Corps de l’article

Introduction

Mise en contexte

Cet article porte sur le secteur des grandes surfaces alimentaires (GSA) en France. La branche du « commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire » compte 2 158 hypermarchés, 6 044 supermarchés, 3 900 centres d’autocueillette (drives en anglais)[1], des entrepôts et commerces de gros et les sièges sociaux des groupes[2]. Il en existe sept principaux, six français (Carrefour, Auchan, Leclerc, Géant-Casino, Système U, Intermarché) et un belge (Cora-Match). Ces enseignes de GSA traditionnelles (hypermarchés et supermarchés, hors maxidiscompte ou hard discount en anglais) dominent le commerce de détail alimentaire avec 64,7 % des parts de marché en valeur en 2017[3]. Parmi celles-ci, nous nous focalisons sur les enseignes intégrées[4] (Carrefour, Auchan, Casino-Géant, Cora-Match) en grande difficulté à cause de la crise du format de l’hypermarché, leur modèle dominant.

En effet, si la grande distribution connaît une lente érosion de ses parts de marché depuis la fin des années 1990, les difficultés s’accélèrent à partir de 2009 à cause des répercussions en France de la crise des prêts hypothécaires à risque américains (subprimes en anglais), année noire où le chiffre d’affaires du secteur recule de 3,4 % (Cases et Massicot, 2015), situation qui ne s’améliore pas depuis (Emorine et al., 2019 : 2-3). L’effectif du secteur a, par conséquent, fortement fluctué ces dernières années : le nombre de salariés passe de 635 800 en 2008 à un creux de 597 519 en 2012 et l’on ne retrouvera le niveau d’avant crise qu’en 2017.

Cette conjoncture défavorable impacte fortement les conditions de travail et d’emploi des salariés des GSA. Nous nous focalisons ici sur les managers de rayon, supérieurs hiérarchiques des employés qui remplissent les rayons. Si le cas des hôtesses de caisse, que les enseignes cherchent à remplacer progressivement par des caisses automatiques depuis les années 2000, est bien connu, la restructuration des rayons l’est moins. Pourtant, les enseignes intégrées ont lancé un processus dual de centralisation-décentralisation des tâches transformant en profondeur le poste de manager (Racine, 2020) : tâches quotidiennes, voie de recrutement, compétences exigées, possibilité de faire carrière, etc. On observe ainsi que certains perdent des prérogatives, et parfois leur emploi, tandis que d’autres gagnent des marges de manoeuvre supplémentaires.

Un groupe professionnel clef, resté dans l’ombre

Plusieurs raisons nous ont conduits à nous focaliser sur les managers de rayon, premier niveau d’encadrement en magasin. Tout d’abord, les travaux qui en parlent — ceux de la sociologie du travail et de l’emploi — portent principalement sur les hôtesses de caisse (Baret, Livian, 2002; Benquet, 2009, 2015; Bernard, 2005, 2012b, 2014; Bué et al., 2013; Fache et Waelli, 2013; Prunier-Poulmaire, 2000). On trouve quelques textes sur les employés en rayons et en caisse (Benquet, 2010), les employés de rayon (Julhe, 2006), les employés et managers des rayons (Bernard, 2012a; Debril et Dubuisson-Quellier, 2005), et enfin quelques études transversales où l’on parle succinctement des managers (Askenazy et al., 2009; Bernard, 2016; Barel et Frémeaux, 2009). Par contre, aucun article ne porte exclusivement sur les managers de rayon[5].

Ce moindre intérêt est d’autant plus dommageable que ces derniers jouent un rôle primordial. Les employés en caisse constituent certes la population la plus visible de la branche, mais pas la plus nombreuse[6] : 19 % des salariés travaillent en caisse contre plus de 60 % dans les rayons : 33 % d’employés libre-service (employés de rayon), 14 % de vendeurs, 7 % de managers de rayon, sans même ajouter les managers spécialisés comme les bouchers (3 %), les boulangers-pâtissiers (2 %), etc. Les rayons possèdent cette double caractéristique de compter les salariés les plus nombreux et les moins visibles : débutant le travail de rayonnage dès l’aube, on leur demande après l’ouverture du magasin, de s’« invisibiliser » afin de ne pas gêner les clients. C’est cet « envers du décor » des GSA que les managers de rayon orchestrent. Situés à un double carrefour entre employés et direction (manager secteur, directeur) et entre logiques internes au magasin (centrale d’achat, siège) et logiques externes (clients, fournisseurs, administration), étudier cette population permet d’embrasser l’ensemble des logiques traversant les GSA (Racine, 2019).

Une autre limite est apparue durant notre enquête. Les managers attachent une importance centrale à la spécialisation de leur rayon en deux grands secteurs (alimentaire et non alimentaire). Cette caractéristique n’apparaît pas dans la littérature alors qu’elle renvoie au concept interactionniste de segment professionnel (Bucher et Strauss, 1992) qui propose qu’un groupe professionnel ne soit pas défini par son identité et ses valeurs communes, mais par ses différents segments en compétition. Cela tient selon nous à la méthodologie déployée par les travaux cités qui mobilisent quasi exclusivement l’approche microsociologique reposant sur la monographie.

Face aux limites des articles portant sur les salariés des GSA en France, notre but est de mettre en exergue l’impact différencié des mutations actuelles du secteur des GSA sur l’évolution des segments professionnels du groupe des managers de rayon. La piste que nous suivons enrichit les écrits en sociologie du travail et de l’emploi avec la sociologie des groupes professionnels (Vézinat, 2016 : 10-11), en mobilisant une approche multi-scalaire reposant sur la combinaison des échelles d’analyse (micro, méso et macrosociologiques).

Cadre conceptuel et théorique

Un encadrement de proximité appréhendé par la sociologie des groupes professionnels

Sur les 47 136 managers de rayon, la plupart sont agents de maîtrise (sauf dans les hypermarchés Carrefour et Auchan où les managers détenant les plus grands rayons sont cadres). Les femmes représentent 36 % d’entre eux. Par catégorie statutaire, elles représentent 43,83 % des agents de maîtrise et 27,54 % des cadres. S’ils sont appelés « managers », ces salariés sont en grande majorité des agents de maîtrise dirigeant des employés : ils appartiennent donc aux professions intermédiaires (Cadet et Guitton, 2013) et à l’encadrement de proximité (Buscatto, 2002; Gillet, 2004). En conformité avec les habitudes du secteur, les managers de notre échantillon évaluent leur temps de travail hebdomadaire à plus de 50 heures (Racine, 2020).

Ne constituant pas une « profession établie » organisée collectivement et capable de s’autoréguler ou d’influencer son évolution, ces managers renvoient aux « groupes professionnels » considérés comme « des ensembles flous soumis à des changements continus, caractérisés à la fois par des contours évolutifs et une hétérogénéité interne » (Demazière et Gadéa, 2009 : 20). Nous distinguons plusieurs segments chez ces derniers, en particulier la spécialisation des rayons (alimentaires et non alimentaires) qui revient sans cesse dans leurs discours. Sur chaque segment, les conditions de travail et d’emploi ne sont pas tout à fait les mêmes et les récentes transformations organisationnelles n’ont pas le même impact.

Les segments professionnels

Nous différencions les rayons en croisant deux critères — rayons alimentaires/non alimentaires et rayons avec service (AS)/libre-service (LS) — afin de révéler les segments professionnels.

Les rayons alimentaires représentent plus de 80 % du chiffre d’affaires d’un magasin. Les rayons alimentaires LS sont partout présents : épicerie (salée/sucrée), liquides (alcoolisés/non alcoolisés) et produits frais (surgelés, crèmerie, frais non laitiers). Le taux de marge très faible est compensé par un très grand volume de vente et, donc, un chiffre d’affaires élevé. Les équipes débutent leur journée vers 4 heures du matin afin d’avoir le temps de vérifier les dates de péremption avant l’arrivée des clients. Il existe parfois des rayons alimentaires AS appelés « métiers traditionnels » ou « métiers de bouche » : fruits et légumes, boucherie-charcuterie, boulangerie-pâtisserie, poissonnerie et fromagerie-crèmerie. Leur chiffre d’affaires moins important est compensé par une marge élevée. Au sein de ces rayons stratégiques, on trouve des managers possédant une formation spécifique et des employés qui sont des vendeurs et peuvent aussi transformer les produits (préparation de la viande, cuisson du pain, etc.).

Les rayons non alimentaires, surtout présents dans les hypermarchés, comptent pour au maximum 20 % du chiffre d’affaires d’un magasin. Avec peu de ventes et un faible chiffre d’affaires, les rayons non alimentaires LS sont les moins prestigieux : droguerie-parfumerie-hygiène, textile et bazar LS (bricolage, jardinage, papeterie, jouets, automobile). Il existe parfois des rayons non alimentaires AS dans les grands hypermarchés : la parapharmacie et le bazar AS qui se décline en brun (télévision, audio), blanc (électroménager) et gris (informatique, multimédia). On y trouve des conseillers-vendeurs pour les produits électroménagers, les télévisions et les téléphones intelligents.

Méthodologie de recherche : une combinaison des échelles d’analyse

Atteindre nos objectifs de recherche suppose de mettre en oeuvre une méthodologie comparative qui ne peut s’appuyer sur une monographie. Nous mobilisons donc une partie des données multiscalaires utilisées dans le cadre d’une thèse de doctorat (Racine, 2018).

L’échelle microsociologique

L’échelle microsociologique qui repose principalement sur les entretiens et une courte observation participante permet de décrire en détail les conditions de travail (tâches concrètes, flexibilité, intensification, horaires, organisation, technologie, etc.) et d’emploi (marché du travail, statut, promotion interne, rémunération, recrutement, diplômes, etc.) des salariés. Elle est utilisée dans l’ensemble du dernier point « Résultats et analyse ».

L’observation participante

Nous ne donnons pas la priorité à l’observation participante car notre approche l’exclut. Elle aurait été de toute façon difficile à réaliser sur un poste où l’on ne peut pas se faire embaucher sans diplôme. Nous avons tout de même effectué une observation de deux semaines au poste d’employé de rayon dans un hypermarché Leclerc en août 2015, recourant au stage sans dévoiler notre véritable identité afin de ne bénéficier d’aucun traitement de faveur (Cartron, 2003 : 60).

Le but était d’effectuer le travail de rayonnage que les managers réalisent parfois et d’éprouver leurs pratiques managériales vis-à-vis des employés. Nous avons travaillé au rayon « Liquides non alcoolisés » avec Johnny, 25 ans, employé depuis 3 ans, un des postes les plus difficiles en raison du nombre de bouteilles et de caisses (packs en anglais) à ranger.

Les entretiens

Nous avons réalisé une centaine d’entretiens semi-directifs approfondis entre 2014 et 2017 dans une quinzaine de magasins en France : 37 managers de rayon (25 hommes et 12 femmes; 32 ans en moyenne; 8 ans d’ancienneté en moyenne; 7 para-pharmaciens et 6 brun-blanc-gris), 25 étudiants apprentis manager, 14 employés de rayon (dont 6 délégués syndicaux), 13 membres des directions des magasins (responsable des ressources humaines ou RRH, manager secteur, directeur), 7 membres des directions régionales ou nationales, 13 personnes diverses (responsables de Licence, jury des comités de sélection, managers de grandes surfaces spécialisées et de maxidiscomptes ou hard discount). Tous furent enregistrés sur dictaphone et retranscrits.

Les managers de rayon ont été interrogés sur les transformations du travail et de l’emploi consécutives aux changements du poste. Nous avons également interrogé leurs n+1 (manager secteur) et n+2 (directeur) pour connaître leurs interactions et leurs rôles respectifs, ainsi que les équipes d’employés sous leurs ordres en insistant sur les conditions de travail et la façon d’encadrer. Les étudiants en alternance qui apprennent le métier de manager ont été interrogés sur leur formation et leurs stratégies de carrière. Des membres des directions régionales et nationales ont été interrogés sur les stratégies des enseignes en matière de gestion des RH.

Le classique de Beaud et Weber (2010) nous permit de pénétrer ce secteur difficile d’accès en élaborant une stratégie d’approche en deux temps. Le premier temps consista à interroger des employés et des managers sans se faire remarquer par la direction. Je rentrais donc dans la surface de vente et me comportais comme un client lambda en essayant de repérer un salarié isolé. Je me présentais comme un étudiant en Licence « Grande distribution » ayant besoin de rencontrer des salariés pour écrire son mémoire, puis je demandais un entretien dans le lieu de son choix. Une fois l’entretien effectué, je demandais à voir d’autres personnes. Sinon, je revenais tenter ma chance avec des salariés d’autres rayons les jours où les personnes déjà interrogées n’étaient pas présentes en magasin. Le second temps se focalisa sur la direction du magasin. Une fois les possibilités d’entretiens avec les employés et managers d’un magasin « épuisées », je me rendais à l’accueil du magasin et demandais à rencontrer un membre de la direction, me présentant comme un étudiant en Master écrivant un mémoire de gestion des RH qui avait pour but de travailler par la suite dans une enseigne. Ce thème me positionnait comme un « gestionnaire » proche des entreprises et dissipait la méfiance à mon égard. Les entretiens avec les directions ont eu lieu au sein du magasin. Les managers de rayon, qui ne disposent pas toujours d’un bureau attitré où s’isoler, ont parfois préféré les rencontres dans un café ou à domicile à l’insu de leur hiérarchie. Par souci de confidentialité, les employés ont souvent choisi les rencontres à l’extérieur du magasin.

L’échelle mésosociologique

L’échelle mésosociologique qui repose sur la comparaison des postes des managers à l’intérieur d’un magasin et entre plusieurs magasins permet de dégager les caractéristiques des segments professionnels. Elle se nourrit des entretiens : nous avons interrogé des managers de quatre enseignes (11 chez Carrefour, 8 chez Géant-Casino, 8 chez Cora-Match et 10 chez Auchan) travaillant dans tous les rayons en leur demandant quels étaient les points communs et les différences entre leur poste et celui des autres managers de leur magasin, des autres magasins du groupe et des magasins des autres enseignes. Les retranscriptions furent classées pour analyse dans des tableaux thématiques, facilitant la mise au jour de points communs et de différences.

Cette échelle sera particulièrement utile dans les points ultérieurs « Des pratiques différentes selon la spécialisation des rayons » et « Un profil de managers hétérogène selon la spécialisation des rayons ».

L’échelle macrosociologique

L’échelle macrosociologique repose sur les écrits scientifiques économiques et historiques portant sur le secteur de la distribution. Nous avons également utilisé des journaux spécialisés (Libre-Service Actualités, Rayon boissons, Linéaires, Points de vente) et des articles de presse généraliste (Le Monde) et économique (Les Échos, La Tribune). Quelques sites Internet spécialisés (« Distrijob.fr » et « jebosseengrandedistribution.com ») ont permis de poser des questions techniques à des managers de tous les rayons, cela partout en France. Le réseau professionnel LinkedIn servit à retrouver des contacts et permit de croiser les informations les concernant.

Cette échelle permet de comprendre la structure du secteur, l’impact de la conjoncture économique sur les stratégies des enseignes et les mutations consécutives du métier de manager. Elle est particulièrement utile dans les points « Mise en contexte » et « Processus dual et nouveau profil de managers ».

Résultats et analyse

Pour faire face à la crise durable du secteur, les enseignes intégrées ont profondément transformé le poste de manager de rayon et leur façon de les recruter. L’existence de segments professionnels prive néanmoins cette démarche de toute homogénéité d’ensemble.

Processus dual et nouveau profil de managers

À côté du processus dual de centralisation-décentralisation des tâches des managers, les enseignes se sont mises à recruter un autre profil de managers.

Un processus de centralisation-décentralisation des tâches

Les enseignes intégrées ont lancé un processus dual de centralisation des tâches des managers concernant la gestion des produits et de décentralisation des tâches relatives à la gestion de leur équipe.

La centralisation des tâches relatives aux produits à partir de la fin des années 1990

Dès 2009 pour Carrefour et 2012 pour Auchan et Casino, les groupes intégrés mettent en place des stratégies de transformation de leurs magasins. Le poste de manager de rayon évolue en parallèle : si le « chef de rayon » d’avant les années 2000 achète les bons produits au meilleur prix à ses fournisseurs afin de les revendre avec le maximum de marge, l’informatisation des magasins permet aux enseignes de centraliser ces tâches, éloignant de la gestion des produits ces « chefs » devenus entre-temps « managers ».

Trois évolutions principales sont à noter. Depuis les années 2000, les enseignes retirent tout d’abord aux managers de rayon la négociation du prix des produits, le choix des produits proposés et le prix de revente pratiqué dans le but d’harmoniser les magasins au niveau national (Daumas, 2006 : 74-75; Lhermie, 2001 : 126). Ensuite, le développement des logiciels de précommande retire aux managers une très grande partie de la gestion des commandes et des stocks puisque ces logiciels proposent directement les commandes à passer pour le lendemain; certains logiciels vont encore plus loin en passant des commandes fermes sans intervention humaine. Finalement, les directions des enseignes vont déléguer au service de commercialisation ou marketing le soin de définir un plan unique d’agencement des produits dans les rayons que chaque magasin devra respecter, retirant aux managers la possibilité de fixer le prix de revente et, donc, la marge qu’ils réalisent sur chaque produit, le choix des dates des promotions et le marchandisage (présentation des articles dans les linéaires, merchandising en anglais).

S’il est vrai que les managers peuvent encore lancer un projet pour dynamiser les ventes selon leurs rayons et la période de l’année (jouets à Noël, papeterie à la rentrée scolaire, etc.) ou accentuer la commande de certains « produits du terroir » en fonction des spécificités locales, leurs marges de manoeuvre concernant les produits vendus se réduisent progressivement (Moati et Volle, 2011 : 114-116).

La décentralisation des tâches managériales et RH au tournant de la décennie 2010

Parallèlement à la perte progressive de leurs leviers sur les produits pendant la décennie 2000, les managers de rayon se voient soudainement pourvus, au début des années 2010, de compétences managériales et RH. Deux évolutions principales sont à noter. La première est la réorganisation des rayons qui, sur un temps très court, transforme profondément le poste de manager. Le développement des logiciels de précommande leur libère d’un seul coup énormément de temps qui est réaffecté à la réorganisation des rayons en plus grands périmètres : chaque manager passe de 1 ou 2 rayons à une dizaine et de quelques employés à une douzaine : « Avant un manager de rayon pouvait avoir un seul employé, donc il était tout le temps sur le terrain. Là, ils revalorisent le métier avec plus de rayons et de collabos à gérer, comme ça tu t’éloignes du terrain et tu ne sens pas les absences. » (Stéphane, manager de rayon, hypermarché Auchan, 35 ans).

On a, en conséquence, besoin de moins de managers et les enseignes suppriment des postes (Cases et Massicot, 2015; Kranklader, 2014). Dans l’ensemble des magasins, les effectifs de l’encadrement baissent de plus de 20 % durant la dernière décennie (Benquet et al., 2016 : 30). Chez Auchan par exemple, la direction a décidé de faire partir entre 800 et 1 100 managers des hypermarchés en 2014 : un plan d’aide au départ avec indemnités a été proposé dans le but d’encourager les départs volontaires[7] : « Comme chez Carrefour il y a quelques années, Auchan donne davantage de périmètre aux managers de rayon […] En fait, on donne le commerce aux collaborateurs [les employés] et le management aux managers pour qu’il fasse moins de rayonnage. » (Sabine, chargée de planification, hypermarché Auchan, 45 ans).

La réduction des effectifs concerne tous les groupes intégrés : « Entre 2008 et 2010, 2 500 emplois ont disparu chez Cora, un quart des postes ont disparu entre 2008 et 2012 chez Casino et près de 17 % chez Carrefour entre 2006 et 2011. » (Benquet et al., 2016 : 30). Le but de ces changements est principalement de retirer aux managers des compétences commerciales sur les achats/fournisseurs et les commandes/stocks afin de les recentrer sur les compétences managériales et RH. Un autre but est de réaliser des économies de frais de personnel en rémunérant moins de managers.

Second tournant majeur, la centralisation des fonctions administratives : les enseignes suppriment les comptables, les assistants RH et les secrétaires présents dans chaque magasin pour réaliser ces fonctions au niveau régional. En parallèle, certaines de ces compétences sont transférées aux managers de rayon : recrutement, contrats de travail ou encore formation des équipes : « Entre 2012 et 2014, ils ont attaqué les employés avec un plan de transformation : ils ont viré plein de vendeurs, les comptables et les secrétaires en magasin. Ils ont centralisé à fond ou alors ils ont rajouté des tâches aux managers qui n’en veulent pas ! » (Jean-Marc, employé et délégué syndical CFDT, hypermarché Auchan, 37 ans).

Chez Cora, le service comptabilité des hypermarchés avait déjà été restructuré entre 2015 et 2017, entraînant la suppression de 513 postes. Courant 2017, c’est le service après-vente comptant 543 postes qui a été supprimé[8]. Chez Carrefour, 5 000 emplois ont été supprimés en France en 2018 et l’entreprise négocie depuis 2019 un accord de rupture conventionnelle collective qui vise 1 229 postes dans les hypermarchés, principalement dans l’administration où l’enseigne centralise les activités comptables[9].

Dit autrement, les managers, moins nombreux, ne sont plus censés effectuer de rayonnage aux côtés des employés, mais doivent se concentrer sur l’encadrement de l’équipe, tandis que les employés doivent, quant à eux, rester au maximum dans les rayons pour renseigner les clients, partie du commerce renvoyant à la relation-client. En somme, le changement de nom de « chef » à « manager » au cours des années 2000 a été prématuré : ce n’est qu’au tournant des années 2010 qu’il prendra tout son sens.

La sélection d’un nouveau profil de managers

En parallèle de la réorganisation des rayons, les enseignes changent également le profil de leurs managers. Les chefs de rayons étaient d’anciens employés peu diplômés ayant réussi à gravir les échelons au bout de plusieurs années de rayonnage. Chez Carrefour par exemple, la préférence était donnée à la promotion interne de jeunes peu diplômés et d’autodidactes formés sur le tas qui faisaient leurs preuves sur le terrain (Lhermie, 2001 : 119-120). Le niveau bac +2 pour leur recrutement ne s’impose qu’au début des années 2000 (ibid. : 126). Mais face aux changements d’organisation et de compétences nécessaires pour être manager au tournant des années 2010, les enseignes ont abandonné la politique de promotion interne au profit du recrutement de jeunes d’une vingtaine d’années diplômés d’une Licence ou d’un Master (Bernard, 2012a). Certaines enseignes ont, en outre, poussé les anciens chefs de rayon à démissionner afin de recruter ces jeunes diplômés censés déjà posséder les nouvelles compétences requises en informatique, management et gestion. En parallèle, des formations spécifiques en management ont été développées à l’attention des anciens afin de leur faire accepter la réorganisation. Les intégrés disposent de centres de formation structurés composés de formateurs qui sont des cadres supérieurs de l’entreprise : « Casino Campus » à Saint-Étienne pour Géant-Casino ou les cinq « Instituts de formation à l’excellence » pour Auchan. Ces formations visent principalement deux buts : apprendre à diriger son équipe et à supporter le poids des nouvelles responsabilités. On voit ainsi se généraliser les formations en management « participatif » ou « collaboratif ». Des formations en « savoir-être » et en gestion du stress ont également été mises en place afin de gérer la transition vers des équipes plus nombreuses : « Je viens de faire la formation “Les énergies de l’excellence” : c’est de la sophrologie pour apprendre à respirer et tout, gérer le stress qui augmente avec des périmètres plus grands. » (Stéphane, manager de rayon, hypermarché Auchan, 35 ans).

Dernier changement au tournant des années 2010, la mobilité devient obligatoire tout au long de la carrière : un manager doit désormais changer de poste et de magasin tous les 2 ou 3 ans : « Ma femme était manager de rayon ici, comme moi, mais elle s’est fait rétrograder en tant qu’employé, car elle a refusé une mutation. C’est dans le contrat. » (William, manager de rayon, hypermarché Géant, 35 ans).

Les enseignes organisent de cette façon un roulement (turn over en anglais) permanent : les managers ne restent plus que quelques années sur chaque poste, avant de changer de magasin dans un parcours promotionnel qui doit leur permettre de viser des postes de direction (manager secteur, directeur) vers 30 ans maximum. Ce fonctionnement en promotion ou éviction (up or out en anglais), qui veut que les meilleurs progressent rapidement et que les autres quittent l’entreprise, se retrouve dans la distribution spécialisée chez Décathlon (Dalla Pria et Leroux, 2011) ou dans d’autres secteurs comme le conseil en management (Boni-Le Goff, 2010) : « On ne peut plus évoluer si on reste sur le même poste en refusant la mobilité. Le licenciement se profile si on refuse trop de fois la mobilité. » (Stéphane, manager de rayon, hypermarché Auchan, 35 ans).

Cette obligation est matérialisée par une clause de mobilité géographique nationale dans leur contrat de travail. Pour motiver leurs managers, les enseignes augmentent le salaire de base de 10 % en cas de mobilité géographique et de davantage quand l’équipe encadrée est plus nombreuse. Si leur salaire brut mensuel se situe entre 1 799,53 € au premier échelon et 2 477,93 € au dernier échelon[10], leur rémunération est multi-composite : salaire fixe (13 ou 13,5 mois), primes individuelles fonction d’objectifs, primes collectives fonction des résultats du magasin, participation et intéressement fonction des résultats du groupe. Les managers rencontrés gagnent ainsi de 2 000 à 3 500 euros nets mensuels.

Ainsi, manager de rayon n’est plus un poste où l’on peut « faire carrière » : c’est devenu un poste « tremplin » pour débutants destinés à assumer des responsabilités supérieures. On remarque néanmoins que la mise en oeuvre des changements décrits est influencée par la spécialisation des rayons : les conditions de travail et d’emploi sont, en effet, bien différentes selon le segment professionnel.

Des pratiques différentes selon la spécialisation des rayons

Si le processus dual de centralisation-décentralisation des tâches est homogène dans les rayons alimentaires, il n’a pu s’accomplir de la même façon dans deux rayons non alimentaires particuliers : les rayons parapharmacie et brun-blanc-gris.

Le rayon parapharmacie

Le rayon parapharmacie est le plus particulier de tous. La détention d’un doctorat en pharmacie étant une exigence des laboratoires pharmaceutiques pour traiter avec les GSA, cela classe ces managers parmi les cadres et leur donne droit à un salaire de base plus élevé que leurs collègues (2 200 euros brut mensuels minimum) alors même qu’ils réalisent le chiffre d’affaires le plus faible du magasin. Cela explique qu’ils entretiennent des relations parfois conflictuelles avec leurs collègues qui les jugent trop bien rémunérés : « On est à part : on est cadres d’office avec le diplôme alors qu’on a un tout petit rayon qui ne rapporte rien. Et puis, je suis surtout un vendeur, je conseille les clients en restant sur le terrain. » (Jean, manager de rayon, hypermarché Géant, 50 ans).

De plus, ces managers passent la plupart de leur temps sur le terrain à faire de la vente et du conseil aux clients. Ils ne vendent pas de médicaments (c’est interdit en GSA), mais des produits de beauté, des crèmes, des produits minceurs et des compléments alimentaires. Concernant l’achat des produits, ils négocient directement avec les laboratoires pharmaceutiques : ils ont donc la main sur le choix des produits, les prix et les quantités. Concernant ensuite les commandes et les stocks, ils passent leurs commandes eux-mêmes et ont davantage de libertés que leurs collègues dans le choix des quantités et des délais. Concernant enfin la revente des produits en rayon, ils doivent plus ou moins suivre le plan de marchandisation national (merchandising en anglais), mais conservent le choix des promotions :« Par rapport à mes collègues, j’ai beaucoup de marges de manoeuvre : je choisis mes prix, mes quantités, c’est moi qui passe mes commandes, je traite directement avec mes fournisseurs, alors qu’eux font tout via la centrale et le logiciel de préco. » (Lucie, manager de rayon, hypermarché Carrefour, 30 ans).

Les rayons brun-blanc-gris

Ces rayons non alimentaires AS (télévision, audio, électroménager, informatique, multimédia) qui ne sont présents que dans les grands hypermarchés offrent une contribution au chiffre d’affaires global relativement modeste : vendre une télévision rapporte certes une marge confortable, mais la quantité vendue est négligeable. Les managers qui les dirigent commencent leur journée peu avant l’ouverture, car ils effectuent principalement de la vente. La gestion des stocks et des commandes prend très peu de temps, il s’agit plutôt d’occuper le terrain pour conseiller les clients. Contrairement à l’alimentaire, les dates de péremption des produits ne sont pas un problème et comme peu de produits sont écoulés, il n’est pas nécessaire d’effectuer beaucoup de rayonnage. Par contre, il est important de connaître les caractéristiques techniques des produits afin de pouvoir répondre aux demandes des clients : la centralisation des tâches relatives aux produits ne peut pas être aussi poussée qu’ailleurs : « Le métier ici nécessite encore de connaître les produits sur le bout des doigts pour vendre en parfaite connaissance. D’ailleurs, on a surtout des conseillers-vendeurs et moi, aussi, je suis très souvent sur le terrain. » (Victor, manager de rayon, hypermarchés Auchan, 32 ans).

Le style managérial est lui aussi différent, car les managers encadrent des vendeurs qui ne remplissent pas les rayons, mais conseillent les clients : bénéficiant de primes en fonction des ventes, ils sont plus diplômés (parfois un Bac professionnel en vente) et mieux rémunérés que les autres employés. Les managers suivent régulièrement des formations techniques et commerciales et transmettent, ensuite, ces connaissances à leur équipe.

Un profil de managers hétérogène selon la spécialisation des rayons

Les rayons parapharmacie et brun-blanc-gris se distinguent des autres rayons sur un second point : le nouveau processus de sélection des managers n’y est pas opérant.

Le rayon parapharmacie : un marché du travail fermé ?

Une profession libérale en magasin ?

Les docteurs en pharmacie, isolés dans les magasins, nous confient évoluer dans un milieu professionnel très éloigné de celui qu’ils ont côtoyé durant leur formation où il s’agissait de produire (en laboratoire) ou de vendre (en officine) des médicaments pour soigner leur patientèle. La logique est toute autre ici où il faut prioritairement « faire du chiffre » en étant cantonné à la parapharmacie : « Je bossais en officine avant. C’est pas du tout le même métier ici : pas d’ordonnance, pas payé par l’État, c’est du commerce pur avec le client. Ce qui change, c’est l’obligation de résultat. » (Lucie, manager de rayon, hypermarché Carrefour, 30 ans).

En raison de leur méconnaissance des outils indispensables à la gestion d’un rayon, les GSA doivent investir dans leur formation plus longtemps que pour les autres managers : « Ça s’est mal passé avec le pharmacien qu’ils avaient recruté car ils l’avaient balancé là avec une semaine de formation, le type il est parti. Moi j’ai eu droit à un mois pour comprendre le fonctionnement. » (Marjorie, manager de rayon, hypermarché Géant, 27 ans).

Une fois en poste, ces managers ne peuvent pas évoluer dans d’autres rayons plus grands et prestigieux pour plusieurs raisons. Le rayon parapharmacie est non seulement minuscule en termes de chiffre d’affaires et de marge, mais il est aussi très différent des autres (moins de tâches de gestion, peu de management avec des équipes de 2-3 employés au maximum). Il ne constitue donc pas une expérience de départ suffisante pour gérer les autres rayons. Rajoutons qu’on trouve peu de pharmaciens en GSA : faire évoluer ces derniers dans d’autres rayons priverait le magasin d’un manager difficilement remplaçable. Le seul moyen pour un pharmacien de progresser dans sa carrière est de partir dans un magasin disposant d’un rayon parapharmacie plus important et, donc, plus rémunérateur. Pour toutes ces raisons, ils ne sont pas considérés comme de véritables managers par leurs collègues et les directions.

Nous sommes ici en présence d’un marché du travail fermé (Paradeise, 1984). Cette fermeture résulte de l’exigence des laboratoires pharmaceutiques de travailler uniquement avec des pharmaciens, fermant ce marché du travail au moyen d’une qualification, le titre de docteur en pharmacie.

Un processus de centralisation qui débute

On constate, néanmoins, que la situation évolue aussi pour ces managers. Les groupes intégrés ne peuvent pas supprimer des postes de pharmacien ou les remplacer par des managers non titulaires d’un doctorat. Par contre, on observe de plus en plus que les enseignes confient à ces managers la gestion des petits rayons attenants, comme le rayon Droguerie-Parfumerie-Hygiène. Cette évolution est facilitée par le fait que ces rayons peu importants en termes de chiffre d’affaires ou d’effectifs sont devenus encore plus faciles à gérer avec la centralisation de nombreuses tâches. Cela permet de « rentabiliser » ces managers qui disposent d’un salaire de base plus élevé que la moyenne et de leur faire apprendre progressivement à gérer de plus gros rayons. Par la suite, ils peuvent postuler à la gestion de tous les autres rayons, voire même devenir manager secteur, cas que nous avons rencontré dans un hypermarché Auchan : « J’ai été pharmacienne assez longtemps. On m’a demandé, il y a quelques années, de prendre en charge les petits rayons au fur et à mesure que les collègues été remerciés. Ça m’a permis d’apprendre le métier et de progresser. » (Sabine, chargée de planification, hypermarché Auchan, 45 ans).

Paradoxalement, si la réorganisation des rayons a rendu la plupart des managers substituables en les privant des compétences « spécifiques » qui constituaient le coeur de leur métier, elle aboutit pour les managers en parapharmacie à un renforcement de leur position dans les magasins : ces derniers peuvent obtenir la gestion de tous les autres rayons sans que leurs collègues puissent, en retour, les déloger. Bénéficiant à la fois d’un marché fermé du travail et d’un processus de qualification orchestré par les enseignes qui les font monter en compétences, ces managers peuvent en toute quiétude phagocyter les rayons de leurs collègues.

Les rayons brun-blanc-gris : la fin des vendeurs ?

Ces rayons rencontrent des difficultés quasiment insurmontables qui sont étroitement liées à la crise du format du grand hypermarché.

Trois phénomènes se conjuguent. Le premier est la concurrence du e-commerce : depuis la fin des années 1990, la vente sur Internet rogne des parts de marché aux GSA. On distingue trois types de e-commerçants : les commerces tout en ligne (ou pure players) uniquement présents sur Internet comme Cdiscount ou Vente-privée, les entreprises de vente à distance qui se sont mises au commerce en ligne comme La Redoute, et les mixtes (clicks and mortar en anglais) qui possèdent des magasins physiques et qui ont développé une activité en ligne (comme les GSA qui développent des portails en ligne et des centres d’autocueillette ou drives). Le second phénomène est la concurrence des grandes surfaces spécialisées : en multimédia comme Boulanger, en sport comme Décathlon, en jardinage comme Truffaut, etc. Les rayons vendant des articles de sport et du matériel de bricolage ont déjà disparu mais d’autres risquent de suivre. La situation est par exemple préoccupante pour l’habillement, l’électroménager, les livres et les jouets (Moati, 2013 : 2), mais aussi pour la haute technologie (high-tech en anglais) et les produits culturels (Kranklader, 2014 : 3). Le dernier phénomène est le changement d’attitude des consommateurs qui se passent volontiers des conseils des vendeurs en se renseignant sur Internet. Les vendeurs sont donc moins nombreux, plus polyvalents (prise en charge de la gestion des rayons et, parfois, de l’encaissement) et passent moins de temps avec chaque client. En parallèle, le client se « professionnalise » : bien informé de la politique commerciale de l’enseigne et des caractéristiques des produits, il peut également juger les vendeurs via des dispositifs de notations mis en place par les enseignes. Il développe de cette façon une relation individualisée avec la marque dont le vendeur n’est plus qu’un rouage à son service (Cadet et al., 2014 : 1-2).

Ces phénomènes aboutissent à des réorganisations bien plus massives qu’ailleurs, car l’on concentre au maximum les rayons, ce qui a pour conséquence directe la suppression de postes de vendeurs et de managers : « Bah, ici, c’est simple, il y avait 3 managers pour le multimédia, maintenant je suis seul. Tout a été regroupé et les équipes ont été fusionnées » (Victor, manager de rayon, hypermarchés Auchan, 32 ans).

Cette situation renvoie à la « mort » des professions (Gadéa et Grelon, 2009) : ici, les managers des rayons non alimentaires AS disparaissent à cause de leur inutilité. Le phénomène est toujours en cours : Carrefour, Auchan et Casino suppriment actuellement des milliers de postes dans les hypermarchés en commençant par ces rayons et réduisent leur surface de vente, quand ils ne vendent pas des magasins[11].

Conclusion et limites

Les apports de l’article sont multiples. Il enrichit tout d’abord la compréhension des impacts des changements contemporains dans le secteur des GSA sur le travail réel dans les rayons, notamment pour le groupe des managers qui a vu sa situation considérablement évoluer depuis une dizaine d’années : centré sur les produits jusqu’à la fin des années 1990, ce poste se polarise sur le management des employés au tournant des années 2010. Parallèlement à la réorganisation des rayons, les enseignes qui peinent encore à se relever de la crise économique se sont détournées de la voie de la promotion interne pour recruter des jeunes diplômés de l’université. Ces évolutions sont similaires à celles de nombreux managers de proximité — tant dans le privé que dans le public — dont les premières descriptions datent du début des années 2000 (Buscatto, 2002; Gillet, 2004).

Cet article permet également de mettre en exergue l’impact différencié des mutations actuelles du secteur sur l’évolution des segments professionnels du groupe étudié. En effet, ces mutations ne concernent pas tous les rayons de la même façon. Le processus de centralisation-décentralisation des tâches et la sélection d’un nouveau profil de managers sont mis en oeuvre de façon homogène dans les rayons alimentaires, mais deux rayons non alimentaires conservent toutefois leurs particularités. Au rayon parapharmacie, le titre de docteur constitue une « barrière à l’entrée » dans un marché du travail fermé. Parallèlement, les récentes réorganisations donnent à ce manager l’opportunité de s’emparer des rayons avoisinants, faisant de lui le grand gagnant des mutations actuelles. De mars à juin 2020, la période de confinement censée ralentir la propagation du Covid-19 en France n’a pas fragilisé ce rayon peu rémunérateur. En effet, ce n’est pas un rayon « à chiffre », mais « à clients », car il les attire dans la surface de vente et les expose aux tentations d’achats des autres rayons. Dans un contexte où les clients se tournent vers l’autocueillette ou drive, les GSA ne peuvent s’en passer. Les managers brun-blanc-gris sont dans la situation inverse : ces rayons délaissés par les clients perdent trop d’argent et sont réorganisés ou supprimés, annonçant la « mort » progressive de ce sous-groupe.

Enfin, grâce à la méthodologie multi-scalaire utilisant la combinaison des échelles d’analyse (micro, méso et macrosociologiques), l’article évite un écueil des travaux habituels qui s’intéressent depuis une vingtaine d’années aux mêmes salariés (les caissières) en mobilisant l’approche microsociologique (au moyen de monographies). Une tendance actuelle de la sociologie du travail est, en effet, au rapprochement avec l’ergonomie au moyen de la sociologie de l’activité (Dujarier et al., 2016) dans le but d’illustrer la différence travail prescrit/réel. Mais ces travaux prennent le risque de produire des analyses mimétiques et décontextualisées à la portée limitée à leur seul terrain d’enquête.

Cet article comporte, néanmoins, un certain nombre de limites à corriger lors de recherches ultérieures. Le segment professionnel décrit (rayons alimentaires vs non alimentaires) est primordial, mais il en existe d’autres : managers des zones rurales vs des zones urbaines, rayons dits « féminins » ou « masculins », etc. On pourrait également se pencher sur les capacités de résistance au changement de ces managers devenus plus facilement substituables. Mais ne s’agissant pas d’une profession établie capable de défendre ses intérêts, la seule « résistance » à leur portée semble être la sortie ou l’exit (Hirschman, 1995). Il paraît donc plus judicieux de s’intéresser aux trajectoires et aux capacités d’adaptation des managers restés en poste afin de montrer dans quelle mesure ils peuvent être acteurs des changements imposés par leur employeur, en produisant, par exemple, une étude longitudinale sur les managers des rayons brun-blanc-gris réussissant à échapper à la « mort » de leur sous-groupe.