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Depuis plusieurs années, Carol Agocs, professeure à l’University of Western Ontario, suit attentivement l’évolution de la législation canadienne sur l’équité en matière d’emploi ainsi que son application dans les organisations. Le volume qu’elle a dirigé contribue à combler l’absence d’études comparatives dans ce domaine et offre une analyse critique des approches législatives adoptées dans huit pays différents. Il fait ressortir en filigrane le rôle influent que le modèle canadien a exercé au plan international mais aussi les adaptations et les limites imposées par différents contextes nationaux.
Dans le premier chapitre, Agocs nous propose une analyse élargie du concept de discrimination systémique en emploi en s’appuyant sur diverses recherches empiriques ainsi que sur la jurisprudence. Elle souligne que la discrimination a un caractère structurel ancré tant dans les politiques et pratiques des organisations que dans les croyances et comportements de dirigeants et d’employés. À partir de là, elle propose un cadre d’évaluation de l’efficacité des politiques d’équité en emploi qu’elle applique à divers pays. Trois conditions lui paraissent essentielles pour que les politiques d’équité en emploi atteignent leurs objectifs : (1) elles doivent être fondées sur une analyse rigoureuse de la discrimination systémique en emploi ; (2) elles doivent établir des normes et des objectifs clairs permettant une vérification efficace de la conformité des entreprises aux exigences législatives ; (3) enfin, elles doivent contenir des règles et procédures détaillées et les communiquer aux employeurs et aux divers groupes d’intérêt.
Agocs conclut son chapitre par une mise en perspective du rôle des programmes d’équité en emploi, d’une part dans l’ensemble des politiques visant à réduire les inégalités et, d’autre part, dans les stratégies de gestion de la diversité adoptées par les entreprises.
Harish Jain, dans le chapitre 2, examine brièvement l’expérience de cinq pays qui ont adopté des politiques proactives en matière d’équité en emploi en faveur des minorités ethniques: la Malaisie, l’Inde, le Canada, les États-Unis et le Royaume-Uni. On constate ainsi que certains pays, tels l’Inde et la Malaisie, ont une approche très large de l’équité et prennent simultanément des mesures visant une meilleure représentativité des minorités tant dans l’emploi que dans l’accès aux institutions d’enseignement, la participation aux instances politiques et l’accès à la propriété. Le chapitre 3, rédigé par Strachan et Burgess est consacré à l’Australie. Il indique la diversité des politiques successives adoptées dans ce pays : lois anti-discrimination, équité salariale, équité en emploi, conciliation travail-famille. Un aspect intéressant que les auteurs explorent est la variation dans le degré d’efficacité de ces politiques selon le parti politique – travailliste ou conservateur – qui détient le pouvoir. Le chapitre 4 par Agocs offre une analyse approfondie de la situation au Canada. L’auteure retrace les grandes lignes de l’évolution au plan fédéral, évalue les résultats obtenus pour les différents groupes visés et souligne les diverses lacunes de la législation actuelle et de son application. Les deux chapitres suivants, par Bakan et Kobayashi (chapitre 5) et Eboe-Osuji et McIsaac (chapitre 6) sont consacrés à la défunte loi sur l’équité en emploi de l’Ontario. Cette loi très progressiste, adoptée au terme d’un processus de recherches et de consultations extensif présidé par la Commissaire Juanita Westmoreland-Traoré (aujourd’hui juge à la Cour du Québec), a eu une vie très brève et a été abrogée par le gouvernement conservateur peu après son accession au pouvoir en 1995. Ces deux chapitres offrent une analyse du ressac politique subi par cette loi en raison de mythes et préjugés relatifs à ses fondements et surtout à son impact éventuel. Afin de se rallier l’opinion publique, le gouvernement Harris a largement répandu l’idée selon laquelle cette loi était profondément injuste à l’égard des travailleurs de la majorité et ne visait qu’à favoriser des intérêts particuliers.
Jain et Ratnam analysent au chapitre 7 la situation des femmes en Inde et commence par brosser un portrait général de leur inégalité tant au plan de la mortalité infantile, que des soins de santé, de l’analphabétisme et de leur faible représentation dans le secteur formel de l’économie. Malgré ces déficits majeurs dans des domaines de base, l’Inde a adopté certaines mesures d’action positive en emploi dont l’efficacité est encore difficile à évaluer.
Les deux chapitres suivants par Glastra, Schedler et Katz sont consacrés aux Pays-Bas. Dans le chapitre 8, les auteurs tracent le développement historique de l’équité en emploi dans ce pays afin de clarifier les diverses sources de résistance émanant tant du patronat que des syndicats. En raison de ces résistances, le tripartisme qui caractérise le système de relations industrielles néerlandais n’a pu être transposé aux politiques d’équité en emploi. Le chapitre 9 contraste l’équité en emploi privilégiée par le gouvernement néerlandais et la gestion interculturelle préférée par les entreprises. Les auteurs indiquent que cette dernière n’a pas fait ses preuves et qu’il existe peu de raison de croire qu’elle pourrait aboutir à une plus grande justice sociale envers les minorités ethniques. Le chapitre 10, par Rogers, est consacré à l’Irlande du Nord et montre les difficultés de mettre en oeuvre des politiques d’égalité dans un contexte national où les opinions et les comportements discriminatoires, notamment à l’égard des minorités, semblent encore relativement répandus. Interventions législatives et administratives se succèdent et deviennent de plus en plus diluées à mesure qu’elles se heurtent aux préjugés et au peu d’intérêt de l’opinion publique. La situation en Afrique du Sud fait l’objet du chapitre 11 rédigé par Horwitz et Jain. Ce pays s’est doté d’un cadre législatif étendu en matière de lois anti-discriminatoires et d’équité en emploi. Toutefois, un écueil majeur, qui limite leur efficacité, semble résider dans les interprétations contradictoires faites par les tribunaux de la notion de discrimination et des objectifs de l’équité en emploi. Radford dans le chapitre 12 fait le point sur la situation de l’Affirmative Action aux États-Unis. Après avoir présenté l’évolution législative et jurisprudentielle depuis les années soixante, l’auteure indique qu’en raison de l’opposition idéologique de certains groupes, les tribunaux auront de plus en plus à examiner des plaintes provenant de membres du groupe majoritaire qui s’estiment lésés par l’Affirmative Action. L’avenir de ces politiques risque alors de dépendre très étroitement des décisions de la Cour suprême face à de telles contestations. Gunderson, dans le chapitre final, offre une analyse du rôle respectif du marché, de la négociation collective et des législations dans la mise en oeuvre de l’équité salariale et de l’équité en emploi. Après avoir examiné de façon systématique les avantages et les inconvénients de chacune de ces perspectives, il soutient qu’afin de mettre un terme à la discrimination, il faut se fier au potentiel correcteur des marchés appuyé par des politiques actives du marché du travail.
La trame de fond qui sous-tend les divers chapitres du livre est le caractère inachevé des objectifs des politiques d’équité en emploi, quel que soit le pays considéré. Pour comprendre les causes de ce résultat relatif il faut revenir aux trois conditions de succès énoncées par Agocs au chapitre 1. La lecture des diverses expériences nationales indique que dans la plupart des cas, ces conditions n’étaient que partiellement respectées. Ceci reflète un clivage entre l’adoption formelle de mesures d’équité en emploi par les différents gouvernements et l’absence de volonté politique réelle de les mettre en oeuvre efficacement. L’expérience du Québec avec les programmes d’accès à l’égalité en emploi aurait bien illustré ce paradoxe. Malheureusement, c’est une lacune importante de ce livre, par ailleurs très utile, d’ignorer complètement la situation québécoise, pourtant riche en enseignements.