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L’héritage de la pensée philosophique de Luce Irigaray est presque inexistant dans le monde francophone. Irigaray connaît une influence au Québec[1] et en France à partir des années 70, mais son approche théorique, inspirée des philosophes français de la différence[2], est rapidement supplantée par les pensées féministes égalitaire, universaliste ou matérialiste. Elle continuera pourtant à jouir d’un rayonnement auprès de milieux philosophiques anglo-saxons et d’intellectuelles italiennes[3]. Dès la fin des années 70, une première génération de commentatrices anglophones essaie de comprendre comment la notion de la différence sexuelle servirait le projet de libération des femmes : cette tendance donne lieu à un débat autour d’un essentialisme supposé, qui attribuerait aux corps des femmes un érotisme et un langage propres (Plaza 1980, Moi 1985, Sayers 1986). À partir des années 90, ce débat évolue vers une réception plus positive d’Irigaray, mettant au premier plan l’idée d’un essentialisme stratégique (Burke, Schor et Whitford 1994)[4], dont Gayatri Chakravorty Spivak (1985) avait introduit le concept dans un entretien avec Elizabeth Grosz.

Judith Butler participe à ce débat, mais rejette l’idée d’un essentialisme stratégique (1990) au sein de la pensée féministe et, plus tard (1993), conteste Irigaray, qui reproduirait une ontologie du sujet femme, en plus d’une conception binaire exclusive de la représentation de l’humanité.

Cet article revient sur le chapitre assez opaque et peu étudié « La matière des corps », dans Ces corps qui comptent, où Butler critique l’interprétation d’Irigaray du Timée de Platon; iel y analyse le sexe féminin comme représentant historique de la matérialité et remet en question la matérialité des corps sexués féminins liée à l’intelligibilité discursive. L’enjeu tourne alors autour d’une référence à la Chôra chez Platon, partagée quoique disputée par les deux philosophes, à sa représentation sous une forme humaine, femme, ou défigurée, ainsi qu’à sa capacité subversive.

Je cherche à montrer que l’interprétation de Butler réduit la portée émancipatrice de la pensée d’Irigaray à l’égard de la différence sexuelle et produit, en fin de compte, des formes d’exclusion de sujets possibles d’énonciation. Ces enjeux sont toujours importants dans le contexte des débats de la pensée féministe du xxie siècle, qui cherche à promouvoir la diversité sexuelle et l’inclusion sans pour autant compromettre les droits des femmes ou ignorer, comme ce fut le cas historiquement en philosophie, une énonciation subjective à partir de l’expérience et du corps des femmes.

Ce texte se donne comme projet d’articuler, d’une part, la critique butlérienne d’Irigaray sur la notion de la Chôra comme l’origine féminine désavouée du vivant humain et, d’autre part, d’y proposer une interprétation plus généreuse d’Irigaray[5]. Je désire aussi mettre en lumière les implications exclusives de la critique butlérienne d’une pensée binaire en proposant une approche inclusive de la diversité sexuelle, qui accepte les différences issues à la fois de conceptions binaires[6] et de la multiplicité.

La critique butlérienne d’Irigaray

Dans Ces corps qui comptent, la question que Butler voit implicitement s’articuler chez Irigaray est celle de l’exclusion : qu’est-ce qui doit être exclu de l’économie d’un discours pour qu’un système de représentation puisse se maintenir lui-même? (Butler 2009 : 48). Iel n’est pas satisfaite de la réponse d’Irigaray, qui reproduirait « la grandiloquence des erreurs philosophiques qu’elle montre du doigt » laissant « intacte l’opposition phallogocentrique binaire » (ibid. : 48-49).

D’emblée Butler expose la portée spéculative des propos d’Irigaray qu’iel considère comme une lecture « grossière et provocatrice » (Butler 2009 : 48) du Timée de Platon. Butler s’excuse d’en faire autant dans sa propre analyse, mais doute que de telles excuses soient véritablement indispensables : « […] une réplique hyperbolique est nécessaire […] lorsqu’un tort est resté tu trop longtemps » (ibid. : 49). Butler se prépare alors à dénoncer ce tort qu’iel attribue, certes, à la philosophie occidentale, mais également à Irigaray, qui devient l’élément catalyseur d’une injustice sociale perdurant depuis au moins deux mille ans. La pensée d’Irigaray l’aurait d’ailleurs toujours « un peu agacée » (ibid. : 48), ou « effrayée », en raison de l’expression « d’un certain genre d’éros » avec lequel Butler se sent peu à l’aise (Cheah et Grosz 1998 : 19). De l’agacement à la peur, Butler reconnaît chez Irigaray un « mélange de loyauté et d’agression » (ibid. : 19) à l’égard de la tradition philosophique, qui reproduirait une forme d’ontologie sexuelle selon le mode de l’exclusion.

On perçoit dans l’oeuvre de Butler ce mélange de loyauté à l’égard de la philosophie occidentale et d’agression critique, particulièrement envers Irigaray. Butler n’aborde pas les textes d’Irigaray comme iel aborde ceux des autres philosophes : la confrontation est directe, la colère, réelle. Butler lui reproche une lecture de l’histoire de la philosophie qui réduirait l’espace de l’exclusion au féminin : celui-ci n’arriverait pas, d’abord, à s’articuler dans le système des représentations théoriques et s’avérerait ensuite, en tant que banni ou exclu, la toile de fond nécessaire permettant le fondement et la cohérence du discours philosophique. Comment expliquer alors ce rapport paradoxal entre l’exclusion du féminin du système des représentations philosophiques et son rôle fondamental dans cette même élaboration théorique?

La philosophie du féminisme trouve habituellement le lieu de l’exclusion de la femme dans son attribution à la matière par opposition à la forme (masculine). Cependant Butler découvre chez Irigaray ce lieu d’exclusion dans l’opposition même entre la forme et la matière. D’abord, l’assimilation du féminin à la matière par la philosophie traditionnelle serait, en effet, une façon d’en fixer l’identité. À l’instar d’Irigaray, Butler reconnaît que, loin d’en assurer une véritable représentation, le féminin associé à la matière ne serait que l’effet spéculaire phallogocentrique, une projection de l’homme produisant le féminin comme Autre[7]. Le masculin occuperait ainsi les deux pôles de l’opposition forme et matière, laquelle deviendrait le lieu de l’exclusion du féminin des dualités métaphysiques traditionnelles. De l’impossibilité à reconnaître une véritable différence à l’intérieur même de cette opposition entre la forme et la matière résulterait aussi un dehors : ce féminin impossible à représenter serait conduit à l’extérieur du système de la rationalité masculine, mais demeurerait, par son exclusion même, constitutif de la cohérence des représentations du système. Jusqu’ici, on peut dire que la lecture que fait Butler d’Irigaray demeure assez fidèle à son objet.

L’enjeu de la critique butlérienne concerne alors la thématisation de ce dehors constitutif des représentations. Butler accuse Irigaray de réduire cet extérieur exclusivement au féminin, qui deviendrait l’impossibilité nécessaire de toute représentation comme figure de l’exclu. En remplissant cet espace de l’exclusion nécessaire à la cohérence du système, le féminin deviendrait à son tour ce qui produirait l’exclusion.

Chôra : inscription originelle exclusive

Butler repère l’inscription originelle de l’exclusion dans la Chôra, ou le réceptacle, de la cosmologie platonicienne du Timée, telle qu’interprétée par Irigaray, et s’intéresse au passage où la forme, associée au modèle paternel, engendrerait sa propre représentation sensible. On se rappelle que, chez Platon, le processus d’engendrement ontologique relève de trois éléments : un processus actif, « ce qui devient », un lieu d’engendrement, la Chôra ou le réceptacle, « ce en quoi cela devient », et un terme intermédiaire, « ce à la ressemblance de quoi naît ce qui devient ». Platon poursuit : « […] tout naturellement, il convient de comparer le réceptacle à la mère [ou à la nourrice], le modèle [ou la forme] à un père, et la nature, qui tient le milieu entre les deux, à un enfant […] » (1992 : 50c-d). Butler cherche à comprendre comment Irigaray interprète ce réceptacle chez Platon et observe que la Chôra, représentante de la matière, constitue l’effet spéculaire de la pensée masculine : un déplacement de l’utérus, la mère ou la nourrice. La femme y jouerait un rôle secondaire, celui de la reproduction passive des copies, dont les originaux intelligibles seraient certifiés du sceau paternel.

Dans le Timée, le réceptacle reçoit, en effet, tous les corps, quoiqu’il ne ressemble à rien. Invisible et n’ayant aucune forme, il est ce « porte-empreinte » qui imite « les réalités éternelles ». Platon écrit : « […] disons que la mère de ce qui est venu à l’être, de ce qui est visible […], c’est-à-dire le réceptacle […], disons qu’il s’agit d’une espèce invisible et dépourvue de forme, qui reçoit tout » (1992 : 51a). La Chôra participerait de tout ce qui « est », mais ne pourrait être représentée puisqu’elle est invisible et sans forme.

Selon Butler, Irigaray associerait la Chôra au féminin sans pourtant l’y réduire, car, dans ce contexte phallogocentrique, le réceptacle représente un effet spéculaire qui révèle aussi un dehors. Ce dehors constitue un excès, un surplus, permettant par son exclusion même la cohérence du système binaire de la représentation du couple forme et matière. Butler interprète alors à son tour la nature de ce dehors excessif et conçoit l’extérieur de la Chôra, échappant à l’opposition forme et matière, comme un espace vide et indéterminé qu’elle qualifie de « non thématisable ».

Selon Butler, à l’instar de Platon, ce réceptacle produirait, en effet, toutes les formes intelligibles, mais ne pourrait être lui-même défini. La Chôra, cette condition nécessaire qui reçoit « les représentations de tous les êtres éternels », écrit Platon, est bel et bien sans forme, et « […] participe de l’intelligible d’une façon particulièrement déconcertante et qui se laisse très difficilement saisir […] » (1992 : 51a-b). Butler critique toutefois la représentation que fait Platon de la Chôra : iel voit s’articuler chez lui, à travers l’idée du réceptacle invisible et sans forme, la fermeture de toute articulation linguistique Autre, menaçant l’ordre de son système. Butler croit néanmoins qu’Irigaray continue de limiter ce dehors informe en le remplissant du féminin.

Selon Butler, Irigaray représenterait d’abord l’extérieur comme non thématisable pour ensuite le thématiser sous le signe exclusif du féminin. Elle thématiserait alors le non thématisable : ce qui est à la fois exclu et nécessaire à la représentation par son exclusion même. Selon Butler, Irigaray représente la Chôra de manière telle que « le féminin est “ toujours ” à l’extérieur, et l’extérieur est “ toujours ” le féminin ». Celui-ci se reproduit selon la pratique phallocentrique de l’identité, comme la différence, l’Autre ou, pour reprendre l’expression de Butler, « le non-identique » (2009 : 61).

Ce positionnement reproduirait la même représentation binaire articulée chez Platon puisque le féminin, comme le réceptacle, aurait un extérieur dont « [l’]incapacité même à être thématisé [ferait] du féminin la fondation impossible et néanmoins nécessaire de ce qui peut être thématisé ou représenté » (1992 : 55). Autrement dit, le féminin lui-même semblerait jouer le rôle fondateur du réceptacle. Non seulement le réceptacle excéderait sa représentation comme nature invisible et sans forme, mais le féminin spéculaire excéderait aussi sa représentation et deviendrait la condition nécessaire des représentations, sans que soient connues les conditions d’une possible intelligibilité.

Selon Butler, Irigaray recrée ainsi une opposition binaire où la spéculation masculine de l’opposition forme et matière (réceptacle) constitue l’un des pôles, et où l’exclu féminin au-dehors constitue l’autre pôle comme la condition nécessaire de l’opposition spéculaire entre la forme et la matière. Butler pose alors la question de l’exclusion que produit Irigaray, à son tour, en remplissant ce dehors par le féminin.

Détournement désavoué de l’origine, ou l’empire de l’Un

À mon avis, il existe chez Irigaray un féminin extérieur qui ne se laisse pas réduire au concept de la Chôra comme un réceptacle passif et sans forme. Mais puisque l’association du féminin au réceptacle relèverait de la projection spéculaire masculine, Butler ne comprend ni comment le féminin se trouverait reconduit à l’extérieur de l’opposition forme/matière ni qu’il pourrait ainsi échapper à la binarité constitutive de la pensée masculiniste de Platon. Pourquoi serait-il toujours question du féminin à l’extérieur même de la projection spéculaire masculine?

Précisons d’abord que, dans Speculum, Irigaray utilise peu le terme « féminin », mais se réfère à « la femme » ou à « une femme ». À travers l’histoire de la philosophie, Irigaray découvre la/une femme surtout dans la figure de la mère. Elle y discute de l’assimilation de la femme à la mère sans qu’on lui ait reconnu un accomplissement créateur puisqu’on aurait dépossédé la femme de sa capacité reproductrice. Depuis Platon, on aurait « castré » en quelque sorte la femme-mère en la représentant comme un réceptacle, le lieu passif de la procréation masculine.

Or, la Chôra, ou le réceptacle, ne prend pas dans la pensée d’Irigaray une dimension aussi exhaustive, comme lieu originel de l’exclusion des femmes, que celle imaginée par Butler. Dans Speculum, la mise en scène platonicienne se trouve principalement dans l’interprétation de l’allégorie de la caverne. Lorsqu’Irigaray évoque « l’utérus de Platon », titre du long chapitre où elle discute de la métaphysique du philosophe (1974 : 301-457), elle représente les projections spéculaires de Platon lui-même. L’utérus de Platon, c’est bel et bien sa caverne à lui, l’espace à la fois du détournement de son origine désavouée et de son emprisonnement.

Rappelant la volonté de Platon de sortir de cette caverne, de cet antre obscur, on entrevoit déjà ce qui, selon Irigaray, deviendra à travers la pensée occidentale une compulsion répétitive : le passage de la mère comme matière originelle aux idées du Père, afin de diriger les enfants, les fils particulièrement, hors de la mère comme origine. Sous l’emprise du maître pédagogue qui veut les faire sortir de la caverne, lieu des fantasmes et de l’illusion sensible, ces prisonniers enfantins ne regarderont jamais derrière eux : leur regard portera vers la lumière des formes éternelles. On y suivra la loi du Père, et s’ensuivra l’oubli ou le rejet de la mère, du vagin et de l’origine. Quoique tournés vers des sommets plus hauts, des idées fixes aux réalités transcendantales, l’origine matérielle, le sol nourricier ou la mère oubliée continuent de hanter les hommes du système phallocentrique et les conduisent à la production de toutes sortes de représentations spéculatives.

La métaphysique occidentale déplacerait alors la matrice originelle : la femme devient la matière, la caverne, le réceptacle, le sensible, mais aussi le telos, la fin, ou l’horizon des spéculations de l’homme, ce qui est « toujours déjà là » (Irigaray 1974 : 302-304). L’homme détournerait l’origine par un procès de renversement : ses formes précèdent ainsi sa matière, son âme précède son corps, sa cité précède sa famille. Sa pensée elle-même se donne à l’être : « je pense, donc je suis », s’exclame Descartes. Il se donne à l’être par sa seule pensée, auto-fondatrice, sans l’aide d’aucune copulation (ibid. : 230). S’appropriant son propre argument ontologique, le Père se copule « […] indéfiniment lui-même sans aucune altérance […] », au point où, d’ailleurs, le père et la mère « ne peuvent plus copuler » ensemble tant ils sont réduits à « une généalogie du même » (ibid. : 434).

L’homme et son sexe se seraient constitués à l’origine, alors que la conjonction servant à joindre deux termes, l’homme et la femme, aurait cédé à l’unité qui produirait, dans le récit philosophique, une apparence de différence. Irigaray identifie la pseudo-différence sexuelle à « l’autre du même », c’est-à-dire à cette femme toujours pensée en relation à l’Un, selon un rapport d’analogie établi par l’esprit qui, avec entêtement, ordonne la hiérarchie répétitive du plus grand au plus petit.

Les dualités spéculaires de l’homme que présente le phallogocentrisme reproduiraient ainsi « ce vieux rêve de symétrie », d’identité et d’équivalence, donnant naissance à toutes sortes d’avatars : « Être/devenir, avoir/non avoir du sexe, phallique/non phallique […], logos/silence […], désir pour la mère/désir d’être mère […] » (Irigaray 1974 : 20). L’homme constitue l’Être que lui confère son pénis, volume clairement représentable qui, par l’intermédiaire du logos, au moins depuis Platon jusqu’à Freud, lui permet de pénétrer et d’interpréter le sens.

Si l’on s’interroge sur le sens du phallogocentrisme en reprenant l’interprétation du réceptacle qu’on inscrit, cette fois-ci, dans la relation entre le père et l’enfant, Irigaray supposerait le passage de la forme à la représentation selon une filiation patrilinéaire : le père constituerait la forme, et le fils, sa représentation sensible. Quant au réceptacle – rapport de la mère au spéculaire – lieu sans forme de l’engendrement, Irigaray ne s’étonne guère qu’on puisse, dans le Timée, le comparer à un liquide, à une substance molle ou aussi lisse que possible « pour qu’il réfléchisse toutes figures sans déformation due à sa nature propre » (1974 : 384).

Selon Irigaray, le sens véhiculé par la philosophie reposerait à la fois sur la mobilisation et la censure de la femme. Les projections spéculaires de l’homme l’inscrivent à l’intérieur de relations binaires tout en déterminant ses fonctions : elle est ainsi mise « [h]ors scène, hors représentation, hors jeu, hors je » (1974 : 21). La femme se situerait au-dehors de la circularité obsessionnelle du phallocentrisme comme un excès, parfois un déchet (1977 : 29) mais, surtout, et c’est cela qu’Irigaray cherche enfin à reconnaître dans ce dehors, une possibilité d’énonciation créatrice[8].

Irigaray écrit dans Speculum : « [l]a/une femme occup[e] par rapport à l’élaboration théorique une fonction […] de dehors mutique soutenant toute systématicité et de sol maternel (encore) silencieux dont se nourrit tout fondement […] » (1974 : 458). Cet extrait conduit à penser comme central à l’analyse d’Irigaray « l’avatar masculin » mentionné plus haut d’une opposition entre le logos de l’homme, créateur du sens, et le silence de la femme, l’inintelligible à l’extérieur des représentations.

Ce silence fondateur des femmes devient à la fois la cause et l’effet de la possibilité d’une cohérence systématique. À titre de cause, il rend possible à l’intérieur du système le fonctionnement de la rationalité et du sens unique, alors que, reconduit à l’extérieur, ce silence constitue un des effets nécessaires du système. La cohérence systématique se nourrirait alors du sol maternel silencieux ainsi que du rôle et de la sexualité des femmes encore silencieuses sans que cela soit dit, car on aurait oublié la mère, aussi bien que les femmes.

Chez Irigaray, ces femmes oubliées, muettes et excessives de signification représentent la possibilité de briser le silence en devenant des sujets d’énonciation. Butler, en revanche, interprète cet excès encore inintelligible comme un espace non thématisable, et reproche à Irigaray d’accaparer cet extérieur, excédent de sens, pour l’articuler sous la forme d’un féminin exclusif.

Femme silencieuse ou défigurée aux frontières de l’humain

Face à la critique d’Irigaray par Butler, on se demande comment l’extérieur du système, ou une absence qui permettrait la cohérence de la représentation, serait exclusif. Un silence peut-il produire l’exclusion? Certes, on pourrait argumenter que des femmes (blanches, hétérosexuelles, cisgenres…) sont complices par leur mutisme du système phallocratique. Après tout, il existe des silences qui en disent long. Pourtant, cela ne semble pas être l’interprétation de Butler, car les femmes qui ne se posent pas comme des possibilités énonciatrices ne constituent pas des complices du système phallocratique. C’est au moment, à mon avis, où les femmes énonceraient quoi que ce soit en leur « propre nom », osant ainsi prendre les formes particulières des femmes, qu’elles deviendraient des complices de l’exclusion. Selon Butler, ces énonciations produiraient, solidifieraient, matérialiseraient le sexe et constitueraient des effets performatifs d’une conception binaire qui en découle nécessairement.

Chez Irigaray, une femme n’est pourtant d’abord qu’un effet spéculaire pour ensuite devenir un silence ou ce qui, selon Butler, ne peut pas être thématisé. Alors comment ce qui ne peut être encore représenté pourrait être identique à lui-même et constituer, avec un opposé, la binarité exclusive? Chez Irigaray, au-dedans comme au-dehors, la femme-Chôra n’aura d’abord aucune forme propre, sinon celle d’une projection spéculaire. Néanmoins, puisque les femmes participent à la production de toutes les formes de différence, Irigaray croit qu’il faudrait leur reconnaître le statut d’origine d’une activité créatrice ainsi que des possibilités énonciatrices. Mais c’est précisément là où Butler condamne Irigaray, qui représenterait l’irreprésentable en tant que femme.

D’où viendront alors cette activité créatrice et ces possibilités d’énonciation si les femmes, silencieuses et sans forme, ne peuvent être représentées? Interdisant la thématisation sous la forme des femmes, il me semble que Butler empêche leurs possibilités énonciatrices, tout comme la métaphysique occidentale faisait taire le féminin par sa mobilisation et sa censure dans la femme-Chôra. Mais cette fois-ci, chez Butler, on en termine pour de bon avec la tentative d’une articulation de la forme humaine « femme » – il n’est plus question de mobilisation, car, après tout, il n’y a rien à mobiliser dans ces spectres représentatifs des femmes. Il faudra en censurer la reproduction performative ou, pour le moins, en troubler la représentation à un point tel que l’on rendrait impossible une énonciation en leur nom.

On peut argumenter que la métaphysique occidentale a reproduit la figure de la femme selon les projections spéculaires de l’homme, qui lui commande des formes particulières d’articulation. Irigaray pense que ces articulations de la femme sont limitées, une chute dans la matérialité, un antre obscur, une substance passive, un réceptacle invisible qui pourtant reçoit tout : autant de manifestations d’une « présence », de déplacements inconscients où l’homme n’aurait pas coupé le cordon ombilical avec la mère, le corps ou la matière. Selon Irigaray, l’homme vivrait néanmoins avec le souvenir inconscient de la femme-mère. La trace d’un passage utérin viendrait le hanter alors que son récit sur l’origine de l’univers en souffre à certains moments. Butler l’observe aussi chez Platon, qui, en associant le réceptacle à la mère, nomme en fin de compte ce qui n’a pas de nom et donne un semblant de forme (la mère-Chôra) à ce qui ne peut en avoir. En revanche, Butler ne voudrait y reconnaître aucune forme. Si, à l’instar d’Irigaray, on accepte que la philosophie occidentale repose sur un matricide, on doit constater que Butler, encore une fois, en repose compulsivement le geste.

Selon Butler, on devrait concevoir le réceptacle, cette nourrice évoquée par la Chôra platonicienne, comme la « […] condition de toute figuration ou thématisation [qui] se dérobe à la figuration ». Cette invisibilité, ou cette entité informe qui demeure pourtant nécessaire à toutes les formes d’intelligibilité, ne pourrait aucunement être fondée « sur la ressemblance d’une figure humaine » (Butler 2009 : 55). Il faudrait alors croire que toute possibilité de forme risque de déformer ce qui n’y est pas conforme, car le seul fait de prendre une forme particulière rend informe, inhumain, son extérieur nécessaire. Le réceptacle constituerait alors une « défiguration qui émerge aux frontières de l’humain, à la fois comme sa condition et la menace insistante de sa déformation : il ne peut prendre de forme et, en ce sens, ne peut être un corps » (ibid.). Cependant, que fait donc ici Butler si ce n’est donner forme à ce qui n’en a pas, attribuer un nom à ce qui ne peut en avoir? Que fait-iel si ce n’est pas à son tour de thématiser ce qui ne devrait pas pouvoir l’être? La Chôra en vient à constituer cette entité informe, une défiguration, en rien humaine, sans corps, mais qui s’avère néanmoins nécessaire à toutes les formes.

Si on s’obstine, avec Irigaray, à penser que le réceptacle a quelque chose à voir avec les femmes ou les mères comme origine désavouée, force est de reconnaître que, selon la logique de Butler, les femmes, au-dehors, apparaissent une fois de plus, dans le récit philosophique, aux frontières de l’humain en tant que défiguration menaçante et insistante, et ce, en raison de leur possible différence. La voix silencieuse d’Irigaray n’aurait pas tort de répéter tout bas : tout se passe comme si l’on n’avait jamais eu de commencement, que nous n’étions pas un jour devenus par la conjonction copulative.

Se prendre pour des femmes ou la référence au concept « femme »

Il aurait donc fallu la participation des femmes : au tout début, nous étions au moins deux, irréductibles. On s’imagine que la matière informe évoquée par la Chôra prend « forme » et se met à parler véritablement. N’est-ce pas le projet entamé dans les années 70 par Irigaray? Celui de produire un espace d’énonciation autre, de favoriser d’autres langages, une véritable différence, des spéculations possibles, d’autres reflets, d’autres effets? Irigaray cherchait à concevoir pour les femmes un espace créatif d’énonciation permettant de sortir d’un système monosexuel fondé sur l’idée non seulement du manque de pénis chez les femmes, mais du manque de matrice resté inconscient chez les hommes. Ce manque inavoué les aurait conduits à se définir compulsivement comme le lieu unique de l’origine, s’auto-affectant et engendrant le même.

Butler pose alors une question qu’iel attribue étonnamment à Irigaray et que l’on peut reformuler ainsi : comment se fait-il que l’on puisse continuer à fonder la compréhension de soi sur l’identité factice des femmes, qui aurait servi leur exclusion? Butler accepte mal que l’on puisse se réclamer d’une quelconque manière du concept de femme. Car une critique généalogique montrerait que c’est l’exclusion même qui a produit cette femme – cet « être » créé de toute pièce et défini à travers la culture occidentale comme essentiellement défaillant.

Butler ne veut pas thématiser quoi que ce soit à partir de l’identité ou même du corps des femmes et, en ce sens, iel produit ses propres formes d’exclusion. Butler réduit d’abord les femmes à un effet de l’exclusion et si, ensuite, les femmes, à titre d’exclues, continuent de se thématiser sous la forme des femmes, celles-ci, en tant qu’excès, produiraient à leur tour l’exclusion. Dans tous les cas, les femmes sont vues par Butler selon une forme dépréciée, soit comme l’effet spéculaire fantasmatique de l’homme, soit comme reprenant la logique identitaire du phallogocentrisme pour se thématiser elles-mêmes et devenir exclusives d’autres possibilités d’intelligibilité. Avec Butler, il faudrait penser que la possible différence posée par les femmes sont les retombées malheureuses d’un système discursif, les effets performatifs de mots qui, selon un système de signes, s’excluent les uns les autres.

Je comprends que Butler cherche à attirer l’attention sur les effets que produit l’idée du sexe et veut remettre en question le sexe comme une cause. Iel met en garde de ne pas prendre l’effet du sexe de l’homme et de la femme, sa matérialisation intelligible, pour la cause à l’origine de ce qui « est » ou de ce qui « devrait être ». Le sexe lui-même serait déjà une production du langage. Il en constituerait son effet alors qu’il est traditionnellement présenté dans un système de signes comme étant « hors signes », la cause première de la différence sexuelle. Butler montre avec brillance que le sexe est une construction du langage, un effet performatif plutôt que le pendant naturel du genre culturel, qui devient le moyen discursif réaffirmant le sexe biologique comme donné naturellement. Butler a raison de penser que la réalité du sexe, le sens de la matière, la dimension immanente de l’existence sont déterminés par le langage. Rien ne devrait être exclu de l’enquête philosophique.

Devrait-on pourtant réduire l’identité des femmes, son concept ou le sens langagier qu’on attribue à leur sexe et à leur corps à l’effet unique d’un système discriminant, exclusif ou méprisant à l’égard de « je ne sais trop quoi », le défiguré en attente de formation? Non seulement cette légèreté ontologique fait violence à la conception subjective de rapports à soi en tant que femmes, mais elle réduit l’importance de la signification de rapports intersubjectifs (par exemple, l’amitié et l’amour entre femmes, les relations entre femmes et hommes, entre filles et mères), en plus d’entraver la possibilité d’une transmission historique positive de la signification des femmes.

L’approche de Butler cherche à ouvrir la voie à des énonciations autres, qui échapperaient à la conception binaire homme/femme, projet important et nécessaire que la limite de cet article ne permet pas d’élaborer ici. L’enjeu fondamental, toutefois, ne devrait pas être celui d’un espace vide en attente de significations aléatoires ou acceptables, mais celui d’une construction normative inclusive et attentive aux exclusions possibles que produisent ces constructions normatives mêmes. Autrement dit, la conception de Butler, qui critique la notion de représentation identitaire sous prétexte qu’elle crée l’exclusion, n’en produit pas moins elle aussi des formes d’exclusion. La référence à un statut « ontologique » identitaire n’est pas l’unique façon de produire l’exclusion. La solidarité sous la forme de politiques de coalition dites progressives et l’exclusion franchement binaire d’autres, ou la distinction du féminisme de l’hétérosexualité[9], sont aussi des façons de reproduire des conceptions exclusives d’un « moi » et de « l’Autre », d’un « nous » et des « Autres ».

En se référant à Trouble dans le genre, on pourrait argumenter que Butler reproduit à propos de la femme une conception essentialiste qui lie inévitablement le sexe, le genre et le désir : Butler supposerait d’abord ce qu’iel rejette ensuite[10]. Si l’on part de ce lien nécessaire pour définir ce que constituent les femmes, celles-ci deviennent, en effet, limitées et quelque peu embarrassantes. Plus encore, même à des fins stratégiques, selon Butler, les femmes n’auront pas le droit de cité – il faudra les faire entrer dans le placard alors que d’autres viennent tout juste d’en sortir – car les femmes risqueraient de donner lieu, une fois de plus, à certaines formes ou à des significations abusives qui excéderaient les objectifs revendicateurs retenus (2005 : 65). Ainsi, l’excès de la femme-Chôra, cette forme invisible, devrait revendiquer au nom de quelque chose qu’elle ne peut « être » ni représenter. Il faudrait imaginer la possibilité historique de revendications basées sur la représentation de ce qui ne se représente pas.

Butler admet, lors d’une entrevue, que la conception de l’essence en philosophie ne se laisse pas réduire à une conception substantialiste, et peut signifier quelque chose « dont on ne pourrait se passer ». La femme devient alors une « condition préalable nécessaire », et Butler s’exprime ainsi : « so if someone were to ask me if the category of woman is something without which we cannot do, I would say, absolutely, it is a category without which we cannot do » (Cheah et Grosz 1998 : 22). Devons-nous interpréter cette « condition préalable catégorielle » comme « un mal nécessaire » à l’origine de l’humanité, image qui ne s’éloignerait pas d’une conception misogyne de la représentation, ou devons-nous y reconnaître quelque chose qui ressemblerait à l’extérieur de la femme-Chôra chez Luce Irigaray?

Inclusion ou exclusion d’Autres?

Selon Butler, l’excès de la femme-Chôra continue d’accaparer le dehors du réceptacle et empêche d’autres types de revendications possibles d’exclus. Une telle interprétation d’Irigaray est-elle acceptable? Il semble que, selon Irigaray, l’exclusion des femmes comme des sujets énonciateurs des représentations demeure une exclusion fondamentale de la philosophie. On peut comprendre cette exclusion comme ce qui ressort du cadre de la phallocratie monosexuelle qui produit l’Autre, comme « la femme de la projection spéculaire » selon une conception hétérosexuelle de la représentation. Cependant, selon Irigaray, les femmes seraient-elles l’unique exclusion assurant la cohérence du système? Rien n’est moins sûr.

Revenons d’abord sur l’un des passages forts de Butler dans Ces corps qui comptent : « […] la scénographie platonicienne de l’intelligibilité dépend de l’exclusion non seulement des femmes, mais également des esclaves, des enfants et des animaux […] ». Pour Butler, l’exclusion xénophobe, par exemple, opère « […] à travers la production d’Autres [corps] racialisés […] », et la figure même de la désincarnation demeure bien incarnée, en fait, dans « […] un corps d’une rationalité masculinisée », dont la morphologie est façonnée « […] à travers l’exclusion d’autres corps possibles » (2009 : 61-62).

Butler montre comment la rationalité prend forme dans une figure désincarnée du corps, et ce, en excluant d’autres corps, eux, bien incarnés. En s’inspirant d’Irigaray, on pourrait très bien trouver l’origine de l’exclusion dans celle du corps des femmes, identifié au réceptacle, au manque de pénis, au manque d’activité et, donc, de rationalité. Toutefois, bien que le silence des femmes vis-à-vis du système phallocratique des représentations soit une nécessité pour la cohérence du système, les femmes ne seraient pas les seules à rester muettes. Irigaray (1977 : 99) écrit :

Que la femme ne soit « prise que quoad matrem » [en tant que mère] est inscrit dans toute la tradition philosophique. C’est même une de ses conditions de possibilité. Une des nécessités, aussi, de son fondement : c’est à la terre-mère-nature (re)productrice que la production du logos va tenter de reprendre son pouvoir, en relevant la puissance du/des commencement(s) dans le monopole de l’origine.

La représentation de la femme quoad matrem constituerait alors l’une des conditions et nécessités du fondement de la philosophie occidentale. La réduction de la femme à la mère favoriserait la production d’un certain discours et produirait par le fait même un extérieur. Néanmoins, l’extérieur chez Irigaray ne semble pas se remplir des femmes exclusivement. Cela est, en fait, assez explicite dans son texte. L’homme en tant que Père qui compte sur ses fils pour se reproduire historiquement est aussi une projection spéculaire : « Le Père est, depuis toujours, pure spéculation » (1974 : 385). On s’étonne que Butler n’ait pas retenu l’enfant comme un enjeu déterminant de Speculum – la lecture psychanalytique d’Irigaray est aussi une critique du développement psychosexuel de l’enfant selon la logique du même. L’enfant, dès lors, aussi bien que l’homme sont possiblement en excès. Le silence de l’enfant guidé par ses parents et le discours de l’homme pris dans son langage et ses désirs compulsifs impliquent un extérieur entendu comme des possibilités autres d’énonciation.

Cette interprétation d’énonciations autres qui donne un espace à la diversité des significations ne plairait certainement toujours pas à Butler. Après tout, on retrouve au-dehors une conception de la famille hétérosexuelle : le triangle traditionnel « papa, maman et moi ». Mais si l’on se situe à l’extérieur du système clos des représentations symboliques incluant les femmes, les hommes ou les enfants, et ce, en tant que possibilités nouvelles d’énonciation, pourquoi faudrait-il penser que ces énonciations soient limitées à quelque identité énonciatrice? Pourquoi n’envisagerions-nous pas qu’une femme, cette « Autre femme » qu’annonçait Irigaray, ne donne pas lieu à de multiples possibilités créatrices d’expressions, incluant même celles qu’imagine Butler? Au moment où l’on critique l’unité de sens, qui monopolise l’ensemble des représentations linguistiques et culturelles pour laisser s’articuler des possibilités de différences autres, il n’y a pas de raison de supposer que ces possibilités doivent s’exclure les unes des autres. Il me semble que, contrairement à ce que pense Butler, le dehors imaginé par Irigaray ouvre la voie à toutes les possibilités.

Cela dit, il est clair que, pour Irigaray, la multiplicité des possibilités, sans d’abord constituer une différence entre les hommes et les femmes comme le seuil des autres différences, conduira les femmes, une fois de plus, à se perdre sous l’emprise de l’Un. Elle écrit : « Quand je demande ce qui se passe du côté des femmes, ce n’est pas du tout pour effacer la multiplicité, parce que le plaisir des femmes n’a pas lieu sans elle ». Cependant, à partir de « […] ce désir, neutre, notamment du point de vue de la différence des sexes, le féminin est-il capable d’advenir? […] » (1977 : 138).

L’ironie est celle-ci : Irigaray croit que la dualité, le deux, n’existe toujours pas, alors que Butler l’accuse de reproduire une forme historique de binarité exclusive. Irigaray appelle alors à la création de la différence sexuelle. Butler conteste, quant à iel, l’idée même de la différence sexuelle (Cheah et Grosz 1998 : 24), prône en même temps la multiplicité sexuelle (Butler 2006 : 225) et revendique un redéploiement des catégories identitaires (Butler 2005 : 247). Cette évolution devra se réaliser au-delà d’une pensée qui donnerait quelque signification à toute forme de binarité : tout est acceptable, sauf le « deux ». Butler, sans égard aux exclusions qu’iel-même est en train de commettre, n’imagine la dualité que dans un rapport hiérarchique du sens et selon un mode essentiellement exclusif. Avec Irigaray, on peut alors poser la question : en quoi la multiplicité ne risque-t-elle pas d’être à son tour exclusive, en produisant une forme d’unité multiple indifférenciée semblable à l’indifférence?

Dans la lignée de Michel Foucault, Butler aimerait certainement en arriver à cette sorte « d’indifférence positive » – si les termes ne constituent pas une contradiction en soi – à un « vivre et laisser vivre ». C’est le projet qu’iel propose dans Défaire le genre, s’inspirant alors de Spinoza : la capacité de chacun de « persévérer dans son être » (Butler 2006 : 46) sans en posséder un substantiel. Butler conviendra à certains moments, lorsqu’iel discute des communautés LGBTQ+, que la reconnaissance non indifférente d’un « support institutionnel » demeure nécessaire (ibid. : 54). Cela ne résout pas le paradoxe évoqué plus haut sur la représentation identitaire des femmes – mais qu’on appliquerait ici aux générations homosexuelles ou non binaires –, qui concerne une politique de la (non-)représentation de sujets qui, par ailleurs, seraient produits et assujettis par la représentation elle-même. À mon avis, la représentation accueillant une différence sexuelle qui n’est pas toujours extérieure à des représentations binaires, telles que la femme et l’homme, les personnes homosexuelles et hétérosexuelles ou transgenres et cisgenres, s’avère primordiale lorsque l’on cherche, par exemple, à rendre légitimes certains désirs sexuels ou à reconnaître les femmes ou les hommes transgenres[11].

Revenons à l’extérieur de cette femme-Chôra ou à cet espace non thématisable que Butler pense comme l’ouverture à une humanité possible et jamais achevée. Au lieu de concevoir cette ouverture comme un futur humain qui demeure encore impossible à imaginer, il serait plus sage de commencer par s’attarder à « préserver l’être », en effet, de ce qui est « déjà là », et de ce qui en fin de compte a toujours « été là ». Butler le conçoit après tout : les genres qu’iel a « en tête existent depuis longtemps, mais n’ont pas été admis dans les termes qui gouvernent la réalité » (2006 : 45). On devrait aller plus loin en affirmant que les genres qu’iel a en tête, tout comme les différentes formes de corps humains et le sexe des femmes, ont toujours existé. Leur reconnaître une réalité effective ainsi que dans l’ordre symbolique ne devrait pas conduire à l’exclusion ni à l’anéantissement des unes par les autres, mais à imaginer comment la reconnaissance et la création des uns favorisent la reconnaissance et la création des autres (avec tous leurs autres).

Il semble que la pensée d’Irigaray offre des ressources pour imaginer un tel projet, où le respect des différences sexuelles entre les hommes et les femmes devient un apprentissage du respect des autres différences. Alors que le refus de la reconnaissance de ces différences comme ouverture sur les autres différences risque, une fois de plus, de reproduire l’exclusion ou de faire sombrer dans l’indifférence de l’Un purement individualiste, rappelons que, dans l’histoire de la philosophie, on a toujours pensé cet « Un » sous le signe du sexe masculin.