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Au Québec, comme sans doute ailleurs au Canada et en Europe, le terme « féminicide » n’a commencé à être utilisé que récemment. En se basant sur sa définition la plus élémentaire, soit le meurtre d’une femme en raison de son genre, le terme féminicide s’est d’emblée appliqué à tous les meurtres de femmes, particulièrement à ceux commis par le conjoint, présent ou passé. Jusqu’à maintenant, les quelques présentations et analyses qui ont été faites de ces meurtres dans l’espace public et dans les médias ne s’appuient qu’exceptionnellement sur une perspective de genre. Les propos se situent presque exclusivement sur le plan des relations interpersonnelles, soit celles entre les conjoints. La prise en compte des facteurs sociaux de risque plus larges reste plutôt limitée et dépasse rarement les antécédents de violence du meurtrier (et encore!) et sa relation immédiate avec la victime.

Chaque féminicide est unique, bien sûr. Par contre, contrairement à ce que l’on pense en général, ce n’est pas un phénomène spontané, un meurtre commis dans un moment d’égarement. Autant un féminicide particulier est l’aboutissement extrême d’un continuum de violences, autant il est le résultat de l’établissement, de l’exercice et du maintien de rapports de pouvoir par une catégorie sociale sur l’autre tout au long de l’histoire. Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage dirigé par Christelle Taraud, c’est cette histoire qu’il importe de rapporter si l’on veut mieux comprendre le féminicide – y compris le féminicide historiographique –, le dénoncer et y mettre fin. Dans cet ouvrage, il est proposé d’ouvrir la perspective non seulement sur l’histoire du féminicide, mais aussi sur l’histoire mondiale de celui-ci. La seule évocation de cette double perspective permet de reconsidérer la singularité apparente d’un féminicide « près de chez nous ».

Déjà, par son format, cet ouvrage est hors norme. Avec près de mille pages et plus d’une centaine d’autrices et d’auteurs, il constitue un véritable manuel de référence, mais pas seulement. Certains des chapitres (lesquels ne sont d’ailleurs ni appelés ainsi ni numérotés) sont inédits (notamment ceux écrits par Christelle Taraud elle-même), mais la majorité de ceux-ci sont soit des chapitres de livres, soit des articles déjà publiés. Des traductions de l’anglais (par ailleurs excellentes) ont été effectuées par l’une des autrices de l’ouvrage, Dimitra Douskos, avec la collaboration de Taraud, ce qui a sans doute contribué à la cohérence de l’ensemble.

Les bibliographies originales sont évidemment fournies, et chacun des chapitres est suivi, pertinemment, d’une section de références « pour aller plus loin », ce qui témoigne des objectifs pédagogiques de l’oeuvre. Plusieurs chapitres sont agrémentés d’une iconographie qui vient souligner ou enrichir le propos, ou d’un extrait puisé dans des textes plus « grand public » ou encore militants. Que ce soit de façon explicite dans le contenu d’un article ou implicite dans certaines illustrations, l’art comme détournement de sens et outil de résistance ponctue l’entièreté du propos.

Indéniablement, Taraud a accompli un travail colossal à tous points de vue pour la réalisation de cet ouvrage. Ainsi, son introduction générale constitue une amorce bien informée, critique et convaincante, dûment alignée sur les productions récentes de la documentation sur le sujet. La notion de continuum féminicidaire a de toute évidence éclairé sa démarche. Dans ses mots, il s’agit d’« un agrégat de violences polymorphes, connectées les unes aux autres par des liens subtils et complexes, subies par les femmes de leur naissance à leur mort » (p. 15). L’autre notion qui la guidera est celle d’une sororité bienveillante et clairvoyante qui « [réaffirme] l’urgente nécessité d’une union générale de toutes les femmes, dans le respect mutuel de leurs différences, dans leur lutte commune contre le féminicide et les violences de genre, de classe et de race » (p. 16).

L’ensemble de l’ouvrage démontre l’ampleur des domaines de la connaissance que Taraud a dû s’approprier. Il ne s’agissait pas seulement de repérer des articles pertinents, mais aussi de les sélectionner en ce qu’ils contribuent à l’historiographie du féminicide dans une perspective féministe, intersectionnelle et décoloniale. Il fallait également refléter l’apport de différentes disciplines des sciences sociales et humaines à cette historiographie, avec une touche d’économie politique féministe, en plus de souligner la diversité des contextes dans lesquels se produisent les féminicides. Le fil conducteur de la démarche est bien sûr le féminicide, mais je dirais que c’est surtout la description et l’analyse des multiples dimensions que revêt la haine à l’endroit des femmes sur les plans structurel et institutionnel de même que sur celui de la vie quotidienne.

En plus d’introductions et de conclusions multiples et d’une partie liminaire, l’ouvrage se divise en sept parties dont les thèmes respectifs, s’ils n’épuisent pas nécessairement toutes les possibilités, s’approchent grandement d’un traitement exhaustif. À première vue, l’architecture générale de l’ouvrage suggère une démarche chronologique globale, dans laquelle la première partie correspondrait aux éléments les plus anciens, et la dernière, aux plus récents. Ce n’est pas du tout le cas puisque, dans chacune des parties, les autrices et auteurs font ressortir certes les racines historiques des différentes dimensions du féminicide, mais surtout comment ces dernières se matérialisent sous nos yeux à l’époque contemporaine. Il en est ainsi dès la partie liminaire intitulée « Et avant l’histoire? » En posant cette question, Claudine Cohen et Christelle Taraud s’efforcent de mettre au jour les racines profondes du féminicide historiographique. En même temps, elles insistent sur l’importance de rendre les femmes visibles dans la recherche archéologique actuelle, en somme sur l’importance d’un nouveau récit sur les femmes préhistoriques qui rompt avec la vision androcentrique de l’histoire humaine.

La première partie de l’ouvrage porte sur les chasses aux sorcières et nous propose un voyage dans le temps et dans l’espace. Ce voyage qui s’étend du ive siècle av. J.-C. jusqu’à aujourd’hui est balisé de quelques pauses temporelles, notamment pour souligner que les exécutions de sorcières ont atteint un pic du milieu du xvie siècle au début du xviie. Si les procès en sorcellerie s’arrêtent à la fin du xviie siècle, ce n’est, selon Armelle Le Bras-Chopard, que « parce que les États sont désormais en mesure de soumettre les femmes [par la loi] plutôt que de les éliminer » (p. 95). Sur le plan de l’espace, cette partie nous transporte de la Grèce antique jusqu’au Ghana, à la Papouasie-Nouvelle-Guinée et à l’Inde de nos jours, en passant par l’Europe (notamment la Suisse, la Norvège) et les Amériques (le Mexique).

Quels que soient le lieu ou l’époque, la connexion entre le passé et le présent apparaît clairement tout comme le fait que c’est un certain type de personne qui est visé par la chasse aux sorcières. Cette personne est en général une femme qui détient un certain pouvoir, que ce soit par un savoir particulier ou parce qu’elle défie les normes de son époque ou de son milieu, ou encore, comme dans le cas des soi-disant hystériques au xixe siècle, parce qu’elle trouble l’ordre social.

Indéniablement, et comme Silvia Federici l’indique déjà dans le titre du premier chapitre de cette partie, les chasses aux sorcières ont contribué à la consolidation de l’ordre patriarcal. Tant sous leur forme brutale et généralisée que sous leurs versions plus subtiles ou encore plus contextualisées, ces chasses ponctuent l’histoire des rapports de genre. Pour qui s’intéresse au féminicide dans le monde contemporain, la prise en compte de ce type de phénomène rend plus sensible à la dimension de la continuité de la crainte, mais aussi de la haine atavique que les hommes ressentent à l’endroit des femmes. Par ailleurs, le fait que des accusations de sorcellerie continuent d’être proférées dans certains contextes, en particulier contre des femmes, ne renvoie nullement à la tradition, mais bien à la modernité. La persécution contemporaine des « sorcières » doit être analysée en tenant compte de la continuité des processus d’accumulation primitive dans le contexte du néolibéralisme et de la colonisation, et non comme une curiosité culturelle.

La deuxième partie porte sur la façon dont la colonisation et l’esclavage peuvent être vus comme reposant sur la violence féminicidaire, voire le féminicide. Les multiples formes que revêt l’assujettissement des femmes sous ces régimes y sont décrites, de même que la spécificité de l’esclavage féminin. Cette spécificité ne se mesure pas par rapport aux femmes « libres » puisque ces dernières, quel que soit le régime, ne jouissent que très peu de libertés individuelles. C’est surtout par rapport aux hommes esclaves que le caractère unique des femmes esclaves se révèle : leur sujétion passe principalement par leur ventre. Autrement dit, elles doivent produire de la main-d’oeuvre, veiller au maintien de celle-ci ainsi qu’à la satisfaction de leurs maîtres.

Ni la fin du régime de l’esclavage ni l’émancipation des colonies ne mettront un terme à la chosification des femmes, au contraire. La traite des personnes, et en particulier celle des femmes racisées aux fins d’exploitation sexuelle, fait d’ailleurs partie plus que jamais de la dynamique de mobilité des personnes – pensons seulement aux enclaves touristiques et militaires que l’on retrouve disséminées un peu partout sur le globe. Malgré la résistance, malgré l’émergence de l’afroféminisme, ou encore malgré la réhabilitation de figures féminines telles que La Malinche au Mexique en prototype féministe – des thèmes traités dans cette partie –, la violence féminicidaire continue de sévir.

Un certain nombre de chapitres de cette deuxième partie illustrent et analysent les diverses formes que revêt cette violence à différentes époques dans une diversité de milieux colonisés, que ce soit aux Amériques, en Afrique ou encore au Proche-Orient. Dans tous les cas, il importe d’examiner non seulement les rapports entre les colonisateurs et les femmes de ces sociétés, mais aussi ceux entre deux systèmes fondamentalement inégalitaires. Des féminicides peuvent être commis dans ces sociétés par les hommes colonisés eux-mêmes, et il est facile d’en conclure que ces phénomènes sont propres soit à la culture, soit aux rapports de genre en tant que tel. Dans un contexte colonial ou néocolonial, sans minimiser la responsabilité de l’homme féminicidaire, il importe d’examiner comment le pouvoir exercé par la puissance colonisatrice sur les populations asservies se traduit par une vulnérabilité encore plus grande des femmes au sein de ces dernières.

La troisième partie, qui porte sur les meurtres de femmes et les féminicides de masse, est probablement l’une des plus troublantes de ce livre. Troublante parce que l’ensemble des contributions fait ressortir entre autres que la plupart des meurtres en série et autres abominations à l’endroit des femmes sont perpétrés par des hommes et non par des femmes. Aussi, les termes précis utilisés sont particulièrement forts : politique sexuelle du meurtre, terrorisme patriarcal, crime de haine, suprématie masculine institutionnalisée, guerre mondiale contre les femmes… C’est dans ce sillage conceptuel que les autrices et les auteurs nous entraînent. L’itinéraire infernal va des féminicides sexuels systémiques perpétrés à Ciudad Juárez, que l’on a commencé à comptabiliser à partir des années 90, au lynchage des femmes noires aux États-Unis aux xixe et xxe siècles, en passant par la pratique de la sati en Inde (immolation de la veuve).

La prise en compte des contextes constitue ici un des éléments clés des analyses fournies non pas pour minimiser les féminicides, mais bien pour mettre l’accent sur la singularité des facteurs en cause. Autrement dit, chaque contexte est unique. Être attentive au contexte nécessite donc une certaine méfiance à l’égard des explications unilatérales, mais aussi l’exercice d’une sensibilité culturelle. La ligne entre cette sensibilité et le relativisme culturel, on peut l’admettre, est mince. C’est ce que montre le débat sur la sati entre les observatrices qui condamnent de façon parfois tranchée cette pratique et celles qui tentent de comprendre le point de vue des femmes qui y consentent (ou y consentaient). Quelle que soit la posture adoptée par rapport à ce type de débat, il s’agit, bien évidemment, de prendre ses distances avec un féminisme universaliste et de se détourner résolument de la violence épistémique.

L’itinéraire intellectuel proposé dans cette troisième partie n’inclut pas seulement des pratiques ou des endroits physiques dangereux pour les femmes, mais aussi des lieux de l’imaginaire qui le sont tout autant. On passe ainsi du sacrifice virginal dans la tragédie grecque à certains mythes africains ou orientaux, aux enseignements des religions du livre, de même qu’aux récits des Mille et une nuits et de Barbe bleue. L’examen de ces mythes, de ces récits ou événements, de leur trame narrative, aide à comprendre la genèse et la pérennité de l’infériorisation des femmes, mais aussi la façon dont celle-ci passe par la violence à leur endroit et comment elle est légitimée dans la société en général.

C’est précisément sur ce constat que s’amorce la quatrième partie de l’ouvrage (« Masculinismes et féminicides ») où, en introduction, Patrizia Romito écrit : « […] il y a bien continuité, et non séparation, entre l’organisation sociale quotidienne et normalisée des relations de genre et les violences les plus brutales envers les femmes » (p. 485). Dans cette partie, il est question, entre autres, de ces hommes qui ne peuvent supporter la perspective de l’égalité entre les femmes et les hommes, et la possibilité d’érosion de leur domination. Les masculinismes revêtent des formes multiples qui vont du « sexisme ambivalent » au « sentiment de droit lésé ». Comme l’a révélé l’attentat terroriste antiféministe mené à l’École polytechnique de Montréal et qui a entraîné la mort de 14 jeunes femmes en 1989, c’est la haine à l’endroit des femmes, et particulièrement dans ce cas la haine contre les féministes, qui sous-tend les masculinismes.

Quelle que soit la forme que revêtent les masculinismes, pour leurs tenants, tous les moyens sont bons pour neutraliser les femmes, pour nier qu’elles sont des personnes libres sur les plans du quotidien, du politique et de l’idéologique. Cela va du harcèlement ponctuel jusqu’à certaines dispositions plus pérennes du mariage ou de la religion. Par ailleurs, les dispositifs idéologiques pour en arriver à cette neutralisation sont variés, mais le plus insidieux se loge au sein même de la relation intime dans l’espace privé, alors que, par exemple, bien des femmes minimisent la portée de la violence conjugale en restant convaincues qu’on les frappe par amour. Comme le met en évidence le nombre de féminicides « intimes » en hausse dans plusieurs pays, dont la France, la portée des violences conjugales dépasse de loin ce que ces femmes peuvent s’imaginer alors qu’elles banalisent la violence « ordinaire » ou quotidienne. C’est précisément la raison pour laquelle les campagnes pour éradiquer ces violences insistent sur le « continuum » des violences qui trop souvent aboutit à l’assassinat.

La cinquième partie de l’ouvrage consiste en une analyse des liens entre les féminicides et les génocides. Dans l’introduction de cette partie, tout en faisant ressortir les similitudes et les différences entre les deux concepts, Elisa von Joeden-Forgey insiste sur les dimensions politiques et surtout systémiques des meurtres non seulement de femmes, mais aussi de transgenres. C’est une démarche nécessaire pour faire contrepoids au réductionnisme ambiant ou même à l’essentialisme culturel, surtout lorsqu’il est question de féminicides intimes à l’intérieur de populations minorisées ou racisées. Il est en effet très intéressant de considérer les similitudes entre le féminicide et le génocide dans des situations coloniales comme celle que l’on retrouve, par exemple, au Canada dans le cas des femmes et des filles autochtones assassinées et disparues. Dans ce cas particulier, mentionné rapidement dans cet ouvrage, les commissaires de l’enquête nationale ont choisi de qualifier la situation de génocide. Ce choix converge avec l’analyse de l’autrice de l’introduction, qui affirme que les politiques discriminatoires à l’encontre des populations au sein des colonies de peuplement ont porté atteinte « à l’intégrité du corps individuel et collectif, [ce qui peut être vu] comme la perpétuation de dynamiques génocidaires systémiques contre des corps viables » (p. 587).

Comme le confirment les cas traités dans cette partie, la dynamique génocidaire s’accompagne, s’agissant particulièrement des femmes visées, de toute une série de pratiques telles que la prostitution forcée, la violence sexuelle et le viol. Les contextes de guerre amplifient singulièrement ces pratiques comme le révèlent les analyses sur les « femmes de réconfort » coréennes, sur l’Arménie, sur les camps de concentration en Europe, sur l’occupation japonaise en Asie, sur la Bosnie, sur le Rwanda et enfin sur la guerre civile au Guatemala; l’extrait du livre d’Elizabeth Burgos, Moi, Rigoberta Menchú (1983), sur la séquestration et la mort de la mère de cette dernière, illustre dramatiquement la cruauté attestée de l’armée à l’endroit des populations en résistance et plus précisément à l’endroit des femmes.

Chacune de ces analyses dévoile que l’annihilation d’un peuple passe par celle des femmes et vise en particulier leurs capacités reproductives. Si le corps des femmes est en effet un site important de la guerre, il continue sans aucun doute de l’être pour l’industrie extractiviste qui cherche par tous les moyens, toutes les stratégies, à s’implanter en particulier sur les territoires autochtones. Le féminicide fait partie intégrante de la stratégie d’implantation comme en témoignent les assassinats de femmes militantes pour la préservation de l’environnement.

On ne le dira jamais assez, le féminicide est l’aboutissement d’un continuum qui prend forme dans la banalité de petits gestes répétitifs à l’encontre des femmes. Bien souvent, ces dernières n’en prennent conscience que lorsqu’il est trop tard. De là l’importance de s’attacher à toutes les dimensions de la violence féminicidaire, même celles qui nous semblent les plus insignifiantes. Dans cette foulée, la sixième partie de l’ouvrage traite des normes de beauté, des mutilations corporelles et des annihilations identitaires. Les études de cas vont de la poupée Barbie en Amérique aux concours de beauté, à l’excision, aux mariages précoces, en passant par les troubles alimentaires, les pieds bandés des Chinoises, les perceptions des organes génitaux féminins et enfin les analyses linguistiques des termes méprisants envers les femmes – une violence langagière que l’on peut qualifier de sexiste. Pour chacun de ces cas, les analyses manifestent une sensibilité contextuelle en dépeignant, tout comme dans le cas de Barbie, à quel point les transformations de cette dernière reflètent toutefois de nouvelles options culturelles pour les femmes de la société américaine. Il y a évidemment moins de place pour la nuance lorsqu’il s’agit de mutilations corporelles ou sexuelles, mais encore là, il importe d’être à l’écoute des instances de résistance qui ne s’expriment pas nécessairement sur le mode occidental ou encore institutionnel. En effet, si les analyses de chacun des cas soulevés dans cette partie réitèrent la nécessité de la résistance féministe, une certaine part de cette résistance s’exprime d’abord sur un mode de révolte individuelle. Il y a là un appel à la bienveillance envers ces femmes qui ne répondent pas nécessairement et directement aux injonctions des féministes occidentales.

Les exemples du traitement des femmes comme marchandise potentiellement valorisée, mais aussi comme fardeau dont il est préférable de se défaire, ou encore comme une anomalie qu’il faut punir, sont innombrables. Tout aussi innombrables sont les formes que ce traitement revêt, comme le montre la septième et dernière partie, « Tuer les filles, les domestiquer et les marchandiser ». Que ce soit directement par le biais de l’identification du sexe du foetus, ou indirectement par la politique de l’enfant unique ou encore par le mariage précoce des filles, les façons de se défaire du genre « indésirable » sont multiples. Les rares progrès quant à l’éradication des pires pratiques concernant les femmes et les filles dans le monde sont hélas contrebalancés par de multiples reculs – prenons seulement l’interruption volontaire de grossesse à laquelle l’accès varie grandement dans le monde lorsqu’elle n’est pas carrément remise en question là où elle semblait faire partie de droits inaliénables.

La situation souvent très précaire des filles reflète celle des femmes dans l’ensemble : ces dernières sont toujours les plus pauvres d’entre les pauvres, les plus analphabètes. Et c’est précisément cette situation précaire qui, dans certains cas, les rend cette fois « désirables », alors qu’elles sont enlevées pour être mariées de force et poussées à la procréation contre leur volonté. Mais au-delà de la situation économique ou de la classe sociale, le patriarcat constitue le principal facteur de risque pour les femmes. Lorsqu’elles ne sont pas tuées, torturées ou enlevées, les femmes sont confinées et contrôlées par des hommes, surtout ceux de leur propre famille, l’inceste constituant le contrôle ultime protégé, en quelque sorte, par le secret, la honte et la complicité.

Dans bien des sociétés, les hommes se font les gardiens de la virginité et de la chasteté de « leurs » femmes et de « leurs » filles, et considèrent que leur honneur est lésé lorsque celles-ci échappent à leur vigilance. Comme l’écrit Fatima Mernissi, qui se penche sur le cas du Maroc contemporain et plus largement du bassin méditerranéen : « L’honneur et la virginité investissent le prestige d’un homme entre les jambes des femmes » (p. 812). On aurait toutefois tort de penser que la virginité est une valeur appartenant à un autre temps ou à un autre espace : à preuve, les opérations pour reconstituer l’hymen (l’hyménoplastie) qui se pratiquent aujourd’hui en France et sans doute en Amérique du Nord. Les femmes qui se prêtent à cette intervention ou qui recourent aux « recettes pour recouvrer la virginité » (p. 810) et autres subterfuges semblables se rendent très certainement aux arguments du patriarcat, mais non sans lui opposer une subtile résistance en tentant de le tromper.

L’ouvrage se termine sur cette question de la résistance au patriarcat. Dans l’une des deux conclusions, Rita Laura Segato reprend le thème de la « guerre contre les femmes » sur lequel elle s’est longuement penchée. Pour elle, le patriarcat constitue « la structure politique la plus archaïque et la plus persistante de l’humanité », structure qui est « exacerbée et transformée de manière radicale par l’ordre colonial-moderne » (p. 904). C’est d’ailleurs ce que l’ensemble des contributions de cet ouvrage a montré de façon éloquente en misant sur l’historiographie du féminicide et en expliquant clairement, grâce aux analyses, aux exemples et à l’iconographie, que les violences contemporaines contre les femmes s’inscrivent dans le droit fil des violences passées.

Comment mettre fin à ces violences, comment mettre fin à la guerre contre les femmes? La réponse est complexe et doit tenir compte du contexte, mais, en gros, le processus doit démanteler le « mandat » masculin basé sur la violence et qui fait aussi tort aux hommes. L’émancipation doit forcément les impliquer. Segato propose également de réviser la formule des droits de l’homme dans laquelle, malgré tous les discours sur l’inclusion et l’égalité, le sujet masculin reste « l’incarnation de l’universel » (p. 910). Elle pense également que l’État n’est absolument pas le garant d’un nouveau projet libérateur – les lois et les politiques publiques ne suffisent pas pour assurer la sécurité et le bien-être des populations –, mais que l’expérience communautaire et l’enracinement local, d’ailleurs défendus par les femmes tout au long de l’Histoire, devraient être les sources d’inspiration.

Pour sa part, Aminata Dramane Traoré, autrice de la seconde conclusion, revient sur une idée énoncée dans l’introduction, soit celle de la sororité bienveillante et clairvoyante, et propose d’« [e]n finir avec les féminicides par une sororité renforcée ». L’invitation prend une coloration particulière puisqu’elle est faite à partir d’un contexte marqué par le néocolonialisme et le néolibéralisme. Les pratiques néfastes à l’encontre des femmes dans ce type de contexte doivent certes être dénoncées, mais sans étouffer les voix de ces femmes elles-mêmes et sans bousculer la façon dont elles entendent s’y prendre pour en venir à bout.

Les contributions rassemblées par Taraud de même que ses interventions inédites constituent un magistral état de la question. Certes, l’utilisation du terme « féminicide » tend à se généraliser dans les espaces public et médiatique, mais cela ne nous met pas à l’abri des interprétations réductionnistes qui continuent de circuler. Taraud et ses collègues ont donc fait oeuvre nécessaire en dénouant les multiples dimensions et mécanismes du continuum féminicidaire dans le temps et dans l’espace, en rendant intelligible un phénomène à première vue incompréhensible et enfin en offrant, dans une perspective critique et militante, quelques-unes des clés indispensables qui pourraient aider à l’éradiquer.