not replacing traditional practices but are instead being superimposed on older practices. Our findings also highlight the limits to such experiments, these limits being due not to the intrinsic characteristics of DICTs but to the way these technologies are mobilized and used by actors in the union movement.
Keywords:
- unions,
- experimentation,
- union democracy,
- digital democracy,
- social media
Corps de l’article
Introduction
Cet article s’intéresse à la manière dont les syndicats se saisissent des technologies numériques d’information et de communication (TNIC) pour expérimenter de nouvelles pratiques démocratiques au sein de leur organisation. Définie comme une forme de gouvernement « par les travailleurs et pour les travailleurs » (Webb et Webb, 1897), la démocratie syndicale doit permettre aux membres de ces organisations de participer de manière éclairée à l’élaboration des politiques et des décisions syndicales ainsi qu’au contrôle de leur bonne mise en oeuvre. À l’instar du désintérêt croissant pour le fait démocratique dans la société (Putnam, 2000), la vitalité de la démocratie syndicale semble nettement marquer le pas depuis une quarantaine d’années, alimentant le cercle vicieux à la fois du déficit démocratique et du déclin du syndicalisme (Gumbrell-Mc-Cormick et Hyman, 2019).
Face à cet enjeu majeur dans le monde syndical (Fairbrother, 2015 ; Murray, 2017), les technologies numériques sont perçues, à la fin des années 1990, comme un moyen prometteur de combler le déficit démocratique dont souffrent les syndicats, voire de redynamiser la démocratie syndicale (Diamond et Freeman, 2002). À la suite de cet enthousiasme de la première heure, les recherches empiriques, encore relativement embryonnaires (Panagiotopoulos, 2012), font néanmoins état d’effets nettement plus contrastés. Certains travaux confirment la vision optimiste des TNIC comme vecteur de revitalisation démocratique, constatant leurs effets positifs sur la transparence des dirigeants syndicaux (Carter et coll., 2003) ou sur la visibilisation des travailleurs jusque‑là marginalisés (Wood, 2015). D’autres ont toutefois conclu à l’absence d’effets notoires des TNIC, soulignant principalement que les modèles démocratiques préexistants des syndicats, caractérisés par une forte verticalité et une faible participation, ne faisaient qu’être dupliqués en ligne (Kerr et Waddington, 2014). Enfin, certains travaux insistent sur les effets néfastes des TNIC, pointant les risques de représailles envers les syndicalistes (Upchurch et Grassman, 2016) ou de marginalisation des syndicats dans la sphère numérique (Saundry, Stuart et Antcliff, 2007).
La plupart des recherches sur les TNIC et la démocratie syndicale tentent de cerner les effets de ces technologies sur le fonctionnement démocratique des syndicats. Notre approche inverse l’angle d’analyse et vise plutôt à comprendre comment les syndicats, et plus particulièrement les responsables des communications (RC) d’organisations syndicales, utilisent et expérimentent avec les TNIC pour améliorer l’efficacité des pratiques démocratiques, accroître l’étendue et l’intensité de la participation ainsi que la mobilisation collective et pour mieux agréger les intérêts et les préoccupations des différentes parties prenantes. Inspirée par les travaux sur la démocratie syndicale et numérique, notre étude cherche à examiner jusqu’à quel point les TNIC facilitent l’expérimentation et façonnent les façons de faire et de penser la démocratie représentative, participative et délibérative.
L’article se divise en trois parties. La première présente l’approche théorique retenue qui s’inspire des travaux sur l’expérimentation et puise dans la recherche empirique sur la démocratie numérique. La deuxième décrit la démarche de la recherche et la méthodologie utilisée qui, pour l’essentiel, s’appuient sur des entretiens semi-dirigés menés auprès des RC de treize organisations syndicales au Québec. La troisième partie présente les résultats de la recherche en examinant tour à tour la manière dont les syndicats mobilisent les TNIC pour expérimenter de nouvelles pratiques de démocratie représentative, participative et délibérative. En discussion, nous relevons les principales contributions de notre étude. Enfin, la conclusion identifie à la fois les limites de notre étude et les pistes de recherche qu’elle ouvre.
Les TNIC comme source de revitalisation de la démocratie syndicale
Si les premières recherches sur les TNIC et la démocratie syndicale visaient à évaluer l’impact de ces technologies sur la démocratie syndicale, les recherches plus récentes accordent une grande importance à la façon dont les syndicats utilisent (Hodder et Houghton, 2019 ; Hennebert et coll., 2021), voire expérimentent avec les TNIC (Geelan, 2021). Ces recherches mettent ainsi davantage l’accent sur les possibilités pour les acteurs d’exercer leur agentivité et de mobiliser leurs ressources ainsi que leurs compétences pour expérimenter de nouvelles pratiques démocratiques. L’approche expérimentaliste (Kristensen et Morgan, 2012) s’intéresse davantage aux changements incrémentaux que radicaux et axe l’analyse sur la façon dont les acteurs recombinent les nouvelles pratiques aux anciennes règles, normes ou façons de penser. Ces nouvelles pratiques peuvent remplacer les anciennes règles et normes, modifier leurs sens ou portées ou encore se superposer aux pratiques plus anciennes (Mahoney et Thelen, 2010). Une telle approche incite à analyser comment les TNIC facilitent l’expérimentation et façonnent les façons de faire et de penser de la démocratie syndicale.
Depuis les travaux fondateurs des Webb, les écrits sur les modes de gouvernement des syndicats ont grandement porté sur les tensions entre la démocratie représentative et la démocratie participative (Hyman, 2016 ; Voss, 2010). La démocratie représentative s’appuie sur une délégation de l’autorité des représentés vers les représentants qui bénéficient d’une certaine autonomie pour refléter les préférences de la majorité. Dans le cadre de la démocratie participative, les préférences et les enjeux prioritaires s’expriment plutôt par l’implication des membres dans les décisions lors des assemblées et dans les actions menées par les syndicats, qu’il s’agisse des activités quotidiennes ou des campagnes de mobilisation (Voss, 2010). Face à l’apathie des membres à l’égard de la démocratie représentative et au déficit démocratique lié au déclin de leur implication dans les activités syndicales (démocratie participative), les chercheurs se sont interrogés sur la qualité de la démocratie (Nadeau, 2017 ; Held, 2006 : 237‑238). La création d’assemblées délibérantes, de débats publics et de sondages délibératifs est dès lors considérée comme un moyen de renforcer la démocratie délibérative (Nadeau, 2017). Cette forme de démocratie serait plus réflexive et inclusive, favoriserait des échanges multilatéraux au sein des syndicats et avec la communauté et les autres mouvements sociaux et politiques (Held, 2006).
La recherche empirique suggère que les TNIC peuvent façonner ces trois formes de démocratie et renforcer l’efficacité des pratiques démocratiques, accroître la participation des membres et assurer une meilleure agrégation des intérêts. Les travaux de Dahlberg (2011) montrent que les TNIC peuvent agir sur la démocratie représentative en améliorant la communication entre les représentants et les représentés et en mettant à la disposition des représentés des sources variées d’informations. Rapportées sur le plan organisationnel, les TNIC permettent alors avant tout d’améliorer l’efficacité des processus de communication interne, sans nécessairement bousculer la logique verticale et délégative de l’organisation. Les organisations cherchent surtout à utiliser les TNIC afin de dynamiser et fluidifier leurs processus communicationnels et décisionnels pour assurer une meilleure représentation des différentes parties prenantes (Greene et coll., 2003). Les organisations cherchent également à diversifier les canaux de communication et à faciliter une communication à double sens entre les membres d’une organisation et son leadership (Chadwick, 2011).
Les TNIC peuvent aussi contribuer à renforcer la démocratie participative en facilitant les processus de mobilisation, en amplifiant leur portée et en renouvelant les répertoires d’action (Cardon, 2010 ; Pasquier et coll., 2020). Bennett et Segerberg (2012) soutiennent que les mouvements sociaux tels que le Printemps arabe, les Indignés ou Occupy Wall Street marquent le passage d’une logique d’action collective à une logique connective. Fortement structurée autour des TNIC, cette logique d’un genre nouveau se distingue notamment par une très forte horizontalité et un accroissement de l’intensité et de l’étendue de la participation. Hindman (2008) montre ainsi comment les partis politiques traditionnels se sont emparés des outils numériques comme outils de relations aux membres, leur permettant à la fois de renforcer les liens avec la communauté existante, mais aussi de recruter de nouveaux sympathisants.
Enfin, la recherche empirique montre que les TNIC peuvent créer de nouveaux espaces délibératifs qui permettent aux membres de débattre des décisions prises par leurs représentants, voire de les contester, au sein d’espaces se situant à bonne distance des instances dirigeantes et de leur influence (Flichy, 2008). À travers l’étude de diverses expériences démocratiques en ligne, Dahlberg (2001) a notamment observé qu’il était possible de développer de véritables processus délibératifs en ligne. Néanmoins, pour être efficaces, ces processus doivent être régis par un certain nombre de règles formelles approuvées par les participants. Le respect de ces nétiquettes doit de plus être assuré par des modérateurs pour être efficace (Flichy, 2008). Dans cette perspective, les TNIC sont perçues comme un moyen permettant de dépasser les limites propres à la démocratie représentative, en facilitant des flux de communications multidirectionnelles accessibles et flexibles. Comme le montrent les travaux de Hodder et Houghton (2019), de Thornthwaite et coll. (2018) et de Fine (2015), les TNIC permettent de mieux agréger les intérêts des travailleurs et des groupes sous-représentés en ouvrant des espaces de délibération pour des personnes sans voix, notamment les jeunes, les femmes et les minorités visibles, notamment. Les TNIC offrent également des espaces d’expression inédits pour intervenir dans les débats publics et façonner des enjeux qui sont parfois occultés. Elles permettent à des acteurs marginalisés de contester les perspectives dominantes et « de se construire discursivement » (Sedda, 2019 : 3) en faisant valoir leurs opinions, en défendant leurs intérêts ou en redressant des inexactitudes (Dahlberg, 2011).
En somme, les recherches sur les TNIC suggèrent que les expérimentations sur les façons de faire et de penser de la démocratie représentative, participative et délibérative ont le potentiel de revitaliser la démocratie syndicale. Notre devis de recherche est conçu pour apporter un éclairage original sur la façon dont les syndicats se saisissent des TNIC pour expérimenter de nouvelles pratiques démocratiques au sein de leur organisation.
Méthodologie
Contexte de la recherche et sélection des cas
Cet article s’insère dans un projet de recherche plus large portant sur l’intégration des TNIC au sein des organisations syndicales et sur leurs effets sur l’ensemble des pratiques traditionnelles de ces organisations, que l’on pense au recrutement, à la mobilisation, à la négociation collective ou aux services aux membres. Un premier article découlant de ce projet a d’ailleurs été publié récemment faisant notamment ressortir l’importance d’aller au-delà des approches technodéterministes pour viser une compréhension plus holistique des effets parfois contradictoires des technologies sur les pratiques syndicales (Hennebert et coll., 2021).
La démarche méthodologique de notre projet de recherche repose essentiellement sur la réalisation d’entretiens semi-dirigés menés auprès de responsables des communications (RC) de treize organisations syndicales québécoises actives dans les secteurs privé et public. Ces organisations syndicales regroupent des sections locales sur des bases sectorielles ou multisectorielles. Ces syndicats ont principalement pour mission d’accompagner ces sections locales lors de négociations, de campagnes de mobilisation du recrutement des membres et de leur formation. La loi québécoise impose aux syndicats de fonctionner de manière démocratique, mais les structures de participation des membres sont néanmoins très variées d’un syndicat à l’autre (Coiquaud et coll., 2016). Plusieurs raisons ont motivé le choix des organisations et des intervenants rencontrés. Ces organisations ont été sélectionnées en fonction des principaux secteurs économiques et des affiliations syndicales que l’on retrouve au Québec, en plus de leur présence sur le Web et les plateformes numériques. Notre étude ciblait plus spécifiquement des organisations dont la présence numérique datait d’au moins dix ans afin de pouvoir compter sur ces organisations expérimentées en matière de gestion de plateformes numériques et éventuellement d’interviewer des intervenants qui soient en mesure d’évaluer les enjeux et les changements induits par cette présence. Mentionnons que la plupart des pages Facebook de ces organisations ont été créées entre 2005 et 2008, tandis que les comptes Twitter l’ont été un peu plus tardivement, soit entre 2008 et 2011. Le tableau 1 détaille sommairement la présence numérique des syndicats étudiés.
Les intervenants syndicaux rencontrés devaient, pour leur part, avoir une bonne connaissance des technologies numériques utilisées et être au coeur des décisions relatives à leur choix et leur contenu, tout en ayant la responsabilité d’en assurer le développement et l’entretien. Les RC oeuvrant au sein des organisations syndicales étudiées correspondaient parfaitement au profil recherché. Occupant des postes non électifs, ils sont responsables des communications internes et externes de leur organisation et gèrent les réseaux sociaux ainsi que les autres plateformes numériques sur lesquelles leur organisation est présente. Plus concrètement, leurs tâches consistent à mettre à jour le site internet de leur syndicat, à alimenter les réseaux sociaux, à rédiger la plupart des documents de leur organisation et à entretenir les relations avec les médias. Leur expertise les amène fréquemment à conseiller les représentants des syndicats locaux affiliés à leur organisation en matière de communication et de gestion des plateformes numériques. À cet effet, plusieurs d’entre eux ont développé récemment des formations sur les technologies numériques à l’intention des syndicats locaux.
Échantillon des répondants, collecte et analyse des données.
Notre recherche a été menée entre les mois de mai 2018 et de janvier 2020. Notre démarche a essentiellement consisté à mener vingt-cinq entretiens semi-structurés auprès d’autant de RC des organisations syndicales ciblées. Nos répondants, neuf femmes et seize hommes, exercent leur fonction depuis cinq ans en moyenne. La grille d’entrevue utilisée a préalablement été validée par quatre entretiens exploratoires. La version finale de la grille d’entretien comportait une section de questions générales et des sections de questions spécifiques. Les questions générales contextualisaient le rôle du responsable des communications, identifiaient les technologies numériques mobilisées et permettaient au répondant de décrire son expérience en tant qu’utilisateur et gestionnaire. Les questions spécifiques portaient, quant à elles, sur l’utilisation de chaque plateforme, sur leurs effets sur le fonctionnement démocratique des syndicats ainsi que sur les enjeux et défis que présente l’utilisation de ces technologies en contexte syndical. Les entretiens, d’une durée de 90 à 180 minutes, se sont déroulés dans les bureaux des participants et ont été enregistrés avec leur consentement avant d’être retranscrits intégralement.
Par la suite, nous avons analysé, suivant trois grandes étapes, le contenu des entretiens à l’aide du logiciel Atlas.Ti en suivant une codification à plusieurs niveaux. Nous avons d’abord établi des codes de premier niveau afin de regrouper les énoncés traitant de manière descriptive de la présence numérique au sein des syndicats, des enjeux particuliers soulevés par les RC en matière d’utilisation des TNIC et des transformations induites par l’intégration des TNIC. Cette étape nous a essentiellement permis de réaliser une première analyse descriptive des matériaux collectés et de nous sensibiliser aux points de convergences et de divergences dans les témoignages de nos participants. Partant de ces ensembles de données, un deuxième codage a été réalisé afin de mieux comprendre comment les syndicats se saisissent des TNIC pour expérimenter de nouvelles pratiques démocratiques pour chacune des formes retenues, soit la démocratie représentative, participative et délibérative. La troisième étape a consisté à identifier pour chacune des formes de démocratie l’apport des TNIC à l’amélioration de l’efficacité des pratiques démocratiques, à l’accroissement de la participation et à l’intégration des intérêts et des préoccupations des différents groupes. Lors de cette troisième étape, des codes de troisième, quatrième et cinquième niveau ont parfois été établis en recourant à la méthode de condensation de sens proposée par Kvale (1996), dont la première tâche consiste à identifier des « unités de sens naturel » exprimées par les répondants. Ces niveaux de codification se sont avérés nécessaires pour, par exemple, distinguer les diverses retombées des TNIC sur les trois principales logiques que peut emprunter la démocratie numérique.
Résultats
Les trois prochaines sous-sections présentent les principaux résultats de notre étude et examinent jusqu’à quel point les TNIC facilitent l’expérimentation et façonnent les façons de faire et de penser de la démocratie représentative, participative et délibérative. Le tableau 2 offre une synthèse de ces résultats.
Les technologies numériques comme support à une démocratie représentative
Si la démocratie syndicale recouvre de multiples visages, les définitions classiques de ce concept (Rosen et Rosen, 1955) laissent une place importante à la démocratie représentative. L’usage des technologies numériques par les organisations syndicales étudiées semble d’ailleurs avant tout correspondre à un moyen de façonner et de soutenir le fonctionnement interne des organisations syndicales, notamment leur mode de communication.
Il ressort des entretiens menés auprès des RC que la pratique la plus affectée par l’intégration des technologies numériques est sans aucun doute celle de la communication interne verticale entre la structure syndicale et les membres. Plusieurs RC soutiennent que les nouvelles plateformes numériques permettent d’établir un contact plus rapide et direct avec les membres et soulignent les retombées positives en matière de transmission de l’information :
« Tu as plus d’instantanéités avec la page Facebook, c’est plus facile de diffuser la nouvelle pendant que ça se passe, tandis que si on avait un journal traditionnel, les délais sont plus longs. Ça pousse plus à l’action quand tu es dans le moment présent. »
organisation K
Les TNIC sont notamment utilisées pour communiquer avec les membres dans le cadre de processus de négociation. Certains RC reconnaissent à cet effet que les plateformes numériques peuvent devenir des espaces complémentaires aux structures plus traditionnelles de diffusion d’information (p. ex. : les assemblées) et permettre de rejoindre davantage de membres pour les informer du déroulement des négociations. Ils soulignent également que les périodes de négociation apportent souvent plus d’affluences sur leurs plateformes numériques, ce qui augmente d’autant la portée des informations qui s’y trouvent et l’efficacité à plus long terme de ces moyens de communication. Une RC soulignait à cet égard :
« Les périodes de vote et de négociation, ce sont des moments importants qui font augmenter la portée et le nombre de “likes” de notre page Facebook. Lors de la dernière négociation, notre page a fait un saut de plusieurs milliers d’adhérents en quelques jours. »
organisation A
En revanche, plusieurs RC apparaissent également critiques de l’utilisation des technologies numériques en période de négociation. Certains font ressortir que des informations stratégiques peuvent toujours être coulées dans les médias sociaux et incidemment affecter le rapport de force syndical.
Si les technologies numériques semblent permettre aux membres d’être mieux informés, plusieurs RC reconnaissent que l’utilisation de ces technologies s’inscrit actuellement dans une phase de transition qui laisse pour l’instant place à une cohabitation entre les canaux traditionnels de communication (journal syndical, infolettre, etc.) et les plateformes numériques. Tous les RC rencontrés soulignent à cet effet que les plateformes numériques ont graduellement émergé au sein de leur organisation en tant que nouveaux outils communicationnels n’ayant toutefois pas fait l’objet d’une réflexion de fond quant à leurs rôles distinctifs et leur usage spécifique. La résultante est que la même information peut être désormais diffusée sur une multitude de plateformes. Des RC remettent en question cet éparpillement quant à la diffusion de l’information :
« Il faut mieux intégrer notre travail. La même information se retrouve sur le Web, sur Facebook, sur notre application mobile et sur Twitter. Ça devient très lourd comme façon de faire et pas nécessairement efficace. »
organisation I
Soutenant le besoin de mieux définir les stratégies de communication numérique au sein de leur organisation, plusieurs RC soulignent l’importance de cibler les informations à livrer et de pouvoir les adapter aux clientèles particulières de chaque média :
« Ce que je trouve le plus important, c’est d’utiliser les nouvelles technologies pour se rapprocher des membres, de nos syndicats affiliés. Il faut changer la façon de communiquer avec les membres à la base, car actuellement c’est nous qui décidons de l’information qui est diffusée. Ça va toujours dans le même sens. »
organisation B
Il ressort clairement des entrevues que les TNIC peuvent représenter un support à la démocratie représentative des organisations syndicales. Ces technologies numériques permettent d’ouvrir de nouveaux canaux de communication avec les membres, de fluidifier les échanges d’informations et d’assurer une exposition plus rapide des membres à certains évènements de la vie syndicale. Ces effets des TNIC semblent d’ailleurs relativement bien diffusés au sein de l’ensemble des organisations étudiées et touchent une diversité de pratiques syndicales. Les données collectées montrent également que l’utilisation des TNIC s’inscrit actuellement dans un processus de transition pour les organisations syndicales sur le plan communicationnel, cette transition étant encore largement incomplète comme en témoigne l’intégration encore partielle de ces technologies à des stratégies globales de communication.
Les technologies numériques comme support à la démocratie participative
Si les technologies numériques peuvent se fondre aux processus de communication traditionnels des organisations syndicales, la littérature sur la démocratie digitale leur prête aussi le potentiel de créer de nouveaux espaces pour susciter la participation des membres.
L’usage des plateformes numériques semble, pour certaines organisations, avoir permis de « renforcer la vie syndicale », de développer « une plus grande cohésion et un sentiment d’attachement entre les membres », voire un « réel esprit de communauté ». En permettant la diffusion d’information, de photos et de vidéos, ces plateformes permettent de « rapprocher les membres » en dépit parfois de leur éloignement géographique. Elles favorisent aussi l’expression de préoccupations communes et permettent aux salariés d’en apprendre davantage sur la réalité des autres syndicats. Enfin, ces plateformes favorisent l’expression d’un sentiment d’appartenance à l’égard de leur organisation et permettent aux salariés d’amorcer des activités qui renforcent sa cohésion. L’extrait suivant en témoigne :
« Quand il y a des activités sociales, je demande aux représentants et aux membres d’envoyer des photos que je mets sur Facebook. Ça marche ! Les gens “like”, ils sont contents de se voir […] Pour montrer l’esprit de communauté et susciter l’engagement, les plateformes numériques sont pratiques, et ça fonctionne. Il y a aussi un effet d’entraînement. »
organisation D
Plusieurs RC soulignent aussi l’importance de ces plateformes sur le plan de l’action syndicale, particulièrement dans le cadre de conflits de travail. Que ce soit pour assurer la logistique de la grève, pour établir des canaux de communication avec les salariés concernés ou pour diffuser les appuis reçus et les messages de solidarité, nombreux sont les exemples relatés par les RC qui témoignent d’un usage efficace des plateformes numériques sur le plan de la mobilisation collective. Le témoignage suivant en est une illustration :
« Le dernier conflit de travail […] a été suivi sur les réseaux sociaux comme jamais auparavant. […] Sur le groupe privé Facebook que le syndicat local avait créé, il y avait plus de membres que le nombre de travailleurs dans l’usine. Ce conflit a été un laboratoire. […] En utilisant les médias sociaux, on a réalisé que les dons des autres syndicats locaux ont monté en flèche, ce qui a fait une différence au niveau du chèque que les grévistes recevaient à la fin du mois. » ()
organisation F
De la même manière, l’usage des plateformes numériques en période de négociation implique une forme d’apprentissage dans la façon de les utiliser et des points d’équilibre à trouver afin d’assurer davantage de participation tout en conservant un certain contrôle sur les messages qui en émanent. Un RC évoquait, justement, comment ce processus n’avait pas été trouvé d’emblée au sein de son organisation :
« La page Facebook a été créée en pleine négociation, il y a quelques années. Nos représentants ont toutefois eu très peur quand ils ont vu que les membres dénonçaient ou critiquaient certaines choses. Ils n’étaient pas préparés et ils ont carrément fermé le compte. Quand je suis arrivé en poste, j’ai préparé mon affaire, j’ai fait une analyse, j’ai établi des façons de faire. Puis tranquillement on a commencé à avoir des adhérents à notre plateforme, d’abord autour de 1 000 puis maintenant autour de 12 000. »
organisation B
Nos données suggèrent que les TNIC peuvent dans certains cas dynamiser les pratiques de mobilisation et d’action collective en documentant en temps réels les luttes menées et en élargissant les solidarités syndicales au sein des communautés et à l’international. Les transformations en cours n’ont toutefois pas instillé pour l’heure de nouvelles dynamiques organisationnelles au sein des syndicats étudiés ou encore changé radicalement leurs pratiques de mobilisation, ces dernières étant toujours largement imprégnées des structures hiérarchiques des syndicats. Plusieurs estiment en effet que les plateformes numériques ne peuvent se subsister aux assemblées syndicales et qu’elles ne peuvent se prêter à des processus de prise de décision. Une RC signalait à cet effet :
« Il n’y a pas de décisions qui se prennent sur Facebook. On préserve encore l’autonomie du comité de négociation et la souveraineté de l’assemblée générale. Ça, s’est sacré. »
organisation F
À cet égard, certains RC rappellent que la mobilisation n’est avant tout qu’une question « de contact de personne à personne » (organisation D) et « qu’il ne faut pas penser que les réseaux sociaux sont une pilule magique qui va remplacer le travail de terrain » (organisation E). Un constat soulevé par plusieurs RC est que si les plateformes numériques sont avant tout un véhicule d’information, elles peuvent néanmoins contribuer au développement de mobilisations :
« Quand il se passe des affaires aberrantes et que tu le mets sur Facebook, les abonnés peuvent le constater et généralement ça soulève des discussions. L’information en période de négociation peut être un vecteur de mobilisation. »
organisation K
Les données suggèrent que les TNIC créent de nouveaux espaces pouvant faciliter la démocratie participative, mais elles ne remplacent pas les mécanismes traditionnels de participation, comme les assemblées syndicales. On observe plutôt un processus de superposition entre les nouvelles pratiques liées aux TNIC et les pratiques traditionnelles de participation à la vie syndicale.
Les technologies numériques comme soutien à la démocratie délibérative
La littérature sur la démocratie numérique avance que les TNIC peuvent ouvrir de nouveaux espaces de délibération et d’échanges multilatéraux au sein des organisations syndicales et à l’extérieur de celles-ci, voire une nouvelle agora électronique (Camaj et Santana, 2015). Ces nouveaux espaces permettraient ainsi aux organisations syndicales de renforcer les processus de délibération internes, en plus d’engager des conversations et des échanges avec d’autres acteurs de la société civile afin de façonner les débats publics.
À cet égard, il apparaît clairement que la plateforme Facebook est celle qui offre le plus de possibilités en matière de création d’espaces de discussions interactives et de délibérations au sein des organisations syndicales étudiées. Cette plateforme est d’ailleurs celle qui apparaît la plus importante aux yeux des RC rencontrés, leurs organisations y étant toutes présentes (voir tableau 1). Malgré les craintes de « perdre le contrôle » (organisation F) du message véhiculé et de devoir gérer des « commentaires allant dans tous les sens » (organisation B), la popularité de la plateforme en fait un outil incontournable :
« Tu n’as pas le choix d’être présent sur Facebook. Les gens sont là‑dessus, les gens ne lisent plus les journaux, ils vont chercher leurs informations sur Facebook. »
organisation E
Cette plateforme permet tout particulièrement la formation de groupes fermés. Il s’agit d’un des outils qui permet de gérer la circulation des informations, mais surtout, de susciter des interactions entre les membres et les dirigeants. Bien que cette fonctionnalité soit peu utilisée par les RC, certains y recourent pour faciliter les échanges entre les membres des comités exécutifs locaux et entre les militants actifs. La possibilité pour ces membres de s’adresser directement à leur organisation via Facebook est aussi un avantage et améliore leurs interactions avec l’organisation. Les RC bénéficient eux aussi de ces échanges en étant mieux informés sur ce qui se déroule dans les syndicats qu’ils représentent. Le témoignage suivant en fait état :
« Ce qui est intéressant, c’est le contact avec les membres, les possibilités d’interactions, de savoir ce qu’ils pensent. J’ai dix fois plus de contenu avec le groupe fermé que sur la page officielle. Je sais ce qui se passe au sein des syndicats locaux grâce à ça. »
organisation L
D’autres encore soulignent que l’utilisation de plateformes numériques peut donner lieu, particulièrement en période de négociation, à des discussions et à des interactions qui peuvent devenir difficilement gérables pour les dirigeants syndicaux, car « il y a moins de retenue sur Facebook », « moins de filtres dans les propos des membres » (organisation L). En ce sens, certains RC évoquent que le processus de réflexion collective et de construction de consensus lors des assemblées syndicales ne trouverait pas d’équivalent dans les échanges qui ont cours sur les plateformes numériques :
« Tu peux travailler avec une assemblée générale, tu peux convaincre les gens en leur parlant, c’est beaucoup plus difficile une fois que c’est parti dans le mauvais sens sur Facebook. »
organisation E
La création d’espaces d’échanges interactifs et délibératifs soulève également un enjeu particulier pour les RC, soit celui de la modération des interactions sur les médias sociaux. Ce défi apparaît variable d’une organisation à l’autre. Plusieurs RC ont choisi une approche de type laisser-faire qui mise sur l’autorégulation des participants aux échanges :
« On le voit aussi quand il y a des trolls qui tentent de faire dérailler une conversation. La réaction des membres est assez impressionnante. Souvent, on n’a pas besoin d’intervenir. Ça s’autorégule tout simplement. »
organisation A
D’autres font toutefois état de dérapages fréquents qui exigent plus d’intervention de leur part. D’où l’adoption d’une nétiquette, c’est-à-dire d’une politique de modération et de bonne conduite sur les réseaux sociaux. Lorsqu’elles sont adoptées, ces politiques sont affichées sur les plateformes pour que les interactions entre les personnes soient respectueuses. Certaines prévoient même des sanctions pouvant aller jusqu’à l’exclusion de l’usager fautif. Si ces politiques définissent les balises de ce qui est acceptable sur les réseaux sociaux, elles laissent néanmoins aux RC le soin de juger des interventions à mener en cas de débordement. Les propos suivants en témoignent :
« On a créé une nétiquette dernièrement quand on a vu que certains commentaires n’étaient pas acceptables et qu’ils pouvaient porter préjudice, y compris à leur auteur. On a aussi décidé d’agir préventivement, car on ne veut pas que nos plateformes deviennent un lieu où les trolls aiment sévir. »
organisation G
Dans tous les cas, les RC sont conscients que leurs interventions doivent favoriser la délibération et ne doivent pas empêcher le débat ni refuser « les opinions divergentes, voire agressives » (organisation F). Le jugement des RC est particulièrement interpellé afin de trouver un équilibre sur les plateformes numériques entre la délibération et la saine gestion des interactions :
« J’y vais vraiment avec le bon jugement en matière de modération. Si je vois qu’une personne fait des interventions injurieuses à répétition, je le bloque. En même temps, je considère qu’on est un syndicat démocratique. Je me dis que chacun a le droit de défendre son opinion. Si quelqu’un véhicule des options contraires aux nôtres de manière respectueuse, je laisse aller. C’est vraiment du cas par cas. »
organisation A
Ainsi, les expériences relatées par les RC ne confortent que partiellement les potentialités conférer aux technologies numériques en matière de démocratie délibérative. De plus, les espaces de discussions et de délibérations ouverts à travers les réseaux sociaux soulèvent un enjeu quant à la définition de règles à mettre en place pour assurer l’aspect constructif des interactions en ligne.
Les TNIC sont aussi perçues comme un moyen pour les syndicats de s’engager dans des débats publics et d’échanger avec d’autres acteurs de la société civile afin de diffuser et de faire valoir les intérêts et les positions de leur organisation aux décideurs et au grand public. Les plateformes numériques peuvent en effet permettre de « cadrer un discours » (organisation C) et de « porter un message syndical » (organisation G), ce qui s’avère particulièrement utile dans le cadre des diverses campagnes et actions politiques portées par les syndicats :
« On veut un salaire minimum à 15 dollars, mais il faut en parler ! Il faut que le message soit répété souvent. Dès que j’ai quelque chose qui aborde cette question, notamment des images, des vidéos, je le publie. »
centrale 1
En se plaçant dans une dynamique complémentaire, parfois conflictuelle, à l’égard des médias traditionnels et des partis politiques, la plateforme Twitter joue un rôle singulier en matière de communication externe et de médiatisation des organisations syndicales étudiées. Twitter est ainsi utilisé comme fil de presse et pour aborder des questions d’intérêt public, voire d’ordre politique. À l’exception de deux d’entre elles, les organisations rencontrées sont toutes présentes sur Twitter. À la différence de Facebook, cette plateforme compte moins de membres, mais rejoint un public plus ciblé, comme des représentants d’organisations politiques ou syndicales et des journalistes, afin de mieux diffuser et de cadrer le discours syndical :
« Le profil de l’utilisateur Twitter n’est pas du tout le même que sur Facebook. Les “Power User” sur Twitter sont des journalistes, ce sont des gens très impliqués. Ce n’est pas du tout le même type de personne qu’on cherche à rejoindre quand on fait de la communication interne. »
Ainsi, il ressort des expériences des RC que les technologies numériques ouvrent de nouveaux espaces de délibération au sein des organisations syndicales et offrent une occasion de s’investir différemment dans les débats publics afin de diffuser plus directement le discours syndical. Dans un cas comme dans l’autre, cependant, la portée de la délibération reste limitée à un cercle réduit d’intervenants, ce qui réduit le potentiel de revitalisation de la démocratie syndicale.
Discussion
Cette étude s’inscrit dans le cadre des débats récurrents sur la démocratisation des syndicats et cherche à mieux comprendre comment ils expérimentent de nouvelles façons d’agir et de penser la démocratie représentative, participative et délibérative. Quatre grands constats se dégagent de cette recherche.
Premièrement, à l’instar d’un certain nombre de recherches (Fowler et Hagar, 2013 ; Kerr et Waddington, 2014 ; Rego et coll., 2014), notre étude montre que les technologies numériques sont, avant toute chose, utilisées au sein des organisations syndicales comme un moyen technique supplémentaire de communication s’additionnant dans la plupart des cas aux canaux traditionnels (Panagiotopoulos, 2012). Les TNIC ne transforment pas de manière significative les façons de faire et de penser de la démocratie. Pour reprendre les termes de Mahoney et Thelen (2010), les nouvelles pratiques ne remplacent pas les pratiques traditionnelles, mais se superposent aux anciennes pratiques. Les TNIC ont le potentiel de constituer une ébauche de solutions au déficit démocratique des syndicats, mais elles peuvent aussi représenter un frein. Leur utilisation soulève en effet des enjeux quant à la modération des interactions en ligne qui interpellent directement le caractère démocratique des organisations syndicales. Les TNIC peuvent devenir un outil de gouvernement de la critique et de fabrique du consentement en verrouillant les risques de contestation et les processus de discussion (Fillipova, 2019). Réduire le principe même de la contestation et de la critique revient à faire un pas opposé à la démocratie (Blondiaux, 2008). Les RC jouent à cet égard un rôle complexe d’équilibriste entre des principes de démocratie et d’efficience organisationnelle.
Deuxièmement, notre étude corrobore les résultats des recherches antérieures voulant que les TNIC puissent renforcer l’efficacité des pratiques démocratiques (Chadwick, 2011 ; Dahlberg, 2011). Ces technologies sont reconnues comme ayant un apport positif à la dimension communicationnelle des différentes pratiques syndicales et comme vecteur de revitalisation de la démocratie représentative. En effet, de l’avis des RC, ces technologies permettent de rejoindre vite et mieux certaines catégories de membres et d’obtenir des rétroactions des membres sur les plateformes numériques. Avant d’incarner une nouvelle façon de gouverner,Lles TNIC apparaissent surtout comme une nouvelle manière de communiquer. Elles ne sont que beaucoup plus rarement pensées comme une aide à la décision ou comme une manière de gouverner autrement. Les nouvelles plateformes numériques ont ainsi leurs limites en matière de démocratie délibérative puisque, selon les RC, elles sont assez mal adaptées au traitement de sujets complexe, ou pour mener des consultations plus officielles devant aboutir à des décisions formelles.
Troisièmement, contrairement à d’autres recherches (Pasquier et Wood, 2018), nos résultats suggèrent que l’utilisation des TNIC ne transforme pas radicalement l’activité militante. Elle renforce de manière marginale et ponctuelle l’étendue et l’intensité de la participation des membres aux activités syndicales. Le bilan demeure aussi beaucoup plus nuancé, voire critique, quant aux retombées de ces espaces publics numériques sur le renforcement du soutien des membres à l’action collective. Les espaces informationnels mis en ligne sur les plateformes numériques peuvent susciter des solidarités et « rapprocher les membres de syndicats différents » tout en facilitant la mise en oeuvre de nouvelle forme de participation électronique faisant plus facilement fi des distances géographiques. Toutefois, elles ne semblent pas renforcer significativement la participation syndicale ni instiller de nouvelles logiques d’action collective.
Quatrièmement, nos résultats suggèrent que les TNIC créenr des espaces virtuels de communication externe et de médiatisation des intérêts et des positions des organisations contribuant aux débats publics (Dahlberg, 2011 ; Sedda, 2019). L’investissement de ces espaces peut également jouer un rôle important dans l’identification des membres à leur organisation, prélude à leur engagement collectif et à leur mobilisation. Les entretiens menés montrent d’ailleurs que la vaste majorité des organisations syndicales étudiées ont cherché à se positionner sur ces nouveaux espaces publics numériques, et particulièrement Twitter, afin de diffuser et faire valoir leurs intérêts notamment sur lu plan politique. De manière générale, les RC perçoivent positivement la contribution de ces espaces pour construire un contre-discours politique, sensibiliser une large communauté d’internautes et orienter les flux médiatiques. Les expérimentations menées pour créer des espaces de délibération pour des personnes sans-voix, notamment les jeunes, les femmes et les minorités visibles, restent rarissimes. En ce sens, les TNIC sont rarement utilisées pour agréger les intérêts des groupes marginalisés et sous-représentés. Pourtant, la revitalisation de la démocratie syndicale passe avant tout par l’inclusion de ces personnes sans-voix dans les processus de délibération et de participation.
Si notre recherche se veut porteuse d’une vision nuancée sur la manière dont les syndicats se saisissent des TNIC pour expérimenter avec de nouvelles pratiques démocratiques au sein de leur organisation, elles montrent aussi les limites de ces expérimentations. Ces limites ne sont pas liées aux caractéristiques intrinsèques des technologies, mais bien à la façon dont les acteurs syndicaux mobilisent et utilisent ces technologies.
Conclusion
Cette étude exploratoire sur la manière dont les syndicats se saisissent des TNIC pour expérimenter avec de nouvelles pratiques démocratiques au sein de leur organisation présente des limites qui pourraient être palliées pas d’éventuelles rechercher. À cet effet, trois principales limites peuvent être identifiées. La première tient au profil des acteurs interviewés lors de notre enquête, soi ; les RC des syndicats. Ces derniers sont situés à l’interface entre les membres et les dirigeants syndicaux et gèrent les TNIC adoptées par leur organisation. En ce sens, nos données proviennent d’entretiens semi-dirigés qui reflètent les perceptions d’une catégorie particulière de permanents syndicaux. Incidemment, nos travaux ne capturent pas comment les acteurs au coeur de l’activité syndicale, à savoir les membres et leurs représentants, se saisissent concrètement de ses outils et comment ils les mobilisent. De futures recherches permettant de répondre à cette interrogation sont indispensables.
La deuxième limite tient à la diversité des pratiques et des niveaux de maturité en matière d’utilisation des TNIC que nous avons pu observer entre les syndicats, mais dont nous n’avons pas discuté dans le présent texti. Comme l’ont suggéré Lucio Martinez etlcoll. (2009), différents facteurs peuvent influencer la manière dont les syndicats s’approprient les nouvelles technologies (type d’effectif, services offerts par les syndicats, leadership des RC, etc.). De futures recherches apparaissent nécessaires afin de mieux comprendre comment les facteurs endogènes et exogènes façonnent la façon dont les syndicats expérimentent avec le TNIC.
Enfin, notre recherche porte sur l’utilisation du We 2.0 et de divers médias sociaux, en particulier les plateformes Facebook et Twitter. Les TNIC offrent une gamme d’expérimentations beaucoup plus vaste et de futures recherches devraient investiguer comment les syndicats développent et mobilisent de nouvelles applications numériques. De telles recherches apparaissent particulièrement importantes dans un contexte où la pandémie de COVID-19 a tout récemment accéléré le virage technologique de bon nombre d’organisations dans la plupart des sphères d’activités économiques (OCDE, 2019). La question de savoir comment les organisations syndicales accéléreront ce virage numérique et en quoi ce dernier transformera ces organisations et leurs pratiques demeure encore une question ouverte.
Parties annexes
Note
-
[1]
Les trois auteurs sont membres du Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT)
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