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Depuis longtemps, les économistes se sont intéressés aux effets des changements technologiques sur la composition de la main-d’oeuvre et sur les salaires. L’ouvrage que le professeur Siegel vient de faire paraître s’inscrit dans ce courant. Il s’agit d’une monographie qui apporte des éléments d’explication à propos de deux tendances observées récemment, à savoir l’apparition sur une large échelle de programmes de réduction de la taille des entreprises et l’augmentation des inégalités salariales. Parce que ces tendances ont coïncidé avec un accroissement important des investissements en informatique, plusieurs auteurs ont cherché à les relier au phénomène appelé skill-biased technological change, c’est-à-dire un changement orienté par le fait que les travailleurs avec des niveaux élevés de formation sont favorisés aux dépens des travailleurs de plus bas niveaux. C’est aussi cette question qui intéresse Siegel. À cette fin, il examine d’abord les conséquences de l’introduction de technologies avancées de production — soit des technologies utilisant des ordinateurs pour coordonner les travailleurs et les machines sur l’ensemble des activités fonctionnelles — sur la composition de la main-d’oeuvre et sur la rémunération. Il s’intéresse ensuite aux stratégies de gestion de ressources humaines qui accroissent subséquemment le pouvoir ou la responsabilité de l’employé (empowerment).
Pour mener à bien son étude, Siegel s’appuie sur une méthodologie diversifiée. En premier lieu, il fonde son analyse empirique sur une enquête détaillée conduite par un groupe de professeurs du State University of New York auprès d’entreprises manufacturières de Long Island et utilisatrices d’une technologie de ce type. En second lieu, il réalise quatre études de cas parmi ces entreprises. Exception faite pour l’introduction qui compose le premier chapitre, l’ouvrage comprend six autres chapitres. Un chapitre est réservé à une revue de la littérature, les trois suivants exposent le modèle économétrique ainsi que les résultats tirés des données de l’enquête, un cinquième résume les études de cas et, enfin, un sixième présente une synthèse des résultats de même que certaines répercussions politiques et quelques recommandations.
Le chapitre deux passe en revue la littérature économique récente sur les changements technologiques qui favorisent, sur le plan salarial, les travailleurs avec un haut degré de scolarisation et de qualification. L’hypothèse de la non neutralité de ces changements paraît confirmée par un large corpus d’études empiriques, lesquelles ont employé des méthodologies et des mesures différentes, des niveaux d’agrégation variés — individus, usines, entreprises ou industries — ou, encore, ont été menées dans divers pays. Siegel regroupe ces études en deux types principaux : celles réalisées au niveau de l’industrie et celles effectuées au niveau de l’entreprise. Il souligne l’importance du développement de l’analyse empirique vers un croisement de bases de données portant sur les travailleurs et leur lieu d’emploi, c’est-à-dire les entreprises. Il signale quelques études réalisées à partir de tels fichiers mixtes qui ont produit des résultats plus nuancés, sinon différents, de l’interprétation courante qui veut que les nouvelles technologies entraînent des salaires plus élevés, principalement pour les plus hauts niveaux d’instruction ou de qualification. Alors que toutes les études relevées ont pris pour acquis l’homogénéité de la technologie, Siegel postule au contraire son hétérogénéité.
Les chapitres trois, quatre et cinq décrivent le modèle économétrique et les résultats obtenus. La base de données utilisée provient d’une enquête réalisée à l’automne 1990 ; les observations de l’auteur couvrent la dernière moitié de la décennie 1980, soit la période de quatre ans qui s’étend de 1987 à 1990. Le modèle proposé porte sur six catégories de travailleurs ainsi que sur douze types de technologies avancées de fabrication, lesquelles sont regroupées en deux grandes classes, les technologies liées et les technologies intégrées. Les effets de chacune de ces deux classes sont analysés distinctement, puisque Siegel émet l’hypothèse que les entreprises introduisent graduellement ces nouvelles technologies, en reliant d’abord la production et la conception, puis en intégrant les activités de production. Les technologies liées — de première génération, par exemple, les technologies de conception ou de fabrication assistée par ordinateur (CAO-FAO) ou les techniques de production « juste à temps » — conduisent à l’instauration de pratiques de contrôle sur la qualité ainsi que sur le processus entier de production ; les technologies intégrées — de seconde génération, par exemple, les systèmes de production flexible ou la robotique — facilitent une rationalisation de l’efficacité de l’entreprise par la réduction des besoins de main-d’oeuvre, de capital et d’équipements ou de matériaux.
Les principaux résultats de l’étude sont les suivants. En premier lieu, et c’est le thème central de la monographie, le changement technologique est associé à une réduction de la taille de l’entreprise et à une modification dans la composition de la main-d’oeuvre en faveur des travailleurs qui présentent un haut niveau de formation. Autrement dit, l’adoption d’une technologie conduit à une substitution du capital, spécialement sous la forme d’ordinateurs, pour la main-d’oeuvre peu qualifiée et à une transformation concomitante dans la demande de travailleurs plus qualifiés. En deuxième lieu, l’utilisation de la technologie rehausse le pouvoir ou la responsabilité de l’employé (empowerment), concept que Siegel définit par le processus qui consiste à donner aux employés de niveau plus bas un pouvoir de prise de décision. En troisième lieu, la pertinence de la distinction entre les deux classes de technologie est confirmée ; les technologies liées sont plus étroitement associées à des efforts en vue d’accroître la responsabilité de l’employé, tandis que les technologies intégrées sont davantage reliées à une réduction de la taille de l’entreprise et à des mutations dans la demande en faveur des travailleurs les plus scolarisés. En conséquence, l’orientation des technologies avancées en faveur de la qualification semble plus marquée pour celles qui sont intégrées.
Siegel émet deux remarques judicieuses à propos de la portée de son étude. D’abord, la relation de causalité entre le changement technologique et les modifications dans la composition de la main-d’oeuvre gagnerait à être clarifiée ; ces deux événements peuvent survenir de manière concomitante et la technologie peut ne pas représenter le seul déterminant des modifications qui touchent la main-d’oeuvre — le commerce extérieur apparaissant dans certaines études comme une variable potentiellement explicative —. Ensuite, l’échantillon est composé d’industries du secteur manufacturier et est caractérisé par une surreprésentation de celles reliées à la défense ; aussi, les résultats de l’étude ne sont pas forcément représentatifs des tendances nationales.
Le chapitre six, réservé aux études de cas, met en relief deux obstacles soulevés par les entreprises à un investissement supplémentaire dans la technologie, à savoir les difficultés de quantifier les bénéfices de tels investissements ainsi que les coûts élevés de production de logiciels adaptés à leurs besoins. Dans le chapitre sept, Siegel émet quelques recommandations susceptibles d’alléger les pénuries de main-d’oeuvre qualifiée, recommandations qui portent sur l’établissement de nouvelles formes d’alliance entre les universités et les entreprises, de même que sur le renforcement des liens entre l’enseignement scolaire et les exigences de qualification des employeurs ; ces propositions posent en toile de fond un encouragement à l’investissement additionnel des entreprises en technologie et une réduction de leurs dépenses de formation.
En somme, cette monographie représente une contribution intéressante à l’analyse empirique de la relation entre la qualification et la technologie ; elle met au jour la pertinence de distinguer différents types de technologie aux fins de l’analyse. Sa lecture suggère deux commentaires. Un premier commentaire a trait à la définition opérationnelle du pouvoir ou de la responsabilité de l’employé. Siegel mesure ce concept à partir de trois méthodes d’intervention — la formation, le changement de responsabilités d’emploi et la création de nouveaux emplois et d’opportunités de carrière pour le personnel — ainsi qu’à l’aide d’un résultat clé, l’augmentation du contrôle de l’employé, c’est-à-dire de son autonomie ; il peut même inclure des interventions visant l’enrichissement du travail (p. 91). Il s’agit d’une définition relativement large, car l’enrichissement — comme probablement aussi la formation — consiste d’abord en une mesure de la complexité du travail, mais pas forcément de la responsabilité de l’employé ; ainsi, il est possible pour un employé d’avoir une tâche enrichie sans pour autant jouir d’un plus grand pouvoir de décision. En dernière analyse, un travail enrichi et une plus grande responsabilité de l’individu constituent deux indicateurs de la qualification, mais le second indicateur concerne d’abord l’encadrement du travail, tandis que le premier a trait principalement à son contenu.
Une deuxième remarque porte sur les limites de l’utilisation de la scolarité comme mesure de la qualification. L’objet d’analyse concerne les effets des changements technologiques sur la demande de travailleurs qualifiés par les employeurs et non pas les effets sur la qualification du travail. Avant tout, cette étude constate une modification des pratiques de gestion des ressources humaines traduisant un accroissement de tels besoins par les employeurs qui adoptent une technologie nouvelle, que cet accroissement soit ou non effectivement généré par une innovation de cet ordre. Cette nuance semble d’autant appropriée que Siegel soulève cette autre tendance remarquée chez bon nombre d’employeurs, dans la littérature, laquelle tendance consiste à hausser les exigences à l’égard de la scolarité afin de s’assurer de pouvoir compter sur une main-d’oeuvre qualifiée et, ainsi, d’éviter des procédures de sélection coûteuses (p. 101). En définitive, l’étude de Siegel n’apporte pas de réponse claire à une question fondamentale pour la conception des politiques, à savoir si la demande de travailleurs plus scolarisés correspond entièrement à un besoin réel des entreprises et si elle est véritablement requise par l’innovation technologique.