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Il faut le dire d’emblée, Où va le temps de travail, produit de la coopération internationale et longitudinale d’un groupe de 25 chercheurs pluridisciplinaires, est un ouvrage scientifique essentiel pour une lecture de nos sociétés contemporaines qui ne trouvent jamais leur unité et leur sens que dans la recherche de la résolution des tensions et des conflits qui les spécifient.
Réuni sous l’égide de l’Association internationale des sociologues de langue française lors de plusieurs séminaires (AISLF), animé et coordonné par Diane-Gabrielle Tremblay et Gilbert de Terssac, ce groupe nous offre, en effet, une confrontation subtile initiée à partir de regards théoriques pluriels. Nous ne pourrons dans cette présentation examiner une à une chacune des contributions qui méritent toutes d’être lues, mais nous tenterons de donner, à partir du travail de synthèse initié par les deux coordonnateurs, les hypothèses, les objectifs et les principaux résultats produits par l’analyse des tensions contradictoires qui se déploient autour des conceptions et des usages du temps de travail.
À l’origine de cet ouvrage se révèle une même volonté de traquer les tensions existantes entre une « rationalité formelle » rendant compte d’un temps de travail appréhendé comme forme sociale « unique, uniforme, décomposable », et une « rationalité matérielle » ouvrant au contraire sur l’acception d’un temps de travail conçu comme forme « multiple, singulière et subjective ».
En s’appuyant sur des travaux de terrain, chaque contribution poursuit, dès lors, un certain nombre d’objectifs communs : d’abord, démonter les catégories du « sens commun » et revenir sur les codifications en vigueur, celle de temps de travail mais aussi celle de travail elle-même afin, notamment, d’actualiser les relations existant entre le temps de travail et l’ensemble des activités qui se déploie dans une société ; ensuite, dépasser les approches « moyennisantes » afin de cerner la diversité des contextes, des situations et des trajectoires de chacun. Les résultats sont présentés en termes de tendances contradictoires que les coordinateurs synthétisent autour de l’identification de cinq tensions qui « jouent comme une contrainte et en même temps comme une ressource ». Ce choix permet dès lors de discuter des paradoxes contenus dans chacune de ces catégorisations.
Le déterminisme et le réductionnisme de la norme temporelle. Ils s’imposent à travers la représentation universelle d’une dichotomie, entre temps de travail et temps hors travail. Elle oriente les conduites et structure de leur organisation de sorte que domine la mise à disponibilité des individus pour la réalisation du travail salarié. Trois critiques sont formulées à l’égard de cette conception. La première souligne son caractère daté qui marque l’emprise de « la rationalité formelle » sur « la rationalité matérielle ». La deuxième s’emploie, constatant l’existence d’un temps hétéronome qui régule le comportement des individus, à stigmatiser la manipulation des cadres temporels et à se servir de cette clé pour « interpréter les pratiques actuelles tournées vers la flexibilité ». La troisième vise à dépasser la vision industrielle, masculine et ouvrière des lectures qui ont jusqu’alors dominé.
Le rapport entre le temps de travail et les autres temps sociaux. Comme le signalent les auteurs, « cette question pouvait sembler réglée du point de vue de la tradition sociologique, qui avait proposé la notion de “temps sociaux” pour désigner les différents segments sur lesquels se déroule une pluralité d’activités socialement réglées : les temporalités sont celles des rythmes de la vie sociale ». Pour autant, il a fallu attendre une période récente pour que cette problématique intègre la notion de genre, ce qui en a réduit la pertinence. Deux réductionnismes sont ici dénoncés. Le premier concerne la centralité du travail qui formate l’ensemble des activités humaines à l’image d’une activité transformatrice de la nature qui ne peut advenir que comme marchandise. Il est proposé de lui opposer un regard non hiérarchisé qui « replace le travail dans une chaîne d’activités dans laquelle il prend place et sens ». Le second concerne le filtre déformant institué par le poids du regard masculin qui a conduit pour l’essentiel à ne reconnaître qu’une métrique budgétaire ramenant tous les événements du temps quotidien à une forme de mesure économique. D’où l’invitation « à revisiter nos schémas mentaux et nos cadres interprétatifs ».
La rationalisation à base de temps : de la chronocratie à la chronopathie. La tentative de subsumer les activités au seul critère d’un temps-durée fait l’objet de nombreuses critiques. L’analyse même du travail fait apparaître que si sa mesure a toujours à voir pour certaines de ses facettes avec l’appréciation de leur durée, bon nombre d’autres aspects essentiels de la mise en valeur du travail moderne — tels la communication, l’engagement ou l’interaction — échappent à ce type de référentiel. « Cette conception séquentielle et additive du travail humain ne permet plus, par exemple, de qualifier la composante cognitive et coopérative de l’activité de travail ». Reste alors à comprendre ce que produit l’existence de temporalités distinctes, dont la mise en rapport peut inclure dans le même processus des réductions effectives du temps de travail combinées avec de l’intensification des contraintes, l’impression d’avoir gagné en temps pour certains, souvent les hommes, alors même que d’autres pointent le temps qui toujours leur manque, presque toujours les femmes.
Le poids de la stabilité des pratiques. Les individus peuvent-ils échapper au pouvoir des « chronocrates » et s’engager dans des pratiques qui viseraient à réparer les « chronopathies » engendrées par le temps dominant ? Ce quatrième axe de réflexions introduit, à la suite des travaux de Norbert Elias, à l’étude des pesanteurs de la socialisation temporelle. Les auteurs examinent les effets de la discipline éducationnelle et confirment les difficultés à remettre en cause, dans tous les pays, la différenciation temporelle par le genre. En matière d’interprétation des pratiques temporelles, leurs résultats montrent « qu’apprendre un nouveau temps, imaginer de nouvelles pratiques, c’est aussi désapprendre, démonter les routines temporelles, inhiber des schémas anciens, renégocier avec soi et avec les autres les formes de réglage de son activité ». Le contexte de réduction de la durée du travail, de fragilisation des statuts de l’emploi, voire de perte de la centralité du travail, est-il aujourd’hui susceptible de peser positivement sur l’organisation de négociations multiples ouvrant sur autant de nouvelles pratiques sociales ?
La négociation comme ouverture d’un espace public de discussion ? Les auteurs s’appliquent, à partir des analyses de négociations, à montrer les limites d’un débat sur le temps de travail, sa réduction et son aménagement, qui évacue des dimensions essentielles de la vie en société. Il y a là une clé interprétative des tensions qui se font jour, particulièrement dans les grands espaces urbains, et qui amène à proposer de « repenser les négociations en fonction de ceux qu’elles contraignent indirectement ».
Où va le temps de travail ?, comme le disent si bien Tremblay et de Terssac, cette question mériterait d’être reformulée en termes de : « Où vont les temporalités de la vie quotidienne ? ». On est près ici d’une formulation à la Norbert Elias de type « Où va la société des individus ? », pour autant que « toute vie sociale exige un synchronisme minimal, un aménagement commun des occupations, du travail et des fêtes permettant de faire ensemble ce qui doit l’être, de se rassembler pour communiquer en un lieu et une date connue de tous ».
L’analyse critique vivifiante qui ressort de l’ensemble des contributions étale l’ampleur des efforts à accomplir pour progresser au sein de ce « procès de civilisation ». Nul doute que la lecture de cet ouvrage, dont la problématique particulière rend un hommage amplement mérité à l’oeuvre de William Grossin, explorateur des tensions entre temporalités, fournira tant aux enseignants-chercheurs qu’à tous les citoyens de nombreuses pistes de réflexions de recherches et d’actions sur des enjeux incontournables de notre avenir. Loin d’être écrit, en rose ou en noir, n’oublions pas nous dit Grossin qu’il dépend de l’évolution de notre conscience collective dont la maturation relève d’un processus de longue haleine. Gageons que sa conclusion finale porte une hypothèse dont l’humanisme mérite d’être entretenu : « La gouvernance des temps deviendra une affaire de démocratie politique à tous les échelons. Des temps aujourd’hui mal vécus… surgira un esprit de reconquête de temps dérobés ».