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S’il s’agit d’un autre livre au sujet de la mondialisation, le titre indique cependant que l’on y traite de « ses ennemis ». Ces derniers se retrouvent-ils à l’intérieur du monde capitaliste ou à l’extérieur ? L’auteur, à la fois professeur de sciences économiques à l’Université de Paris-I et éditorialiste associé au journal Le Monde, souligne les faiblesses des idées « toutes faites » et trop facilement répétées concernant la mondialisation. Si l’oeuvre de reconstruction d’un semblable concept paraît impossible en 250 pages en raison de son enracinement culturel, le professeur Cohen eut la sagesse d’indiquer clairement les études qui servent d’étaiement à son argumentaire et ainsi, il nous les propose en guise de lecture complémentaire. (À titre indicatif, on réfère notamment à Jared Diamond, Guns, Germs and Steel traduit sous le titre De l’inégalité parmi les sociétés, Paris, Gallimard, 1997 ; K. O’Roorke et J. Williamson, Globalization and History, Cambridge, MIT Press, 1999 ; P. Bairoch, Victoires et déboires, Paris, Gallimard, 1997 ; B. DeLong et M. Froomkin, Old Rules for the New Economy, Berkeley, 1999 ; M. Hardt et A. Negri, L’Empire, Paris, Exils, 2000 ; A. Amsden, The Rise of the Rest, Oxford University Press, 2002 ; D. Bensaïd, Le nouvel internationalisme, Paris, Textuel, 2003.)
L’auteur amorce le débat en rappelant que les opposants à la mondialisation, ceux qui y voient une occidentalisation à outrance et ceux qui combattent ainsi le capitalisme, s’autoriseraient tous du même postulat, à savoir que la « mondialisation impose un modèle dont les peuples ne veulent pas ». Or, dit-il, la situation serait tout autre car on reproche bien plus à la mondialisation de ne pas tenir ses promesses : le modèle de vie qu’elle fait entrevoir ne demeurant que virtuel. Ainsi, se « crée un divorce inédit entre l’attente qu’elle fait naître et la réalité qu’elle fait advenir » (p. 17). Puisque ce modèle est encore une « attente » en plusieurs continents, il demeure encore possible d’en corriger le tir afin d’assurer un meilleur partage de la distribution des richesses aux deux pôles de l’axe production/consommation. Au sujet des pays clochardisés, l’auteur porte ce jugement : « si l’histoire du xixe siècle leur a appris que le commerce ne saurait être en soi un facteur de croissance, le xxe siècle leur a montré que le protectionnisme était une solution encore pire » (p. 19).
L’ouvrage comprend plusieurs rappels de l’histoire économique des nations et surtout du commerce international pour souligner trois types différents de mondialisations déjà connues : celle des conquistadors ; celle des comptoirs anglais et celle du xxe siècle, l’industrialisation. Sous chacune de ces « mondialisations », la même question est reprise et discutée à savoir : « Pourquoi la richesse et la puissance sont-elles distribuées ainsi et pas autrement ? » (p. 27). Parmi les réponses données, l’auteur constate qu’en chacune de ces grandes secousses « Les colonisateurs, même lorsqu’ils croient bien faire, apportent des réponses à des questions qui ne se posent pas. Ce faisant, ils créent aussi les problèmes auxquels ces réponses étaient destinées » (p. 39). En ce sens, Cohen reproche au capitalisme « sa faible capacité à diffuser le progrès technique dont il est porteur, que sa propension inverse à l’imposer partout » (p. 40). On souligne également le facteur démographique qui joue dans l’axe Nord/Sud : « L’Ancien-Monde est riche en hommes et pauvre en terres. […] Les hommes émigrent vers le Nouveau-Monde où la situation est exactement inverse » (p. 47).
Les sociétés où les travailleurs reçoivent de bas salaires s’enrichissent-elles davantage et sinon, qui en profite ? Pourquoi l’Angleterre pouvait-elle vendre en Inde des vêtements à meilleur compte que ceux fabriqués localement alors que le coton provenait, en ces deux cas, du même pays ? Pourquoi « un ouvrier du Michigan peut acheter par une heure de son travail le produit d’une journée entière de son collègue vivant au Sud ? » (p. 57). Bien évidemment, l’auteur ne se limite pas à formuler de telles questions chocs, il propose de solides éléments de réponses. Cohen souligne qu’il n’y aurait « aucune preuve convaincante que les profits du capital seraient supérieurs dans les pays pauvres à ceux que l’on observe dans les pays riches » (p. 56). S’autorisant de la thèse d’Asrighi Emmanuel (L’Échange inégal, Paris, Maspero, 1969), l’auteur observe que « pour des raisons données par l’histoire et confortées par le mouvement syndical, les ouvriers du Nord peuvent s’organiser pour faire payer, à travers le commerce international, ceux du Sud » (p. 58). Une telle proposition ne saurait laisser indifférent un syndicaliste de coeur !
D’une façon générale, ces questions et les réponses qui suivent permettent de comprendre que l’on ne peut atteindre la prospérité et le mieux-être des citoyens à l’aide d’un seul atout : les bas salaires ou les richesses naturelles ou un capital disponible ou un impôt négatif, etc. Cette richesse matérielle et équitablement redistribuée ne peut être que l’effet combinatoire et intelligent de l’ensemble de ces mêmes facteurs : « Si le coût du travail est quinze fois moins cher en Inde qu’aux États-Unis, le produit final ne l’est pas nécessairement parce que l’énergie et le capital y sont plus onéreux » (p. 182).
Au sujet de l’économie post-industrielle, l’auteur souligne les phénomènes de la mondialisation de proximité, c’est-à-dire entre des clientèles de goûts avoisinants : « Une fois éliminé le commerce avec les autres payés européens, la France échange moins de 10 % de son PIB avec le reste du monde » (p. 84). Soulignant l’importance de la part des services en cette nouvelle économie où l’auteur rappelle que l’emploi industriel et agricole ne représente ensemble que 20 % de l’emploi total alors que dans les services, ce rapport serait de 80 % (p. 87). Certes, la production de biens et leur usage n’est pas pour cela moins nécessaire, bien au contraire, mais les facteurs temps/travail pour les produire n’ont plus la même importance : « Ce sont les deux activités en amont et en aval que sont la conception et la prescription qui occupent désormais la place essentielle » (p. 91). On peut résumer la situation nouvelle par cette formule : F2F > B2B (Face to face > business to business) (p. 92). Dès lors, la qualité personnelle des salariés et notamment leur formation seraient des facteurs importants pour une société qui voudrait assurer aux citoyens un haut niveau du BNP (bonheur national brut – Jerimy Bentham définissait ainsi, en 1770, la finalité de l’utilitarisme : le plus grand bonheur du plus grand nombre… !). À titre indicatif, Cohen souligne qu’il en coûte autant à Nike pour « mettre la chaussure au pied du consommateur qu’il en coûte à la fabriquer » (p. 95). Parce que l’on vend davantage l’image et le concept que l’objet : production immatérielle, la marque.
L’auteur souligne plusieurs effets du mouvement de l’économie qui est parfois centripète et en d’autres cas, centrifuge. Le premier mouvement du paradoxe résulte du fait que la réduction des coûts de transport favoriserait l’agglomération des populations et de la richesse (effet centripète) et ainsi serait-il « plus facile pour les firmes situées dans la région prospère de recruter, et pour les travailleurs de trouver un emploi » (p. 113). En découlerait également la division entre les bureaux-chefs à concentration de personnel à haute valeur ajoutée et hauts salaires et les divers services de logistique et d’intendance qui subissent l’effet centrifuge grâce à l’informatique : « Les services téléphoniques américains font appel aux Philippines pour assurer leur permanence nocturne grâce au décalage horaire ». Il en serait ainsi des médecins et des avocats de New York dont les secrétaires sont à Bombay où on dactylographie leurs rapports pour qu’ils soient sur leur bureau le lendemain matin (p. 118). L’auteur conclut ce chapitre en soulignant qu’un pays « ne peut compter sur la seule division internationale du travail pour espérer prospérer […] il doit devenir à son tour un centre, c’est-à-dire un lieu dense de production et de consommation » (p. 125). On arrive alors à ce WWW (What Went Wrong ?) (p. 141). Pourquoi au milieu du xxe siècle, le Japon prospéra-t-il si vite et si bien alors que la Chine connut un réveil fort plus tardif ? Est-ce une affaire de culture ou de religion : le shintoïsme pour l’un (version locale du protestantisme) et pour l’autre, le confucianisme (religion plus près du catholicisme) ? (p. 142).
Cohen souligne la différence du niveau de scolarité des pays en développement pour établir leur niveau respectif de prospérité : « Privé d’ingénieurs, un pays pauvre doit dépendre en tout de l’extérieur pour emprunter et adapter les techniques modernes » (p. 169). « La richesse d’un pays est bien davantage actionnée par une série de leviers qui se soulèvent l’un l’autre, que par le seul travail humain. Un premier levier est celui qui tient à l’éducation ou à l’expérience professionnelle » (p. 182). Les autres leviers ou soupapes sont les machines, y compris l’ordinateur, et l’efficience globale comprenant les progrès techniques et l’efficacité organisationnelle des entreprises qui démultiplient la croissance économique des uns et le dénuement des autres : « La faiblesse du coût du travail ne parvient pas, ou difficilement, à compenser le handicap global d’une société pauvre : infrastructures peu développées (énergie chère), prix des matières premières plus élevé (ce qui est a priori un comble), prix du capital plus cher du fait d’une pénurie globale » (p. 184).
Vaut-il mieux être pauvre dans un pays riche que dans un pays pauvre ? Si le premier est plus riche que le second au strict plan matériel, il souffrirait davantage de l’exclusion sociale et d’une marginalisation qui est humainement fort plus pénible que son frère des pays pauvres. C’est en ce sens que « Le lien entre inégalités et participation à l’espace public est riche d’implications » (p. 192).
« Pas plus que la baisse du taux de fécondité féminine ne suffit à prouver que les femmes ont gagné la bataille de leur émancipation, la croissance économique d’un pays ne démontre que les forces de la liberté l’emportent sur leurs ennemis […] Le développement économique nourrit des aspirations nouvelles, tout autant qu’il se nourrit de celles-ci. Il ouvre des possibilités inédites, sans les inscrire dans une trame pré-écrite » (p. 195).
La recherche de voies nouvelles susceptibles de réduire les inégalités exigerait, à ce stade, d’ignorer le bénéficiaire (Rawls) et c’est ce que la Commission européenne saurait faire, au lieu et place du citoyen européen absent (p. 221). Une telle approche serait particulièrement utile dans le cas de la distribution des médicaments alors que les malades sont au Sud et les médicaments, au Nord. On ne saurait, selon Cohen, craindre les effets pervers d’un rabattement substantiel des prix des médicaments suite à un réel geste généreux car, de toute manière, « ils sont trop pauvres pour les acheter » (p. 245).
Les idées, les attentes, les espoirs et les possibles s’imprègnent en nous avant que nous puissions les réaliser bien qu’ils soient néanmoins les moteurs de nos actions. Ainsi en serait-il de « l’idée d’une citoyenneté mondiale, a priori inaccessible, est curieusement en avance sur l’égalisation du niveau de développement » (p. 259).
Finalement, Daniel Cohen termine son ouvrage par cette citation du xve siècle : « Je suis fier de mon humanité chaque fois que je suis en mesure d’apprécier des poètes et des artistes d’autres pays que le mien » (Ashoka) (p. 261).
Celui qui s’intéresse au travail des hommes et à la relation d’emploi (le salariat) et qui croit encore possible la transposition réaliste et juste des principes d’égalité et de liberté dans une économie capitaliste, ne peut qu’être stimulé et revigoré par la lecture de La Mondialisation et ses ennemis.