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Introduction

Adoptée sous le bâillon à l’Assemblée nationale du Québec, le 16 juin 2019, la Loi sur la laïcité de l’État[1] vient proscrire le port de signes religieux chez certains de ses agents et agentes en position d’autorité[2]. Si pour l’instant l’intervention du législateur québécois se borne aux membres du personnel d’un ministère ou d’un organisme public, une extension du concept de neutralité religieuse de l’État pourrait vraisemblablement inciter plus d’un employeur privé à adopter pareille interdiction au sein des murs de son entreprise.

Cela est d’autant plus probable si l’on se fie aux développements survenus en 2016 de l’autre côté de l’Atlantique, où une modification significative a été apportée au Code du travail français à l’occasion de la réforme El Khomri[3]. Par son nouvel article L1321-2-1, le Code du travail autorise explicitement l’employeur à inclure une disposition au sein de son règlement intérieur reconnaissant « le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés », ce qui englobe à l’évidence le port de signes religieux.

Une telle ingérence patronale dans la manifestation des croyances religieuses des travailleurs et les sanctions disciplinaires allant jusqu’au congédiement qui peuvent en résulter interpellent directement la liberté de religion et le droit à l’égalité. Ceux-ci sont d’ailleurs enchâssés au sein de textes trônant au sommet de la hiérarchie des normes juridiques de chacun de ces États. Du côté de la France, on retrouve ces garanties aux articles 1er et 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, consacrant le principe d’égalité et la liberté religieuse, de même qu’à l’article 1er de la Constitution de 1958 qui prône une République laïque assurant l’égalité des citoyens sans distinction, notamment religieuse[4]. Au Québec, ce sont principalement les articles 3 et 10 de la Charte des droits et libertés de la personne[5] qui assurent respectivement le respect de la liberté de religion et le droit à l’égalité dans les relations de nature privée, comme celle prévalant entre un employeur et un salarié.

En France, en raison des débats relatifs au port du voile en entreprise, la Cour de cassation a récemment eu à préciser les conditions d’interdiction des signes religieux, afin d’éviter que l’employeur ne restreigne indûment la liberté religieuse et l’égalité de traitement en milieu de travail. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a également eu l’occasion de se prononcer à ce sujet, à la suite de deux affaires, belge et française, où l’interdiction de signes religieux et le principe de neutralité étaient en cause. Par ailleurs, dès le milieu des années 1980 au Canada, la Cour suprême a conçu une démarche d’accommodement raisonnable qui vise à enrayer la discrimination, dont celle fondée sur la religion dans l’établissement des conditions de travail. Une abondante et constante jurisprudence en précise les paramètres depuis.

Face à une même problématique dans l’entreprise, soit l’interdiction de signes religieux, il est intéressant d’observer comment la mobilisation des libertés et droits fondamentaux des travailleurs affectera différemment la protection de leur emploi. Ainsi, une comparaison juridique entre la France et le Québec mettra en lumière les grilles de lecture différentes qui sont élaborées par le juge de chaque espace national, aussi bien à l’occasion du contrôle de la légitimité de l’interdiction de signes religieux par l’employeur, qu’au moment d’imaginer des compromis participant au maintien du lien d’emploi du travailleur. Cette analyse permettra, en outre, de discuter du risque que la jurisprudence française sur cette question se transporte en droit québécois.

Le contrôle de la légitimité de l’interdiction de signes religieux

Lorsqu’un employeur décide d’empêcher ses salariés d’afficher un signe religieux au travail, autant les tests jurisprudentiels français que canadiens débutent par l’analyse des motivations de l’employeur.

En France, le Code du travail affirme expressément la légitimité du principe de neutralité dans l’entreprise sous certaines conditions, ce qui a conduit la Cour de cassation à en préciser les modalités, toutefois peu contraignantes. Pour justifier une situation discriminatoire en emploi, la Cour suprême canadienne impose, quant à elle, une démonstration plus exigeante à l’employeur, qui débute par la preuve d’un objectif rationnel entre la norme qu’il a adoptée et l’exécution du travail.

France : l’objectif de neutralité de l’entreprise avalisé par le Code du travail

À l’instar du Canada et de nombreux autres États, la France fait figurer la liberté religieuse au rang des libertés fondamentales. Cela se retrouve dès les premiers articles du Code du travail, qui posent un principe de respect des libertés individuelles des salariés. Ainsi dans un premier temps, l’article L. 1121-1 du Code du travail limite les atteintes aux libertés individuelles des salariés, incluant la liberté de religion, en exigeant qu’elles soient justifiées et proportionnées. Dans un second temps, l’article L. 1132-1 du même Code proscrit toute discrimination fondée, notamment, sur les convictions religieuses des salariés.

De ces textes résulte alors un principe fondamental de respect des convictions religieuses des salariés d’une entreprise privée. Contrairement à ce qui a pu être soutenu par certains employeurs, ce respect de la liberté religieuse des salariés ne va pas à l’encontre du principe de laïcité sur lequel se fonde la République française, mais il en représente l’expression directe. Le principe de laïcité implique, en effet, une restriction des manifestations religieuses des institutions publiques afin de respecter la liberté de religion des citoyens. En ne prônant aucune religion, l’État français respecte toutes les convictions de ses citoyens. Le Conseil constitutionnel l’a rappelé dans une décision du 2 juin 2017[6], expliquant que « le principe de laïcité, qui figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit, impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ». Ainsi, « la laïcité, dont procède la neutralité de l’État, n’est bien qu’un instrument pour garantir la liberté religieuse et non pas un outil de sa contrainte » (Saillant-Maraghni, 2017 : 1381).

Ce principe de laïcité implique une neutralité des services publics de l’État et de leurs agents[7], mais également, depuis 2004, la neutralité au sein des établissements scolaires[8]. Cette évolution du droit français « a permis un insensible glissement de l’affirmation d’une République dans laquelle la laïcité est un principe constitutionnel à celle de la préconisation d’une Société où la laïcité est une vertu » (Waquet et Wolmark, 2009 : 485). C’est de cette conception de la laïcité, semble-t-il plus restrictive que celle canadienne, que « sont nées les velléités d’interdiction du port des signes religieux dans l’entreprise »[9] (Waquet et Wolmark, 2009 : 485). En effet, bien que ce principe de laïcité n’ait pas vocation à être invoqué par un employeur privé afin de restreindre la liberté religieuse de ses salariés, certains ont tenté de l’utiliser à ce titre (Waquet et Wolmark, 2009). Face à cela, la réponse juridique fait oeuvre de compromis entre, d’une part, le respect des libertés fondamentales des salariés et, d’autre part, la volonté de neutralité de l’entreprise.

Les débats au sujet de la neutralité de l’entreprise trouvent principalement leur source dans l’affaire Baby-Loup, clôturée par un arrêt d’Assemblée plénière rendu en 2014[10]. Cette affaire opposait la pouponnière Baby-loup à l’une de ses salariés qui, au retour d’un congé de maternité, était vêtue d’un voile islamique. Le règlement intérieur de l’entreprise contenant une clause limitant le port de signes religieux des employés en contact avec les enfants, la salariée a été congédiée pour avoir refusé de retirer son voile. Cette affaire, devenue un véritable débat politique et non seulement juridique, s’est soldée par une validation du congédiement par la Cour de cassation. Les juges ont, en effet, considéré que la restriction de la liberté religieuse de la salariée était justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché. La clause du règlement intérieur a ainsi été jugée suffisamment précise, justifiée et proportionnée au regard de la taille de l’organisme et de ses missions à l’égard des enfants. Cette décision, fondée sur l’article L. 1121-1 du Code du travail français, a ouvert la porte aux clauses de neutralité dans les entreprises, opportunité que le législateur s’est empressé de saisir.

En effet, la Loi dite « Travail » du 8 août 2016[11] a introduit dans le Code du travail l’article L. 1321-2-1 qui autorise explicitement les employeurs à insérer dans le règlement intérieur de l’entreprise une clause de neutralité afin de restreindre la manifestation des convictions des salariés. Cette restriction se doit, néanmoins, d’être justifiée par le respect d’autres droits et libertés fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise, en plus d’être proportionnée au but recherché. Bien que l’article vise indifféremment toutes les convictions des salariés, nous pouvons cependant penser que les convictions religieuses seront les premières touchées par ces clauses. De fait, l’existence même de cette réforme s’explique par les débats relatifs au port de signes religieux en entreprise. Lors des débats parlementaires, il a été déclaré que la France était « en guerre » contre le communautarisme : « ne laissons aucun interstice dans nos entreprises dans lequel s’engouffreraient immanquablement des individus »[12]. Sous couvert d’une neutralité « générale » imposée aux salariés, les entreprises pourraient alors s’employer à discriminer indirectement les salariés manifestant leurs convictions religieuses.

Dans le sillage de cette Loi « Travail », la Cour de justice de l’Union européenne a rendu deux arrêts le 14 mars 2017[13], à la suite de questions préjudicielles posées par les juridictions françaises et belges. Il ressort de ces décisions qu’une clause de neutralité insérée dans un règlement intérieur, si elle vise toutes les convictions, n’est pas une discrimination directe fondée sur la religion selon la CJUE. Elle peut, toutefois, constituer une discrimination indirecte[14], mais qui peut alors être justifiée par un motif légitime et des moyens appropriés et nécessaires. Selon la Cour, la volonté de l’employeur d’instaurer une politique de neutralité afin d’afficher une certaine image de son entreprise peut ainsi lui permettre de restreindre la manifestation des convictions de ses salariés, tant que cela s’exprime par une clause suffisamment générale au sein d’une note interne. Il appert, dès lors, qu’une politique économique ou des choix commerciaux de l’employeur peuvent conduire à la restriction de libertés individuelles des salariés (Blanco, Cadène et Wolmark, 2017 : 235). La liberté d’entreprendre de l’employeur prime ainsi sur la liberté religieuse des salariés.

Cette évolution juridique se conclut, pour le moment, par l’arrêt Micropole univers rendu par la Cour de cassation le 22 novembre 2017, qui prend acte de la jurisprudence européenne. Dans cet arrêt, les juges français rappellent qu’une clause de neutralité qui interdit tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, inscrite dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service répondant aux mêmes critères, peut rompre le lien d’emploi de salariés ne respectant pas cette clause, à condition qu’il s’agisse de salariés en contact avec la clientèle. La Cour de cassation ajoute ici une condition supplémentaire à l’article L. 1321-2-1 du Code du travail, puisqu’il apparaît, dès lors, impossible de limiter la liberté religieuse des salariés qui ne seraient pas en contact avec la clientèle. Cette décision semble logique, car si l’on considère que cette politique de neutralité a pour objectif d’assurer une certaine image commerciale de l’entreprise, il est naturel de ne pas étendre l’interdiction du port de signes religieux à l’ensemble des salariés de l’entreprise, au risque de perdre le caractère proportionné de la mesure.

Ainsi, le droit du travail français, en accord avec le droit de l’Union européenne, permet une restriction de plus en plus importante de la liberté religieuse des salariés. Pourtant considérée comme un espace privé non soumis au principe de laïcité, l’entreprise peut devenir un lieu dominé par la neutralité, à tout le moins pour les salariés en contact avec la clientèle. Bien que cette possibilité soit aujourd’hui inscrite dans le Code du travail, des tempéraments peuvent y être apportés. Entre autres, l’existence d’un règlement intérieur comprenant une clause de neutralité dans l’entreprise ne sera pas systématique. Or, en l’absence d’une telle note interne, tout comportement de l’employeur qui brimerait un salarié dans la manifestation de sa liberté religieuse demeurerait alors pleinement soumis au contrôle de justification et de proportionnalité de l’article L. 1121-1 du Code du travail, ainsi qu’au principe de non-discrimination assurant une protection ferme de cette liberté.

Québec : la nécessité d’un objectif rationnel lié à l’exécution du travail

Dans une perspective canadienne, une règle d’emploi ayant pour effet d’empêcher un salarié de porter un signe religieux au travail confronte celui-ci à deux choix : 1- contrevenir à ses croyances religieuses en retirant les signes en question comme le lui demande l’employeur; ou 2- s’exposer à un congédiement à défaut d’obéir à la règle. Il est alors contraint de choisir entre renoncer à son emploi ou à sa foi, tandis que le respect de cette norme aura peu ou pas d’impact pour ses collègues non-croyants ou pratiquant une religion différente. Pourtant, appelée à définir les pourtours de la liberté de religion garantie par la Charte canadienne[15], la Cour suprême du Canada enseigne que cette liberté fondamentale comprend essentiellement « le droit de croire, de professer ouvertement ses croyances et de les manifester »[16], sans crainte de représailles[17], et le droit de ne pas être forcé « d’agir de manière contraire à ses croyances »[18]. Ainsi, la conséquence d’une telle distinction ou exclusion fondée sur la religion est de compromettre l’exercice en pleine égalité de la liberté de religion de même que le droit à des conditions de travail exemptes de discrimination, et ce, en contravention des articles 3, 10 et 16 de la Charte québécoise.

Face aux allégations de discrimination qui pèsent contre lui, l’employeur recourra habituellement à la défense d’exigence professionnelle justifiée (EPJ), laquelle provient du célèbre arrêt Meiorin prononcé en 1999 par le plus haut tribunal du pays. Au Québec, ce moyen de défense se rattache d’ailleurs à l’article 20 de la CDLP[19], qui prévoit qu’une « distinction, exclusion ou préférence fondée sur les aptitudes ou qualités requises par un emploi […] est réputée non discriminatoire ». La première étape à franchir consiste à démontrer qu’il existe un but rationnel entre cette norme et l’exécution du travail en cause[20]. Il s’agit alors d’amener l’employeur à justifier l’objet général de sa norme en lien avec les exigences objectives du travail à accomplir par ses employés. Même si cette démarche s’applique sans égard à la forme de discrimination en cause (Vizkelety, 2015 : 57), il importe de distinguer son application selon qu’il s’agit d’une discrimination indirecte ou directe; cette dernière nous apparaissant beaucoup plus complexe à justifier dans le cas particulier des signes religieux.

En ce qui a trait d’abord à la discrimination indirecte, cette forme plus subtile de discrimination se manifeste lorsqu’une norme d’emploi, en apparence neutre, entraîne un effet préjudiciable pour les adeptes de certaines religions par rapport aux autres salariés[21]. Partant, une norme adoptée pour des raisons d’affaires légitimes, s’appliquant uniformément à l’ensemble du personnel et ne faisant aucunement allusion à la religion pourra, néanmoins, avoir une incidence sur le port de signes religieux. Dans cette optique, il sera généralement aisé pour l’employeur d’expliquer le caractère rationnel de sa norme, car celle-ci a de toute façon été adoptée pour des motivations autres que l’élimination des signes religieux. Par exemple, dans la récente affaire Singh, une règle rendant obligatoire le port du casque de sécurité pour tous les camionneurs circulant au Port de Montréal engendrait des répercussions non négligeables pour trois camionneurs de religion sikhe. En effet, ces derniers ne peuvent, d’après leurs croyances, porter un équipement de protection par-dessus leur turban, ce qui les empêche d’effectuer des livraisons à cet endroit. Compte tenu de la preuve administrée quant aux risques de blessure à la tête lors des opérations de chargement et déchargement des conteneurs, la Cour d’appel du Québec a décidé que cette norme, adoptée pour des raisons de santé et de sécurité au travail, possédait un lien rationnel évident avec la nature des tâches accomplies par les camionneurs[22].

À l’inverse, d’autres règles d’emploi peuvent être la source d’une discrimination directe (Drapeau, 1998 : 826). Une norme interdisant explicitement le port de signes religieux appartient à cette catégorie puisqu’elle s’attaque directement à un motif discriminatoire prohibé. Il n’y a donc pas lieu, et cela se différencie de la France, de voir une discrimination indirecte dans une norme qui vise explicitement la religion, même si l’identification de cette dernière se fond dans une énumération d’autres motifs. Considérant l’absence de précédent significatif en la matière, les arguments avancés par l’employeur devront être particulièrement convaincants pour soutenir un lien rationnel entre cette interdiction et la nature des tâches à accomplir. Pour reprendre les termes employés par la Cour suprême, c’est dire qu’une partie importante de l’analyse du juge s’y attardera[23]. En cela, il est loin d’être certain que la neutralité de l’entreprise soit perçue, par les tribunaux canadiens et québécois, comme étant en soi un objectif suffisant. Contrairement à la France qui admet le principe de neutralité de l’entreprise à certaines conditions, aucun texte législatif comparable n’est actuellement en vigueur au Québec. Sur ce point, un employeur a déjà invoqué l’objectif d’assurer un milieu de travail neutre et respectueux, au soutien de la validité de son code vestimentaire prohibant les vêtements à caractère religieux[24]. Plus précisément, cette interdiction était contestée par un salarié ayant fait l’objet d’un congédiement, au motif qu’il s’était présenté au travail, à maintes reprises, revêtu d’un chandail arborant l’inscription « Dieu n’existe pas ». L’arbitre de grief saisi du dossier convient, dès lors, que la liberté d’opinion et d’expression de ce salarié doit primer sur les contraintes négligeables et non significatives avancées par l’employeur, notamment l’inconfort pouvant être ressenti de la part de certains collègues de travail et son désir de ne pas avoir à gérer les difficultés ou les débats suscités par ce genre de vêtements[25].

Par ailleurs, des parallèles intéressants peuvent être tracés avec les enseignements de la Cour suprême relativement à la portée de l’obligation de neutralité de l’État. À la différence de la neutralité prônée dans l’Administration publique française (Amiraux et Gaudreault-Desbiens, 2016 : 353, 367-368), la conception canadienne de la neutralité au sein de l’espace public « ne signifie pas l’homogénéisation des acteurs privés qui s’y trouvent. La neutralité est celle des institutions et de l’État, non celle des individus »[26] (Bosset, 2017 : 329). Cela implique aussi que l’État « respecte les différences religieuses »[27] et « ne cherche pas à les faire disparaître » [28]. Transposée à l’entreprise, cette conception de la neutralité signifierait que le fait pour certains employés d’afficher des signes religieux dans le cadre de leurs fonctions n’associe pas pour autant leurs pratiques religieuses personnelles aux orientations de l’entreprise et n’affecte pas, en principe, la manière d’exécuter leurs tâches. Autrement dit, être neutre pour une entreprise n’est pas synonyme de standardisation des salariés qui s’y trouvent. Plus encore, la plus haute instance du pays estime que la diffusion de signes religieux au sein d’une institution serait même un moyen de promouvoir le multiculturalisme[29] et la tolérance religieuse, qui constituent des valeurs très importantes dans la société canadienne[30].

Au demeurant, les travailleurs québécois ne sont pas à l’abri d’une intervention législative comparable à celle survenue en France, dans l’optique où le gouvernement provincial actuel, tablant sur les questions identitaires, pourrait être séduit par l’idée d’inclure un principe similaire de neutralité de l’entreprise dans une loi spécifique au travail ou à même la Charte du Québec. En l’absence d’une telle disposition législative, il n’est pas impensable que les tribunaux s’inspirent de la conception de la neutralité de l’État pour définir les paramètres de celle défendue par une entreprise privée, c’est-à-dire une neutralité qui participe à la préservation du caractère multiculturel de la société canadienne et à la promotion de la diversité[31]. Dans l’état actuel des choses, il est clair que l’objectif poursuivi par l’employeur pour restreindre la manifestation de signes religieux au travail demeure soumis à l’examen du juge, qui se penchera sur sa rationalité en lien avec les faits particuliers de chaque cas d’espèce.

La recherche de compromis en vue de protéger le lien d’emploi

Dès lors que la norme d’emploi satisfait au premier volet portant sur son caractère rationnel et proportionné, elle demeurera en vigueur dans l’entreprise. Cela étant, en France comme au Québec, avant d’imposer validement un congédiement au salarié refusant de se départir d’un signe religieux, l’employeur devra minimalement tenter de le réaffecter à un autre poste où cette exigence ne lui sera pas opposable, en vue de sauver son emploi. Les limites à cette obligation se situent cependant aux antipodes, en vertu des principes créés par les plus hautes instances de chaque ordre judiciaire national.

Sur ce point, la Cour de cassation française demande à l’employeur de reclasser le salarié à un poste n’impliquant pas de contact visuel avec la clientèle, à condition que cet exercice n’impose aucune charge supplémentaire à l’entreprise. Pour sa part, la Cour suprême canadienne invite non seulement l’employeur à explorer un éventail plus large de possibilités d’accommodement, mais elle admet également que ces dernières puissent occasionner des coûts à l’entreprise jusqu’à ce qu’il en résulte une contrainte excessive.

France : le reclassement à coût nul

Le droit français ayant franchi, sous l’impulsion de la CJUE, le pas de la neutralité dans l’entreprise, la question s’est naturellement posée de savoir ce qu’il adviendrait d’un salarié ne respectant pas cette obligation. De toute évidence, le règlement intérieur ayant un caractère disciplinaire, le non-respect de l’une de ses clauses constitue une faute susceptible de conduire à un congédiement. C’est notamment ce qui a été validé par la Cour de cassation dans l’affaire Baby-Loup. Néanmoins, sur le terrain des libertés fondamentales, des nuances doivent être apportées.

En premier lieu, la CJUE a précisé, dans l’affaire belge précitée[32], que les restrictions aux libertés devaient être limitées au strict nécessaire. En conséquence, la Cour affirme qu’il appartient aux juges nationaux de vérifier si, « tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise, et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire »[33], il était possible pour l’employeur de proposer au salarié récalcitrant un poste n’impliquant pas de contact visuel avec la clientèle plutôt que de procéder à son congédiement. Il s’agit là d’une simple transposition du principe de proportionnalité qui s’applique en matière de libertés fondamentales. En effet, le refus de se conformer à une clause concernant uniquement les salariés en contact avec la clientèle ne devrait pas conduire à la perte de l’emploi, si un autre poste s’avère disponible sans contact visuel avec les clients. Plutôt que de sanctionner le salarié de la plus sévère des manières pour avoir exprimé ses convictions religieuses, il suffit donc, si possible, de le sortir du champ d’application de la clause de neutralité.

Cette solution a été reprise par la Cour de cassation dans son arrêt du 22 novembre 2017, imposant à l’employeur de ne recourir au congédiement qu’en dernier recours, « tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise et sans que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire »[34]. La doctrine française s’est interrogée sur la nature de cette obligation (Mouly, 2018 : 218). S’agit-il d’une obligation de reclassement semblable à celle applicable en matière d’inaptitude ou de licenciement pour motif économique ? Mais dans ce cas, quel en serait le périmètre, notamment si l’entreprise appartient à un groupe ? Ou bien s’agit-il plutôt d’une forme d’accommodement raisonnable se rapprochant du droit nord-américain ?

Ni la CJUE, ni la Cour de cassation n’emploient ces termes de reclassement ou d’accommodement raisonnable. Par conséquent, la portée de l’obligation pesant sur l’employeur reste relativement floue, d’autant plus qu’elle apparaît plutôt limitée. En effet, les juges précisent que l’employeur ne doit pas subir de charge supplémentaire dans la recherche d’un nouveau poste pour le salarié. Il faut, dès lors, comprendre que l’employeur n’a pas l’obligation de créer un nouveau poste ni d’aménager un poste existant (Mouly, 2018 : 218). Il est simplement tenu, si un poste vacant sans contact avec la clientèle existe dans l’entreprise, de le proposer au salarié. Cette solution, ne faisant peser aucun coût supplémentaire sur l’employeur, peut se comprendre par le principe de proportionnalité qui s’applique en l’espèce : l’origine du problème réside dans le refus, par le salarié, de se conformer au règlement intérieur. Il peut alors sembler logique de ne pas faire peser de contrainte supplémentaire sur l’employeur, dès lors que le droit l’autorise à imposer cette neutralité dans son entreprise. Néanmoins, bien qu’elle soit permise par le Code du travail à certaines conditions, l’interdiction du port de signes religieux reste une atteinte à une liberté fondamentale. Contraindre l’employeur à reclasser le salarié avant de procéder au congédiement, même si cela entraîne un certain coût, ne nous aurait certainement pas paru excessif. S’agissant d’une restriction aux libertés fondamentales du salarié, il convient, en effet, d’éviter tant que possible la perte de son emploi. Par ailleurs, dans le cas où l’employeur ne respecterait pas cette obligation de recherche de poste vacant sans contact avec la clientèle, il nous semblerait naturel, en l’absence de précisions données par les juges, de proposer que la rupture du lien d’emploi soit considérée comme discriminatoire et donc nulle.

Une dernière question se pose. Alors que le droit français évolue vers des restrictions de plus en plus ouvertes aux libertés fondamentales des salariés, notamment à la liberté de religion, un rapprochement avec le droit nord-américain et la démarche d’accommodement raisonnable est-il envisageable ? Les juges n’ayant pas employé ces termes, il semble qu’une théorie générale des accommodements raisonnables ait volontairement été écartée (Robin-Olivier, 2017 : 229). Par ailleurs, la compatibilité de telles obligations avec l’obligation de neutralité qui peut désormais sévir dans les entreprises semble compromise. Si le droit français semblait oeuvrer initialement par une tolérance passive en restant indifférent aux différentes religions, il a aujourd’hui évolué vers une attitude plus répressive. Celui-ci misant sur la citoyenneté pour « transcender […] les appartenances particulières » (Lavoie, 2018 : 42), se dessine alors une forme d’intolérance au communautarisme que traduit d’ailleurs cette politique de neutralité dans l’entreprise. Il ne faut, toutefois, pas être pessimiste et garder à l’esprit que ces clauses de neutralité ne seront pas nécessairement systématiques et que l’employeur peut toujours, s’il le souhaite, aménager son entreprise de façon à respecter les convictions de chacun de ses salariés.

Québec : l’accommodement jusqu’à contrainte excessive

Lorsque l’employeur invoque la défense d’exigence professionnelle justifiée, applicable en droit canadien et québécois, il lui appartient, dans un second temps, de convaincre le tribunal que sa norme d’emploi est raisonnablement nécessaire pour atteindre le but légitime invoqué précédemment[35]. Elle le sera que dans la mesure où l’employeur ne peut accommoder d’aucune façon le salarié sans subir de contrainte excessive. C’est donc à cette étape que se déploie son obligation d’accommodement raisonnable[36], laquelle fut importée de la jurisprudence américaine par la Cour suprême du Canada en 1985[37]. Avec le temps, cette création jurisprudentielle est devenue un « précepte fondamental en droit du travail canadien, et plus particulièrement en droit du travail québécois »[38], contribuant à l’atteinte d’une égalité réelle dans les milieux de travail[39]. En effet, son objectif principal est « d’empêcher que des personnes par ailleurs aptes ne soient injustement exclues, alors que les conditions de travail pourraient être adaptées sans créer de contrainte excessive »[40]. De la sorte, l’obligation d’accommodement impose à l’employeur un assouplissement de sa norme d’emploi, de manière à tenir compte des besoins particuliers du salarié lésé en raison de sa religion (Woehrling, 1998, 328-329).

En conséquence, l’employeur sera assujetti à cette obligation d’accommodement raisonnable en vue d’atteindre une égalité réelle, et ce, quand bien même l’interdiction de signes religieux en vigueur dans son entreprise aurait préalablement été validée par un tribunal en tant qu’objectif légitime (Proulx, 2015 : 66). Pour ce faire, il devra d’abord s’enquérir des besoins du salarié, pour ensuite explorer les divers aménagements possibles lui permettant de fournir sa prestation de travail, tout en conservant ses signes religieux. Cette démarche pourra se concrétiser par la réaffectation à un autre poste disponible dans l’entreprise qui serait compatible avec la situation du salarié, comme le conçoit d’ailleurs la CJUE et la Cour de cassation française, mais également par une large gamme d’autres mesures telles que la modification de l’horaire de travail, l’adaptation du poste de travail et, même, le réaménagement des tâches (Brunelle, 2001 : 290-291 et 311-312). Seules les limites à l’imagination des parties pourront mettre fin à la précédente énumération. D’ailleurs, on ne s’étonnera guère de n’apercevoir aucune balise claire dans les jurisprudences canadienne et québécoise quant à la portée de l’obligation d’accommodement de l’employeur. Cette dernière se veut effectivement une démarche à caractère individualisé, qui commande une analyse au cas par cas et qui s’oppose à toute règle rigide ou prédéterminée quant à la teneur des obligations patronales[41]. Par conséquent, il est inconcevable de rétrécir les horizons d’accommodement, en stipulant dans une politique que l’obligation de l’employeur se limitera à reclasser le salarié à un autre poste. S’éloignant nettement de la France, ces valeurs d’accommodement témoignent donc du fait que « l’institutionnalisation de la laïcité, au Québec, est traversée par une éthique du pluralisme, c’est-à-dire une conception du vivre-ensemble fondée sur la reconnaissance des différences et qui a pour finalité une égalité réelle entre les citoyens » (Lavoie, 2018 : 89).

De surcroît, en posant la contrainte excessive comme seule limite à l’obligation d’accommodement, la plus haute cour au pays cherche à s’assurer que l’employeur ait déployé de véritables efforts dans la recherche d’une solution viable. Certes, la démonstration d’une contrainte excessive n’impose pas un standard aussi élevé que « l’impossibilité pour un employeur de composer avec les caractéristiques d’un employé »[42], mais requiert une preuve qui dépasse nettement les inconvénients négligeables ou certaines incommodités administratives (Trudeau, 2009 : 177). À cet égard, la Cour suprême accepte manifestement que la mise en oeuvre de mesures d’accommodement puisse entraîner des coûts pour l’entreprise (Coiquaud et Martin, 2016 : 83). Sur ce point, elle indique que les mesures d’accommodement proposées deviendront déraisonnables dans la mesure où elles imposent « des frais excessifs »[43] à l’employeur. Le droit canadien se distingue donc de façon importante du droit français, en ce sens qu’il accepte que le reclassement du travailleur souhaitant conserver ses signes religieux engendre certains frais pour l’entreprise.

Au-delà de l’incidence économique de l’accommodement, il existe trois autres catégories de motifs permettant à l’employeur de soutenir l’existence d’une contrainte excessive. Premièrement, la mesure d’accommodement retenue ne doit pas entraver indûment l’exploitation de l’entreprise[44]. Ainsi, on ne s’attend pas à ce que l’employeur procède à une modification fondamentale de l’organisation ou des conditions de travail ni qu’il crée un poste sur mesure correspondant aux besoins du salarié[45]. Ces principes concordent d’ailleurs à ce qui a déjà été dit du côté de la France à propos des limites à l’obligation de reclassement qui incombe à l’employeur. Deuxièmement, l’employeur pourra invoquer des risques pour la santé ou la sécurité du demandeur d’accommodement ou d’autrui qui résulteraient des options d’accommodement qui s’offrent à lui[46.] À cet égard, dans l’affaire précitée des camionneurs sikhs refusant de porter un casque protecteur, la Cour d’appel jugea qu’il n’existait pas d’autres moyens d’éviter de compromettre leur sécurité, tout en permettant à l’entreprise de se conformer à ses obligations légales d’ordre public en matière de santé et de sécurité au travail[47].

Troisièmement, une atteinte importante aux droits ou au moral des collègues de travail pourra également générer une contrainte excessive[48]. Par contre, les tribunaux ne toléreront pas que les préférences discriminatoires de la clientèle soient prises en compte par l’entreprise[49]. Pareillement, les craintes légitimes des autres salariés seront admises, tandis que seront dépourvues de tout fondement leurs « oppositions fondées sur des attitudes incompatibles avec les droits de la personne »[50]. Il nous semble tout à fait normal qu’un employeur ne puisse justifier un acte discriminatoire au travail en s’appuyant sur les préjugés eux-mêmes discriminatoires de ses clients ou de ses employés, entre autres l’inconfort manifesté devant un voile, une kippa ou un crucifix, etc. Comme le dénotent à juste titre certaines critiques françaises, admettre le contraire conduirait « à faire de l’entreprise une caisse de résonance de l’environnement discriminatoire ou attentatoire aux droits fondamentaux » (Waquet et Wolmark, 2009 : 488), qui pourrait ainsi procéder sans ambages au « licenciement d’un salarié en raison de sa couleur de peau, de son origine […] au motif que les clients ou collègues supportent mal sa présence » (Waquet et Wolmark, 2009 : 488). Dans ces circonstances, le fait qu’un salarié soit en contact avec la clientèle n’est pas déterminant et ne saurait encore moins être invoqué par l’employeur à titre de contrainte excessive. Par ailleurs, un employeur souhaitant implanter une interdiction de signes religieux devra faire preuve d’une audacieuse imagination pour convaincre un tribunal que toute dérogation à celle-ci lui causerait désormais une contrainte excessive, surtout dans l’hypothèse où il a toléré de telles manifestations dans son entreprise pendant plusieurs années, sans difficulté particulière.

En fin de compte, la contrainte excessive vise à établir un délicat équilibre entre le droit fondamental à l’égalité des salariés et les droits de direction de l’employeur. Si ce dernier parvient à faire la démonstration d’une contrainte excessive dans son entreprise, l’interdiction de signes religieux ne sera alors pas constitutive de discrimination, et elle sera maintenue sans obligation d’accommodement de sa part[51]. Le fardeau qui repose sur l’employeur demeure toutefois assez exigeant, car il devra avoir exploré toutes les avenues raisonnables permettant d’éviter, autant que possible, la rupture définitive du lien d’emploi du salarié. En substance, la démarche d’accommodement applicable au Québec est inhérente au droit à l’égalité et constitue indéniablement une puissante mesure de protection du lien d’emploi des victimes de discrimination, notamment celles ne pouvant se soumettre à une règle d’emploi contrevenant à leurs convictions religieuses. À moins d’une intervention législative diminuant les obligations patronales en la matière, laquelle devra d’ailleurs recourir aux dispositions de dérogation contenues dans les Chartes pour avoir plein effet[52], il n’y a donc pas lieu de craindre un revirement jurisprudentiel important en sol québécois.

Conclusion

Certes, le phénomène des signes religieux en entreprise sillonne autant les entreprises françaises que celles canadiennes ou québécoises. En elle-même, la problématique de l’interdiction de leur manifestation au travail n’a rien de nouveau, dans le sens où elle s’inscrit à l’intérieur du sempiternel débat opposant d’un côté, la liberté d’entreprendre de l’employeur et les intérêts économiques de l’entreprise et, de l’autre, les libertés fondamentales du travailleur, en l’occurrence la liberté religieuse et le droit à l’égalité. Compte tenu du caractère imprécis et indéterminé des droits et libertés de la personne, il va de soi que la tâche de définir leur contenu et d’établir leurs paramètres dans la relation de travail revient au juge.

Or, en présence de droits fondamentaux aux formulations quasi-identiques, il étonne de constater à quel point le droit français et celui québécois appréhendent de façon différente une même situation dans l’entreprise. Cette analyse comparative entre la France et le Québec a montré, dans un premier temps, que la légitimité de l’interdiction de signes religieux n’est pas examinée de la même façon par le juge. Si la Cour de cassation, appuyée en cela par la CJUE, ne remet pas en question la légitimité d’une politique assurant la neutralité de l’entreprise, du moment qu’elle proscrit tous types de conviction et qu’elle s’applique exclusivement aux employés en contact avec la clientèle, il en va autrement pour la Cour suprême du Canada. Celle-ci se montre beaucoup plus exigeante à l’endroit de l’employeur, en lui imposant la démonstration d’un objectif rationnel lié à l’exécution du travail.

Dans un deuxième temps, ce regard croisé met surtout en évidence le rôle central du juge dans la protection de l’emploi, car l’interprétation qu’il aura retenue en affectera directement l’intensité. C’est ainsi que, d’une part, les juges français et européens n’imposent à l’employeur qu’une faible obligation de rechercher un poste disponible n’impliquant pas de contact avec les clients. D’autre part, les juges canadiens et québécois font peser une lourde obligation d’accommodement raisonnable sur les épaules de l’employeur, qui devra examiner toutes les solutions de rechange à la rupture du lien d’emploi, sauf celles occasionnant une contrainte excessive dans le fonctionnement de l’entreprise. Au surplus, il est inconcevable pour les premiers que l’entreprise ait une quelconque charge à supporter en lien avec le reclassement du salarié, alors que les seconds trouvent tout à fait logique que la mesure d’accommodement entraîne des coûts pour l’employeur puisqu’après tout, il est l’auteur de la norme discriminatoire.

Comment, dès lors, expliquer que l’interprétation du juge de chacun de ces espaces nationaux puisse tendre vers des directions aussi opposées ? En guise d’éléments de réponse, des auteurs suggèrent que la liberté de religion, le droit à l’égalité, la laïcité et la neutralité de l’État sont des concepts tellement interdépendants qu’une divergence d’interprétation nationale au sujet d’un seul d’entre eux aura forcément un impact sur la portée de tous les autres (Baubérot et Milot, 2011 : 87). Il ne serait donc pas exagéré de conclure que l’interprétation adoptée par le juge canadien en matière de manifestations des croyances religieuses au travail s’expliquerait par son souci de protéger le multiculturalisme et d’encourager la diversité religieuse, deux valeurs chères à la société canadienne[53]. Dans une tout autre perspective, c’est « avec rigueur et sans véritable discussion en France » (Auvergnon, 2016 : 47) que la laïcité et la neutralité de l’État empêchent toutes manifestations de convictions religieuses pour les employés des services publics, ce qui a sans doute conduit le juge à autoriser plus facilement son extension au sein d’un espace privé comme l’entreprise.

Serait-ce dire que sur le sentier des droits fondamentaux, le chemin parcouru par le juge national pour les adapter à la relation d’emploi et assurer une protection adéquate des travailleurs est guidé par les consensus qui se dégagent au sein de la société civile dans laquelle il évolue, dans le cas présent la conception de la laïcité et la tolérance à l’égard du fait religieux ? Un tel constat n’est pas sans ébranler le postulat d’universalité et d’inaliénabilité des libertés fondamentales de la personne, du moins lorsque cette personne est un travailleur… Malgré tout, les espoirs d’améliorer le sort des travailleurs par le déploiement des droits fondamentaux dans la sphère de l’emploi ne doivent pas être déchus pour autant, au risque de méconnaître la capacité évolutive du droit.