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Les licenciements collectifs n’affectent plus seulement les travailleurs précaires et faiblement qualifiés des secteurs économiques en décroissance. Ils touchent, de nos jours, les travailleurs qualifiés les plus favorisés oeuvrant dans des secteurs prometteurs, voire des cadres. Le vécu de ces travailleurs dits « Performants… et licenciés » est au coeur de l’ouvrage de Mélanie Guyonvarc’h. L’auteure ne se limite pas à l’étude de l’expérience personnelle de ces licenciements. Elle analyse les causes structurelles et collectives de ces derniers, passant en revue les pratiques des entreprises, ainsi que les contextes économiques et légaux qui les soutiennent.
D’entrée de jeu, Guyonvarc’h fait l’hypothèse d’une banalisation des licenciements, l’observant dans le discours managérial, la sphère politico-légale et, même parfois, chez les salariés. Ce discours, empreint d’une forte euphémisation minimisant les aspects négatifs des licenciements, les dépeint comme une nécessité économique contre laquelle il n’existe aucun remède, si ce n’est l’adaptation perpétuelle. Les licenciements sont devenus des événements ordinaires de la gestion des entreprises où l’on survalorise la mobilité professionnelle et l’on considère l’individu comme maître de sa carrière.
Or, l’enquête démontre « [qu’]il n’y a pas de banalisation du point de vue des salariés », même chez les plus « performants » (p. 236). Si le discours est, aujourd’hui, bien ancré chez les dirigeants d’entreprise, les financiers, les responsables des ressources humaines, les firmes de reclassements, les représentants du personnel et parmi un certain nombre de salariés, l’expérience du licenciement demeure une épreuve qui laisse des traces. Qui plus est, l’omniprésence de la menace de licenciement altère et recompose même le rapport au travail, qui est dorénavant vécu sous la forme d’une « adhésion sans attache » à l’entreprise, à l’image d’un « velcro » performant.
Passant du micro au macro à partir d’une approche sociologique critique et d’enquêtes ethnographiques, l’auteure nous présente les résultats de ses analyses de deux cas d’entreprises françaises issus de « secteurs d’avenir » et qui procèdent à des licenciements massifs de travailleurs (des cadres, des chercheurs, des techniciens spécialisés), autrefois épargnés par de telles vagues de licenciements — et c’est là, toute l’originalité de son ouvrage. L’auteure scrute une grande entreprise pharmaceutique considérée comme le premier groupe pharmaceutique français en 2003 avec 15,6 milliards d’euros de vente mondiale; et une firme de conseil en management et informatique, leader mondial établi dans 34 pays avec 7 milliards de chiffre d’affaires en 2003. Dans les deux cas, les restructurations sont envisagées au sein d’entreprise en bonne santé financière, portent sur des sites rentables, des activités valorisées et du personnel qualifié. Ces restructurations « offensives », qui visent à améliorer la compétitivité et la profitabilité, seraient typiques d’une partie croissante des restructurations actuelles, par opposition aux restructurations « défensives » d’antan qui visaient à sauver une entreprise en péril.
Par l’étude détaillée de l’évolution du droit en matière de licenciement en France sur une période de trente ans (1986-2016) dans la première partie de l’ouvrage, l’auteure retrace la libéralisation progressive du cadre juridique des licenciements, en parallèle avec un mouvement croissant de flexibilité de l’emploi (chapitre 1). De même, au niveau européen, plusieurs dispositions promeuvent un droit social minimal et s’orientent vers une stratégie de « flexicurité ». Différentes initiatives vont dans le sens d’une procédure renforcée d’information-consultation des instances représentatives du personnel dans le but de favoriser l’anticipation des risques associés aux licenciements collectifs et de développer l’accompagnement des transitions. Bref, les lois et les politiques publiques de l’emploi se seraient adaptées aux stratégies des entreprises capitalistes.
Guyonvarc’h s’attarde, ensuite, aux positions des représentants des employeurs et des salariés (chapitre 2). La position plutôt homogène des organisations d’employeurs (MEDEF) tend à ignorer le déséquilibre des pouvoirs à la base des protections sociales offertes aux travailleurs. Ces employeurs préconisent une « séparabilité » qui n’engagerait ni la faute de l’employeur voulant licencier ni la contestation des salariés, préférant les modes de rupture « à l’amiable », la négociation collective décentralisée et le recours au licenciement pour motif personnel.
Quant aux organisations syndicales étudiées, malgré leurs positions plus hétérogènes, elles cherchent à anticiper les restructurations et vivent cette tension entre l’opposition aux décisions des employeurs et l’accompagnement des salariés pour minimiser les impacts sociaux négatifs des restructurations. Pour leur part, les syndicats tentent d’intégrer les mobilités professionnelles dans la continuité grâce à des droits sociaux (liés à la profession, aux compétences ou à la personne), démontrant ainsi l’importance accordée à la sécurisation individualisée des parcours professionnels. Dans les deux études de cas, la mobilisation collective a, toutefois, cédé la place à l’accompagnement des recours individuels et des décisions des employeurs.
Dans la seconde partie de l’ouvrage, l’analyse documentaire des cas à l’étude révèle que le contexte économique est invoqué pour légitimer les licenciements collectifs (chapitre 3). La firme de consultants invoque la sauvegarde de la compétitivité, la nécessité de repositionnement sur les activités les plus rentables et la réduction des coûts salariaux, notamment des salariés plus âgés. La compagnie pharmaceutique invoque la concurrence des médicaments génériques et la réglementation étatique sur les dépenses pharmaceutiques. Elle vise les « […] blockbusters, ces médicaments capables de générer plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires par an » (p. 97). Les problèmes de santé des pays développés et les maladies chroniques des populations vieillissantes sont dans la mire.
Au chapitre 4, l’étude des modalités de gestion des départs mises en place par les directions des ressources humaines (DRH) témoigne, pour sa part, de l’évolution de la profession où l’on note que la gestion permanente des restructurations, devenues « stratégiques », prend une part croissante. Si licencier est maintenant un outil de gestion parmi d’autres, l’enjeu demeure son acceptabilité. L’attitude des DHR devant accomplir ce boulot d’écrémage sur lequel ils n’ont pas de pouvoir décisionnel en amont, est regroupée en trois catégories: une « attitude d’acceptation », une « attitude d’évitement » et la « critique ouverte » qui mènent certains DHR à la décision de quitter eux-mêmes le navire. Dans tous les cas, Guyonvarc’h souligne la survalorisation de la mobilité professionnelle qui fait porter à l’individu la responsabilité de sa carrière. Les licenciements y sont banalisés et présentés comme une nécessité, ce qui contraste pourtant avec la liberté de choix individuel valorisée dans le discours des DRH. Ce qui déçoit ici, toutefois, c’est que les DRH interviewés ne semblent pas être ceux impliqués dans les présentes études de cas.
Les cabinets privés de reclassement à qui l’on confie la tâche d’accompagner les licenciés tiennent le même discours (chapitre 5) : le reclassement repose sur les caractéristiques personnelles des individus. Ces cabinets, redevables aux entreprises qui les embauchent et qui doivent avant tout assurer leur propre rentabilité, n’ont pas d’obligation de résultat en termes de placement, encore moins, dans un emploi « acceptable ». Et la notion de résultat, rarement présente au contrat, peut être manipulée à souhait. En somme, souligne l’auteure, le « droit à la recherche de reclassement » est bien différent du « droit au reclassement », la première décrivant la seule responsabilité des cabinets.
S’il est difficile d’extraire toute la richesse des témoignages des salariés dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage (chapitres 6, 7 et 8), retenons que le licenciement est vécu comme une épreuve brutale, à la fois collective et personnelle. Indignation, agression, injustice, immoralité décrivent les sentiments partagés. Dans l’entreprise pharmaceutique, en plus d’être licenciés, les chercheurs devaient démanteler leurs installations de recherche. Cette destruction massive entre en contradiction avec les valeurs qui ont guidé leur travail. Au chapitre suivant, dans la firme de consultation, ce qui frappe l’imaginaire, c’est que le licenciement collectif touche également des cadres qui valorisent au quotidien les réorganisations d’entreprise. Ceux-ci se retrouvent, paradoxalement, à critiquer la décision de la direction à leur endroit, alors qu’habituellement ils la défendaient auprès des clients. Même s’ils sont issus d’une logique individualiste, l’attaque n’est pas moins vive. L’absence d’une communauté de travail se fait sentir et un sentiment de déclassement les habite.
Guyonvarc’h analyse aussi la position minoritaire des licenciés qui semblent se réapproprier le licenciement de manière créative afin de tenter de faire évoluer leur carrière. Il en ressort que cette situation est l’apanage des cadres de haut niveau. En dépit des quatre catégories du « licenciement accepté » (résignés, zappeurs, challengers de l’incertain et licenciés heureux), ces figures n’apparaissent pas clairement comme des réappropriations positives du licenciement, mais plutôt comme un discours, une fuite ou une idéologie managériale intériorisée. Ces réappropriations seraient « des arrangements construits par des individus » et elles seraient « très dépendantes des ressources qu’ils possèdent pour surmonter cette expérience » (p. 215). L’ouvrage se termine sur par une réflexion générale qui interroge la finalité du travail, ainsi que le fonctionnement économique global.
En bref, même s’il y a un eu un délai dans la publication des études de cas (les restructurations à l’étude ont débuté en 2002-2003, la recherche a été terminée en 2008 alors que l’ouvrage est paru en 2017) et que plusieurs cadres d’analyse sont mobilisés sans être approfondis — ce qui vient parfois alourdir la lecture —, l’ouvrage de Guyonvarc’h éclaire avec brio l’expérience des licenciements collectifs depuis le début des années 2000. Le choix des deux cas se révèle avoir été pertinent. Nous en recommandons donc la lecture à tous ceux qui s’intéressent à la sociologie critique du travail et de l’emploi, ainsi qu’aux décideurs politiques.