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Parmi les cadres conceptuels que les féministes ont conçus pour démêler les relations entre les identités sociales, les facteurs structurels et le pouvoir, le concept d’« intersectionnalité » a eu une portée particulièrement importante dans toutes les disciplines et a été très influent dans les sciences sociales (Carbado et autres 2013; Davis 2008). En fait, la spécialiste du Black Feminism Brittany Cooper a qualifié l’intersectionnalité de « contribution la plus visible et la plus durable que le féminisme, et spécifiquement le Black Feminism, a apportée à la théorie sociale critique au cours du dernier quart de siècle » (Cooper 2016 : 385). Plus largement, l’intersectionnalité montre que les différentes formes d’oppression qui touchent un large éventail de groupes sociaux marginalisés ne sont pas orthogonales mais interactives; les personnes qui sont marginalisées sur plusieurs axes de différenciation sociale (où un axe représente un seul critère de différence, comme la race ou la capacité) peuvent faire l’expérience des formes d’assujettissement qui caractérisent la réalité sociale de chacune de ces différences séparément, mais elles occupent également une position sociale qualitativement unique qui est propre à l’intersection de ces différences.

Dans sa formulation originelle par la juriste spécialiste du Black Feminism, Kimberlé Crenshaw (1989 et 1991), l’intersectionnalité a attiré l’attention sur la façon dont les structures (par exemple, le système juridique) et les mouvements sociaux (par exemple, le féminisme et l’antiracisme) ont généralement été fondés sur des modes de différenciation uni-axiaux, occultant ou omettant les droits et les expériences de celles et ceux qui se trouvent aux intersections, à savoir les femmes noires, ou même travaillant contre leurs droits et leurs expériences. Qualifiant ces formes d’analyse intersectionnelle « structurelle » et « politique », Crenshaw a soigneusement illustré que les politiques, les interventions et les mouvements conçus pour atténuer les effets du racisme ou du sexisme ne suffiraient pas à répondre aux besoins des femmes racisées touchées par l’interaction des deux formes d’oppression. Comme l’écrit Cooper (2016 : 386), « [e]n tant qu’acte de pouvoir, l’intersectionnalité s’est intéressée aux formes particulières d’assujettissement et de subordination qui caractérisent les expériences croisées et multiplicatives des femmes noires en matière de racisme et de sexisme au sein de la loi ».

Cette façon de penser les implications de l’appartenance à un groupe social déstabilise la méthodologie normative des sciences sociales, car elle complique la possibilité de représenter l’appartenance à un groupe comme une variable stable (Else-Quest et Hyde 2016a). L’intersectionnalité est donc devenue une perspective précieuse pour explorer les expériences des groupes restés invisibles au regard des sciences sociales, phénomène que Valerie Purdie-Vaughns et Richard P. Eibach (2008) appellent l’« invisibilité intersectionnelle ». C’est aussi, et peut-être surtout, une perspective qui permet de concevoir au-delà de l’identité de groupe une notion d’identité comme contingence sociohistorique constituée par les relations de pouvoir. Elle invite à considérer la manière dont les idéologies de genre, de race, de classe et de sexualité fonctionnent ensemble pour structurer les relations de domination et de privilège. Elle transforme donc aussi la façon dont les gens pensent et écrivent l’histoire et, comme nous le verrons ici, l’histoire de la psychologie.

Le présent article a [deux[2]] objectifs […] Il retrace l’histoire de l’influence de l’intersectionnalité dans le domaine de la psychologie, en mettant l’accent sur le contexte nord-américain, et plus particulièrement étatsunien. L’adoption de l’intersectionnalité dans la recherche et la théorisation en psychologie s’est évidemment produite dans de nombreux endroits en dehors de ce contexte. Il y a eu d’importantes élaborations de l’intersectionnalité à partir de perspectives féministes décoloniales (Kurtiş et Adams 2017) et transnationales (Grabe et Else-Quest 2012). La décision de se concentrer sur la psychologie aux États-Unis et son histoire a été guidée par les domaines d’expertise principale des auteur·ices et les contraintes de l’approche transnationale de ce sujet étant donné les limites d’espace d’un seul article. [Nous décrirons donc] la trajectoire de l’adoption progressive de l’intersectionnalité par la psychologie étatsunienne, y compris ses précurseurs conceptuels, que certaines chercheuses ont appelé la « pensée quasi-intersectionnelle » (Hancock 2016 : 161-191) ou la « théorisation proto-intersectionnelle » (Cooper 2016). [Puis, nous examinerons] les questions historiographiques que l’intersectionnalité pose en général, et pour écrire l’histoire de la psychologie étatsunienne en particulier, en donnant plusieurs exemples d’histoires intersectionnelles de la psychologie. Ainsi, [nous visons] à fournir à la fois une histoire de l’intersectionnalité en psychologie et un examen de la façon dont l’intersectionnalité, en tant que cadre analytique, peut être utilisée pour générer des histoires intersectionnelles de la psychologie.

L’intersectionnalité en psychologie

Sumi Cho, Kimberlé Crenshaw et Leslie McCall (2013) proposent une terminologie utile pour rendre compte des processus par lesquels l’intersectionnalité acquiert de l’influence dans toutes les disciplines. Elles qualifient un de ces processus de « centrifuge ». Dans ce cas, l’intersectionnalité se déplace vers l’extérieur, à partir du Black Feminism, et est réinterprétée par le domaine dans lequel elle s’insère. Les questions intersectionnelles sont posées et traitées à partir des méthodes et des discours de la discipline visée. Le processus inverse est « centripète ». Dans ce cas, les membres d’une discipline adoptent l’intersectionnalité comme cadre pour critiquer les méthodes et les discours qui constituent le cadre dominant de leur discipline. Ils et elles opèrent donc en marge de leur discipline et adoptent une position selon laquelle la structure de la discipline est conditionnée par une histoire de pouvoir. Par cette opposition centrifuge/centripète, il est suggéré que la recherche centrifuge, bien qu’elle puisse s’intéresser à des sujets que la recherche centrée sur un seul axe ne pourrait jamais voir, n’a pas la réflexivité nécessaire pour remettre en question les hypothèses ontologiques de sa discipline. De cette façon, l’approche centrifuge risque de perpétuer des normes et des pratiques disciplinaires qui peuvent exercer une violence épistémologique sur des personnes socialement défavorisées. Cependant, Cho, Crenshaw et McCall n’excluent pas que la recherche centrifuge puisse être critique et affirment en fait qu’il est souvent nécessaire de s’appuyer sur des modes conventionnels de production de connaissances, si les chercheuses et les chercheurs veulent produire des travaux compréhensibles pour leur communauté intellectuelle.

La cartographie de Cho, Crenshaw et McCall (2013) est utile pour décrire les façons dont l’intersectionnalité a été abordée par les psychologues. Dans le mode centrifuge, les psychologues adoptent un programme de justice sociale et l’exécutent en se servant des appareils de recherche conventionnels de leur discipline. Dans de nombreux cas, cela a impliqué l’adoption de l’intersectionnalité comme théorie de l’identité. Les psychologues définissent d’abord leur population de recherche en fonction de son appartenance à de multiples classes sociales marginalisées, en partant du principe qu’à l’intersection de ces dernières, il existe une caractéristique ou une expérience psychologique particulière. Leur travail consiste ensuite à décortiquer la psychologie de ces identités à l’aide d’évaluations psychométriques, d’interventions thérapeutiques et d’autres méthodes qui interrogent les façons dont les positions sociales peuvent se conjuguer au niveau individuel (Ecklund 2012; Else-Quest et Hyde 2016a et 2016b; Goff et Kahn 2013).

D’une certaine manière, une interprétation identitaire de l’intersectionnalité s’avère tout à fait adaptée à la psychologie. Celle-ci et les disciplines connexes de la santé publique ont une longue histoire de suivi des caractéristiques démographiques de leurs usager·ères. Leurs méthodes de collecte de données et leurs cadres explicatifs s’alignent déjà sur une lecture de l’intersectionnalité qui pose l’existence humaine comme l’interaction de classifications démographiques. En exprimant leurs pratiques épistémiques à travers le langage de l’intersectionnalité, elles leur insufflent une conscience politique, acquièrent un langage qui exprime la contingence de la subjectivité en fonction du pouvoir et des privilèges, et peuvent appuyer des interventions au niveau social plutôt qu’individuel (Bowleg 2012; Else-Quest et Hyde 2016a; McCall 2005).

Des exemples de ce type de recherche précèdent les débuts officiels de l’intersectionnalité. Une étude menée par la psychologue clinicienne Hope Landrine (1985) a examiné l’influence de la race et de la classe sociale sur les stéréotypes féminins des étudiant·es de premier cycle. Landrine a créé un échantillon réunissant 44 personnes (42 blanches et 2 noires), leur a remis des photos de femmes noires et blanches, de classes moyenne et populaire, et leur a demandé d’évaluer chacune en fonction de son degré de représentativité de diverses caractéristiques stéréotypées. Elle a constaté que le stéréotype des femmes blanches ressemblait le plus au « stéréotype féminin traditionnel » (Landrine 1985 : 72), tandis que les femmes noires étaient jugées moins compétentes et plus hostiles et que les femmes de classe populaire étaient évaluées plus négativement dans presque tous les paramètres, surtout si elles étaient noires. L’étude de Landrine représente un cas où une psychologue a formulé une question de recherche fondée sur la notion de marginalisations multiples et a présenté les résultats comme des conclusions sur la psychologie des participant·es plutôt que sur la psychologie, soit sur la discipline elle-même.

Le domaine de la recherche sur la race, le genre et le stress intersectionnel chez les femmes racisées est un exemple plus contemporain d’une approche similaire du sujet intersectionnel. Ainsi, Tawanda M. Greer, Adrian Laseter et David Asiamah (2009), Cheryl L. Woods-Giscombé et Marci Lobel (2008), Jioni A. Lewis et Helen A. Neville (2015), de même que Danielle Stevens-Watkins et autres (2014) ont contribué à un ensemble de publications qui établissent un lien entre les stéréotypes, les microagressions, les expériences de discrimination et la privation systémique de droits et les conséquences néfastes sur la santé physique et mentale, plus précisément le stress lié au genre et à la race. Ces spécialistes ont conçu des échelles pour mesurer le degré de stress engendré par les microagressions racistes sexistes (Lewis et Neville 2015), ont interrogé des femmes afro-américaines sur la manière dont le sexisme et le racisme constituent des facteurs de stress majeurs dans leur vie (Stevens-Watkins et autres 2014; Woods-Giscombé et Lobel 2008) et ont produit des preuves quantitatives de l’interdépendance du stress lié à la race et au genre (Greer, Laseter et Asiamah 2009; Woods-Giscombé et Lobel 2008). Leur domaine de recherche tente de saisir la manière dont les expériences sociales des femmes racisées se reflètent dans leurs états psychologiques.

Dans le mode centripète, plutôt que de tenter d’interpréter en termes psychologiques des subjectivités marginalisées, les recherches portent sur la façon dont les méthodes psychologiques obtiennent leur valeur de vérité à la suite de processus historiques et contemporains interactifs qui maintiennent les personnes racisées, les femmes, les individus non conformes au genre et ceux qui sont économiquement défavorisés, en marge de la discipline. Par exemple, Mary Crawford et Jeanne Marecek (1989) ont mis en évidence les thèmes patriarcaux privilégiés dans les descriptions des femmes par la psychologie. Leur article paru à la fin des années 80 comprend une analyse sur les défis que représente l’adoption de la perspective du constructionnisme social en psychologie, domaine largement dominé par l’idée que l’individu est le résultat de facteurs internes. Par ce constat, les autrices reconnaissent la difficulté particulière de la psychologie à représenter les marginalisations multiples comme étant autre chose qu’une accumulation de problèmes personnels. À la lumière de cette observation, elles ne présument pas que la psychologie construit une féminité uniforme à laquelle on pourrait additionner les constructions de la race et de la classe[3] de manière cumulative. Elles admettent plutôt que le genre se combine à la race, à la classe, à la sexualité et à d’autres facteurs pour produire différentes expériences de la féminité, et elles font allusion aux façons dont la psychologie a construit les femmes racisées différemment des femmes blanches. Sans invoquer le terme « intersectionnalité », Crawford et Marecek ont utilisé une perspective multiaxiale pour faire prendre conscience aux psychologues de leur rôle dans la construction de la réalité humaine plutôt que dans sa description.

Les travaux de Crawford et Marecek (1989) illustrent ainsi une approche de l’intersectionnalité selon laquelle les preuves de l’oppression systémique multiaxiale sont à rechercher dans les fondements de la psychologie elle-même, et ces preuves constituent une base pour restructurer la psychologie en tant que discipline responsable de son influence sociopolitique. Leur travail se poursuit de nos jours, désormais explicitement, sous la dénomination d’« intersectionnalité ». La psychologue sociale féministe Elizabeth Cole a publié de nombreux articles sur l’utilité de l’intersectionnalité pour critiquer et réviser les objectifs, les méthodes et les discours de la psychologie. Cole et ses collègues ont plaidé pour des approches intersectionnelles de la recherche sur la psychologie des classes économiques (Ostrove et Cole 2003), ont décrit les mécanismes par lesquels la recherche apolitique en psychologie sur la différence sociale exacerbe l’animosité à l’égard des groupes défavorisés (Cole et Stewart 2001), et ont créé un ensemble de questions que les psychologues peuvent prendre en considération tout au long de leurs programmes de recherche pour leur insuffler une conscience intersectionnelle (Cole 2009). Cette psychologue a également établi une distinction entre l’approche « catégorielle » de la psychologie en matière d’intersectionnalité, selon laquelle cette dernière est l’étude des individus qui appartiennent à des catégories sociales multidimensionnelles particulières, et son contraire, l’« intersectionnalité politique », un concept qui invite les psychologues à examiner la manière dont les catégories sociales prennent naissance « par le biais des pratiques des individus, des institutions et des cultures plutôt que principalement en tant que caractéristiques des individus » (Cole 2008 : 445). Cole milite en faveur de cette perspective en raison de l’accent que cette dernière met sur le fait que toutes les formes d’assujettissement systémique sont enracinées dans la même matrice de domination, et suggère qu’une psychologie politiquement intersectionnelle soutiendrait un modèle d’appartenance à un groupe plus actif socialement, plus solidaire (plutôt que conflictuel).

Les analyses intersectionnelles de Cole sur la psychologie sont typiques du mode centripète de la recherche intersectionnelle dans cette discipline. Bien que certaines études psychologiques aient adhéré plus étroitement à l’approche centripète et d’autres, à l’approche centrifuge, les deux approches ne sont pas diamétralement opposées. Nicole M. Else-Quest et Janet Shibley Hyde (2016a et 2016b) notent qu’une critique intersectionnelle de la psychologie peut contribuer à exposer les éléments de la discipline qui perpétuent la marginalisation multiaxiale, mais que le fait de mener des recherches quantitatives sur les catégories identitaires, tout en ayant conscience de leur ontologie, du fait qu’elles sont socialement construites, peut également faire évoluer les priorités de recherche et l’orientation politique de la psychologie dans le sens de la justice sociale. Jeanne Marecek (2016 : 180) s’en fait l’écho dans son commentaire sur le travail d’Else-Quest et Hyde lorsqu’elle déclare ceci :

Les théoricien·nes de l’intersectionnalité mettent au défi les psychologues féministes d’étendre notre champ de vision au-delà de l’individu pour inclure les idéologies culturelles, les pratiques sociales et les arrangements institutionnels qui perpétuent les exclusions, les inégalités, les privilèges et la subordination.

En d’autres termes, les critiques intersectionnelles de la psychologie peuvent faire entrer les structures sociales dans le champ d’application des méthodes psychologiques[4]. La boucle rétroactive qui a fait circuler la réflexion intersectionnelle au sein de la psychologie et la restructuration de la psychologie en un domaine politiquement réflexif sont également présentes dans la réflexion de Joan W. Scott (1986) pour qui faire l’histoire du genre, c’est théoriser le genre; on peut tout aussi bien dire qu’une approche réflexive de la psychologie analysant la formation et l’existence de l’identité intersectionnelle est simultanément un processus de théorisation du rôle de la psychologie dans la politique qui perpétue l’inégalité sociale. De manière bienveillante, Cho Crenshaw et McCall (2013 : 795) affirment que « le développement futur de l’intersectionnalité en tant que domaine serait favorisé en maximisant l’interface entre les processus centrifuges et centripètes ». En psychologie, cela impliquerait de critiquer la discipline afin d’informer le développement de méthodes et de discours intersectionnellement responsables et de mener des recherches empiriques en collaboration avec des populations intersectionnellement marginalisées en utilisant des méthodes axées sur la critique.

L’histoire récente de la psychologie est parsemée d’exemples d’études qui opèrent à l’interface de ces processus. L’article de Michelle Fine et Susan Merle Gordon (1992) constitue un exemple précoce où l’intersectionnalité a permis à la fois de sélectionner le contenu à examiner à l’aide de méthodes psychologiques et de jeter les bases de la critique de la psychologie. Fine et Gordon ont conçu des indicateurs quantitatifs qui ont permis d’estimer dans quelle mesure le contenu féministe et le contenu critique de la race ont pénétré les revues de la psychologie dominante au cours des années 80. Elles ont également indexé les méthodes et les discours présents dans les revues de psychologie féministe afin d’examiner si cette dernière avait exercé une influence transformatrice sur la psychologie malestream (ibid. : 6)[5]. Elles ont constaté que les revues de psychologie conventionnelles citaient très peu d’articles publiés dans des revues féministes, que le nombre de citations féministes n’augmentait pas beaucoup au fil du temps et que peu d’études paraissaient sur le genre et encore moins sur la race, la classe sociale, le handicap, la sexualité et les interactions entre ces domaines. En outre, elles ont observé que la majorité des articles de la revue féministe Psychology of Women Quarterly traitaient du genre et d’autres dimensions de différenciation sociale, mais recommandaient une intervention au niveau individuel plutôt que social. Leur enquête quantitative sur la montée du féminisme dans le domaine a renforcé leur argument selon lequel si les psychologues féministes veulent que leur travail apporte une transformation sur le plan politique, elles doivent réviser le discours de la psychologie lui-même. Sans avoir inclus le terme dans leur étude, Fine et Gordon s’alignent sur la position voulant qu’une psychologie informée de manière intersectionnelle implique non seulement d’enquêter sur les différences sociales, mais aussi de décortiquer les façons dont celles-ci sont produites par le pouvoir et la répartition des privilèges sociaux.

Au début des années 90, les psychologues féministes ont continué à souligner l’absence remarquable d’approches intersectionnelles en psychologie, et même au sein de la psychologie des femmes, en notant que le domaine se concentre presque exclusivement sur le genre, indépendamment de la race et de la classe. C’est ce qu’a noté Pamela T. Reid (1993 : 134) :

Dans l’ensemble, la théorie et l’étude empirique de la psychologie des femmes n’ont pas réussi à reconnaître de nombreuses distinctions entre les femmes. En effet, la théorie et la recherche féministes se sont concentrées sur l’explication de l’expérience fondamentale du genre chez les femmes, comme si celle-ci pouvait être séparée des facteurs de classe et de race… Le comportement humain serait mieux représenté par un modèle plus complexe.

Ce modèle « plus complexe » a commencé à faire son chemin, plus en profondeur et plus explicitement, dans la psychologie universitaire au cours de la décennie suivante (voir, par exemple, Nicole T. Buchanan et Alayne J. Ormerod (2002), Michelle Fine et Lois Weis (1998) et Isis H. Settles (2006)). En 2008, un numéro spécial de la revue Sex Roles a été consacré aux études empiriques utilisant l’intersectionnalité (Shields 2008); il comportait également une discussion sur la façon de surmonter certains défis méthodologiques que pose ce modèle plus complexe.

En 2009, comme nous l’avons vu, Cole a publié un appel à une utilisation renforcée de l’intersectionnalité dans la recherche en psychologie et a présenté un dispositif pour ce faire. Dans ce cadre, elle a encouragé les psychologues à poser trois questions au moment de la conception de leurs études :

  1. « Qui est inclus dans cette catégorie? » bouscule les hypothèses sur l’homogénéité des catégories sociales, encourage la réflexion sur la diversité au sein des catégories et préconise l’inclusion des groupes traditionnellement marginalisés ou peu étudiés dans la recherche psychologique;

  2. « Quel rôle joue l’inégalité? » met en évidence le fait que des catégories telles que le sexe et la race ne sont pas des propriétés des individus, mais plutôt des catégories structurelles et des processus sociaux;

  3. « Où sont les similitudes? » pousse ceux et celles qui font de la recherche ou qui militent à considérer les similitudes dans les expériences qui peuvent traverser plusieurs catégories identitaires afin de favoriser des politiques de cohésion. Elle leur demande de prendre en considération non pas ce que sont la race et le genre, mais ce qu’ils font, afin de créer des façons de penser la recherche qui permettent d’établir des ponts entre les différences et d’éclairer les questions sociales et les politiques publiques (Cole 2009).

Dans l’introduction d’un autre numéro spécial de la revue Sex Roles sur l’intersectionnalité, Leah R. Warner et Stephanie A. Shields (2013) ont présenté l’intersectionnalité de trois manières : comme un cadre permettant d’intégrer dans les programmes de recherche l’interaction des identités; comme une théorie psychologique expliquant la façon dont les gens en viennent à former des identités en tant que subjectivités; et comme une approche militante qui place les objectifs de changement politique/social au-dessus des objectifs disciplinaires. Il peut être exact de dire que l’intersectionnalité a désormais trouvé un foyer au sein de la psychologie féministe, si ce n’est de la discipline dans son ensemble. Warner et Shields examinent ensuite l’influence et le potentiel de l’intersectionnalité sur la conceptualisation et l’écriture de l’histoire en général, avant de se pencher sur les histoires de la psychologie en particulier.

L’intersectionnalité, l’histoire et l’historiographie

Après avoir décrit la trajectoire de l’adoption et du déploiement de l’intersectionnalité dans la psychologie féministe étatsunienne, [nous voulons examiner] son impact sur l’historiographie, c’est-à-dire sur la théorie et les méthodes d’écriture de l’histoire. Que signifie « reconstruire et analyser l’histoire de manière intersectionnelle »? Est-il simplement question d’écrire sur les expériences de personnes ou de groupes qui ont subi des oppressions multiples et croisées? De quelles manières et dans quelle mesure l’intersectionnalité a-t-elle été utilisée implicitement et explicitement par les historien·nes comme outil analytique pour penser et construire l’histoire et, dans ce cas précis, les histoires de la psychologie?

Alors que le mantra « genre, race et classe » a longtemps été invoqué dans l’histoire féministe, l’expression « histoire intersectionnelle » n’a été mobilisée que dans un passé relativement récent (voir, par exemple, Siobhan B. Somerville (2000)). Lorsque l’historienne Joan Scott a écrit au milieu des années 80 son article désormais classique sur le genre en tant que catégorie d’analyse historique utile, elle n’a pas hésité à mentionner les travaux contemporains sur la race et la classe en tant que catégories analytiques et a souligné la tendance croissante des historiennes féministes à considérer les trois catégories d’analyse dans l’écriture de l’histoire (1986 : 1054) :

L’intérêt pour la classe, la race et le genre indiquait d’abord l’engagement d’un·e universitaire envers une histoire qui incluait les histoires des personnes opprimées et une analyse de la signification et de la nature de leur oppression et, ensuite, la compréhension savante que les inégalités de pouvoir sont organisées selon au moins trois axes.

Cette dernière observation – à savoir que les inégalités de pouvoir sont organisées selon des axes multiples – incite à penser l’analyse historique de manière intersectionnelle, mais elle ne va pas assez loin. Et si les façons dont le genre, la race et la classe structurent l’inégalité n’étaient pas simplement considérées comme multiples, mais en fait comme interdépendantes et coconstitutives? Malgré les nombreuses articulations historiques d’un tel cadre par des militantes noires du xixe siècle, telles que Sojourner Truth, Maria Miller Stewart, Mary Church Terrall et Anna Julia Cooper, les histoires de l’abolition de l’esclavage et des droits civiques mettent souvent en avant les hommes noirs, tandis que les histoires du droit de vote se concentrent sur la contribution des femmes blanches, malgré celle des femmes noires aux deux mouvements (Hancock 2016).

Les histoires des mouvements sociaux du xxe siècle ont commencé à remédier à cette invisibilité intersectionnelle. L’historienne Ashley Farmer (2017) a écrit une histoire de l’engagement considérable des femmes noires dans le mouvement Black Power, au sein duquel les protagonistes masculins ont bénéficié d’une plus grande visibilité de manière générale. Elle détaille les façons dont les femmes noires ont réécrit et remodelé l’imaginaire social genré de l’autonomisation des personnes noires, réécrivant les discours sur leur masculinité et leur féminité dans le contexte de la lutte pour leur libération.

L’historienne Jennifer Nelson (2003) a rédigé des histoires de la lutte pour la santé des femmes et leurs droits reproductifs qui mettent l’accent sur le leadership, la contribution et les stratégies des femmes racisées. Lorsqu’on s’intéresse aux préoccupations d’un ensemble d’actrices historiques de groupes raciaux divers, de multiples scénarios émergent, qui remettent en question les hypothèses blanches et hétérocentrées de la place centrale du droit à l’avortement dans ces histoires et soulignent les effets différentiels de la race, de la classe, de l’orientation sexuelle et du genre sur les priorités à l’intérieur de ces mouvements. Comme le montre Nelson, pour de nombreuses femmes racisées vivant dans la pauvreté, la lutte pour les droits reproductifs incluait l’obtention d’un soutien qui les aiderait à porter et à élever les enfants désirés, des soins de santé libérés du spectre de la stérilisation forcée et une vie sexuelle exempte de violence. En raison de l’escalade de la crise du VIH/sida au cours des années 80, de nombreuses femmes racisées vivant dans la pauvreté avaient besoin d’informations sur la transmission de la maladie et l’accès aux traitements disponibles; leurs besoins n’étaient pas considérés dans le militantisme plus large autour de la crise du sida ou dans les organisations féministes pour la santé des femmes, organisations majoritairement blanches. En s’intéressant à la façon dont le racisme, le sexisme, le classisme et l’hétérocentrisme ont contribué à occulter les besoins de certaines femmes des priorités de ces mouvements, et en mettant en lumière le travail de celles qui ont exigé que ces besoins soient satisfaits, Nelson propose à la fois une analyse intersectionnelle importante et des leçons précieuses pour une offre de services de santé plus adaptée et efficace aujourd’hui.

Pour sa part, l’historienne Danielle McGuire (2010) a construit une nouvelle histoire du mouvement des droits civiques en plaçant le militantisme antiviolence des femmes noires au centre de ses préoccupations, ce qui permet de raconter les luttes contre le racisme et le viol menées par ces femmes elles-mêmes. Rappelant au lectorat que Rosa Parks n’était pas simplement « une vieille femme douce et réticente dont les pieds fatigués l’ont amenée à défier Jim Crow dans les bus de Montgomery » (McGuire 2010 : xvii), événement qui a été mythifié comme étant à l’origine du mouvement des droits civiques, McGuire retrace la longue histoire de militantisme et de mobilisation de Rosa Parks, non seulement pour les droits civiques, mais aussi (simultanément) pour la protection des femmes noires contre la violence sexuelle et le viol des hommes blancs. Plus de dix ans avant l’incident du bus de Montgomery, Parks avait été envoyée par la section de Montgomery de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP[6]) pour enquêter sur le viol collectif de la jeune mère afro-américaine Recy Taylor par six hommes blancs à Abbeville, en Alabama. Comme le montre l’analyse multi-axiale de McGuire, les questions de violence sexuelle étaient au coeur tant du mouvement des droits civiques que de la résistance des suprémacistes blancs. McGuire concentre alors son analyse sur plusieurs affaires judiciaires importantes qui ont attiré l’attention du public sur la relation entre domination sexuelle et (in)égalité raciale, comme le témoignage de l’étudiante afro-américaine Betty Jean Owens, violée par quatre hommes blancs en 1959, et le procès de Joan Little en 1975, accusée (puis acquittée) d’avoir tué son geôlier blanc avec un pic à glace alors qu’il tentait de la violer. En mettant en évidence les expériences de ces femmes, McGuire (2010 : xx) montre que, bien avant que les féministes radicales blanches, aujourd’hui bien connues, incitent les femmes à « s’exprimer » contre le viol, les protestations publiques – et très risquées – des Afro-Américaines ont déclenché « des campagnes plus larges pour la justice raciale et la dignité humaine ».

L’élément fondamental des cadres intersectionnels (que l’on écrive de l’histoire ou que l’on fasse de la psychologie) est que les significations des différentes catégories sociales – et, par conséquent, la manière dont elles se trouvent liées les unes aux autres dans l’organisation des relations de pouvoir – sont toujours construites dans des contextes historico-culturels spécifiques, et ne sont donc jamais statiques ni fixes. Ainsi, les approches intersectionnelles en général exigent une analyse des significations et des relations de ces catégories à différents moments et en divers lieux et refusent la « naturalisation » anhistorique de ces catégories et relations. Bien sûr, l’écriture historique elle-même peut être « dénaturalisante » sans être intersectionnelle lorsqu’elle ne considère que la façon dont une seule catégorie sociale structure l’inégalité à une époque précise et dans un lieu donné. Une grande partie du champ universitaire de l’histoire des femmes en Amérique du Nord, tel qu’il s’est développé au cours des années 70 et 80, a remis en question le discours de naturalisation en démontrant que l’absence relative des femmes dans l’histoire n’était pas due à leur infériorité « naturelle », mais à la manière dont le genre était construit et déployé par ceux qui avaient le pouvoir, c’est-à-dire les hommes blancs. Lorsque les hommes détenaient le pouvoir social et politique, ainsi que le pouvoir quasi exclusif d’écrire l’histoire, les femmes étaient à la fois socialement et politiquement opprimées et sous-représentées dans les récits historiques (Bohan 1990). Les premières tentatives pour remédier à cette situation ont consisté à réinscrire les « femmes de valeur » dans l’histoire. Comprendre comment la race, le genre et la classe (parmi une myriade d’autres catégories sociales) considérés ensemble ont structuré la domination et les privilèges à travers l’histoire – et l’utilisation explicite de l’intersectionnalité comme approche pour écrire l’histoire – devrait être l’objet d’un développement parallèle à celui de l’épistémologie intersectionnelle elle-même. Les histoires qui examinent la façon dont de multiples catégories sociales ont fonctionné simultanément pour renforcer et imposer des relations de pouvoir sont des exemples précieux d’analyse intersectionnelle.

Des histoires intersectionnelles de la psychologie

Si certaines histoires de la psychologie se sont intéressées de manière spécifique et centrale au sexisme et au racisme (et dans une moindre mesure au classisme), ce n’est que plus récemment que des analyses historiques de la psychologie se sont penchées en même temps sur le fonctionnement de plus d’un système d’oppression. Durant les années 70 et 80, à l’instar des tendances observées dans les domaines de l’histoire des femmes et de celle des sciences, des histoires produites par des femmes en psychologie ont commencé à s’engager dans le projet de réhabilitation des femmes dans les histoires androcentrées du domaine et à analyser les façons dont la psychologie a construit le genre et les différences entre groupes de sexe, généralement au détriment des femmes et en les empêchant de participer pleinement au domaine (voir, par exemple, Elizabeth A. Scarborough et Laurel Furumoto (1987) ainsi que Stephanie A. Shields (1975 et 1982)). Ces histoires ne faisaient qu’une référence brève (voire inexistante) à l’effet simultané de la race. En 1976, le psychologue afro-américain Robert Val Guthrie a écrit la première histoire de la psychologie noire, en soulignant l’histoire virulente de la psychologie eurocentrique en matière de racisme scientifique et d’eugénisme, et en intégrant la contribution des psychologues noirs – et leur résistance au racisme scientifique – dans le récit historique (Guthrie 1976). Les décennies suivantes ont été marquées par de nombreux travaux qui ont étendu l’analyse de la race et du racisme dans l’histoire de la psychologie à d’autres pays et à son incidence sur la culture américaine en général (par exemple, Jay Garcia (2012), Stephen Jay Gould (1981), John P. Jackson (2001), John P. Jackson et Nadine M. Weidman (2004), Graham Richards (2012), William H. Tucker (1994) et Andrew S. Winston (2004)). Ces histoires n’ont fait que ponctuellement référence (le cas échéant) au genre ou au sexisme. Le genre/le sexisme et la race/le racisme sont donc restés largement séparés et distincts en tant que catégories d’analyse historique en psychologie.

Dans une récente réflexion sur son influent article de 1975, Shields note qu’à l’époque où elle l’écrivait (bien avant que l’« intersectionnalité » soit explicitement formulée), elle pensait surtout à la construction scientifique des différences sexuées à la fin du xixe siècle, sans tenir compte des discours scientifiques et culturels sur la différence raciale. Dans cette réflexion, elle en profite pour explorer la manière dont elle aurait pu écrire cette histoire différemment si elle avait considéré ces deux catégories de différence ensemble – comme liées et dépendantes, plutôt que comme orthogonales. En d’autres termes, comment les intersections de la race/du racisme et du genre/du sexisme ont-elles influencé les théories psychologiques et scientifiques sur les différences entre les corps et les systèmes associés d’oppression et de privilège (hiérarchies d’infériorité/de supériorité) dans lesquels ces corps étaient placés, c’est-à-dire la « genrisation » des hiérarchies de race et la « racialisation » des hiérarchies de genre? Comment ces discours se sont-ils entremêlés et comment fonctionnent-ils pour justifier et soutenir la supériorité globale des hommes blancs sur les femmes blanches et les hommes de toute autre race? Comment le fait de raconter séparément le racisme et le sexisme scientifiques empêche-t-il de tenir compte des expériences des femmes racisées?

Pour commencer à explorer cette histoire de manière plus intersectionnelle, Stephanie A. Shields (2016) note que les croyances sociales en la supériorité culturelle et intellectuelle des hommes blancs ont infusé la pensée scientifique au xixe siècle et au début du xxe. L’influence de ces croyances sociales est remarquablement perceptible dans les écrits de Darwin et de ceux qui ont repris (et parfois mal appliqué) ses théories. Ainsi, Darwin avance l’idée que, bien que tous les êtres humains descendent d’un ancêtre commun, semblable au singe, les races se sont différenciées au fil du temps en raison des effets de la dispersion géographique. Lorsque la descendance de cet ancêtre commun a peu à peu à rencontré des environnements exigeant divers niveaux d’ingéniosité pour survivre, les races ont commencé à se différencier. Et c’est ici que les croyances existantes en matière de hiérarchie raciale se sont infiltrées graduellement dans la théorisation scientifique : les climats rudes du Nord étaient supposés demander une plus grande ingéniosité, d’où la supériorité présumée des races blanche et nordique sur toutes les autres. Jusqu’à présent, c’est une histoire de race, et notamment une histoire qui positionne implicitement les hommes blancs européens comme supérieurs aux hommes de toute autre race.

Cependant, comme le souligne Shields (2016), Darwin croyait aussi en l’idée que les femmes étaient intellectuellement inférieures aux hommes, même si elles pouvaient avoir d’autres forces supplétives comme l’intuitivité et la vertu morale. Et il a construit ses théories autour de cette idée. Comment alors placer les femmes blanches comme inférieures aux hommes blancs pour maintenir la hiérarchie des sexes, mais supérieures aux hommes des « races primitives » pour préserver la hiérarchie raciale? Et qu’en est-il des femmes racisées? Shields note que, lorsque les histoires du genre et de la différence raciale sont considérées ensemble, plutôt que racontées séparément, l’invisibilité intersectionnelle des femmes racisées est révélée, ainsi que le racisme et le sexisme qui ont infusé la pensée scientifique prétendument objective de l’époque. C’est ce qu’écrit Shields (ibid. : 359-360) :

Les personnes manquantes dans ce récit de la hiérarchie des races et des sexes sont les femmes des races identifiées comme primitives par les scientifiques du xixe siècle… Les femmes dites « primitives » étaient pourtant d’une importance capitale pour expliquer la supériorité des hommes blancs.

Shields explique ensuite que les scientifiques ont élaboré une hypothèse de dimorphisme sexuel plus important parmi les races blanches – une hypothèse d’« augmentation du dimorphisme sexuel avec l’avancée culturelle » (Shields 2016 : 361) – pour faire valoir que, si les femmes blanches étaient jugées significativement inférieures aux hommes blancs en matière d’intelligence, elles faisaient néanmoins preuve d’un plus grand développement des compétences émotionnelles de bas niveau pour compenser leur manque de rationalité. Cette différenciation entre les sexes n’a cependant pas été « observée » entre les hommes et les femmes des races « primitives », où les hommes « primitifs » étaient à la fois intellectuellement inférieurs aux hommes blancs et émotionnellement moins développés que les femmes blanches, et où les femmes « primitives » étaient considérées comme relativement peu féminines dans leur apparence et donc plus proches de leurs homologues masculins primitifs et également inférieures aux femmes blanches (voir également Stephanie A. Shields et Sunil Bhatia (2009)). Les « femmes invisibles des autres races, bien qu’essentielles à la structure logique d’un ordre racial et genré, n’étaient elles-mêmes pas une préoccupation directe pour les scientifiques, car elles ne constituaient ni une menace pour la virilité ni pour la hiérarchie raciale » (Shields 2016 : 361).

Un autre exemple d’approche intersectionnelle d’un aspect de l’histoire de la psychologie est l’article de Peter Hegarty (2007), où il expose la manière dont le genre et l’orientation sexuelle ont fonctionné comme des catégories croisées pour renforcer les logiques masculinistes et hétéronormatives dans les travaux du psychologue Lewis Terman[7] sur l’intelligence élevée. Plus précisément, Hegarty examine en détail trois études de Terman pour montrer que ses recherches ont été conçues pour renforcer la logique culturelle existante selon laquelle le génie est masculin et hétérosexuel. Comme le souligne Hegarty, selon Terman, les garçons et les filles ont passé des tests de quotient intellectuel (QI) et des tests de masculinité/féminité. Dans l’ensemble, tant pour les garçons que pour les filles, une masculinité plus élevée était associée à un QI plus élevé. Lorsque des garçons féminins présentaient un QI élevé (inversion sexuelle considérée [alors] comme un précurseur de l’homosexualité), Terman tentait de minimiser leur potentielle homosexualité pour renforcer l’idée qu’un QI élevé était également assimilé à l’hétérosexualité.

Hegarty montre que Terman a implicitement réfuté d’autres croyances existantes qui assimilaient le génie à l’inversion sexuelle, c’est-à-dire à l’homosexualité, chez les hommes en adoptant un certain nombre de stratégies. Par exemple, quand un des garçons féminins au QI élevé a été arrêté plus tard lors d’une rencontre homosexuelle, Terman est allé jusqu’à affirmer qu’il n’était pas un « vrai homosexuel », mais un hétérosexuel retardé en raison de la forte influence d’une mère féministe. Ainsi, Terman a simultanément renforcé le lien entre intelligence et masculinité de même qu’entre intelligence et hétérosexualité, du moins chez les hommes. En tant qu’exemple d’analyse intersectionnelle, le travail de Hegarty s’intéresse au processus par lequel l’intelligence est devenue genrée dans le travail empirique d’un scientifique masculin, à la manière dont les idéologies de genre et les croyances hétéronormatives se propagent dans la science, et à la façon dont la genrisation et l’hétéronormatisation d’une catégorie neutre – l’intelligence – ont servi à renforcer le pouvoir et l’autorité d’un groupe particulier (les hommes hétérosexuels) sur tous les autres. Lorsque le genre et l’orientation sexuelle sont considérés comme des axes qui se croisent, une histoire différente de l’intelligence émerge de celles qui considèrent le genre ou l’orientation sexuelle seule.

Pour sa part, Siobhan B. Somerville (2000) utilise explicitement un cadre intersectionnel pour montrer que les discours sur la race et la sexualité étaient entrelacés dans les écrits des sexologues de la fin du xixe siècle et du début du xxe. Plus précisément, elle démontre que les questions raciales – notamment la construction d’identités raciales « blanches » ou « noires » – doivent être considérées comme centrales dans la formation des identités lesbiennes et gays et dans la création d’une hétérosexualité alors obligatoire aux États-Unis. Bien qu’elle ne néglige pas le rôle des idéologies de genre dans la construction des identités lesbiennes et gays à cette époque, elle écrit (ibid. : 17) :

Mon but n’est pas de remplacer l’accent mis sur le genre par celui mis sur la race, mais plutôt de comprendre comment les discours sur la race et le genre se sont renforcés mutuellement, souvent en concurrence, souvent en chevauchement, pour façonner les modèles émergents d’homosexualité.

En se concentrant sur les écrits de sexologues tels que Havelock Ellis, ainsi que sur un curieux article de 1913 de la psychologue Margaret Otis rapportant le désir homosexuel « pervers » entre des filles blanches et noires dans un pensionnat de filles, Somerville expose que les discours scientifiques sur la sexualité étaient ouvertement et implicitement enchevêtrés avec les discours du racisme scientifique, y compris les attitudes et la législation eugénistes et antimétissages. Plus récemment, C. Riley Snorton (2017), spécialiste des études sur le genre et la sexualité, a construit une généalogie croisée de la négritude et de la transidentité qui s’appuie également sur les premiers textes sexologiques, parmi une foule d’autres sources archivistiques et culturelles. Snorton ne se contente pas de réviser et de compliquer les histoires de l’identité trans qui se sont concentrées sur les corps blancs et la blancheur, mais il fournit une base pour imaginer les possibilités de vies et de subjectivités trans noires.

Ainsi, le simple fait d’écrire sur les expériences de celles et ceux qui subissent des formes d’oppression qui se croisent constitue une histoire intersectionnelle, c’est un point de départ nécessaire. Cependant, les histoires intersectionnelles (de la psychologie) doivent aussi s’intéresser explicitement au rôle de la psychologie dans la structuration et le renforcement des relations de pouvoir qui contribuent à limiter la participation des personnes marginalisées à la discipline et à soutenir/créer des théories et des discours sexistes/racistes/homophobes/validistes. Par exemple, inclure les vies et la contribution d’un plus grand nombre de femmes racisées dans l’histoire de la psychologie constitue-t-il une approche intersectionnelle de l’histoire? Le fait que ces femmes sont restées largement invisibles dans ces histoires invite à interroger leur invisibilité intersectionnelle, à une analyse de la manière dont le sexisme et le racisme ont influencé leur participation à la psychologie et leur absence dans son récit historique. Voilà un point de départ important pour une analyse intersectionnelle.

Pour ne citer qu’un exemple, Mamie Phipps Clark (1983 : 271), psychologue afro-américaine qui a obtenu son doctorat en 1943 à l’Université Columbia de New York, a fait des commentaires judicieux sur sa propre « double peine » dans une réflexion autobiographique :

Bien que mon mari [le psychologue afro-américain Kenneth B. Clark] ait déjà obtenu un poste d’enseignant au City College de New York, après l’obtention de mon diplôme, il m’est vite apparu qu’une femme noire titulaire d’un doctorat en psychologie était une anomalie indésirable dans la ville de New York au début des années 1940.

Dans l’expérience de Clark, de même que de nombreuses femmes racisées avant et après elle, le sexisme et le racisme l’ont positionnée comme étant uniquement illisible et problématique pour la psychologie institutionnalisée, une illisibilité que les hommes noirs (comme son mari) et les femmes blanches (qui ont connu le sexisme, mais pas le racisme puisque la psychologie américaine était – et reste – majoritairement blanche) n’ont pas connue.

Une histoire de la psychologie centrée sur les femmes racisées et sur la manière dont leur participation a subi l’influence des systèmes croisés de discrimination sexuelle et raciale dans la société et en psychologie constituerait donc une approche intersectionnelle de l’histoire de la psychologie qui, jusqu’à présent, n’a pas encore été entreprise de manière systématique. Un autre exemple concret s’appuyant sur l’analyse de Shields (mais en l’inversant) des logiques croisées du racisme et du sexisme scientifiques dans les débuts de la psychologie britannique et américaine serait d’analyser les intersections du militantisme féministe et antiraciste en psychologie. Dans la psychologie américaine des années 60 et 70, par exemple, des efforts visibles ont été déployés par, dans le premier cas, des femmes blanches (en majorité) pour protester contre la discrimination sexuelle dans la psychologie institutionnalisée et ses théories sur les femmes et, dans le second cas, des hommes noirs (en majorité) pour protester contre le racisme virulent de la théorie et de la pratique de la psychologie ainsi que contre le racisme dans la profession. Que peut-on gagner en racontant ces luttes ensemble?

Jusqu’à maintenant, les histoires de ces développements dans la psychologie américaine les ont considérés, pour la plupart, séparément (voir par exemple : Alexandra Rutherford et Michael Pettit (2015), sur les défis féministes; Wade E. Pickren (2004); Wade E. Pickren et Henry Tomes (2002), sur les défis des psychologues des minorités ethniques; voir également : Ellen Herman (1995) ainsi que Wade E. Pickren et Alexandra Rutherford (2010), pour des récits qui racontent également ces luttes distinctement). Cependant, il y avait des tensions documentées entre ces groupes militants malgré leurs objectifs communs de réformer la psychologie institutionnelle et d’atténuer les effets du racisme et du sexisme sur ses théories et ses pratiques. Ces tensions ont atteint leur paroxysme lorsqu’un groupe de femmes blanches représentant la toute nouvelle Association for Women in Psychology (AWP) a publiquement confronté le premier, et à ce jour le seul homme afro-américain, président de l’American Psychological Association (APA), Kenneth Clark, en lui reprochant de ne pas soutenir leur cause. Dans sa réponse lors d’une assemblée générale de l’APA en 1970, Clark a noté qu’il n’était pas capable de compartimenter les questions de justice et d’équité entre les groupes et que, pour qu’il puisse considérer les iniquités envers les femmes, il devait tenir compte de l’histoire de la cruauté raciale des femmes blanches envers les hommes noirs (Rutherford 2006). Après l’incident, quelques femmes expérimentées lui ont écrit pour lui faire part des difficultés éprouvées par l’AWP dans ses tentatives de traiter les liens entre racisme et sexisme. En 1976, une organisation formelle traitant des préoccupations des femmes noires sera créée au sein de l’APA en tant que section de la Division for the Psychology of Women, qui avait été créée trois ans plus tôt, en 1973 (Division 35; voir Rutherford (2007)). Une analyse intersectionnelle complète des luttes contre le racisme et le sexisme au sein de l’APA reste donc à écrire.

Il existe, en effet, des possibilités pratiquement infinies pour aborder les histoires de la psychologie de manière intersectionnelle. Notre article en donne ici un bref ensemble sélectif d’exemples et d’idées. En fin de compte, l’intersectionnalité est un cadre qui peut aider à comprendre le monde – et les rôles des psychologues dans celui-ci – en termes de systèmes et de structures de pouvoir plutôt que comme l’accomplissement de personnalités exceptionnelles détachées de ces contextes (pour une élaboration de cet argument, voir Marecek (2016)). C’est ce que l’histoire de la psychologie et la pensée intersectionnelle ont de meilleur à offrir.