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Dès les premières lignes de son résumé, l’auteure affiche d’emblée l’objectif de son essai : celui de mettre en lumière les véritables pionnières du cinéma d’animation de l’Office national du film (ONF) du Canada entre 1939 et 1989. Derrière cet objectif, qui peut sembler à première vue extrêmement limpide et surtout grandement familier pour les chercheuses et critiques de cinéma féministes des générations les plus anciennes aux plus récentes, se cache en réalité un défi de taille. Premièrement, en tant que féministes, nous nous devons essentiellement de « faire preuve ». Ici, le « faire preuve » ne se résume pas uniquement à l’obligation du travail scientifique traditionnel en sciences humaines, c’est-à-dire de produire une recherche rigoureuse et étayée de sources soi-disant « objectives ». Bien au-delà de ce principe, nous avons le fardeau de la surproduction de preuves, comme si pointer du doigt les rapports de domination était une idée nouvelle, toujours biaisée par les théories féministes et contestable du point de vue de sa légitimité (Scott 1986; Ruphy 2015). Dans cette optique, comment produire un ouvrage qui pourrait revendiquer une réelle accessibilité des théories féministes du cinéma à un grand public (comme l’annonce le présent ouvrage)?

Le second élément (essentiel à mes yeux) se situe dans l’originalité de la recherche, particulièrement dans le cadre d’un tel objet littéraire. Les recherches portant sur la réactualisation de corpus artistiques (qu’ils proviennent du champ du cinéma, des beaux-arts ou encore de la musique) se doivent de mentionner la manière dont les récits du passé ont évacué certains faits ou approches (en l’occurrence féministes dans ce contexte) aujourd’hui incontournables. Par ailleurs, elles doivent également démontrer comment ces corpus d’oeuvres résonnent avec notre actualité et à qui ces derniers sont susceptibles de s’adresser. C’est donc en prenant en considération ces deux perspectives que j’analyserai cet ouvrage.

Une nouvelle commémoration pour les réalisatrices de l’ONF

Il serait difficile pour moi de cacher mon admiration pour la démarche ambitieuse de Marie-Josée Saint-Pierre. En effet, s’attaquer à un corpus de cette ampleur s’avère un exercice redoutable pour deux raisons. Il faut tout d’abord prendre en considération l’importante littérature existante sur les films réalisés par les femmes à l’ONF. Je pense par exemple aux écrits des auteures telles que Jocelyne Denault, Louise Carrière, Louise Beaudet et Thérèse Lamartine, pour ne citer qu’elles. Ces précieuses références sont bien sûr nommées généreusement par Saint-Pierre qui, pour autant, choisit de ne pas s’attarder sur les apports – voire les limites – de ces contributions, comme nous pouvons le constater dans son introduction.

Au contraire, l’intérêt de l’ouvrage réside dans la redécouverte même des oeuvres. Saint-Pierre nous amène donc à redécouvrir les formes artistiques employées par les animatrices Bettina Maylone, Mitsu Daudelin, Estelle Lebel et Rachelle Saint-Pierre, qui se serviront des techniques de la couture et de la broderie comme outils de revendication d’un art féminin (chapitre 3). La seconde partie de l’ouvrage, quant à elle, se concentre plus particulièrement sur une analyse sociologique des oeuvres suivantes : Petit bonheur, de Clorinda Warny (1972), Token Gesture, de Micheline Lanctôt (1975), La ménagère, de Cathy Bennett (1975), Interview, de Caroline Leaf et de Veronika Soul (1979), Trêve, de Suzanne Gervais (1983), Oniromance, de Luce Roy (1987) et Illuminated Lives, d’Ellen Besen (1989).

À cet égard, les nombreux découpages techniques des films proposés par Marie-Josée Saint-Pierre nous conduisent à explorer la singularité de ce corpus à travers les thématiques de la maternité, du travail invisible ou encore des relations de couples hétérosexuels : thématiques, rappelons-le, chères à toute une génération de féministes pour qui « le privé est politique » et que l’on retrouvera grandement détaillées par l’auteure à partir du chapitre 4. Par ailleurs, les sujets explorés par les créatrices sont, pour la plupart, orientés par un regard essentialiste, blanc, en capacité, hétérosexuel et font écho aux films réalisés par leurs contemporaines (Anne Claire Poirier, Kathleen Shanon, Bonnie Sherr Klein). Ces derniers reflètent ainsi davantage des préoccupations liées à l’émancipation du regard masculin et des oppressions vécues majoritairement par des femmes blanches.

Grâce à son oeil expert (étant elle-même cinéaste d’animation), Saint-Pierre apporte pour chacune des oeuvres une note biographique sur la réalisatrice, un résumé et une analyse du contexte de production du film. Elle ne manque pas également de mettre en exergue le caractère féministe des oeuvres d’un point de vue tant théorique qu’esthétique. Ce dernier point est d’ailleurs essentiel, car il situe l’ouvrage comme une production résolument universitaire, malgré les tentatives de vulgarisation.

La loi douce-amère des institutions

En tant que chercheuse féministe oeuvrant dans le même domaine que Saint-Pierre, je me suis souvent interrogée sur l’absence d’analyses intersectionnelles et décoloniales quant aux rapports de domination à l’oeuvre dans le secteur de la production cinématographique au Québec et en particulier dans une institution comme l’ONF. Pourtant, tel que le mentionne l’auteure à la page 108, « la domination n’est pas uniquement le produit du genre, mais elle résulte aussi de la classe et de la race [et des dynamiques coloniales] ». Bien qu’elle fasse référence aux différentes perspectives féministes, son étude adopte plutôt une approche matérialiste à l’égard du statut conféré aux créatrices au sein de l’institution.

Centre de tous les regards, la réputation de l’ONF n’est plus à faire. Elle a notamment suscité la curiosité et la passion de nombreux chercheurs et chercheuses qui délaisseront en grande partie la production indépendante au Québec (et bien évidemment surtout celle des femmes). Nous pouvons alors aisément nous demander ce qui caractérise réellement « l’effacement » (p. 17) historique des pionnières de l’ONF. En effet, nous sommes plusieurs à écrire activement sur l’invisibilisation des femmes dans les circuits artistiques. Mais force est de constater que nous avons probablement usé maintes et maintes fois de cette terminologie pour englober toutes les expériences vécues par les femmes sans nécessairement faire preuve d’un regard critique. Or, il s’agit aujourd’hui de ne plus faire l’impasse sur la hiérarchisation des fonctions occupées par les femmes dans les industries créatives. Ainsi, pour éviter de tomber dans le piège d’un universalisme naïf, Marie-Josée Saint-Pierre s’attache à discuter des conditions de production des films, ce qui nous permet en tant que lectrices et lecteurs de comprendre l’émergence de cette prise de parole. Celle-ci, en tant que forme d’expression artistique, est largement centrée sur une exploration à la fois collective et individuelle des médiums utilisés. Certaines de ces artistes, comme Caroline Leaf, exploreront à travers leurs films une réflexion sur leurs propres processus de création au sein de l’institution. Cette forme d’art se révèle alors un puissant levier politique pour les animatrices de cette génération. De plus, grâce à une sélection d’archives de l’ONF, il est possible de cerner plus concrètement la manière dont les mesures institutionnelles peuvent, dans certains cas, entraîner une répercussion importante sur la liberté créative des cinéastes (p. 125).

Conclusion

Bien qu’une grande partie de l’ouvrage soit consacrée à une mise en contexte historique et socioculturelle de l’animation et du cinéma féministe de cette période (pour apporter encore une fois la preuve d’une discrimination de genre dans l’histoire), Marie-Josée Saint-Pierre réussit tout de même son pari d’une relecture féministe des oeuvres. Ainsi, les théories féministes mobilisées permettent à un public davantage spécialisé d’approcher ce corpus avec un regard plus attentif aux questions de genre. Cependant, on aurait pu attendre de l’auteure une conclusion moins réformiste et plus critique du modèle économique de parité à l’oeuvre dans l’industrie du cinéma, cela dans l’optique d’ouvrir de nouvelles discussions sur les inégalités engendrées par ce modèle, mais aussi de nous informer du contexte plus récent dans lequel évolue la nouvelle génération de cinéastes d’animation.