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Dans son ouvrage intitulé Les papas en danger? Des pères à l’assaut des droits des femmes, Édouard Leport, sociologue, étudie le mouvement des pères en France. Cet ouvrage s’inscrit très certainement dans la littérature portant sur les mouvements masculinistes, rattachée au champ plus large des études sur les hommes et les masculinités. En effet, la principale idée à retenir de la recherche de Leport est que le mouvement des pères en France est antiféministe et masculiniste (p. 174 et p. 221).

Dans la partie introductive, l’auteur explique qu’il s’intéresse au mouvement des pères afin d’analyser « ses revendications, ses arguments et ses pratiques pour saisir leur portée et mieux comprendre les réelles motivations des militants » (p. 15). Les principales revendications du mouvement sont la mise en place d’une résidence alternée « par défaut » à la suite d’une séparation ou d’un divorce et la réduction de la pension alimentaire (p. 15). En fait, ce mouvement est une nébuleuse regroupant des associations, des individus ainsi que des groupes informels (p. 19). Si le mouvement fait appel à plusieurs modes d’action (autant des actions médiatiques que du lobbyisme), le plus important demeure « l’accueil et le conseil des pères en cours de séparation » (p. 22). C’est ainsi que durant les groupes de discussion, des militants donnent des conseils pratiques aux pères séparés et y diffusent aussi une certaine idéologie. Relativement au profil des pères mobilisés (bénéficiaires et militants), ce sont généralement des pères cisgenres hétérosexuels, blancs, « tendanciellement plus diplômés et plus aisés financièrement que la moyenne de la population masculine française » (p. 25).

Pour ce qui est de la méthode utilisée, Leport s’appuie sur des données qualitatives (analyse de supports numériques et analogiques; observations participantes; entrevues) collectées dans le cadre de sa thèse de doctorat. L’auteur précise, d’ailleurs, qu’il s’est focalisé sur plusieurs associations se trouvant dans trois villes françaises de taille moyenne (p. 16). De surcroit, il précise aussi sa position, soit celle d’un homme cisgenre hétérosexuel et sans enfant ayant conscience du fait qu’il « [participe] d’une façon ou d’une autre à l’oppression des femmes et des minorités de genre » (p. 27). À travers cette recherche, Leport souhaite « trahir [le] groupe dominant [celui des hommes] pour donner à voir les rouages du système hétéropatriarcal d’oppression [et les saper] » (p. 27). Il semble donc avoir une position engagée et située.

Après l’introduction, dont les principaux éléments viennent d’être présentés, Leport entreprend son analyse avec un chapitre s’intéressant aux rapports existant entre le mouvement des pères et la justice. Ainsi, le mouvement des pères conceptualise la justice à partir du principe d’équité (p. 29). Concrètement, selon les associations, cela devrait prendre la forme de l’implémentation des deux revendications mentionnées plus haut (p. 30-31). Or, il y a cette idée, au sein du mouvement, que la justice française défavorise les hommes (p. 32) – au profit des femmes. À cet égard, Leport démontre très bien, données statistiques et qualitatives à l’appui, que cette conception est fausse. Le constat est le suivant : en ce qui a trait à la résidence alternée, les pères qui ne l’ont pas obtenue sont ceux qui ne l’ont pas demandée (p. 51). Globalement, il ressort de l’analyse de Leport que la justice et les évolutions législatives récentes tendent à protéger les prérogatives des pères sans nécessairement leur imposer des « devoirs supplémentaires envers les enfants » (p. 74). En réalité, les pères ont le sentiment d’avoir été traités injustement. Ce sentiment provient de l’impression qu’ils ont que certaines choses leur sont dues parce que ce sont des hommes et qu’ils sont issus de classes socioéconomiques relativement aisées (p. 77).

Dans le chapitre suivant, l’attention est portée sur les rapports existant entre la figure des enfants et le mouvement, et sur leur place réelle au sein de ce dernier. C’est ainsi que les voix des enfants sont récupérées et neutralisées en faveur du mouvement (p. 88). Autrement dit, le mouvement cherche à obtenir plus de droits pour les pères (en matière d’accessibilité aux enfants après la séparation), tout en limitant leurs responsabilités et leurs devoirs (p. 97). De fait, les besoins et les désirs des enfants sont complètement évacués des réflexions du mouvement et des pères. Il y a même une forme d’ambivalence sur le fait de leur donner une voix (p. 113). Finalement, le mouvement utilise la figure de l’enfant pour faire primer les « besoins, choix et désirs des hommes » (p. 133) – et ceci, même dans des cas de maltraitance (p. 116-117).

Dans le chapitre suivant, c’est la figure du « nouveau père » qui est abordée. Cette figure renvoie à l’idée que les pères actuels participeraient désormais davantage aux tâches parentales et domestiques par rapport à ceux des générations précédentes (p. 135). Or, cette représentation d’une « prise en charge égalitaire du travail domestique et parental » serait, en réalité, « un mythe » (p. 144). Les hommes cisgenres et hétérosexuels pensent que leur couple est égalitaire, mais ne voient pas forcément le travail invisible réalisé par les femmes (p. 148). Même si les pères reprennent à leur compte certaines tâches domestiques et parentales, il n’y a pas forcément une transformation profonde de leurs représentations autour des rôles de genre (p. 154). Ainsi, cela mène à une conception voulant que les hommes et les femmes soient « naturellement » complémentaires (« égalité dans la différence ») (p. 155). Ce faisant, les pères du mouvement choisissent des critères d’égalité allant dans le sens de leurs intérêts (p. 159-161). Cela dénote, selon Leport, un refus de la remise en question de leurs pratiques légitimées par le mouvement, pratiques qui peuvent affecter négativement les mères (p. 165-173). Conséquemment, « le mouvement pour les droits des pères […] fournit des outils pour renforcer et imposer des cadres de pensée masculinistes et androcentrés » (p. 174).

L’avant-dernier chapitre thématique concerne les liens existant entre le mouvement des pères et les mouvements féministes avec leurs revendications. En effet, le mouvement des pères prend position sur la majeure partie des enjeux abordés par les mouvements féministes, tout en essayant d’imposer sa propre conception des choses (p. 175). Certaines associations affirment même qu’elles soutiennent des revendications féministes (p. 177). Elles vont invoquer plusieurs arguments et utiliser différentes stratégies allant dans ce sens. Effectivement, des associations ont pour marraines des figures comme Simone Veil ou encore Élisabeth Badinter – des personnalités dont l’identification au féminisme n’est pas si claire. Un autre argument mobilisé par les associations de pères est le fait que des femmes soient présentes au sein du mouvement. La participation de ces dernières sert ainsi de « parade aux accusations de sexisme, de misogynie ou de radicalisme » (p. 185). Pour autant, Leport explique que ces femmes sont peu visibles (p. 184), que leur présence est marginale, qu’elles ont généralement tendance à occuper des « postes subalternes » (p. 185) et qu’elles prennent très peu la parole lors des permanences (p. 188). Par ailleurs, un autre argument avancé par les associations de pères est le fait qu’elles « [défendent] “ l’égalité parentale ” ou l’“ équité parentale ” » (p. 190). Cependant, leur conception de l’égalité parentale est celle d’une égalité pour les femmes et d’une autre pour les hommes, impliquant qu’il y a un équilibrage à faire en donnant plus de droits aux deux groupes (p. 194). Conséquemment, le mouvement s’inscrit dans l’idée qu’il faudrait rétablir les droits des hommes pour restaurer l’équilibre quant aux nouveaux droits des femmes – inscrivant le mouvement dans la « logique de l’antiféminisme » (p. 197). Après avoir exploré les manières avec lesquelles le mouvement s’approprie les arguments féministes, Leport tourne son attention vers l’enjeu des violences domestiques et des violences à caractère sexuel et sexiste. En effet, les groupes de pères se positionnent aussi en « miroir » relativement à cet enjeu crucial pour les féminismes. Ainsi, il y a une « hyperviolence masculine » avant, pendant et après la séparation (p. 201-202). Pour autant, il n’y a pas de remise en question des comportements des pères violents qui sont même confortés dans leurs agissements par les militants des associations (p. 216-217). En niant l’existence de l’hétéropatriarcat, les discours des militants finissent par le renforcer (p. 219).

La conclusion arrive comme l’aboutissement logique et séquentiel de l’ensemble des chapitres précédents. Il faut principalement retenir de l’ouvrage que le mouvement des pères serait « un mouvement [faisant] preuve d’antiféminisme et qu’en cela, il est l’une des composantes du mouvement masculiniste » (p. 221). Cette conclusion découle du fait que les intérêts des hommes (pères) sont défendus par le mouvement des pères en France contre ceux des femmes (mères) (p. 221). En outre, les pères du mouvement adhèrent « à l’idée que l’égalité entre hommes et femmes aurait déjà été atteinte et que le féminisme irait trop loin » (p. 226). Devant les revendications féministes ayant des incidences en ce qui a trait à la transformation individuelle et sociale, le mouvement entretient une « indifférence stratégique » (p. 227-228). Se pose ainsi la question de savoir comment faire changer les choses, notamment pour mieux engager les pères dans la prise en charge des enfants. L’une des solutions évoquées – et soutenue par le mouvement des pères – serait d’encourager des « politiques publiques incitatives et adaptées aux problématiques spécifiques des hommes » (p. 229). Cependant, ce type de mesures semble avoir une portée limitée (p. 229-232). À l’inverse, Leport propose de mieux saisir les pratiques des hommes et de visibiliser l’idéologie qui se cache derrière ainsi que ses conséquences matérielles (p. 233). À terme, il se dégage que le mouvement des pères renvoie, in fine, à « l’ensemble des hommes » (p. 233). S’appuyant sur les travaux de Léo Thiers-Vidal, Leport conclut que « tous les hommes sont pétris, dans des modalités et avec des intensités différentes, de masculinisme » (p. 238). Il faudrait selon lui aller au-delà des discours pour « modifier en profondeur les pratiques et l’idéologie qui organisent actuellement les rapports sociaux de sexe » (p. 240).

L’ouvrage proposé est une excellente contribution à la littérature de langue française sur les masculinismes. Le propos est clair et le découpage thématique est cohérent. L’argumentaire se met organiquement en place pour arriver à la conclusion que le mouvement est antiféministe et masculiniste. Néanmoins, cet argumentaire logique et séquentiel donne l’impression que l’on va inéluctablement aboutir à cette conclusion – alors que, dans l’introduction, l’auteur prend une position plus en retrait, n’annonçant pas explicitement son argument principal. De plus, on regrettera les redondances. En effet, certains arguments ou idées reviennent en boucle à plusieurs reprises – c’est le cas, par exemple, de la conceptualisation de l’égalité au sein du mouvement. Dans un autre ordre d’idées, l’auteur mentionne qu’il y a de la résistance et de l’opposition lorsqu’il expose sa méthodologie. Or, ces dernières n’ont pas été suffisamment mises en relief dans le corps du texte. On sort de la lecture avec l’impression que le mouvement est monolithique. Enfin, un autre enjeu à relever est celui de la généralisation. Par exemple, lorsque l’auteur affirme que « tous les hommes sont pétris […] de masculinisme » (p. 238), on peut se demander si cette affirmation n’est pas totalisante, manquant de nuances et enfermant l’ensemble des hommes dans une forme d’essentialisme. À cet égard, c’est comme si l’auteur positionnait les hommes comme un groupe, qui serait en opposition avec celui des femmes (et des minorités de genre). Pour rappel, les données utilisées se fondent sur 32 observations et 24 entretiens, en plus de l’analyse du discours effectuée à partir de différents médiums. La question de la représentativité de ces données et de leur généralisation sur l’ensemble des associations du mouvement et sur les positions des pères (et des hommes en général) se pose.