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La thématique de la conciliation emploi-famille fait couler beaucoup d’encre depuis quelques années et il est intéressant de voir ici publier un ouvrage de style « synthèse des travaux », ce que les anglophones nomment un « hand-book ». Autant un tel ouvrage est intéressant et utile aux chercheurs et aux étudiants, autant il est difficile d’en faire une recension, car il n’est pas porté par une idée majeure ou un angle d’analyse précis, choisissant plutôt de faire une revue de l’ensemble des thèmes. Nous présenterons donc de manière assez classique ici les thèmes couverts dans l’ouvrage, qui compte trois grandes parties et 20 chapitres. C’est donc une véritable bible du thème de l’articulation emploi-famille, du moins pour ce qui concerne le monde anglophone (les études françaises et québécoises n’y étant pas représentées, mais pouvant se retrouver ailleurs, notamment dans les travaux de Barrère et Tremblay (voir M.-A. Barrère-Maurisson et D.-G. Tremblay, Concilier travail et famille. Le rôle des acteurs. Québec-France. Québec : PUQ, 2009), ou encore un ouvrage collectif qui réunit les principaux auteurs québécois (Descarries, Lee-Gosselin, Rose, etc. in De la conciliation emploi-famille à une politique des temps sociaux!, D.-G. Tremblay, dir., Québec : PUQ, 2005). Une fois évoqué ce regret de la faible intégration des mondes francophones et anglophones de la recherche sur ce thème, il est certain que l’on trouvera dans cet ouvrage les grands auteurs canadiens anglais et étatsuniens que sont: Lero, Duxbury, Moen, Kossek, Daly, Korabik et plusieurs autres, de même que quelques auteurs internationaux ou européens.
Tout au long du livre, les auteurs présentent les dimensions théoriques, conceptuelles et méthodologiques qui alimentent leur recherche et les travaux dans leur champ précis d’analyse. Les auteurs présentent aussi les axes de recherche théorique et empirique qu’ils envisagent pour le domaine dans l’avenir, ce qui est utile pour la recherche universitaire, tant pour les chercheurs que pour les étudiants, puisque l’on a ainsi un « état des lieux et des débats », ainsi qu’une ouverture sur les questions importantes pour l’avenir. Dans certains articles, on trouve des exemples de politiques, des cas d’entreprises, ainsi que des pratiques exemplaires ou innovatrices, qui peuvent inspirer les organisations, au-delà des chercheurs.
Si la psychologie semble dominer comme approche disciplinaire, certains articles sont aussi fondés sur les domaines des études de la famille (family studies dans le monde anglophone), de la santé, de l’économie et de la gestion. Aussi, si les auteurs canadiens et étatsuniens semblent dominer, il y a quelques autres pays cités, comme l’Espagne, Israël, la Turquie et la Grande-Bretagne. Les motifs de présentation de ces pays ne ressortent pas clairement et si l’on peut reprocher quelque chose à l’ouvrage, c’est sans doute de ne pas avoir cherché à présenter les cas des pays les plus intéressants sur ce plan, comme la Suède, les Pays-Bas… ou même le Québec, mais certains pourraient aussi dire que cela permet de documenter la situation de pays moins connus sur ce plan, comme la Turquie et Israël…
La première partie de l’ouvrage porte sur les théories et les méthodes d’analyse de l’articulation emploi-famille. Whitehead, Korabik et Lero présentent d’abord une excellente introduction à la thématique, avec un texte fort bien documenté, qui fait état des principaux axes de recherche dans le domaine, bien que principalement orienté vers la psychologie et la sociologie. Les auteures soulignent qu’on est passé de l’analyse des difficultés de conciliation ou du conflit emploi-famille comme tel, vers une approche qui cherche à développer une vision multidimensionnelle des facteurs qui influencent l’articulation emploi-famille dans ses diverses manifestations. Les auteurs rappellent l’importance des forces organisationnelles, individuelles et de groupe, et plusieurs articles feront écho à cette vision en approfondissant ces diverses dimensions. Elles rappellent les études psychologiques qui insistent sur la dimension négative et abordent des éléments comme le conflit emploi-famille, les stresseurs dans l’emploi, les impacts négatifs sur la performance, et celles qui abordent plutôt les aspects positifs, comme la reconnaissance de l’enrichissement imputable au fait de vivre à la fois les rôles associés à la famille et ceux associés à l’emploi, ainsi que la thématique de la performance dans l’articulation de ces rôles.
Parmi les éléments les plus intéressants sur le plan conceptuel, en lien avec la thématique de l’articulation emploi-famille, mentionnons les chapitres sur les rôles multiples et sur la perspective du parcours de vie, cette dernière étant moins souvent présentée que la première, plus fréquente en psychologie, notamment.
Le chapitre de Patricia Voydanoff expose une vision intéressante de l’interface (c’est son expression) entre travail et famille. Pour sa part, Denise Whitehead présente l’évolution historique de la situation, en s’intéressant particulièrement à la place du travail rémunéré et du « care ». Carslon et Grzywacz évoquent ensuite les difficultés que peuvent présenter la mesure dans les recherches sur la conciliation. Le chapitre de Moen et Chesley aborde l’importance des demandes du travail et leurs impacts sur le conflit emploi-famille. Les auteurs se demandent si les familles peuvent (re)prendre le contrôle sur leur parcours de vie et emploient l’expression de life course « fit », un concept intéressant pour dépasser l’expression répandue de work-family « balance » en anglais, souvent critiquée parce qu’elle laisse entendre qu’on peut arriver (ou qu’on est arrivé) à un « équilibre » entre emploi et famille. Cet article et cette expression de « fit » laissent bien voir l’importance des ajustements nécessaires pour arriver à articuler emploi et famille.
La deuxième partie traite des antécédents, des résultats et des variables modératrices et présente donc une approche reposant surtout sur l’approche psychologique. Il serait trop long et difficile de résumer cette partie de huit chapitres, mais précisons qu’elle aborde plusieurs concepts utilisés dans les analyses en psychologie de l’articulation emploi-famille. Les chapitres traitent de la surcharge de rôles (overload), du déversement ou du « spillover » entre la vie personnelle et professionnelle, se penchant ici sur les définitions, antécédents, conséquences et stratégies à cet égard. Un chapitre de Dorio, Bryant et Allen s’interroge sur les motifs pour lesquels les organisations devraient s’intéresser aux incidences de la conciliation emploi-famille. D’autres chapitres traitent des dimensions émotionnelles du temps familial et des impacts de l’articulation emploi-famille sur la santé et le bien-être.
Un article fort intéressant de Korabik, McElwain et Chappelle propose de bien intégrer la dimension du genre dans les recherches sur la conciliation emploi-famille et il faut effectivement reconnaître que nombre de travaux se sont intéressés exclusivement aux femmes, alors que la dimension genre est plus intéressante et prometteuse pour les travaux futurs. Deux articles complètent cette partie, en se penchant sur la maternité vue sous l’angle de la conciliation, et aux thématiques concernant les pères. Ce dernier article, par Daly et ses collègues, est d’autant plus intéressant que peu de travaux de recherche se sont penchés sur les pères.
Enfin, la troisième partie porte sur les contextes, les processus, les pratiques et les politiques. Un premier texte présente un modèle d’analyse visant à intégrer les perspectives individuelles et organisationnelles. Un autre traite du soutien social et de son apport à la réduction potentielle du conflit emploi-famille. Un article aborde ce que les anglophones appellent le « face time » et indique que ce type de temps a de l’importance; l’article expose un modèle de la manière dont la flexibilité entre les sphères du travail et de la vie familiale peuvent influer sur la performance des individus et des groupes. Enfin, les derniers articles s’intéressent aux approches liées à la « culture » de la conciliation, aux approches interculturelles, et finalement Lero et Lewis concluent l’ouvrage en revenant sur les diverses hypothèses qui prévalent dans les travaux sur la conciliation, en traitant des aspects sur lesquels peu de recherches se sont penchées et qui pourraient faire l’objet d’analyse. Les auteures mettent de l’avant les incidences pour les politiques et la pratique. Elles affirment que les travaux évoluent vers des perspectives de plus en plus systémiques plutôt qu’individuelles, ce qui a effectivement beaucoup caractérisé nombre de travaux, en psychologie surtout, mais parfois ailleurs. Les dimensions organisationnelle et culturelle semblent donc prendre plus d’importance et les auteures considèrent que les travaux doivent continuer de s’orienter en ce sens. Elles invitent à étudier davantage les bas salariés et à se pencher sur des contextes plus diversifiés, comme ceux des petites et moyennes entreprises. Bref, ce dernier chapitre est fort intéressant puisqu’il ouvre sur les travaux à venir, les questions à poser dans les recherches futures, alors que les précédents offrent un très bon panorama des théories et des études menées sur la conciliation dans le monde anglo-saxon.