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En matière de comportements collectifs au travail, on peut généralement prendre en considération le rôle des événements extérieurs ou celui des intérêts des acteurs. Ces facteurs sont incontournables dans le cadre d’une démarche explicative des processus de transformation du monde du travail, mais d’autres sont aussi importants pour comprendre notamment la dynamique de la coopération dans l’activité productive. Il s’agit des facteurs relevant de l’expérience subjective des individus qui n’opèrent jamais exclusivement dans le cadre d’un déterminisme structurel et normatif ou d’une hiérarchie générale des intérêts. À tout moment, ils poursuivent certains buts qui sont remplacés par d’autres et qui amènent d’importantes transformations de comportement au travail. Ainsi, dans l’entreprise, les individus agissent en fonction de règles formelles mais ils sont également des stratèges qui ont des objectifs de carrière, ainsi que des « sujets » qui veulent avoir le sentiment de « vivre » au travail. Il n’y a pas une seule rationalité qui guide le comportement au travail; la nature de l’activité productive dans les entreprises contemporaines impose aux individus une pluralité de principes d’action.

C’est à partir de cette perspective que le livre de Norbert Alter corrige le parti pris « gestionnaire » des analyses de l’entreprise en mettant en scène non pas l’acteur doté d’une rationalité purement économique agissant dans le cadre de règles et des principes définis, mais celui capable de concevoir différents états de bonheur au travail, de dépasser ces états pour aspirer à d’autres et d’échapper ainsi à la monotonie d’une action rationnelle. La logique des « échanges sociaux », de la coopération libre, se voit accorder priorité face à celle des « échanges équilibrés et prévisibles » propre au discours managérial qui occupe une part non négligeable dans la littérature sur le fonctionnement des entreprises. Par cette approche, le livre d’Alter constitue un apport inédit et substantiel à l’analyse socio-anthropologique de l’entreprise et mes brefs commentaires s’efforceront de montrer la nature et l’intérêt de cet apport.

La force de l’ouvrage réside dans l’analyse détaillée que Norbert Alter fait de la dynamique de la coopération dans le monde du travail et subséquemment, dans les explications qu’il élabore à propos des mécanismes qui, dans le fonctionnement du management contemporain, rendent impossible la reconnaissance de la contribution des salariés au bon fonctionnement de l’entreprise. L’auteur part de l’idée que l’entreprise fonctionne selon les mêmes règles que les sociétés primitives étudiées par des anthropologues et entreprend d’appliquer la théorie du don et du contre don élaborée par Marcel Mauss au monde contemporain du travail en faisant une analogie entre « ce qui définissait les liens sociaux des tribus mélanésiennes du début du XXe siècle et ce qui définit les relations de travail dans les entreprises occidentales contemporaines ». Des références aux diverses théories anthropologiques, classiques et contemporaines, et les résultats d’une enquête empirique par entrevues auprès des employés à profil hétérogène d’entreprises françaises, sont mobilisés pour mettre en évidence et comprendre les problèmes de coopération en milieu de travail et de gestion des ressources humaines.

Le désir des individus de « faire lien » avec les autres est l’idée maîtresse qui traverse l’ensemble des analyses. Alter focalise sur l’altruisme qui résulte de l’empathie envers les autres et non pas sur l’égoïsme individuel et l’amour de soi. « Vivre quelque chose en commun » donne corps à l’intérêt que l’on porte à l’autre dans le champ du travail. Il y a un pathos derrière notre activité productive et la nature des relations qu’on entretient au travail a une importance capitale dans notre mobilisation au travail. Norbert Alter met en relief la richesse des échanges qui mobilisent la générosité des individus débouchant sur l’action de « donner », qui engage celui qui reçoit à donner à son tour. La coopération au travail résulte de ce type d’échange social qui « fait du sentiment » et qui constitue une dimension structurante de la vie des organisations. Les relations de travail produisent des sentiments qui sont à la source de nos actions et des émotions qui guident notre rationalité; elles impliquent des sacrifices (« ce dont nous nous privons pour l’autre représente la vrai valeur du don », dit l’auteur) et de la complicité qui « infiniment plus que la solidarité ou l’intérêt assure la pérennité des échanges parce qu’elle implique les partenaires dans une relation exceptionnelle et connue d’eux seuls ». Ainsi, ce n’est pas la valeur matérielle qui compte mais la valeur du lien que les individus entretiennent entre eux et dans ce sens la socialisation professionnelle n’est pas l’intériorisation des normes de l’entreprise et des principes de management, mais la « capacité de créer des liens sociaux, à y participer ou à s’en défaire, à donner et à rendre, à prendre et à trahir ». Cette définition originale du concept fort usité de socialisation professionnelle est symptomatique de l’originalité de l’ensemble des analyses contenues dans l’ouvrage.

Ces analyses montrent en même temps que les échanges sociaux ne s’opposent pas à la logique économique mais qu’ils lui donnent sens. L’entreprise a cependant de la difficulté à intégrer ce sens dans son mode de fonctionnement parce qu’elle n’est pas une « instance transcendante » prête à recevoir et à rendre, mais une entité « ambiguë et imprévisible » qui refuse le don des salariés. Du point de vue des principes de management, « le don est hors norme; il représente un acte déviant par rapport à la norme ». Deux logiques se trouvent ainsi à l’oeuvre : celle des salariés pour qui la production de biens représente le moyen de faire lien, de tirer de la satisfaction des échanges avec les autres, ce qui permet de mieux travailler, et celle du management, pour qui les liens sociaux ne sont qu’un instrument au service du travail, un moyen pour mieux travailler. Ce management trop théorique ne tient pas compte de la pratique et n’intègre pas « la conception locale et empirique du bon travail ». L’auteur est amené ainsi à plaider pour un changement d’approche : le management doit adopter un style de contrôle soft et indirect, considérer les échanges sociaux comme un investissement productif, apprendre à recevoir le don des salariés et, en conséquence, à les remercier et non pas à les solliciter. La gratitude est une vertu que les entreprises ont à découvrir. Ce plaidoyer est fait avec intelligence et l’auteur ne sombre pas dans la posture de professionnel de la dénonciation mais se livre à une analyse cohérente des principes de fonctionnement du management en utilisant des catégories sociologiques qui permettent de critiquer sur les bases mêmes du projet managérial, la tension croissante entre individuel et collectif, entre thérapie et expérimentation, inhérente à la gestion des entreprises modernes.

Avec cet ouvrage, Norbert Alter nous permet d’envisager plus clairement les questions de la coopération au travail et de la gestion des ressources humaines qui continueront d’alimenter le débat public et intellectuel dans cette période d’émergence d’un modèle productif postfordiste. Un livre à lire par tous ceux qui s’intéressent à l’évolution du monde du travail et à la complexification des relations humaines et à utiliser comme outil théorique dans la pratique de gestion des ressources humaines.