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Le 7 septembre 2023, la dépénalisation de l’avortement au Mexique a signalé un tournant progressiste au sein d’une Amérique latine traditionnellement marquée par le conservatisme. Cet événement, qui représente une transformation capitale, fournit le contexte dans lequel s’insère l’ouvrage dirigé par Delphine Lacombe. En se fondant sur des perspectives épistémologiques spécifiquement latino-américaines, cet ouvrage se voue à l’examen de la politisation et de la dimension politique des violences basées sur le genre dans cette région du monde. Grâce à une approche interdisciplinaire qui conjugue l’analyse du discours à la sociologie, il aborde un éventail de cas variés, qui couvrent les conflits armés en Colombie, discutés dans les deux premiers chapitres, ainsi que la violence féminicide à Ciudad Juárez et au Costa Rica, traitée dans les chapitres suivants. Il ne manque pas d’inclure l’Initiative mésoaméricaine des défenseuses (IMD) en Amérique centrale, étudiée dans le cinquième chapitre, dévoilant par là même la complexité des enjeux liés aux violences de genre.

Issue de la collaboration entre Labo Junior et VisaGe, cette publication se caractérise par une double approche : d’une part, elle se concentre sur les mouvements féministes contemporains tels que #MeToo et NiUnaMenos, engagés contre les violences patriarcales; d’autre part, elle approfondit l’étude des violences de genre propres à la région. L’objectif, clairement énoncé dès l’introduction, vise à offrir une analyse détaillée et contextualisée des violences fondées sur le genre à travers des études de cas, tout en maintenant une perspective historique rigoureuse. En outre, l’alternance des contributions en français et en espagnol incarne la diversité culturelle dans laquelle cet ouvrage s’inscrit.

Dans le premier chapitre, intitulé « Combattantes FARC (1998-2016) : continuité de l’expérience de la violence, de la vie civile à la vie armée », Elodie Gamache se penche sur l’expérience vécue par les combattantes des FARC, mettant en avant, au moyen de témoignages, la persistance de la violence qu’elles ont subie lors de leur transition de la vie civile à l’engagement armé, une période pendant laquelle, malgré les violences masculines civiles souvent ignorées par les médias et les campagnes gouvernementales post-conflit, qui ont tendance à réduire les combattantes des FARC à des victimes sans agence, les récits recueillis par Gamache révèlent une réalité tout autre. Ces témoignages révèlent comment, confrontées à l’impératif de fuir les violences intrafamiliales, un grand nombre de ces femmes ont trouvé un refuge et une forme de justice au sein des FARC, mouvement qui non seulement leur procurait une protection, mais donnait également un nouveau sens à leur vie. Ainsi, le chapitre souligne l’indissociabilité et la continuité structurelle des violences subies par les femmes, transcendant les distinctions formelles entre le temps de guerre et le temps de paix, et mettant en évidence la complexité des motivations derrière leur engagement dans le conflit armé ainsi que la nécessité de reconnaître leur agence et les violences spécifiques qu’elles continuent d’affronter.

Le deuxième chapitre, rédigé par Olga L. González et intitulé « Violencias de género hacia minorías sexuales en la guerra colombiana y su tratamiento en las negociaciones y el acuerdo de paix », aborde les violences de genre subies par les minorités sexuelles pendant le conflit colombien et la manière dont ces violences ont été prises en compte, ou non, lors des négociations de paix. Ce chapitre, en révélant les violences systémiques et les discriminations renforcées par les alliances entre certains groupes religieux et les acteurs armés, qui cherchaient à imposer un ordre social strictement genré et hétéronormatif, revient sur le tournant que représentent les accords de paix pour les minorités sexuelles et LGBT en Colombie. Ce tournant se manifeste non seulement par l’émergence de voix féministes et la reconnaissance des persécutions spécifiques endurées par ces communautés pendant le conflit, mais également par une critique du progressisme de façade, lequel, tout en prétendant soutenir les droits des personnes trans, occulte souvent les luttes des femmes et utilise les revendications des femmes trans à des fins qui ne servent pas nécessairement les intérêts de toutes les parties impliquées. González documente ainsi l’intersection complexe du genre et de la sexualité avec la violence, appelant d’une part à une reconnaissance plus nuancée des luttes distinctives auxquelles sont confrontées les minorités sexuelles dans des contextes de conflit d’autre part à une remise en question des approches simplistes qui ne parviennent pas à évaluer la complexité des identités et des expériences vécues par ces communautés.

Dans le troisième chapitre, intitulé « Violence féminicide au Mexique : Des “ mortes de Juárez ” aux “ mortes de l’État ” », il est fait état, par Marylène Lapalus, d’une étude consacrée à l’évolution de la perception des féminicides à Ciudad Juárez, où l’emploi initial de la formule « Les mortes de Juárez » a cédé la place à l’utilisation du terme féminicide, ce changement terminologique mettant en exergue la responsabilité de l’État mexicain dans la perpétuation de ces violences. Lapalus, se servant de la formule d’Alice Krieg-Planque (2009), démontre comment la langue, en se transformant, a permis de reconnaître que les meurtres de femmes ne constituent pas de simples incidents isolés, mais des crimes de haine genrés, transformation qui implique la complicité de l’État. Cette évolution sémantique reflète non seulement une prise de conscience accrue de la gravité et de la spécificité de ces crimes, mais également une reconnaissance implicite de l’échec des institutions étatiques à protéger efficacement les citoyennes et à combattre l’impunité qui entoure ces actes de violence.

Quant au quatrième chapitre, rédigé par Mariana R. Mora, intitulé « Análisis feminista crítico del discurso sobre femicidios en Costa Rica : un abordaje a partir de la construcción noticiosa de la prensa escrita », il étudie, par une analyse féministe critique du discours, la façon dont la presse écrite costaricienne aborde le phénomène des féminicides. Mora critique avec vigueur la tendance observée au sein des médias à isoler ces actes de violence de leur contexte social, économique et politique plus large, une démarche qui contribue à perpétuer une culture d’impunité. En appelant à l’établissement d’une justice féministe, réparatrice et transformative, Mora insiste sur la nécessité d’aborder les féminicides en tant que manifestations de dynamiques de pouvoir sous-jacentes, mais plus encore, sur l’importance des solutions, qui ne se limitent pas à la punition des auteurs, mais qui englobent également la transformation des structures sociales et institutionnelles permettant ces violences. Ce plaidoyer pour une justice transformative envisage donc non seulement de répondre aux crimes commis, mais aussi de s’attaquer aux racines mêmes des inégalités de genre qui alimentent la violence contre les femmes, en reconnaissant et en démantelant les mécanismes par lesquels le système patriarcal renforce et reproduit ces dynamiques de pouvoir.

Dans le dernier chapitre, intitulé « S’organiser collectivement pour résister individuellement. La mobilisation des réseaux de défenseuses des droits humains en Mésoamérique », Valentine Sébile analyse les mécanismes de protection mis en place par les réseaux de défenseuses des droits de la personne en Mésoamérique, où, malgré la reconnaissance internationale de leurs droits, leur vulnérabilité demeure manifeste. Sébile introduit le concept de « protection intégrale féministe », envisagé comme une stratégie collective visant à répondre aux défis particuliers rencontrés par ces militantes. Ce concept se distingue par sa compréhension des violences de genre auxquelles sont confrontées les défenseuses, en proposant des solutions qui transcendent la simple protection physique pour inclure le soutien psychologique et l’autonomisation, rappelant ainsi l’importance d’une approche qui tienne compte des réalités plurielles vécues par ces femmes dans leur lutte pour les droits de la personne. Cette perspective insiste sur le besoin d’adopter des mesures de sécurité qui englobent à la fois les aspects individuels et collectifs de la protection, tout en mettant l’accent sur le renforcement de la solidarité et du soutien mutuel au sein des réseaux de défenseuses, afin qu’elles puissent poursuivre leur engagement de manière plus sûre et plus efficace.

En définitive, l’ouvrage coordonné par Delphine Lacombe, Violences politiques fondées sur le genre : études latino-américaines, constitue une avancée notable dans la compréhension des dynamiques de genre en Amérique latine, en ce qu’il propose une analyse interdisciplinaire qui traverse diverses réalités de la violence fondée sur le genre. Ce volume, important pour les études de genre et pour une meilleure compréhension des défis sociopolitiques régionaux, aurait bénéficié d’une exploration plus poussée des liens entre les violences et les structures de pouvoir pour éclairer les causes de ces violences.

En dépit de cette considération, le travail se démarque par son analyse détaillée des violences de genre, abordant la variété des perspectives sur les féminicides, l’influence des héritages historiques coloniaux et les vécus propres à chaque pays; par sa critique de la représentation médiatique de la violence, qui joue un rôle dans la perception publique. Il se distingue également par son examen de la résistance collective, qui met en relief l’engagement des femmes et des défenseuses des droits humains contre la violence, leur rôle dans les processus de paix et l’interaction au sein des mouvements féministes, notamment autour des droits des LGBT et des femmes trans. En s’inscrivant dans un dialogue avec des travaux antérieurs, tels que celui de Jules Falquet, Pax neoliberalia : perspectives féministes sur (la réorganisation de) la violence (2016), l’ouvrage enrichit la littérature existante grâce à une perspective élargie qui transcende les limites disciplinaires traditionnelles, tout en mettant en exergue la résilience et les stratégies de résistance développées par les femmes et les collectifs féministes en réponse à ces enjeux.