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Les outils de contrôle de gestion ont connu une forte expansion au cours des dernières décennies, sous l’impulsion des mutations du capitalisme et de la complexité croissante des environnements dans lesquels gravitent les organisations, qui suscitent de nouveaux besoins en matière de coordination et de contrôle des activités et des processus. D’abord diffusé dans les entreprises privées, ce nouvel appareillage de gestion s’est rapidement déployé dans un nombre croissant d’organisations, sans égard à la taille ou aux secteurs d’activité, comme en témoigne sa diffusion dans les organisations publiques où il est devenu légion. Dans son ouvrage Le modèle cybernétique du contrôle de gestion : vers une anthropologie du contrôle de gestion, Benoit Pigé, professeur des universités enseignant en science de gestion à l’Université de Franche-Comté, s’intéresse à ces outils, dont le développement s’est accéléré au gré de celui des technologies de l’information et de la communication. Contrairement au discours dominant qui les présente souvent comme autant de voies objectives contribuant à l’efficience des organisations, Pigé propose une lecture plus nuancée, en mobilisant la cybernétique afin de « déterminer dans quelle mesure l’outil s’impose aux dirigeants, dans quelle mesure l’outil, par les techniques qu’il met en jeu, conduit les dirigeants à adopter une approche de la réalité dont ils ne sont pas nécessairement conscients » (Pigé, 2020 : 18). Cette approche cybernétique permet une analyse fine qui ne cherche pas à inscrire la primauté d’un phénomène sur l’autre, mais plutôt à témoigner de la façon dont les phénomènes se nourrissent mutuellement. Alors que la rhétorique scientifique associée à la quête d’efficience a contribué à ce que la dimension anthropologique soit évacuée du contrôle de gestion, le modèle cybernétique proposé par l’auteur remet la dimension sociale au centre de l’analyse, permettant ainsi de surpasser l’opposition classique entre la pensée et l’action et de considérer les interrelations par lesquelles les acteurs adaptent leurs actions aux contextes. Cette approche permet de porter un regard dynamique sur le double rôle des outils de gestion, qui contribuent à produire une information nécessaire non seulement à la coordination des processus, mais également à les transformer, grâce à l’agencéité des acteurs qui adaptent leurs comportements en fonction des informations obtenues et de l’interprétation qu’ils en font.
Les deux parties qui composent l’ouvrage visent à répondre à deux interrogations « autour de l’action et du retour d’information : qui décide ? Que rend-on compte ? » (Pigé, 2020 : 24). Dans la première partie (chapitres 1 à 3), l’auteur s’intéresse à la position du décideur, qui joue un rôle de transmetteur d’information, mais également de traducteur, puisqu’il doit transformer une série de données scientifiques abstraites en des informations signifiantes pour les parties prenantes (qu’elles soient employés, bénéficiaires, clients ou sous-traitants). Après avoir retracé les conditions d’émergence (et de justification) du système formel de contrôle, l’auteur s’intéresse au critère d’efficience, qui s’est imposé au cours du xxe siècle comme réponse scientifique à la rareté des ressources et à l’arbitrage de leur utilisation, ainsi qu’au processus par lequel il a été promu comme vertu cardinale ayant préséance sur les autres critères de gestion. Il se questionne également quant à la maîtrise des relations de causalité, à leur (im)possible contrôle, aux rôles des prix et des marchés et, dans une position plus critique, aux possibles dérives des relations marchandes. Dans le deuxième chapitre, une attention soutenue (et bienvenue) est portée au facteur humain comme élément constitutif d’une organisation, ainsi qu’aux principaux enjeux qui y sont liés. De fait, le travail ne saurait être réduit à une dimension rationnelle et recouvre une dimension sociale importante, qui tend à être gommée par la recherche tous azimuts d’efficience. Puisque les comportements humains ne peuvent être réduits à de simples relations de causalité du fait de leur imprévisibilité qui en fait toute la richesse, il est nécessaire de ne pas limiter les contrôles de gestion à des considérations économiques et de prendre en compte les singularités des acteurs, même si les modèles de gestion s’en trouvent complexifiés. Dans un marché marqué par des environnements de plus en plus complexes et compétitifs, la conciliation des logiques économiques et sociales contribue à la flexibilité organisationnelle, qui est intimement liée à la capacité d’adaptation des acteurs, à leur tolérance aux risques et aux moyens dont ils disposent pour y faire face. Contrairement à l’approche bureaucratique qui a poussé à outrance le contrôle fonctionnel des ressources et la spécialisation, l’approche matricielle, qui domine actuellement dans les grandes organisations, constitue une avenue plus souple, par une optimisation et une coordination des activités qui répondent aux exigences de collaboration tributaire de la spécialisation des savoirs et des fonctions, ainsi qu’à la prise en compte, dans une certaine mesure, de l’agencéité des acteurs.
Malgré l’aura d’objectivité qui entoure les mesures de gestion, le travail du contrôleur n’est pas neutre, mais teinté d’interprétation. De fait, les contrôles de gestion visent moins à collecter de l’information qu’à extraire des données pertinentes auxquelles le contrôleur donne du sens selon les objectifs souvent divergents des parties. La recherche d’une trop grande objectivité risque de masquer le caractère éminemment interprétatif des outils, qui devraient s’adapter aux particularités du milieu dans lequel ils sont déployés. Le troisième chapitre est consacré à l’analyse de ces particularités, notamment quant à la façon dont les territoires organisationnels encadrent la liberté des acteurs, dont la capacité d’agir est tributaire des périmètres organisationnels, ainsi que des normes et règles qui s’y appliquent. Fondés sur une logique d’idéaltype, les outils de gestion, qui offrent une représentation économique d’un phénomène, forcent le réel à se conformer aux indicateurs et à la gestion attendue. Ces outils de gestion, qui reproduisent la logique ayant conduit à leur conception, supposent que tout doit être cohérent et conforme aux relations de causalité afin que les décisions stratégiques puissent s’appliquer aux activités organisationnelles. Or, cette vision managériale « idyllique » masque le besoin d’adaptation des outils aux contextes, aux territoires, aux particularités locales ainsi qu’aux singularités des acteurs ; ils véhiculent l’idée qu’il est possible, dans une certaine mesure, de « violenter les faits (voir les personnes) pour les rendre plus cohérents et compatibles avec les standards, avec les normes de comportements » (Piché, 2020 : 136), au risque d’engendrer une représentation en rupture avec la réalité étudiée. En dictant les modes opératoires et les comportements attendus, ces outils de contrôle contribuent à la normalisation des comportements des acteurs et limitent la possibilité de mobiliser leur jugement et leur expertise professionnelle dans l’activité de travail. Aussi Pigé en appelle-t-il à des outils de gestion novateurs, afin d’enrichir les contrôles de gestion des dimensions tant économiques et sociales qu’anthropologiques des phénomènes.
La deuxième partie de l’ouvrage (chapitres 4 à 6) porte sur la responsabilité organisationnelle du contrôle de gestion, du point de vue des objectifs, des outils de contrôle de gestion et de la production de rapports (reporting), ainsi que de la reddition de comptes. Dans le quatrième chapitre, l’auteur s’intéresse aux objectifs des organisations, dont l’atteinte est de plus en plus tributaire d’un système d’information fournissant des données pertinentes dans l’optimisation des processus, mais également dans la défense des intérêts des parties prenantes. Au-delà de leur contribution à la création de valeur et à la satisfaction des attentes diversifiées des parties, l’auteur montre comment ces outils de gestion contribuent à la flexibilité des organisations, par l’adaptation des structures organisationnelles aux imprévus. De fait, les contrôles de gestion mettent au jour les dysfonctionnements organisationnels, non pas pour les supprimer (ce qui priverait les organisations d’informations essentielles), mais pour comprendre les facteurs en cause et la façon d’y faire face. Cette flexibilité permet à l’organisation d’éviter la « fossilisation » et de s’adapter à son environnement, comme en témoignent les nombreux exemples d’entreprises qui ont su transformer des dysfonctionnements en autant de possibilités d’innovation. Le chapitre cinq traite des outils de contrôle de gestion, notamment du calcul des coûts et du contrôle budgétaire qui permettent le suivi des ressources consommées selon les biens et services, ainsi que la coordination des processus par la délégation de la prise de décision aux opérateurs. La façon dont ces outils contribuent à la normalisation des comportements des acteurs engagés dans les processus organisationnels est discutée, à partir d’exemples témoignant de l’importance de la dimension sociale, souvent occultée par les aspects techniques et économiques. Dans le sixième et dernier chapitre, l’auteur propose une réflexion critique sur la production de rapports (reporting), comme outil d’information aux décideurs, qui leur permet de faire ressortir les données jugées pertinentes, de s’assurer de la conformité des processus et de mesurer la contribution des acteurs aux objectifs globaux. Il s’intéresse notamment à la façon dont le développement des outils technologiques influence les moyens de production, mais également les processus de collecte et de traitement de l’information. S’appuyant sur des exemples variés, il montre que les organisations performantes sont celles qui bénéficient d’un système de traitement de l’information multidimensionnel, dans lequel la planification financière est centrale, sans pour autant négliger les autres variables, telles que la qualité du processus et la gestion du personnel.
En conclusion de l’ouvrage, Pigé poursuit cette réflexion quant à l’importance d’une analyse globale, où il plaide pour une nouvelle approche en science de la gestion qui permettrait de surpasser l’actuelle idolâtrie des outils de gestion qui contribue à une certaine confusion entre « les objectifs organisationnels et les mesures utilisées pour appréhender ces objectifs » (Pigé, 2020 : 253). À l’instar de la physique quantique dont l’émergence a contribué à délester la physique traditionnelle de « son statut d’explication totale de l’univers » sans pour autant la remplacer (Pigé, 2020 : 251), l’auteur en appelle à une évolution de la gestion des organisations, afin de développer un cadre novateur qui permet de faire face aux défis tant économiques et sociaux qu’environnementaux du xxie siècle. L’approche anthropologique serait la voie tout indiquée pour ce faire, en ce qu’elle remet les individus au coeur du processus organisationnel en reconnaissant que la gestion ne saurait être une finalité en elle-même, puisqu’« elle n’est qu’un moyen au service de ce lien complexe entre les humains individuels dans leur singularité et les communautés avec leurs réseaux d’interactions sociales et la poursuite de biens qui leur sont communs » (Pigé, 2020 : 253). Bien que l’on puisse s’étonner que l’auteur ne sollicite pas davantage les travaux récents s’inscrivant dans une sociologie critique de la gestion et des outils de gestion (pensons notamment à ceux d’Alvesson, Bridgman et Willmott[1] et ceux de Chiapello et Gilbert[2], pour ne nommer qu’eux), il n’en demeure pas moins que cet ouvrage de Pigé constitue une riche contribution à l’analyse des outils de gestion, qui ont souvent été appréhendés dans une perspective essentiellement instrumentale et économique.