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L'ouvrage que nous propose Thierry Brugvin analyse un sujet brûlant d'actualité : la mise en oeuvre d'une régulation privée par des acteurs non-étatiques. Issu d'une thèse de doctorat, le manuscrit se veut à la fois une version allégée et plus complète où l'auteur se prête à une analyse systématique sur le plan conceptuel mais aussi à travers une riche étude de terrain. Les préoccupations à l'origine de cette analyse s'attachent à l'effectivité déficiente des normes internationales du travail, à laquelle de nouveaux mécanismes de régulation prétendent pallier : codes de conduite et labels. Brugvin formule l'hypothèse suivante, qui servira de fil conducteur à l'ensemble de l'ouvrage : les mouvements sociaux transnationaux cherchent à renforcer, à court terme, la régulation des normes sociales et sa légitimité, au risque d'une privatisation excessive nuisant à sa démocratisation et à l'amélioration de la protection des droits des travailleurs.
En vue d'explorer cette hypothèse forte et originale, l'auteur va mobiliser un appareillage conceptuel complexe et déployer une vaste étude de terrain. Dans une première partie consacrée à l'action de la société civile dans la régulation internationale du travail, il commence par retracer l'historique des mouvements sociaux transnationaux en se penchant tout particulièrement sur le cas de la Clean Clothes Campain et du collectif de l'Éthique sur l'étiquette. Le chapitre deux, de facture théorique, explore le concept de société civile et celui de gouvernance, pour en comprendre les implications néolibérales au chapitre de la conception de la régulation sociale. Dans la seconde partie de son ouvrage, Brugvin entre dans le vif de son analyse concernant les modalités d'une régulation portée par les mouvements sociaux. En les resituant dans le contexte de l'échec des projets de clauses sociales, il analyse de façon minutieuse la forme des divers mécanismes (codes, labels, certifications) pour mettre en relief les enjeux de légitimité, mais aussi la fiabilité d'une régulation essentiellement privée. Enfin, il montre comment ces mécanismes sont porteurs d'innovation et de dialogue mais aussi de tensions pour les mouvements sociaux dans leurs rapports avec les institutions internationales telles que l'OMC, l'ONU ou l'OIT. La troisième partie de l'ouvrage est consacrée à l'étude de terrain : Brugvin y présente tout d'abord les résultats d'une analyse des processus de vérification de l'application des normes du travail, pour se pencher ensuite de façon synthétique sur la mise en oeuvre des normes dans seize entreprises indiennes, et déboucher enfin sur la pratique de la vérification privée « indépendante ». Il ressort de ces analyses que l'inspection du travail menée par les autorités s'avère généralement insuffisante; par ailleurs et contrairement aux prétentions des entreprises transnationales, les codes de conduite ne sont guère appliqués, et c'est davantage la crainte du boycott qui induit des comportements responsables chez les sous-traitants indiens indépendamment de l'assujettissement à ces codes. Enfin, en dehors de l'acteur public, l'auteur estime que les conditions d'une vérification véritablement indépendante peuvent s'avérer difficiles à réunir, à tel point qu'il vaut mieux considérer les outils privés de contrôle comme une mesure intermédiaire en attendant l'instauration d'une régulation publique. Au terme de son ouvrage, Brugvin conclut « qu'aucune des entreprises examinées dans notre corpus, en Inde, n'est parvenue actuellement à mettre en oeuvre l'ensemble des sept normes fondamentales du travail, ni même à appliquer son propre code de conduite ». On peut par conséquent douter de l'effectivité d'une régulation privée sensée pallier aux défaillances d'application des normes internationales publiques du travail. C'est ce qui fait dire à l'auteur que « l'essor des codes de conduite se situe, à la croisée des chemins, entre régulation et dérégulation. Si les politiques de dérégulation l'emportent, les codes de conduite pourraient servir à rogner sur les conventions collectives existantes, et à évincer le rôle de l'État et des syndicats, dans l'application des normes du travail. À l'inverse, ils sont aussi l'espoir pour les mouvements sociaux transnationaux, que se développe une régulation internationale privilégiant la mise en oeuvre des normes sociales, ainsi qu'une prise en compte plus forte des aspirations des citoyens et des travailleurs ».
L'ouvrage de Brugvin arrive à point nommé alors que prolifèrent les codes de conduite et les labels attestant de « l'innocuité » sociale et environnementale des entreprises et de leurs produits. Comme le montre très bien l'auteur, ces codes que les entreprises brandissent comme autant de preuves de leur bonne foi et de leur capacité à prendre en charge l'intérêt général, doivent être replacés dans le contexte d'une régulation sociale en mutation pour en comprendre la portée, mais aussi la signification réelle comme outil de contrôle. Il appert que ces codes participent d'une transformation régulatoire bien plus qu'ils ne viennent pallier un système défaillant, et confortent ce faisant une perspective de la régulation contre laquelle Brugvin nous met en garde par des questions incontournables : quelle légitimité pour ces outils issus d'acteurs privés ? Quelle efficacité pour ces mécanismes de vérification ? Mais surtout quelle effectivité et enfin pourquoi cet impératif d'être situé en dehors de l'État ? Les conclusions de l'auteur sont sans équivoque : les codes n'offrent pas l'effectivité à laquelle ils prétendent, et s'inscrivent dans un système qui, s'il est inédit et transcende les frontières nationales, n'en repose pas moins sur ce qui s'avère un véritable pied d'argile : la légitimité d'une démocratie pensée en dehors de l'État et de ses mécanismes traditionnels de représentation. En dénonçant ainsi les travers et les dérives potentielles d'un système aux allures démocratiques parce qu'il s'inscrit dans la mouvance de la gouvernance et de l'ouverture des processus réglementaires à la participation et à la discussion au sein de la société civile, l'auteur met à notre avis le doigt sur certains des enjeux fondamentaux du système régulatoire proposé par le mouvement de la responsabilité sociale.
Mais l'ouvrage n'en comporte pas moins certaines faiblesses au plan de l'analyse et du cadre conceptuel. En effet, dans la foulée des travaux de Offe, on peut regretter que n'ait pas été davantage exploré le dialogue structurant qui se forge actuellement entre les syndicats et les nouveaux mouvements sociaux. Ceci est peut-être dû à l'impasse complète de l'auteur sur une école théorique qui aurait pourtant admirablement servi à la fois sa problématique et son propos : les nouveaux mouvements sociaux. Ainsi, Melucci pas plus que Touraine ou Wieviorka (particulièrement par ses travaux sur les mouvements sociaux globaux) n'ont été mis à profit dans cet ouvrage, bien qu'ils auraient été selon nous beaucoup plus éclairants que le cadre théorique gramscien que l'auteur leur a préféré. Par ailleurs, malgré une diversité de sources et un ancrage véritable dans la littérature et l'actualité, les développements conceptuels convainquent peu tant ils demeurent fragmentés et souffrent de n'être pas intégrés dans une logique argumentative forte, ce qui donne parfois l'impression d'un manuscrit pas tout à fait achevé. On peut regretter enfin les lacunes du travail d'édition qui a laissé passer plusieurs coquilles alors que des passages entiers sont reproduits au fil du texte. L'ouvrage n'en demeure pas moins très intéressant, et s'avère indispensable à ceux que la question de la responsabilité sociale, des codes de conduites et de la régulation du travail à l'ère de la mondialisation intéressent.