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Cet ouvrage rassemble une sélection d’une douzaine de textes produits par Marc Maurice au cours des quarante dernières années. Ces publications ont eu des fortunes diverses quant à leurs impacts respectifs sur la sociologie du travail en France, mais rassemblées dans ce recueil, elles traduisent une « certaine idée » de la sociologie : celle de la « vérité empirique » friedmannienne à laquelle Marc Maurice n’hésite pas à manifester une claire allégeance très tôt dans son parcours, ce qui ne l’avait pas empêché, précise-t-il, « d’être attiré par les cadres d’analyse théorique de Touraine ». Rassurons-nous, il ne s’agit pas d’une simple compilation, sous forme de best of, des textes marquants de l’auteur. À lire la substantielle introduction générale, impression est parfois donnée d’être face à une sorte de testament sociologique, mais l’on se ravise très vite. Et pour cause. Cette dernière tient davantage de la synthèse générale que du propos introductif. Allant bien au-delà de la simple présentation des textes, elle en explicite les plus-values scientifiques et la logique générale qui sous-tend leurs objets sur les plans théorique et méthodologique. C’est ce qui permet de mesurer toute l’originalité et la constance de la contribution (sur 40 ans!) de Marc Maurice à la sociologie du travail en France.

Par-delà sa volonté de remise à l’ordre du jour de travaux parfois datés, cet ouvrage entre de plain-pied dans certains des débats qui animent la sociologie du travail contemporaine. Il en interpelle les différents acteurs à partir d’un ensemble de trois « thèmes » marquants du parcours de l’auteur, et dont la prégnance demeure encore remarquable aujourd’hui sur les corpus de recherche, notamment en France. Il s’agit : 1) de la sociologie des cadres et des professions; 2) du statut de la technologie dans la sociologie du travail; 3) de l’analyse sociétale (historique et développement). Notons que l’articulation de ces trois thèmes n’a de sens ici que dans la logique temporelle dans laquelle ils s’inscrivent : celle de la trajectoire de l’auteur en matière de recherche. Il est ainsi donné au lecteur de repérer les grandes phases de l’évolution de la sociologie du travail, à travers les corpus empiriques et les grands modèles théoriques qui l’ont jalonnée. Cette trajectoire et cette évolution se confondent! Ce n’est pas là le moindre des intérêts heuristiques d’une telle démarche.

La première partie propose des textes dont certains reflètent l’engouement manifeste pour les études empiriques, dites parfois « de terrain » (précision non anodine!). À cet intérêt pour des démarches ethnologiques et des études monographiques, naturellement portées par des enquêtes qualitatives, se conjugue celui pour des approches macrosociologiques, notamment à travers des analyses comparatives internationales. Difficile à synthétiser en raison de la richesse empirique et théorique de son corpus, cette partie expose une partie essentielle de la contribution de Marc Maurice à la sociologie des cadres et de leur rapport au syndicalisme. Cela dans un contexte historiquement marqué par les enjeux idéologiques relatifs aux trois « paradigmes » de l’époque (années 60) : la technocratie, les classes sociales et les professions. C’est dire toute l’historicité de thèses, comme celle de la « nouvelle classe ouvrière » (Mallet), annonciatrices de nouvelles perspectives sociologiques « séduites » (J.-D. Reynaud) par la capacité explicative alors surestimée du déterminisme technologique porté par le puissant courant sociotechnique américain. Ce corpus de recherches avait suscité en France de vifs débats autour des questions d’aliénation et de conscience de classe (Gallie). À titre d’exemple, le phénomène de l’automation, thème central de ce corpus, fera l’objet d’analyses contradictoires opposant l’effet d’intégration à l’entreprise pour les uns (Blauner), à la disparition des clivages entre ouvriers et non-ouvriers, techniciens et ingénieurs notamment, pour les autres (Mallet). Tirant – a posteriori – les conclusions de ce débat, Marc Maurice remet en question le caractère universel de la notion même de « classe ouvrière », s’appuyant en cela sur la nécessaire prise en compte de la construction sociale des acteurs et de leur historicité, objet central précisément de l’analyse sociétale développée dans la troisième partie de cet ouvrage.

Force est de constater, au regard de l’évolution disciplinaire ultérieure, que la pertinence analytique du lien structurel entre la sociologie des cadres et la sociologie des professions en France a été de facto tributaire (en en intégrant les contraintes institutionnelles) du modèle d’encadrement juridique des relations du travail, alors même qu’aux États-Unis la sociologie industrielle, comme la sociologie des organisations à l’origine des modèles d’analyse de la première, ont, depuis le Wagner Act et l’avènement de l’école de Chicago, traité séparément ces deux objets (cadres/management ; professions/relations industrielles).

La deuxième partie devait traiter du statut de la technologie dans la sociologie du travail. À la lecture des textes qui la composent, c’est surtout par le biais de la question du déterminisme technologique que ce statut est abordé, l’innovation et les processus sociaux et organisationnels qui en constituent les sources étant l’objet principal de ces textes. La thèse de la construction sociale de la technologie est rappelée avec force ici, en partie d’ailleurs pour rendre justice à Friedmann qui, comme Touraine, n’a jamais « versé dans le déterminisme technologique au nom du progrès technique » (Tréanton), Marc Maurice reconnaissant sans hésitation « avoir commis une certaine erreur d’interprétation de la pensée de Friedmann » dans un article précédent (publié en 1980). Cette partie est également révélatrice de l’évolution que subira la sociologie du travail dans le dernier tiers du 20e siècle, en raison notamment de la tension croissante entre une sociologie de l’atelier sur le déclin et une sociologie de l’entreprise dont la montée en puissance inexorable affectera durablement la puissance explicative des modèles théoriques traditionnels produits par la sociologie du travail en France. Le passage de la sociologie de l’atelier à la sociologie de l’entreprise se serait réalisé selon l’auteur (Maurice, 1990) à partir de la nécessaire réponse à la question de la relation à établir entre la technologie, le travail et l’entreprise. Pour lui, ce passage, ouvrant la voie à la sociologie de l’entreprise, emprunte le biais de la socialisation et de l’endogénéisation de la technologie. « Dès lors, précise-t-il en se référant à Noble, le thème des ingénieurs et cadres ne peut-il pas être relié à ceux de la technologie, de l’entreprise et de son organisation ? » Poser la question c’est y répondre.

Abordant l’historique et le développement de l’analyse sociétale, la dernière partie rassemble trois textes illustrant les engagements théoriques de l’auteur dans la partie la plus récente de son parcours. La définition (de l’analyse sociétale) privilégiée par Marc Maurice est celle que donne Sellier (cité par Reynaud). « La formation du salaire se réalise dans des conditions sociales qui se différencient à trois points de vue : différenciation des modalités et de localisation des conflits (rapport industriel), différenciation de l’organisation hiérarchique du travail (rapport organisationnel), différenciation des modes d’acquisition de la compétence technique (rapport professionnel). L’interdépendance entre ces trois rapports sociaux constitue le système salarial (ou rapport salarial) au sein duquel jouent les forces spécifiques du marché du travail » (Reynaud, 2007 : 273). L’intérêt de citer cette définition ici réside dans son rôle déterminant dans la « division du travail » de recherche, par champ d’intérêt, entre les principaux membres de l’équipe de Marc Maurice, ce dernier étant chargé du rapport organisationnel. Ce rapport organisationnel est par ailleurs clairement explicité à travers les textes choisis et les trois problématiques qu’ils portent.

La première prend la forme d’un essai typologique proposant une tentative de théorisation de la comparaison internationale et de ses retombées sur la portée et les limites de l’analyse sociétale. La deuxième expose, sous forme de contribution au débat théorique sur la régulation sociale, deux grandes interrogations portant, l’une sur le statut de l’autonomie de l’acteur dans les formes de la régulation sociale et de l’action collective, l’autre sur le rapport entre régulations locales et régulations globales. Le troisième texte est une réponse de l’auteur à certaines critiques stigmatisant les conséquences invalidantes du « caractère daté » (Lallement) des données de l’analyse sociétale. Marc Maurice opère un retour lucide et courageux sur la vulnérabilité croissante de l’analyse sociétale (« est-elle encore d’actualité ? ») face aux menaces de caducité théorique provenant de ce déterminisme, diffus mais manifeste, attribué par les « nouvelles théories » au « supranational » et au « local ».

Une synthèse de ces trois moments-clés du parcours théorique de Marc Maurice ne pourrait être qu’approximative, tant les thèmes traités par ces textes renvoient à des enjeux théoriques et à des débats spatialement et temporellement marqués, et pas seulement comme l’admet l’auteur en raison du caractère daté des données de l’analyse sociétale. En dernière instance, nonobstant ce caractère, la construction sociale des acteurs de l’entreprise apparaît comme une thématique toujours pertinente, pour peu que les lecteurs de cet ouvrage, sociologues du travail ou non, puissent, comme le souhaite l’auteur, « s’approprier ces textes du passé » et les mettre à l’épreuve des débats actuels, pour le moins complexes, entourant ces mutations contemporaines de l’univers du travail que les sciences sociales du travail ont tant de mal à appréhender.