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Vous avez entre les mains (ou sur votre écran) le numéro 1 de la 75e édition de Relations industrielles/Industrial Relations (RI/IR). Vous vous apprêtez à lire une publication bilingue ayant une histoire remarquable. Bien que son importance puisse avoir été quelque peu voilée à certains moments (mais seulement quelque peu), l’étudiant averti en histoire n’aura pas à réfléchir longtemps pour réaliser qu’un « 75e » a de l’importance pour l’éditeur de n’importe quel périodique. En termes simples, peu de revues scientifiques de niveau universitaire existent depuis 1945. De plus, il n’y en a qu’une concentrant son contenu sur le monde du travail et de l’emploi qui se distingue ainsi, Relations industrielles/Industrial Relations.

En ce qui concerne l’analyse du monde du travail et de l’emploi, la valeur de la continuité d’une publication à long terme ne peut être sous-estimée. Il y a une raison élémentaire et particulière à cela : ceux qui pensent et écrivent de manière critique sur les relations de travail dans les économies de marché capitalistes exercent leur métier dans un milieu où il existe des influences hostiles qui peuvent venir les distraire ou les gêner dans leurs efforts. Pour apprécier pleinement cet élément, une certaine explication est nécessaire, notamment pourquoi et comment les disciplines évoluent.

Dans les sciences pures, il est possible d’assister à un changement brusque de la façon dont les phénomènes sont interprétés, par exemple le passage de la théorie de la particule à la théorie ondulatoire de la matière. La même chose peut être vraie dans les sciences sociales. Par exemple, un coup d’oeil rapide sur l’histoire de la psychologie révèle un changement majeur au milieu du 20e siècle, qui a vu les interprétations comportementalistes rejetées comme naïves et simples au cours de la révolution cognitive des années 1960. Plus tôt au 20e siècle, une chose similaire s’est produite lorsque les empiristes — qui martelait le tambour de l’objectivité — ont expulsé les théoriciens psychanalytiques.

En réfléchissant à ces types de ruptures de cadre, quelques points sont à souligner, au moins dans un sens générique interdisciplinaire. Premièrement, le changement dans les façons de voir est généralement associé à des dénonciations convaincantes du statu quo. Ces critiques ne sont pas tant liées à l’idéologie mais, plutôt, à l’épistémologie. À titre d’exemple, la communauté scientifique n’a pas décidé d’adopter une perspective ondulatoire de la matière parce qu’une partie du processus analytique allait ainsi devenir plus riche. Ils l’ont fait plutôt parce que, d’une manière collective et souvent relativement rapide, une nouvelle lentille interprétative a été proposée, souvent à la suite d’une réévaluation prolongée et impartiale des données pertinentes. À cet égard, il ne s’agit donc pas vraiment de décider de manière volontaire.

En fait, un raisonnement désincarné et autonome, au moins tel qu’il est pratiqué lorsque l’entreprise scientifique est à son zénith, révèle les questions de préférence et d’inclinaisons comme étant des afflictions humaines peu pertinentes. Une autre caractéristique, encore une fois de manière générale, du changement paradigmatique est que, bien que la lentille analytique puisse changer, l’objet d’analyse d’intérêt, lui, demeure le même. Par exemple, le physicien ne cesse de s’intéresser à la nature des particules élémentaires parce que d’importantes critiques ont récemment donné naissance à un nouvel ensemble de principes d’interprétation. En effet, dans de telles circonstances, le même chercheur est toujours stimulé : il souhaite redoubler d’efforts afin de mieux comprendre cette chose spécifique qui est d’intérêt dans son champ de recherche. Un troisième point concernant le changement de paradigme est de nature plus psychologique et moins méthodologique, il concerne la motivation des chercheurs. Au coeur de cette question, il y a la reconnaissance collective qu’une question est demeurée sans réponse pendant trop longtemps — aucun progrès n’ayant lieu. Un tel état conduit à de la frustration, à plus d’efforts de recherche et, souvent, à une autre série d’impasses. Par la suite, il y a prise de conscience collective que le cadre analytique adopté ne donne pas les résultats escomptés. Surgit alors une préoccupation subséquente quant à la nécessité d’une alternative. À aucun moment, la question ne devient moins importante — et elle ne sera certainement pas jetée avec l’eau du bain.

Et qu’en est-il des domaines du travail et de l’emploi ? Plus précisément, qu’en est-il de leur examen critique, objet omniprésent d’intérêt pour les lecteurs de Relations industrielles/Industrial Relations. Dans ces domaines, le changement de paradigme peut signifier la fin de — ou au moins la marginalisation — d’une sous-discipline elle-même. Ainsi, en Occident, dans les écoles de commerce, il y a de moins en moins de Centres de recherche sur les relations de travail. Les administrateurs universitaires donnent souvent cette raison à cela : « De nos jours, nous avons une nouvelle façon d’envisager la gestion de la main-d’oeuvre ». Il est également vrai que, contrairement à d’autres domaines d’enquête sur la nature de la réalité, certains, qui ont des intérêts dans les relations de travail, ne veulent pas de réponses. En fait, et peut-être plus important encore, ils ne veulent pas de questions — certainement pas celles du mauvais type, du genre que nous aimons poser. Au contraire, ils persistent à nous dire que la façon dont nous regardons les choses est erronée et que ce que nous voulons savoir n’est pas pertinent (ou n’est plus pertinent). Ils ne le font pas pour des raisons épistémologiques, mais bien idéologiques; et, dans les cas plus extrêmes, pour des raisons d’intérêt personnel. Ce que je dis, c’est que, par rapport à d’autres domaines de la recherche intellectuelle, dans notre domaine — le monde du travail — les façons de voir, les valeurs, voire même des sous-disciplines entières, changent rapidement, souvent pour des motifs triviaux, et parfois entièrement à cause des intérêts économiques d’un acteur. De tels changements touchent à la fois les questions en débat et les cadres d’interprétation jugés appropriés pour l’étude des phénomènes.

J’ai dû accepter qu’en l’an 2095 (75 ans à partir de maintenant), il y a très peu de chance que je sois encore directeur de Relations industrielles/Industrial Relations. Accepter cette réalité n’a pas été facile pour moi. Cependant, si je ne peux pas être ici pour toujours, je peux au moins donner mon humble avis sur ce que je pense que mes successeurs devront faire pour assurer la survie de la revue. Voici mon message : il y a des raisons dignes au changement de paradigme savant et d’autres indignes. Dans notre domaine, la justification du changement appartient souvent à cette dernière catégorie. En effet, ce que nous entendons et lisons à ce sujet n’est peut-être pas vraiment une justification, mais plutôt du verbiage. Parfois, cela peut prendre un certain temps avant de le repérer, mais lorsque nous y prêtons attention, ce n’est pas trop difficile à détecter. Par conséquent, chers collègues, restez vigilants. Le monde du travail et de l’emploi demeure imparfait. Il produit des conséquences inattendues, voire même des victimes. Notre travail consiste à rester concentré sur ces réalités, à ne pas demeurer dans les nôtres, ou encore, à laisser les autres nous restreindre aux leurs.


You have in your hands (or on your screen) Issue 1, edition 75 of Relations industrielles/Industrial Relations. You are now reading a remarkable publication. Although its value may be somewhat disguised (but only somewhat), the discerning student of history will not have to think too deeply to realise that the number “75” has great import for editors of any periodical. Put simply, across all domains of scholarship, few serious journals have been in existence since 1945. More to the point, there is only one focusing on employment relations content that so distinguishes itself, Relations industrielles/Industrial Relations.

Insofar as analysis of the world of work and employment is concerned, the worth of long-term publishing continuity cannot be overstated. There is an elemental and particularized reason for this: those who think and write critically about the institution of the employment relationship in capitalist market economies ply their trade in a milieu where there exists hostile influences that were established intentionally to distract them or otherwise hinder their efforts. To appreciate this point, some context is perhaps necessary, particularly context concerning why and how disciplines evolve.

In the physical sciences, it is possible to have abrupt sea change in the way phenomena are interpreted, a move from the particle to the wave theory of matter for instance. The same is often true in much social science. For example, a cursory glance at the history of psychology reveals a mid-20th century refurbishment that saw behaviourist interpretations being repudiated as naïve and simple-minded during the 1960s cognitive revolution. Earlier in the 20th century, something similar occurred when the empiricists—beating the drum of objectivity—exiled psychoanalytic theorists. In reflecting on these kinds of framework ruptures, a few points are noteworthy, at least in a cross-disciplinary generic sense. First, change in ways of seeing is typically associated with compelling denunciations of the status quo. Such criticisms are not rooted in ideology so much as they are in epistemology. For example, the scientific community typically does not decide to adopt a wave perspective of matter because a stakeholder in the analytic process will become wealthier following such embrace. Rather, they do so because, in a collective and often relatively swift manner, a new interpretative lens suggests itself, often following protracted and dispassionate reappraisal of pertinent data. In this respect, it is not really a question of deciding in any volitional sense. In fact, disembodied and autonomous reasoning, at least as practised when the scientific enterprise is at its zenith, reveals matters of preference and inclination as mere debased under-evolved human afflictions. Another feature, once again speaking generally, of paradigmatic change is that, although the analytic lens may alter, the object of analytic interest itself remains constant. For example, the physicist does not cease to be interested in the nature of elemental particles because persuasive critiques recently gave rise to a new set of tenets for interpretation. Indeed, in such circumstances, the same researcher is invariably spurred on; doubling-down on their effort to better understand that specific thing which previously animated them. A third point about paradigm change is more psychological and less methodological in nature and concerns researcher motivation. At the core of this matter is collective recognition that a provocative question has remained unanswered for too long—no progress is being made. Such a state leads to frustration, more research effort and (often) another series of dead ends. Subsequently, there is collegial realization that the adopted analytic framework is not delivering and an ensuing concern about the need for an alternative. At no point does the question become less important—it is certainly not cast asunder.

So what about employment relations? More specifically, what about critical examination of the institution of the employment relationship, the ever-present object of analytic interest for readers of Relations industrielles/Industrial Relations. In such areas, paradigm change can mean the end of —or at least the marginalization of—a sub-discipline itself. In Western business schools, for example, there are fewer and fewer centres of industrial relations. University administrators often give the reason for this as, “these days we have a new way of looking at workforce management.” It is also true that, unlike in other areas of inquiry in to the nature of reality, some with a stake in labour relations do not want answers. In fact, and perhaps more importantly, they do not want questions—certainly not those of the wrong kind, the kind we like to ask. Rather, they simultaneously seek to tell us that the way we are looking at things is erroneous and that what we want to know about is not relevant (or not relevant anymore). They do this—not for epistemological—but for ideological reasons; and, in more extreme cases, reasons of self-interest. What I am saying is that, relative to other areas of intellectual inquiry, within our domain—employment relations—ways of seeing, values and indeed whole sub-disciplines themselves change quickly, often for trivial motives, and sometimes entirely because of one actor’s personal interests. Such change affects both the animating questions, and the interpretive frameworks that are deemed appropriate for studying phenomena.

I have had to accept that in the year 2095 (75 years from now) there is a slim chance that I may no longer be the editor of Relations industrielles/Industrial Relations. Coming to terms with this reality has not been easy for me. However, if I can’t be here forever, I can at least give my humble view concerning what I think my successors will need to do to ensure the journal’s survival. Here is my message: there are worthy and unworthy reasons for scholarly paradigm shifts. Within our domain, the rationale for change often falls within the latter category. Indeed, what we hear and read about this matter may not really be rationale at all but rather mere verbiage parading as such. Sometimes this can take a bit of spotting but if we pay enough attention, it is not too thorny. Therefore, colleagues, stay alert. The institution of the employment relationship is imperfect. It produces unintended consequences and even victims. Our job is to keep focused on these realities and not live in our own—or let others make us live in theirs.