Résumés
Résumé
Malgré leur prévalence élevée, les violences sexuelles en milieu universitaire demeurent largement sous-signalées. Dans cet article, les auteures décrivent les motifs de (non-)signalement des personnes victimes, et pour celles qui ont signalé la situation, la réponse institutionnelle et les suites de la démarche. L’analyse qualitative de 197 récits révèle le rôle de plusieurs enjeux. Le fait de signaler ou non l’acte de violence sexuelle peut découler d’un sentiment de crainte pour soi et les autres, d’une évaluation des coûts et des bénéfices, et est influencé par un processus de normalisation de la violence. Les rapports inégaux de pouvoir au sein de l’université ajoutent des contraintes supplémentaires au signalement. Ces résultats soutiennent la nécessité de poursuivre le développement de formations obligatoires et de diffusion de messages de sensibilisation qui pourraient améliorer la confiance des personnes victimes envers les établissements.
Mots-clés :
- Violences sexuelles,
- harcèlement sexuel,
- université,
- signalement,
- dénonciation,
- plainte
Abstract
Sexual violence on university campuses (SVUC) is highly prevalent yet remains vastly under-reported. In this article, the authors describe reasons for (non-)reporting SVUC, and for those who did, the institutional response and outcomes. Qualitative analysis of 197 testimonies highlights several challenges victims face when choosing to report SVUC. Indeed, the choice to report or not may stem from a sense of fear for oneself and others, from an assessment of costs and benefits, and is influenced by a process of violence normalization. Unequal power dynamics within the university bring about additional constraints to reporting. Results support the need for mandatory training and awareness-raising messages that could improve victims’ trust in academic institutions.
Resumen
Pese a su alta prevalencia, las violencias sexuales en el ambiente universitario siguen siendo subdenunciadas. En este artículo, las autoras describen los motivos de la (no) denuncia de las víctimas, y de quienes denunciaron la situación, la respuesta institucional y las secuelas del proceso. El análisis cualitativo de 197 historias revela el papel de varias cuestiones. La decisión de denunciar o no el acto de violencia sexual puede surgir de un sentimiento de miedo por uno mismo y por los demás, de una evaluación de costos y beneficios, y está influenciada por un proceso de normalización de la violencia. Las relaciones de poder desiguales dentro de la universidad añaden limitaciones adicionales a la presentación de informes. Estos resultados respaldan la necesidad de seguir desarrollando la formación obligatoria y la difusión de mensajes de sensibilización que puedan mejorar la confianza de las víctimas hacia los establecimientos.
Corps de l’article
Les récents mouvements collectifs de dénonciations publiques (par exemple, #MeToo, #AgressionNonDénoncée, #Stopcultureduviol, Dis son nom) ont contribué à remettre au centre du débat public la persistance des violences sexuelles. Réactivant des luttes féministes historiques, de telles mobilisations ont provoqué une conversation globale inédite à propos de la culture du viol, exposant notamment l’implication de personnes en position de pouvoir dans la production des violences sexuelles, le silence social qui les entoure, voire une certaine impunité dont ces personnes bénéficient (Delage 2016). De récentes enquêtes populationnelles réalisées auprès de personnes de 15 ans et plus au Canada montrent que les violences sexuelles sont majoritairement perpétrées par des hommes à l’encontre de personnes âgées de moins de 25 ans, de femmes et de plusieurs groupes sociaux minorisés, telles que les personnes de la diversité sexuelle et de la pluralité des genres, les personnes autochtones ou racisées et les personnes en situation de handicap (Cotter et Savage 2019; Perreault 2020).
Malgré leur prévalence, les violences sexuelles demeurent considérablement sous-signalées par les personnes qui en sont victimes. Statistique Canada estime que plus de 90 % des agressions sexuelles subies dans la dernière année ne sont pas signalées aux services de police (Cotter et Savage 2019). La tendance au sous-signalement des violences sexuelles est repérée dans différents milieux de travail et des institutions, comme les Forces armées canadiennes (Cotter 2019) et les établissements canadiens d’enseignement supérieur (Burczycka 2020). En dépit de contextes variables, les motifs de non-signalement exprimés par les personnes victimes semblent comparables et incluent, entre autres, la perception que les gestes n’étaient pas suffisamment graves ou encore la peur de ne pas être crues (Bergeron et autres 2016; Burczycka 2020; Conseil du statut de la femme 2020). Pourtant, il existe peu de données empiriques qui décrivent les parcours de signalement, et notamment l’issue de la démarche et ses répercussions sur les personnes victimes.
Dans cet article, nous explorons les expériences de (non-)signalement des violences sexuelles en milieu universitaire (VSMU), incluant les motifs sur lesquels les personnes victimes appuient leur décision ainsi que, pour celles qui les ont signalées, la réponse institutionnelle et les suites de la démarche. Le terme signalement est ici défini comme le fait de communiquer une situation de violence sexuelle à une instance ou à une ressource de l’université (par exemple, bureau ou centre d’intervention en matière de prévention des violences sexuelles, service des ressources humaines, association étudiante, bureau de la sécurité, supérieur ou supérieure hiérarchique). Le signalement inclut le dépôt d’une plaine officielle, mais ne s’y limite pas. Ainsi, le terme signalement se distingue du dévoilement, ce dernier renvoyant au fait de révéler ou de confier la situation de violence sexuelle à une personne de l’entourage personnel, que celle-ci soit ou non membre de la communauté universitaire. Nous définissons les violences sexuelles à l’intérieur d’un continuum (Kelly 2013) qui comprend diverses formes – telles que l’agression sexuelle, le harcèlement sexuel, les contacts sexuels non désirés – et s’ancre dans un paradigme qui permet de concevoir ces violences dans leur dynamique genrée et systémique.
Ampleur et conséquences des VSMU
Selon une enquête plus récente de Statistique Canada, 45 % des étudiantes et 32 % des étudiants ont fait l’objet, dans le contexte universitaire, de comportements sexualisés non désirés au cours de la dernière année (Burczycka 2020). Au Québec, l’Enquête sexualité, sécurité et interaction en milieu universitaire (ESSIMU) a révélé que 40,6 % des femmes cisgenres, 26,4 % des hommes cisgenres, et 55,7 % des personnes trans ont rapporté au moins une forme de victimisation sexuelle perpétrée par un individu affilié à la même université (Bergeron et autres 2016). En plus de leur prévalence élevée, les VSMU sont susceptibles d’engendrer des conséquences qui peuvent altérer significativement le fonctionnement des personnes victimes. Celles-ci sont plus à risque de rapporter des répercussions sur leur santé mentale (par exemple, dépression, anxiété, symptômes de stress post-traumatique) et des perturbations dans leurs habitudes de vie (Burczycka 2020). De plus, les violences sexuelles perpétrées en milieu universitaire peuvent engendrer un sentiment d’insécurité, des difficultés à poursuivre les activités scolaires ou professionnelles à l’université, des changements d’emploi ou dans le cheminement d’études, une baisse des résultats scolaires, de même que l’intention ou la décision de quitter l’université (Bergeron et autres 2016; Burczycka 2020).
Les femmes victimes de VSMU vivent davantage de répercussions négatives sur leur santé mentale et ont plus de craintes pour leur sécurité physique que les hommes (Burczycka 2020), tandis que les étudiants et étudiantes de la diversité sexuelle et de la pluralité des genres victimes de VSMU déclarent un nombre plus élevé de symptômes traumatiques que leurs collègues cisgenres et hétérosexuels ou hétérosexuelles (Paquette et autres 2021). Les personnes victimes de VSMU peuvent également ressentir un sentiment de trahison de leur établissement, qui survient lorsqu’un établissement ne parvient pas à empêcher les actes de violence commis en milieu d’enseignement supérieur ou à y répondre de façon adéquate (Smith et Freyd 2014). Ce sentiment de trahison serait par ailleurs susceptible d’exacerber les conséquences d’événements traumatiques (Smith et Freyd 2017).
Facteurs associés au non-signalement des VSMU à l’établissement
Bien que la majorité des personnes victimes de VSMU confient leur expérience à leur entourage, elles restent peu susceptibles de se tourner vers leur établissement (Sabina et Ho 2014). En effet, seulement 10 % des personnes victimes de VSMU ont signalé ces situations auprès des instances ou des ressources de leur université selon l’ESSIMU (Bergeron et autres 2016). De manière comparable, Statistique Canada révèle que seulement 9 % des femmes et 4 % des hommes ont signalé à leur université les gestes subis (Burczycka 2020). La décision de signaler un acte de violence sexuelle ou non est influencée par le pouvoir et les privilèges conférés à certains statuts sociaux, ce qui explique que certaines personnes de la communauté universitaire soient plus enclines à signaler les VSMU que d’autres détenant un pouvoir plus limité. Certains groupes tels que les femmes racisées, les personnes de la diversité sexuelle et de la pluralité des genres ou encore les étudiantes et étudiants de l’international peuvent garder le silence par peur de faire face à des stéréotypes négatifs ou à des expériences de revictimisation de la part de systèmes d’oppression (Brubaker et autres 2017; Palmer, Williams et Mennicke 2021; Sable et autres 2006).
D’autres éléments d’ordre individuel peuvent influencer la décision de signaler ou non une situation de VSMU, comme le fait de croire que l’incident n’était pas assez grave pour être dénoncé, le sentiment de honte ou de culpabilité, des inquiétudes liées au respect de la confidentialité et la crainte de subir des réactions négatives ou discriminatoires (Brubaker et autres 2017; Halstead, Williams et Gonzalez-Guarda 2017).
Limites des études antérieures et contribution du présent article
En dépit de leur nombre croissant, les études sur le (non-)signalement des VSMU présentent certaines lacunes qu’il importe de préciser. D’abord, plusieurs recherches ont été réalisées auprès d’échantillons plutôt homogènes, composés d’une population étudiante de premier cycle, blanche, hétérosexuelle, cisgenre et issue de la classe moyenne (Brubaker et autres 2017). En conséquence, l’état des connaissances ne tient pas compte des expériences d’autres groupes de la communauté universitaire, tels que les étudiants et étudiantes de cycles supérieurs, les employés et employées, et les personnes de la diversité sexuelle et de la pluralité des genres. De plus, les données recueillies s’appuient principalement sur des méthodes quantitatives : si ces approches peuvent décrire l’ampleur du (non-)signalement des VSMU, il demeure essentiel de documenter les enjeux qui y sont rattachés à partir de l’expérience rapportée par les personnes victimes. D’autre part, alors que certaines études ont décrit les réactions sociales à la suite d’un dévoilement de VSMU à l’entourage, peu se sont intéressées à la réponse institutionnelle et aux suites du signalement, notamment les issues et les répercussions de la démarche (Halstead, Williams et Gonzalez-Guarda 2017; Sabina et Ho 2014). Par réponse institutionnelle, nous entendons l’ensemble des rôles et des responsabilités des établissements universitaires en matière de prévention et de lutte contre les VSMU. Documenter les parcours de signalement et les issues de la démarche, incluant la réponse institutionnelle, peut contribuer à l’amélioration des pratiques.
La démarche méthodologique
Notre étude s’appuie sur des données collectées en 2016 dans le cadre de l’ESSIMU, dont l’objectif consistait à établir un portrait des situations de VSMU subies par les personnes étudiant ou travaillant à l’université au moment de l’enquête (Bergeron et autres 2016). Pour recenser les manifestations de VSMU, le questionnaire reprend l’instrument de mesure développé par Fitzgerald et ses collègues (1995). Cet instrument a été validé (Fitzgerald et autres 1999) et utilisé dans des recherches antérieures, incluant une adaptation française des énoncés (Sénécal et autres 2006). La consistance interne de l’échelle globale (0,89) est adéquate. L’instrument distingue trois types de violence sexuelle : le harcèlement sexuel (comportements verbaux et non verbaux qui ne visent pas la coopération sexuelle et se traduisent par des attitudes insultantes, hostiles et dégradantes), les comportements sexuels non désirés (comportements verbaux et non verbaux offensants, non désirés et non réciproques qui incluent la tentative de viol et l’agression sexuelle) et la coercition sexuelle (chantage contre des considérations futures reliées à l’emploi ou au milieu scolaire). Lorsqu’une personne mentionnait avoir vécu au moins l’un des 21 cas de figure présentés dans le questionnaire (énoncés comportementaux de victimisation sexuelle), une section supplémentaire l’invitait à répondre à une question ouverte qui demandait de décrire une situation de VSMU subie : « Cette section vous permet de témoigner de cet événement avec une plus grande précision. [...] Pouvez-vous décrire une des situations vécues en contexte universitaire dont vous avez fait l’objet (une situation survenue une seule fois ou une situation qui s’est répétée dans le temps)? »
Parmi les 9 284 personnes ayant participé à l’ESSIMU, 3 430 ont rapporté avoir subi au moins une situation de VSMU, et 1 801 ont répondu à la question ouverte. Certaines personnes ont témoigné de plusieurs situations de VSMU dans leur réponse écrite et chaque situation a été comptabilisée comme un récit distinct, totalisant 2 057 récits, variant de 5 à 950 mots. Parmi ceux-ci, 230 ont respecté les critères de sélection de la présente étude, soit : 1) avoir vécu une forme de VSMU; 2) avoir fait référence au (non-)signalement, que ces mots aient ou non été repérés textuellement dans le récit. Certains récits (n = 33) ont été exclus, parce qu’ils évoquaient un signalement à l’extérieur de l’université (n = 9), qu’ils se rapportaient à une situation dans laquelle les personnes répondantes étaient des témoins de VSMU et non des victimes (n = 4) ou qu’ils étaient constitués de moins de 10 mots (n = 20). Ainsi, le corpus final compte 197 récits, dont 109 (55 %) réfèrent à un signalement, et 88 (45 %) décrivent un non-signalement, pour un total de 181 répondants et répondantes.
Caractéristiques des personnes victimes de VSMU dont le récit a été analysé
Sur l’échantillon de 181 personnes victimes, 86 % se sont identifiées comme femme cisgenre, 10 % comme homme cisgenre, et 2 % à un autre genre (2 % n’ont donné aucune réponse). Concernant l’orientation sexuelle, 83 % des répondantes et répondants se sont identifiés à une orientation hétérosexuelle, et 14 % à une orientation non hétérosexuelle ou en questionnement (3 % n’ont donné aucune réponse). En ce qui a trait au statut au sein de l’université, 21 % étaient des étudiants et étudiantes de premier cycle, 29 % des étudiants et étudiantes de cycles supérieurs, 21 % des professeurs et professeures ou chargés et chargées de cours, et 26 % des employées et employés non enseignants de l’université (3 % n’ont donné aucune réponse). Pour ce qui est de leur âge, 26 % des répondantes et répondants étaient âgés de 18 à 25 ans, 29 % de 26 à 35 ans, 19 % de 36 à 45 ans, et 23 % de 46 ans et plus (3 % n’ont donné aucune réponse). Enfin, parmi les types de VSMU rapportés, 88 % de l’échantillon ont indiqué avoir subi des gestes de harcèlement sexuel, 72 % des comportements sexuels non désirés et 23 % des comportements de coercition sexuelle. Les gestes ont été majoritairement perpétrés par des hommes. Précisons que le total dépasse 100 %, car certaines personnes ont subi plusieurs types de VSMU.
Analyses qualitatives des récits
En raison de la quantité et de la nature des données, ainsi que des objectifs de cette étude, une approche qualitative descriptive a été privilégiée (Sandelowski 2000). N’engageant pas le recours à des a priori théoriques, cette approche vise la description de situations et de leur signification dans le contexte où elles ont eu lieu, au plus proche du sens premier des mots, ce qu’appelaient les récits libres (Sandelowski 2000). Une analyse de contenu des récits a été effectuée en plusieurs étapes et le processus de codification a été réalisé à l’aide du logiciel d’analyse NVivo, version 11. La première étape de codification a permis d’organiser le contenu des récits relatifs à l’expérience en trois segments, soit les motifs de non-signalement, les motifs de signalement et les suites du signalement. Par la suite, l’analyse a mené à l’élaboration de premières catégories et à l’émergence de thèmes pour chacun des trois segments. Cette étape a été réalisée en alternance avec des discussions au sein du comité de travail de la présente recherche, composé de 12 personnes, incluant des chercheuses universitaires du domaine d’étude des violences sexuelles et des expertes de différents milieux de pratique. L’interprétation des données par ce comité a permis d’accorder des significations aux parcours de (non-)signalement des personnes victimes de VSMU et de dégager des implications pratiques, tout en mobilisant une conceptualisation féministe.
Résultats
Les résultats présentés constituent un résumé descriptif des thèmes qui ont été élaborés à partir des expériences de (non-)signalement des personnes victimes. D’abord, les récits de non-signalement (n = 88) sont présentés et ils permettent de cerner les motifs qui sous-tendent le choix de ne pas signaler la situation de violence sexuelle à une instance ou à une ressource universitaire. Un ou plusieurs thèmes peuvent avoir été identifiés dans plus d’un récit. Ensuite sont abordés les récits de signalement (n = 109), qui décrivent les motifs de signalement, la réponse institutionnelle, l’issue et les répercussions de la démarche. Les thèmes principaux sont accompagnés d’extraits de récits, puis sont déclinés en sous-thèmes formulés à partir des mots employés par les participants et participantes. La fréquence des thèmes est rapportée à titre indicatif afin d’apprécier leur importance relative.
Les motifs de non-signalement des VSMU
L’analyse des 88 récits qui font référence au non-signalement de VSMU révèle quatre principaux motifs, présentés ci-dessous par ordre d’importance du nombre d’occurrences.
La croyance que les gestes ne sont pas suffisamment graves pour être signalés
Je n’ai pas [rapporté] cette situation, car je crois d’une part qu’il s’agit d’une situation « grise » qui ne constitue pas en tant que telle une agression, bien que ce soit pour moi des sollicitations sexuelles non sollicitées.
Ce premier motif regroupe 32 récits dans lesquels les personnes victimes se réfèrent à des caractéristiques liées à la sévérité, à la banalité et à la temporalité de la situation de VSMU pour expliquer le non-signalement.
Ce n’était pas du harcèlement grave. Bien qu’elles nomment leur malaise, certaines personnes victimes se réfèrent à l’absence de contact physique, de menace ou de répercussion (par exemple, ne pas avoir eu de traumatisme) pour juger que la situation de VSMU n’était pas suffisamment grave pour être signalée.
C’était anecdotique, banal, ordinaire. D’autres personnes victimes qualifient la situation de VSMU comme étant habituelle, anodine ou relevant du sexisme ordinaire; certaines précisent que cette perception est partagée par leur entourage.
Ça n’est arrivé qu’une fois, je n’allais plus jamais le revoir. Dans ces récits, les personnes victimes font référence au caractère non répété de la situation, perçue comme un événement isolé, tolérable et ayant peu de risque de se reproduire.
Des craintes de répercussions négatives
[...] nous étions toutes très craintives, mais nous n’avons pas voulu porter plainte parce qu’on ne voulait pas trainer ça avec nous, ni [nous] faire accuser « de l’avoir cherché... »
Le deuxième motif de non-signalement regroupe 32 récits qui évoquent cinq craintes exprimées par les personnes victimes.
Je craignais les jugements, les représailles, les rumeurs. Plusieurs personnes victimes expriment la crainte de réactions sociales négatives, entre autres leur inquiétude d’entacher leur propre réputation, d’être tenues responsables de la situation, de ne pas être crues ni prises au sérieux.
Je n’osais pas en parler de peur de perdre mon emploi. D’autres personnes victimes témoignent de la crainte de répercussions négatives sur leur parcours professionnel. Elles mentionnent la peur de mettre en péril leur emploi, de perdre des occasions d’avancement, voire de s’exposer à des représailles professionnelles, dans un contexte où l’individu responsable des gestes détient un statut hiérarchique supérieur et un pouvoir décisionnel sur leur poste à l’université.
J’avais peur pour le déroulement de ma session. À travers leurs récits, des étudiants et étudiantes victimes expriment différentes craintes liées à leur parcours universitaire. Ces personnes rapportent la peur de vivre une situation d’échec, de devoir renoncer à des projets ou encore d’être évaluées négativement dans les cas où l’individu responsable des gestes occupe un poste dans l’enseignement.
J’avais peur de lui nuire. Ces récits décrivent l’inquiétude qu’un signalement puisse entraîner des répercussions négatives pour l’individu responsable des gestes, sur le plan personnel (par exemple, briser la famille de l’individu, occasionner un renvoi de la résidence universitaire), professionnel ou scolaire (par exemple, ternir la réputation de l’individu, saper sa carrière).
J’avais peur qu’il s’en prenne à moi ou à mes proches. D’autres personnes victimes expriment leur peur d’être violentées physiquement par leur agresseur ou la peur que celui-ci exerce des représailles sur leur entourage, notamment parce qu’il leur a fait des menaces.
La perception négative de l’établissement en matière de traitement des signalements
On a souvent l’impression que l’[université] n’agit pas avant que ce soit une situation considérée [comme] grave et avec des preuves à l’appui, preuves que je ne pouvais avoir.
Le troisième motif de non-signalement regroupe 20 récits qui expriment une perception négative du processus de traitement des signalements de VSMU par l’université, particulièrement en ce qui a trait aux plaintes formelles.
Déjà, c’est long et compliqué; il faut aussi avoir les preuves pour le démontrer. À travers leurs récits, des personnes victimes expriment la perception qu’il est nécessaire de détenir suffisamment de preuves ou de renseignements précis sur l’identité de l’individu responsable des gestes pour pouvoir signaler la situation. Certaines personnes précisent qu’elles ne savaient pas à qui adresser leur signalement. Pour d’autres, la démarche est perçue comme demandant trop de temps, d’énergie, au point de ne pas en valoir la peine.
J’ai entendu des histoires d’horreur sur le traitement des plaintes. Dans certains récits, les instances universitaires sont perçues comme manquant d’impartialité dans la manière de recevoir et de traiter les plaintes. Les personnes victimes évoquent une impression de connivence, voire le sentiment que les individus en position d’autorité sont davantage protégés. Pour une majorité de personnes, ces perceptions découlent de témoignages d’autres victimes ou de la réputation de l’établissement en matière de traitement des plaintes.
Des stratégies de défense et des modes de protection rendant inutile le signalement
Je n’ai pas eu à porter plainte – j’ai la chance d’avoir pu réagir fortement, bruyamment et directement, devant public et encouragée par mes autres collègues –; les harcèlements ne se sont pas poursuivis.
Le quatrième motif regroupe 17 récits dans lesquels le signalement est rendu caduc ou inutile par le recours à des stratégies de défense ou à des modes de protection.
Je l’ai menacé de porter plainte. Certaines personnes victimes rapportent avoir utilisé la confrontation ou la menace de signalement pour mettre fin à la situation de VSMU et précisent qu’elles n’ont pas eu à la signaler puisque le recours à cette stratégie de défense s’est révélé efficace.
Je fais tout ce que je peux pour éviter d’être dans ses parages. D’autres personnes victimes mentionnent le recours à des modes de protection, comme l’évitement de lieux fréquentés par l’individu ayant commis les gestes ou la réduction du temps passé en sa présence.
Le signalement des VSMU
Les sections suivantes portent sur les 109 récits qui font référence au signalement. Les personnes victimes ont décrit des aspects de l’expérience de signalement, notamment les motivations sous-jacentes à la décision de signaler les gestes de violence sexuelle, la réponse institutionnelle et les suites du signalement.
Les motivations derrière la décision de signaler la situation
L’analyse révèle quatre motivations liées à la décision de signaler la situation de VSMU à l’université, que ce processus implique ou non une plainte officielle.
Je voulais que ses gestes envers moi cessent. Ces récits indiquent que la décision de signaler la situation est motivée par la volonté de mettre un terme aux comportements de violence sexuelle. En effet, certaines personnes victimes expriment la volonté d’agir avant que la situation ne s’aggrave, ou afin de ne plus être en contact avec l’individu ayant commis les gestes.
C’était devenu intolérable, j’avais besoin de sécurité. Certaines personnes victimes lient la décision de signaler l’événement à la peur ou à la présence d’un malaise extrême, voire d’une menace. Ces personnes rapportent qu’elles ne se sentent pas en sécurité ou qu’elles ont reçu des menaces de la part de l’individu ayant commis les gestes.
On m’a conseillé de signaler la situation. Dans leurs récits, des personnes victimes indiquent qu’elles ont décidé de signaler les gestes commis à la suite des incitations de leur entourage personnel. Dans certains récits, il est précisé que des proches ont permis de valider la gravité de la situation, de reconnaître l’existence d’autres personnes victimes ou d’en référer à des ressources de l’université.
J’ai réalisé que j’avais été victime et donc j’ai décidé de dénoncer l’événement. Certaines personnes victimes indiquent que c’est lorsqu’elles ont compris que ce qu’elles avaient vécu constituait une violence sexuelle qu’elles ont décidé de signaler la situation. Dans ces récits, cette prise de conscience s’est produite après avoir parlé de ce qu’elles avaient subi ou après avoir entendu les témoignages d’autres personnes victimes.
La réponse institutionnelle au signalement des VSMU
Parmi les 109 récits qui font référence au signalement, 69 témoignent de la réponse institutionnelle obtenue à la suite d’un signalement auprès d’une personne ou d’une ressource de l’université (par exemple, service de sécurité, service des ressources humaines, bureau/centre de prévention et d’intervention en matière de harcèlement, corps enseignant, association étudiante). Parmi ces récits, 50 décrivent différentes réponses institutionnelles jugées non-aidantes et 19 témoignent de réponses jugées aidantes.
Des réponses institutionnelles jugées non-aidantes
J’en ai parlé à mon comité, puis à mon directeur de département. Ils sont partis à rire et m’ont dit que c’était anodin. Ils ne voulaient pas intervenir. […] Je n’ai jamais été appuyée par mon département. [...] Ils ont même qualifié ma démarche auprès des ressources humaines de trop radicale.
Ils ont minimisé et banalisé la situation. Plusieurs personnes victimes témoignent de réponses invalidantes telles que la minimisation ou la banalisation de l’expérience vécue, voire la culpabilisation de la part des personnes ou des instances vers lesquelles elles se sont tournées.
J’ai fait une plainte et je n’ai pas eu de retour, de soutien ni de résultat. Certaines personnes victimes rapportent qu’on n’a pas reconnu l’événement et qu’elles ont dû faire face à une absence de prise en charge, d’intervention ou de suivi de la part des personnes ou des ressources auprès de qui elles ont signalé la situation.
L’université protège ses membres occupant des statuts hiérarchiques élevés. Dans certains récits, les personnes victimes perçoivent une connivence ou concluent à une protection des individus à haut statut hiérarchique visés par des allégations de violence sexuelle. Certaines personnes victimes s’expliquent le peu d’effets de leur signalement par le fait que les instances vers lesquelles elles se sont tournées voulaient maintenir en poste les individus à haut statut hiérarchique. D’après elles, ces derniers subissent peu de conséquences lorsque leur responsabilité est mise en cause.
Ils m’ont dit d’accepter ses excuses et de continuer de le côtoyer. À travers leurs récits, des personnes qui ont signalé l’acte de violence racontent avoir reçu des recommandations ou des propositions de solutions qu’elles ont jugées inadéquates (par exemple, suggérer à la personne victime de changer d’université), voire inacceptables (par exemple, reprendre des activités en présence de l’individu ayant commis les gestes).
Faire une plainte officielle? C’est long et difficile, il vaut mieux laisser aller. Ces récits rapportent des propos dissuasifs exprimés par des personnes de l’établissement lors de la réception du signalement. Les propos rapportés déconseillent le dépôt d’une plainte officielle – voire en dissuadent –, en objectant un manque de preuves, en décrivant le processus de signalement auprès de la personne victime comme long, difficile, et même inutile.
Des réponses institutionnelles jugées aidantes
J’ai informé le directeur du département de la situation. Son attitude à mon endroit a été excellente. Il n’a pas tenté de minimiser la gravité de l’événement.
À l’inverse, et dans des proportions moindres (19 sur un total de 69), d’autres récits évoquent des réponses institutionnelles considérées comme aidantes ou satisfaisantes par les personnes victimes. En effet, celles-ci soulignent le sentiment d’avoir été écoutées, comprises, rassurées, protégées ou prises au sérieux lors de leur signalement, grâce à l’attitude de la personne ou de la ressource de leur établissement qui s’est occupée de la situation.
Les suites du signalement
Parmi les 109 récits qui font référence au signalement à l’université, 45 ont décrit les suites du signalement, notamment l’issue de la démarche, les répercussions sur la personne qui a signalé les gestes de violence et, toujours de son point de vue, les conséquences sur l’individu ayant commis ces gestes.
Les issues du signalement
Je suis allée porter plainte à la direction, qui s’est occupée du dossier de l’étudiant et de lui faire mention de ses inconduites. Je n’ai plus [subi de] harcèlement.
Dans plus de la moitié des récits décrivant l’issue de la démarche, l’intervention des instances ou le simple fait d’avoir signalé le problème à l’établissement a permis de mettre fin à la situation de VSMU. D’autres personnes victimes témoignent toutefois de la poursuite de la situation de VSMU malgré leur signalement ou en dépit de signalements répétés à une même instance ou à différentes ressources. En d’autres occasions, le signalement n’a pas pu aboutir à une résolution ou à une éventuelle sanction, car l’individu responsable n’a pu être formellement identifié.
Conséquences rapportées par la personne qui a signalé la situation de violence
J’ai dénoncé la situation, il a été reconnu coupable et suspendu, mais en bout de ligne, c’est moi qui ai perdu mon emploi en [...]; mon contrat dépendait de lui.
Parmi les personnes victimes ayant signalé la situation de VSMU, certaines ont témoigné de conséquences délétères à la suite de la démarche. Sur le plan professionnel, il est question de perte d’emploi, de relocalisation ou de démission. Plusieurs personnes étudiantes ou engagées dans la vie associative ont fait part du malaise de devoir continuer à fréquenter les mêmes espaces que l’individu dénoncé, comme le précise un récit : « Mais il m’enseigne quand même ». Par conséquent, plusieurs personnes victimes effectuent des changements significatifs dans leur parcours (par exemple, changer de programme, d’établissement, mettre fin à un engagement au sein d’un comité).
Répercussions sur l’individu ayant commis les gestes
[Le coordonnateur du club sportif] n’a jamais donné de réponse à la suite de ces incidents. L’assistant entraîneur est toujours en poste malgré un mécontentement général de toute l’équipe.
Certains récits ont mentionné différents types de répercussions sur l’individu responsable des gestes. À partir de l’information dont elles disposent, les personnes victimes font état d’avertissements ou de réprimandes (par exemple, avis verbal, rencontre formelle, menace de renvoi ou de plainte formelle), d’interdiction partielle ou totale à certains endroits du campus, ou encore de suspension ou de réaffectation de l’individu mis en cause. En revanche, d’autres personnes victimes estiment que leur signalement n’a conduit à aucune sanction. Certaines précisent que l’individu poursuit ses activités dans le milieu universitaire et en concluent qu’il y a eu une absence de répercussion.
Discussion
Nous appuyant sur l’analyse de 197 situations de VSMU au Québec, nous mettons ici en lumière une diversité d’expériences de (non-)signalement. Pour les personnes victimes n’ayant pas signalé la situation, les motifs avancés révèlent une minimisation des gestes subis, des craintes de répercussions négatives, particulièrement sur le plan social, professionnel ou scolaire, et une perception d’inutilité du signalement. Pour les personnes qui ont signalé la situation, cette décision s’explique par la volonté de faire cesser les gestes, le besoin de sécurité et l’influence de l’environnement social. Les motifs de (non-)signalement sont similaires à ceux identifiés dans de précédentes études (Sable et autres 2006; Spencer et autres 2017), et notre étude, la première en son genre au Québec, nous éclaire sur les obstacles individuels et institutionnels rencontrés (avant la mise en oeuvre des politiques universitaires visant à lutter contre les violences sexuelles). Notre étude contribue également à l’avancement des connaissances en explorant les issues du signalement et la réponse institutionnelle. Celle-ci a parfois été jugée aidante, car répondant aux besoins de la personne victime. D’autres fois, elle a été jugée non-aidante, notamment parce qu’elle était associée à une minimisation de la situation et qu’elle n’offrait pas la reconnaissance ou l’accompagnement attendus. Plusieurs personnes victimes qui ont signalé la situation ont aussi exposé les suites de leur démarche. Leurs récits révèlent que le signalement ne les protège pas systématiquement et ne conduit pas nécessairement à des sanctions contre l’individu responsable des gestes.
Les expériences de VSMU et leur (non-)signalement sont modulés par différents rapports de pouvoir, s’inscrivent dans un sexisme prégnant et ont lieu dans un contexte d’inégalité entre les genres (ANEF, CLASCHES et CPED 2017). La relation pédagogique ou d’autorité entre le personnel enseignant et un étudiant ou une étudiante crée une dynamique inégale qui peut vulnérabiliser les étudiants et étudiantes devant des abus de pouvoir, voire des violences sexistes et sexuelles, et qui peut limiter leur pouvoir d’agir en matière de signalement. Les VSMU à l’encontre du personnel employé s’inscrivent également dans des rapports inégaux, dont les rapports de genre. Les positions sociales de domination hiérarchique et les relations d’autorité font en sorte que les hommes sont plus susceptibles de commettre du harcèlement au travail, car ils occupent plus souvent un statut hiérarchique plus élevé que les femmes dans les organisations (Bates, Bowes-Sperry et O’Leary-Kelly 2006). Et bien que certaines femmes développent des stratégies de défense pour contrer les VSMU, plusieurs abandonnent leur profession (Brière 2019; Cromer et Lemaire 2007).
Il convient de préciser que ces récits ont été recueillis avant l’adoption de politiques visant à combattre les violences sexuelles dans les universités québécoises (Gouvernement du Québec 2017). D’autres études sont nécessaires pour établir à quel point ces expériences demeurent d’actualité en dépit de ces nouvelles politiques. À tout le moins, les expériences décrites et les enjeux soulevés peuvent souligner la pertinence des politiques et offrir des pistes pour améliorer la réponse institutionnelle aux VSMU. Globalement, l’examen des motifs reliés au (non-)signalement révèle une pluralité de réalités personnelles, sociales et institutionnelles. L’intention ici n’est ni de décourager les personnes de signaler les faits ni de valoriser à outrance le signalement au détriment de leur santé et de leur sécurité. Il s’agit plutôt d’exposer toute la complexité du processus de décision qui n’aboutit pas toujours à une issue satisfaisante pour la personne victime.
Une décision basée sur un calcul des coûts et des bénéfices
La décision de signaler ou non les VSMU semble découler d’une évaluation des coûts et des bénéfices par les personnes victimes. Pour certaines, les « coûts » anticipés (par exemple, perte d’emploi, de sécurité, de réputation) dépassent les bénéfices potentiels d’un signalement. Dans ces conditions marquées par la crainte pour soi et son entourage, le non-signalement peut apparaître comme une option moins risquée ou dommageable. La réputation, parfois négative, des instances universitaires en matière de traitement des signalements et les témoignages défavorables d’autres personnes victimes pèsent également dans l’anticipation des coûts. Ces coûts s’actualisent parfois puisque plusieurs récits de signalement décrivent d’importantes répercussions dans la vie des personnes victimes (par exemple, perte d’emploi, changements dans le parcours universitaire).
Les récits analysés conduisent à s’interroger sur les avantages et les retombées du signalement pour les personnes victimes ou même pour la communauté universitaire. Devant les expériences exposées par notre étude, l’adoption d’une posture réflexive et critique par les décisionnaires des établissements d’enseignement supérieur nous apparaît essentielle. Plus concrètement, cela peut se traduire par un questionnement des pratiques existantes et le développement de nouvelles approches visant non seulement la réduction des risques ou des coûts associés à la décision de dénoncer l’événement pour les personnes victimes, mais aussi l’augmentation de la confiance envers les établissements relativement à leur volonté de répondre efficacement aux signalements et de sanctionner les VSMU. En ce qui touche certaines répercussions négatives du signalement, rappelons qu’en vertu de l’article 14 de la Loi visant à prévenir et à combattre les violences à caractère sexuel dans les établissements d’enseignement supérieur (Gouvernement du Québec 2017), les politiques institutionnelles doivent inclure « des mesures visant à protéger contre les représailles la personne ayant déposé une plainte, fait un signalement ou fourni des renseignements ». Si l’on peut envisager que ces changements politiques et universitaires peuvent atténuer certaines barrières et répercussions à la suite d’un signalement, il demeure essentiel de documenter l’effet réel de ces politiques auprès des personnes victimes.
Un parcours influencé par la normalisation et la banalisation de la violence
Au fil des récits, il est possible de repérer des indices associés à la normalisation ambiante des violences sexuelles, définie comme un ensemble de représentations et de discours hétéronormatifs ancrés dans l’espace social et qui soutient la perception que certains types de violences sexuelles sont répréhensibles, tandis que d’autres sont peu dommageables et donc tolérables (Savoie et autres 2018). En effet, les discours qui minimisent et banalisent des situations de VSMU sont manifestes, d’une part, dans certains motifs de non-signalement et, d’autre part, dans certaines réactions de l’entourage ou des réponses universitaires jugées non-aidantes. De telles réponses renvoient plus largement à la culture du viol caractérisant « un vaste ensemble de discours et de pratiques qui tolèrent, minimisent, banalisent, voire encouragent tout un continuum de violences sexuelles » (Ricci et Bergeron 2019 : 1297).
Un parcours miné par des rapports de pouvoir
Les rapports de pouvoir à l’oeuvre dans le contexte universitaire structurent également la décision de (ne pas) dénoncer les gestes violents ainsi que le parcours de signalement des VSMU. Il ressort des récits la perception qu’il est plus difficile de signaler des situations qui impliquent des individus ayant un statut hiérarchique plus élevé, en raison des privilèges et du pouvoir que leur octroie leur position sociale. À ce titre, la réponse institutionnelle est perçue comme manquant d’impartialité, puisque les instances sont à la fois « juges et parties ». Rappelons qu’aux rapports inégaux de pouvoir reliés au statut (par exemple, étudiant-étudiante, employé-employée) au sein de l’université s’ajoutent ceux liés au genre, à l’âge, entre autres, qui modulent les expériences de (non-)signalement (Brubaker et autres 2017).
Devant cela, des dispositions des universités (par exemple, recours à une enquête externe) désormais mises en place dans certaines (Lafrenière Abel 2020) pourraient atténuer cette perception de partialité. D’ailleurs, une récente modification législative (Assemblée nationale du Québec 2021), permet dorénavant la communication de certains renseignements relatifs aux suites données à la plainte (c’est-à-dire l’imposition ou non d’une sanction et les modalités de celles-ci) à la demande de la personne victime. Ces dispositions, qui résultent de revendications militantes féministes, peuvent contribuer à rétablir la confiance envers le traitement des signalements par les universités et répondre à l’insatisfaction soulevée par les personnes victimes ayant porté plainte mais qui ignorent l’issue de leur démarche.
Limites et implications de notre étude
La présente étude comporte certaines limites qui découlent de la nature des récits. Nombreux et de longueur variable, ces derniers reflètent des éléments saillants et significatifs pour les personnes qui les ont rédigés, au moment où elles l’ont fait. Il est possible que certains aspects des expériences de (non-)signalement soient incomplets ou n’aient pas été soulevés. Dans les limites des données disponibles, la démarche descriptive n’a pas permis d’approfondir des dimensions reliées aux caractéristiques sociodémographiques ou aux formes de VSMU rapportées.
Cependant, la richesse du corpus trouve son expression dans un large éventail d’expériences de (non-)signalement et une diversité de motifs exposant la complexité du processus de décision. Le nombre élevé de récits de signalement non seulement met en relief les différentes formes que celui-ci peut revêtir, mais nous permet aussi de constater le caractère mitigé de l’issue des démarches. Ces observations peuvent inciter à élargir le spectre des expériences comptabilisées comme un signalement, de sorte à ne pas le circonscrire au nombre de plaintes officielles, mais bien à considérer les différentes ressources ou instances de l’université auxquelles une personne victime peut s’adresser. Les motifs de (non-)signalement sont éclairants pour cerner la variété des facteurs contributifs à cette décision, notamment l’influence de l’entourage personnel, des mouvements sociaux de dénonciation et de la réputation des établissements. Enfin, ces résultats pourront appuyer l’élaboration d’instruments de mesure permettant de mieux documenter quantitativement les expériences de (non-)signalement.
Conclusion
Dans l’ensemble, les réalités dévoilées dans cette étude plaident en faveur de formations pour l’ensemble de la communauté universitaire, tel que cela est recommandé par plusieurs experts et expertes, et maintenant rendues obligatoires par la Loi visant à prévenir et à combattre les violences à caractère sexuel dans les établissements d’enseignement supérieur (Gouvernement du Québec 2017). Ces formations ont le potentiel de sensibiliser les personnes susceptibles de recevoir un signalement et, le cas échéant, d’engager des actions institutionnelles adéquates. Notre étude comporte également des implications pour les messages de prévention et d’intervention. L’une des conditions sine qua non pour contrer les VSMU est de centrer les orientations et les pratiques sur les besoins exprimés par les personnes victimes, à l’aune des approches féministes intersectionnelles.
Pour améliorer le parcours de signalement des personnes victimes de VSMU, il apparaît donc crucial de privilégier des actions qui les convaincront que les administrations universitaires travaillent à assurer une réponse institutionnelle satisfaisante, dans une perspective de tolérance zéro, peu importe le statut des personnes impliquées. Partout dans le monde, les recherches sur les VSMU et l’engagement des féministes appellent les universités à faire preuve de courage.
Parties annexes
Notes biographiques
Manon Bergeron est sexologue et professeure au Département de sexologie à l’Université du Québec à Montréal. Titulaire de la Chaire de recherche sur les violences sexistes et sexuelles en milieu d’enseignement supérieur, elle a dirigé deux enquêtes au Québec, qui ont permis d’établir un portrait des violences sexuelles en milieu universitaire et collégial : l’Enquête sexualité, sécurité et interactions en milieu universitaire (ESSIMU) en 2016 et le Projet intercollégial d’étude sur le consentement, l’égalité et la sexualité (PIECES) en 2020.
Ihssane Fethi est doctorante au Département de psychologie de l’Université de Montréal et sa thèse porte sur les expériences de violences sexuelles vécues par les étudiantes internationales. Elle est auxiliaire de recherche à la Chaire de recherche sur les violences sexistes et sexuelles en milieu d’enseignement supérieur.
Karine Baril est professeure au Département de psychoéducation et de psychologie à l’Université du Québec en Outaouais. Ses recherches portent sur les personnes victimes de violence sexuelle. Elle est chercheuse à l’Équipe violence sexuelle et santé et à la Chaire de recherche sur les violences sexistes et sexuelles en milieu d’enseignement supérieur.
Sandrine Ricci est chercheuse doctorale en sociologie/études féministes à l’Université du Québec à Montréal et affiliée à la Chaire de recherche sur les violences sexistes et sexuelles en milieu d’enseignement supérieur. Sa thèse combine un travail de réflexion critique et un travail de recherche empirique sur la notion de culture du viol.
Jacinthe Dion est professeure au Département des sciences de la santé à l’Université du Québec à Chicoutimi. Elle est cotitulaire de la Chaire de recherche sur la vie et la santé des jeunes. Ses travaux portent sur les facteurs de risque et de protection reliés à l’adaptation psychosociale et à la résilience de populations plus vulnérables.
Marie-Hélène Ouellette est co-coordonnatrice du Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) L’Élan.
Geneviève Paquette est professeure au Département de psychoéducation à l’Université de Sherbrooke. Ses travaux de recherche portent sur les facteurs et les conséquences de la violence subie par les populations vulnérables, particulièrement la violence sexuelle envers les adolescentes et les jeunes femmes.
Tarah Paul est titulaire d’un baccalauréat en psychologie et en sociologie (Université de Montréal) et d’une maîtrise en migrations interméditerranéennes (Université Ca’ Foscari). Au moment de son implication dans la présente étude, elle était intervenante au Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel de l’Ouest-de-l’Île.
Marie-Andrée Pelland est professeure au Département de sociologie et de criminologie à l’Université de Moncton. Elle s’intéresse aux questions relatives à la criminalité, au consentement sexuel et à la déviance sexuelle.
Anne-Sophie Ponsot a travaillé comme chargée de projet au Conseil québécois LGBT. Elle est présentement conseillère scientifique à l’Institut national de santé publique du Québec.
Lise Savoie est professeure en travail social à l’Université de Moncton. Elle s’intéresse aux questions relatives aux femmes, soit la pauvreté, les approches féministes narratives et les violences sexuelles. Ses recherches portent présentement sur le phénomène du consentement sexuel chez les étudiantes et les étudiants en milieu universitaire.
Cindy Viau est directrice générale du Groupe d’aide et d’information sur le harcèlement sexuel au travail (GAIHST). Elle assure le lien entre le GAIHST, les centres communautaires et les différents paliers du gouvernement, tout en siégeant à plusieurs comités de travail en lien avec les violences sexuelles.
Note
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[1]
Cette recherche a été rendue possible grâce au soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et de la Chaire de recherche sur les violences sexistes et sexuelles en milieu d’enseignement supérieur, de même qu’à l’implication de partenaires et du Service aux collectivités de l’Université du Québec à Montréal.
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