Résumés
Résumé
À partir d’entretiens sociobiographiques auprès d’hommes demandant l’asile en France au motif de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, ou des deux à la fois, les auteurs explorent, dans cet article, le rôle pluriel des pratiques ludo-sportives dans les processus de socialisation sexuelle et genrée. Ils donnent à voir la manière dont les expériences sportives sont tantôt le lieu d’imposition d’un script culturel hétérosexiste hérité de la période coloniale et renforcé depuis, tantôt le lieu de construction de scripts interpersonnels et intrapsychiques homosexuels. Ces deux mouvements, a priori contradictoires, peuvent coexister et s’alimenter réciproquement. Ils sont subis ou maîtrisés par les enquêtés en fonction de leurs dispositions individuelles.
Mots-clés :
- Sport,
- Afrique,
- scripts sexuels,
- sexe/genre,
- asile
Abstract
Based on sociobiographical interviews with men seeking asylum in France on the grounds of their sexual orientation or gender identity, or both, the authors explore, in this article, the plural role of ludo-sport practices in sexual and gendered socialisation processes. They show how sports experiences are sometimes the site of the imposition of a heterosexist cultural script inherited from the colonial period and reinforced since, and sometimes that of the construction of homosexual interpersonal and intrapsychic scripts. These two, a priori contradictory, movements can coexist and feed off each other. Respondents either submit to them or control them according to their individual dispositions.
Resumen
Con base en entrevistas sociobiográficas hacia hombres que buscan asilo en Francia por motivos de su orientación sexual y/o identidad de género, este artículo explora el papel plural de las prácticas recreodeportivas en los procesos de socialización sexual y de género. Los autores muestran cómo las experiencias deportivas son a veces el lugar de imposición de un guión cultural heterosexista heredado del período colonial y reforzado desde entonces, otras veces el lugar de construcción de guiones homosexuales interpersonales e intrapsíquicos. Estos dos movimientos, a priori contradictorios, pueden coexistir y alimentarse recíprocamente. Son repentinos o dominados por los encuestados dependiendo de las disposiciones individuales.
Corps de l’article
« C’est à cause de ça qu’ils m’ont inscrit au centre de foot. Parce que ma mère ne voulait pas que je sois efféminé… […] parce que, des fois, je parle comme une femme, je marche comme une femme ». Manzar, Malien d’une trentaine d’années, en cours de demande d’asile en France au motif de son orientation sexuelle, établit ici un lien entre la pratique sportive et l’apprentissage de normes de masculinité socialement valorisées. Dans les récits rétrospectifs d’hommes originaires d’Afrique francophone et demandant l’asile en France au motif de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, ou des deux à la fois, les expériences sportives apparaissent sous différents registres en lien avec le fait de se décrire comme « efféminé » ou « viril ». Ces termes émiques sont utilisés par les intéressés pour qualifier des goûts et des manières de se comporter, de parler et d’agir qui renvoient à la proximité des uns et à l’éloignement des autres par rapport au modèle de la masculinité hégémonique (Connell 1995; Viveros Vigoya 2018) et à un script culturel de la sexualité (Gagnon 2008; Bozon et Giami 1999; Monteil 2021) marqué par l’hétérosexualité et le respect du continuum sexe-genre-sexualité (Butler 2006a et 2006b).
Les scripts de la sexualité (Gagnon 2008) sont organisés à plusieurs niveaux : culturels, interpersonnels et intrapsychiques. Les scripts culturels « fonctionnent comme modèles collectivement partagés qui définissent et fournissent les indications concernant les situations et rôles sexuels » (Monteil 2021 : 585). Ils sont inscrits dans un récit national, culturel et social, et définissent le rôle de chaque membre dans une communauté culturelle en fonction de ses caractéristiques, et notamment de son sexe. Ils consistent en des prescriptions culturelles des scripts interpersonnels et intrapsychiques. Ces derniers – les scripts intrapsychiques – « utilisent des […] éléments symboliques fragmentaires, scénarios culturels plus largement partagés ou éléments d’expérience personnelle, et les organisent en des schèmes cognitifs structurés qui prennent la forme de séquences narratives, de projets, de fantasmes sexuels » (Bozon et Giami 1999 : 70), c’est-à-dire les manières individuelles de s’identifier en fonction de l’appartenance à certains groupes sociaux. Les scripts interpersonnels présentent une dimension pratique en ce qu’ils régissent les interactions entre deux individus en contexte de relations sexuelles ou de séduction; il s’agit en d’autres termes de la rencontre entre des scripts intrapsychiques singuliers plus ou moins proches dans un scenario culturel donné (Gagnon 2008). Dès lors, dans quelle mesure l’étude de la confrontation de scripts intrapsychiques et interpersonnels contrevenant au script culturel dans le cadre des expériences sportives permet-elle d’éclairer les processus de socialisation sexuelle et de genre d’homme gays en contexte africain postcolonial? Cette socialisation, d’ailleurs, reste marquée non seulement par les traces culturelles laissées par l’histoire coloniale (malgré les indépendances politiques), mais aussi par les circulations migratoires privilégiées avec les anciennes colonies (Bancel et autres 2010)[1].
Bourdieu évoque la fonction éducative du sport, précisant « que les partis politiques, les syndicats, les entreprises et l’Église ont utilisé le sport pour éduquer les masses, contrôler leur temps libre et rendre leurs institutions plus populaires » (1980 : 175). Sa puissance socialisatrice est mobilisée pour diffuser des normes et des valeurs jugées utiles en fonction des contextes historiques. Initialement utilisé pour former la bourgeoisie britannique aux fonctions dirigeantes (Pociello 1999; Dunzendorfer 2014; Holt 2018; Nicolas 2021), il servira la formation « des “ citoyens vigoureux ”, “ des bons chrétiens ” et des “ personnes saines ” » (Defrance 2000, cité dans Baller et Saavedra 2010 : 9) dans le contexte français des années 30.
Pendant la période coloniale, le sport est mobilisé pour former des leaders possédant « l’état d’esprit occidental », la « sympathie africaine » et une loyauté sans faille à l’Empire (Fouchard 2018; Yamada 2018), pour occuper le temps libre des sujets coloniaux et instaurer des pratiques corporelles hygiéniques (Miescher 2005; Nicolas 2021), ou encore pour encadrer les contestations à l’encontre des rapports de domination (McIntosh 1973; Mangan 1998; Couzens 1983; Martin 1995; Nicolas 2021). Lieu de régulation des rapports de domination raciaux, l’arène sportive masculine et hétérosexuelle (Ferez 2007; Terret 2004) apparaît aussi comme un lieu de régulation et d’inculcation des rapports de domination sexués. Ces pratiques propres à la période coloniale contribuent déjà à véhiculer et à légitimer un système de domination entre les sexes, et entre les expressions de genre au sein de chaque sexe (McKay, Messner et Sabo 2002; Laberge 2004; McKay et Laberge 2006; Messner 2002; Fraysse et Mennesson 2017; Bonnet et Mennesson 2019). C’est sur ce système que s’appuient les constructions identitaires postcoloniales d’États nouvellement indépendants (Denis 1997; Fair 2001; Baller et Saavedra 2010; Riot et Bancel 2017), conduisant à cultiver l’altérité culturelle avec l’ancienne puissance coloniale en opposant une tradition hétérosexuelle à une modernité homosexuelle, pensée comme importation occidentale (Gueboguo 2006; Broqua et Eboko 2009; Broqua 2012; Awondo, Geschiere et Reid 2013; Awondo 2019; Bertolt 2021). Comment se construisent des scripts interpersonnels et intrapsychiques (Bozon et Giami 1999) homosexuels dans un contexte postcolonial marqué par le rejet de l’homosexualité? Le sport, comme instrument d’imposition des scénarios culturels majoritaires, est-il exclusivement un lieu de discrimination et d’assignation de la déviance homosexuelle ou peut-il également favoriser la construction de scripts interpersonnels et intrapsychiques minoritaires?
Plusieurs travaux étudient les socialisations sportives minoritaires à partir des expériences sportives féminines (Louveau 2006; Mennesson 2005; Sablik et Mennesson 2008) ou homosexuelles (Liotard 2008; Wellard 2009; Elling et Janssens 2009; Bos 2009). Ces études montrent notamment la manière dont les socialisations sportives participent de la modification des scripts intrapsychiques et interpersonnels. Elles portent très majoritairement sur des terrains occidentaux et peu sur des contextes africains postcoloniaux. Dans quelle mesure les scénarios culturels sexuels et genrés véhiculés dans le sport pèsent-ils sur la construction des scripts interpersonnels et intrapsychiques? Comment des scripts culturels et intrapsychiques fondés sur des normes opposées peuvent-ils coexister?
Une ethnographie d’hommes originaires d’Afrique subsaharienne demandant l’asile en France en raison de leur orientation sexuelle
Dans cet article, nous nous appuyons sur les données recueillies dans le cadre d’un doctorat en cours. Une enquête ethnographique a été réalisée entre mars 2018 et septembre 2021 auprès d’hommes originaires d’Afrique francophone et demandant l’asile en France au motif de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre. Des récits de vie détaillés ont été recueillis au cours de 83 h d’échange avec 16 hommes vivant dans la région d’Île-de-France[2], lors d’entretiens répétés tout au long de la procédure de la demande d’asile. Ces entretiens abordaient l’expérience de l’homosexualité dans le pays d’origine et le parcours d’exil, comprenant la migration, l’expérience de la demande d’asile une fois en France et parfois les premiers mois en tant que réfugié. Les enquêtés sont originaires de pays historiquement colonisés par la France, âgés de 25 à 50 ans et présentent des origines sociales variées. Issu d’une famille royale, Christian est fils d’un ancien député et d’une infirmière, habitués à passer leurs vacances dans une résidence secondaire à Paris. À l’inverse, Samba est fils de paysan et n’a connu sa mère que jusqu’à 6 ans. Souleyman n’a pas été scolarisé et a grandi à la campagne, alors qu’Aliou a grandi en ville et a obtenu une licence universitaire.
L’analyse du corpus d’entretiens est complétée par des observations participantes au sein d’une association LGBTI[3] spécialisée dans l’accompagnement administratif et social des demandeurs d’asile. L’enquêteur a ainsi pu participer aux préparations individuelles de 23 personnes à l’entretien, à partir duquel les instances compétentes décideront d’attribuer, ou non, le statut de réfugié. Ces préparations consistent en des simulations d’entretiens au cours desquelles les requérants s’entraînent à présenter leur expérience de l’homosexualité motivant l’exil. L’enquêteur a également participé à 30 permanences hebdomadaires d’accueil des nouveaux requérants. Ces permanences visent à évaluer la situation administrative et sociale des personnes sollicitant le soutien de l’association, afin de les conseiller au mieux dans leurs démarches. Elles permettent d’accéder à des « morceaux », plus ou moins détaillés, de l’histoire de vie des interlocuteurs. Les données recueillies lors de ces observations participantes aident à situer les récits livrés en entretien.
L’analyse thématique permet in fine d’identifier trois types de récits des expériences sportives. Le sport apparaît ainsi comme un espace tantôt stigmatisant et assignant le statut de déviant, tantôt de dissimulation ou de correction d’une anomalie, tantôt émancipateur et participant de la production de corps désirables, et parfois même de rencontres érotico-sexuelles. Nous allons tenter de montrer la manière dont diverses expériences sportives participent de la construction de scripts interpersonnels et intrapsychiques qui impliquent des ajustements par rapport au script culturel dominant, à propos duquel Christian (Ivoirien, 50 ans) affirme :
Chez nous, c’est rare qu’on fait un coming-out, […] en Afrique, ce n’est pas possible. On ne veut même pas entendre ton homosexualité même : « C’est chez les blancs, ça existe, mais ça n’existe pas chez nous ». […] La preuve, le président Macky Sall, quand la communauté internationale a demandé qu’il dépénalise l’homosexualité au Sénégal, il a refusé. Il a dit : « Ce n’est pas possible, ça ne fait pas partie de notre culture ».
Des pratiques ludo-sportives inscrites dans des scripts intrapsychiques et interpersonnels façonnés par les assignations de genre
L’analyse des expériences sportives des enquêtés permet de saisir la manière dont les pratiques ludo-sportives véhiculent des normes de genre et de sexualité conformes au script culturel, et contribuent à la construction de scripts intrapsychiques et interpersonnels assignant un statut de déviant, et ce, particulièrement pour les enquêtés « efféminés ».
Cette assignation peut être liée au choix d’une pratique genrée féminine ou à l’absence de pratiques ludo-sportives jugées masculines. C’est le cas d’Aliou (Sénégalais, 35 ans) :
Depuis que je suis enfant, j’avais tendance à jouer à des jeux de femmes, et là, on me grondait, ça ne se faisait pas. Si je jouais avec mes soeurs, ça ne se faisait pas, on me disait d’aller jouer avec les garçons au foot et autre. Donc, moi, j’ai compris tout de suite qu’il y avait cette différence. On me traitait d’homosexuel, et tout, parce que j’étais différent.
L’assignation de l’homosexualité, marque d’une transgression du script culturel, relève de l’interprétation du recours à des pratiques ludo-sportives associées à un genre considéré comme non conforme au sexe de l’individu. Les enquêtés font état de pratiques ludo-sportives strictement destinées à un sexe, et au genre associé, notamment au regard des normes et valeurs qu’elles véhiculent. Certaines sont quasi exclusivement pratiquées par les hommes, comme le football ou la lutte, et renvoient à des normes de virilité, d’affrontement, de puissance, de technique. Elles se pratiquent publiquement et constituent des spectacles attractifs. D’autres sont presque exclusivement féminines et consistent en des jeux de cour de récréation sans affrontement physique direct, comme la marelle, des jeux de danse ou de rôle. Pratiquées dans la sphère privée, elles ne supposent pas de spectateurs.
L’absence de performances et le désengagement des pratiques masculines, surtout lorsqu’ils sont doublés de pratiques féminines, sont socialement remarqués, interrogés et dénoncés. Ils apparaissent comme une transgression de genre qui influe sur le continuum sexe-genre-sexualité et suscite la suspicion d’une transgression de la norme hétérosexuelle. Des injonctions à la conformité sont formulées par l’entourage familial et amical ou le voisinage, s’accentuant lorsqu’elles ne sont pas suivies d’effets et avec l’avancée en âge.
Si les pratiques ludo-sportives féminines et l’absence d’implication dans les pratiques sportives masculines suscitent le doute, il ne suffit pas de pratiquer des activités sportives masculines pour y échapper. Nala (Sénégalais, 25 ans) raconte ainsi son exclusion des pratiques masculines :
La musculation, j’aimais bien, mais je ne pouvais pas, parce que quand je rentre à la salle, les gens me voient et… chaque mois, je changeais de salle! Chaque fois que j’étais dans une salle de sport, le propriétaire finissait par venir me voir pour me dire : « Ici les gens ne t’aiment pas. Ne reviens pas! ». Je disais : « OK. Rends-moi mon argent et je m’en vais ». Et je m’en allais.
Les pratiques ludo-sportives, comme lieu d’exposition du corps, s’apparentent à un dispositif de rappel des normes de genre et de sexualité. L’assignation du statut de déviant, avec en toile de fond la suspicion de transgressions sexuelles, est le résultat de l’engagement dans des pratiques féminines, du non-engagement dans les pratiques sportives masculines ou de l’engagement dans les pratiques masculines mettant en scène une masculinité subalterne (Connell 1995), c’est-à-dire des attitudes corporelles et des comportements jugés féminins, comme la crainte de l’affrontement.
Ces assignations du statut de déviant en contexte sportif pèsent sur la construction des scripts intrapsychiques et interpersonnels. Ousman (Sénégalais, 30 ans) explique ainsi :
Le fait d’être efféminé, tout le monde te critique en fait. On te dit : « Pourquoi tu ne pars pas jouer avec tes potes? Pourquoi tu ne fais pas des trucs de mecs? ». Et moi, je me disais que c’était de ma faute. Pourquoi je ne me tiens pas bien comme un homme? Pourquoi je n’aime pas le football? Pourquoi je préfère jouer avec les filles? En fait, moi, je préfère jouer avec les filles et les rejoindre pour regarder les garçons jouer.
Les assignations du statut de déviant consécutives à la transgression des normes de genre, apparaissent dans les expériences des enquêtés comme marquant les subjectivités du sceau de l’altérité par rapport à la masculinité hégémonique et aux espaces sociaux qui l’imposent. Ousman explique combien cette expérience de l’altérité le construit au prisme de sa différence, et l’invite à questionner et à reconstruire ses scripts sexuels intrapsychiques et interpersonnels :
Comme j’étais enfant, je ne pouvais pas me contrôler, et les gens voyaient ça en moi. […] Même ma maman, des fois, elle se fâchait parce qu’elle voyait que son fils était critiqué par tout le monde. Elle me criait dessus : « Pourquoi tu ne pars pas jouer avec tes amis garçons? » Mais moi, je n’étais pas conscient, même si je partais là-bas [jouer au foot avec les garçons conformément aux injonctions familiales], je n’étais pas à l’aise, ils me critiquaient. Et c’est avec deux amis que j’ai commencé les rapports sexuels. Eux, ils étaient critiqués, mais moins que moi. Parce que moi, j’étais plus transparent, quoi. […] Il y en avait un qui était plus proche de moi… […] c’était lui, le premier mec avec qui j’ai fait des rapports sexuels. Mais à part ça, j’avais eu trois fois à être touché par des mecs plus âgés.
Cette assignation sociale d’une homosexualité supposée conduit à modifier les scripts interpersonnels. Comme Ousman, plusieurs enquêtés expliquent que leur caractère efféminé a favorisé les rencontres entre hommes du même âge ou plus âgés, et leur entrée dans la sexualité. Si la sexualité est inférée à partir du genre perçu, les engagements sportifs enclenchent une série de répercussions interpersonnelles et un processus de catégorisation.
Les expériences ludo-sportives contribuent donc à imposer un script culturel par la distinction genrée des pratiques. La transgression de ces normes de genre engendre des rappels à l’ordre qui participent de l’assignation sociale du statut de déviant, fondée sur la prétendue orientation sexuelle associée. Cette assignation sociale façonne les scripts intrapsychiques et interpersonnels des « efféminés », favorisant leur entrée dans la sexualité.
Corriger la déviance par le sport, ou aligner les scripts intrapsychiques et culturels
En période postcoloniale, le sport est mobilisé par les États nouvellement indépendants pour former des identités nationales autour d’une tradition hétérosexuelle fantasmée (Broqua 2012; Gueboguo 2006) et une répartition genrée des rôles sociaux à partir d’une binarité de sexes (Baller et Saavedra 2010). Le script culturel s’établit autour de l’opposition entre tradition locale et modernité occidentale, attribuant toute transgression à une trahison civilisationnelle. Si certaines expériences sportives montrent la manière dont le sport contribue à assigner le statut de déviant aux transgresseurs, d’autres révèlent sa fonction intégrative. Les expériences sportives seront abordées au prisme de leur fonction éducative ou corrective de l’engagement dans des scripts intrapsychiques ou interpersonnels déviants.
Christian explique la croyance de sa famille dans le pouvoir éducatif des pratiques sportives :
Et donc ma soeur a dit : « Beh voilà, je te dis qu’il est pédé. […] ». C’est comme ça qu’elle a pu convaincre ma mère que je fasse le service militaire. […] Après, moi, je m’en foutais quoi, mais je me suis dit qu’il faut que je montre à ma soeur que je peux tenir, je peux réussir. […] C’est là que j’ai commencé véritablement à faire du sport.
Issu d’un milieu très favorisé, Christian a longtemps été protégé par sa mère et son père, à qui il a confié son attirance pour les hommes dès l’adolescence. Présentant une masculinité éloignée de l’idéal hégémonique et se qualifiant « d’efféminé », il décrit une enfance marquée par des amitiés nouées avec des filles et par l’évitement des situations d’opposition, de conflit et d’affrontement avec les autres garçons, notamment en sport :
J’avais peur de faire du sport. Et j’étais couvert par ma mère… […] elle me donnait des dispenses parce qu’elle était infirmière. […] Je ne voulais pas être en contact avec les hommes, je ne voulais pas qu’on me blesse, je ne voulais pas tout ce qui était brutal, tout ce qui était… Je préférais jouer à l’intérieur aux jeux plus calmes.
Outre une préférence pour les jeux d’intérieur, Christian admire certains artistes et écoute des musiques occidentales plutôt féminines selon lui, par opposition aux musiques traditionnelles ou locales écoutées par les garçons de son âge. Ses relations avec les autres garçons pendant l’enfance et l’adolescence prennent trois formes : le harcèlement physique ou moral en raison de son orientation sexuelle supposée; la protection d’un cousin à l’école et d’un copain de quartier qualifié de « viril », avec qui il aura une aventure; la sociabilité entre pairs efféminés avec l’avancée en âge. Plus il grandit, plus sa soeur aînée est inquisitrice, se questionne sur son caractère efféminé et surveille ses faits et gestes. Un jour, elle interprète finalement les cadeaux qu’il reçoit d’un ami comme une preuve de son homosexualité. Elle fait pression sur lui et sur sa mère pour qu’il parte au service militaire. Ce dernier est censé, par la pratique sportive et la socialisation entre hommes, redresser des scripts intrapsychiques et interpersonnels prétendus déviants. Une croyance dans une fonction éducative ou rééducative que confirme Manzar, dont la mère est responsable de l’association des femmes musulmanes du quartier :
Depuis en bas âge, de nature je suis un peu féminin, et ma mère n’aime pas ça. C’est à cause de ça qu’ils m’ont inscrit au centre de formation de foot. Parce que ma mère ne voulait pas que je sois efféminé comme ça.
La décision de corriger des attitudes corporelles contrevenant au scénario culturel hétérosexiste intervient dès l’enfance. Les socialisations sportives sont perçues par les familles comme participant d’un apprentissage des formes de la masculinité hégémonique et de la virilité. Elles servent aussi de couverture sociale aux rumeurs, en raison de l’association faite entre activités sportives pratiquées et modèles de genre. Christian partage ces croyances familiales :
J’avais peur que l’on découvre mon orientation sexuelle. Mais ce qui m’a semblé bizarre, c’est qu’avant, quand je voyais un homme nu, ou quand je voyais le sexe d’un homme ou bien une poitrine, j’étais excité. Mais bizarrement, quand je suis rentré dans l’armée, on était tous des hommes, mais je n’étais pas excité. Je me posais la question de savoir : « Beh, c’est dû à quoi? » […] Et en fait, c’est le sport, ça m’a aidé à maîtriser mon corps sans me dénaturer.
Christian perçoit une double utilité à la pratique sportive. Premièrement, elle lui permet d’être rompu à la vue d’hommes nus et d’apprendre à contrôler son excitation. Deuxièmement, elle l’aide à maîtriser ses expressions corporelles qu’il qualifie d’efféminées et à compenser la transgression qu’elles constituent par la pratique d’activités viriles. Cet équilibre, et le musèlement d’un script intrapsychique producteur de fantasmes susceptibles de trahir son orientation sexuelle, sont les conditions sine qua non de son intégration et de son maintien dans des univers hétérosexistes.
Le sport contribue non seulement à façonner le script intrapsychique, mais aussi à construire une façade de virilité et un script interpersonnel non stigmatisant. Aliou explique y recourir pour ses fonctions ascétiques :
Je restais comme ça, je travaillais, je faisais du sport, je voyais mes amis; après, ça ne me faisait plus rien… J’ai beaucoup pensé que je n’étais pas gay. Tout récemment, des amis m’ont dit : « Nous, on pensait que tu étais un policier qui nous espionnait ». Genre, ils pensaient que moi… en fait, j’étais tellement sérieux que, voilà, quoi… Je faisais du sport, je travaillais et tout, donc… Je m’en foutais du sexe et des rencontres et tout…
L’expérience sportive apparaît comme une solution pour éviter les pratiques sexuelles, se renforcer musculairement, se rapprocher des idéaux de masculinité hégémonique et des scripts sexuels et de genre véhiculés culturellement. Aliou tente ainsi de se convaincre qu’il n’est pas gay et, dans le même temps, de construire une façade plus virile éloignant le doute grandissant et les injonctions de plus en plus pressantes au mariage à l’approche de ses 35 ans.
Ainsi, les pratiques sportives sont utilisées en raison de leurs vertus socialisatrices. Souvent imposées par l’entourage dans l’espoir de corriger des attitudes, elles sont aussi fréquemment reprises par les enquêtés selon les mêmes desseins, ou volontairement mobilisées pour adoucir ou éviter des assignations sociales jugées négatives et cultiver une façade conforme au script culturel. Les enquêtés cherchent alors à ajuster le script interpersonnel à leur avantage. Pour ce qui est du script intrapsychique, cela dépend des situations. En leur for intérieur, certains espèrent pouvoir (re)nouer avec un script hétérosexuel, alors que d’autres mettent volontairement en scène une façade de virilité à vocation dissimulatrice et protectrice d’une homosexualité cachée.
Le sport comme lieu d’émancipation des scripts culturels dominants et d’entrée dans l’homosexualité
Les expériences ludo-sportives ont jusqu’ici été présentées comme vectrices d’un script culturel dominant. Les données collectées révèlent toutefois, dans certains cas, le rôle émancipateur que peuvent jouer les expériences sportives. La pratique sportive est ainsi parfois présentée comme le lieu de construction de corps désirables. Nala explique :
J’avais un corps encore mieux que maintenant parce que je pratiquais la musculation. J’avais un corps parfait. […] Je mettais un survêtement, des birks, un tricot, avec une veste en cuir. Et puis la façon de parler… Je connais comment attirer l’attention avec des intonations et en bougeant ma langue comme ça. Du coup, ils commencent à me parler, ils me donnent leur numéro et on se rencontre. Je vais à leur appartement et je les laisse… « ride my body! » [rire.] […] Je joue un peu l’efféminé, tu comprends? […] Comme je t’ai dit, quand tu as un joli corps, les actifs veulent seulement coucher avec toi.
Le corps, sculpté par la pratique sportive en fonction des normes de beauté en vigueur, est un outil de séduction. Dans un contexte marqué par une forte division genrée des rôles sociaux et des critères esthétiques, Nala utilise la pratique physique pour féminiser son corps en vue d’attirer les « actifs ». Ces derniers peuvent être qualifiés « d’hétéros » par d’autres enquêtés, c’est-à-dire des hommes qui occupent le plus souvent exclusivement le rôle sexuel d’insertif, ne s’identifient pas forcément comme homosexuels et disposent le plus souvent d’une couverture hétérosexuelle de façade par le mariage, la parentalité, ou des deux à la fois. L’usage de la musculation pour sculpter des corps désirables est également évoqué par Aliou, une fois arrivé en France, à propos d’un ami :
C’est comme ça qu’il fait, même quand on part en boîte, c’est comme ça qu’il fait. Il se maquille, des fois on est à la maison seulement, il fait comme ça, il se maquille seulement. […] Quand on part à la salle de sport, il ne fait que le bas seulement. Les fesses seulement. […] Ses fesses seulement. Les fesses sont dures, dures, dures, dures.
L’arène sportive, bastion masculin et hétérosexuel, est ici fréquentée selon une logique qui échappe aux codes genrés dominants. La pratique sert à produire une sexualisation des corps d’homme en les féminisant. La musculation, comme pratique individuelle dont les effets de genre ne sont perceptibles que par des initiés, permet d’atteindre cet objectif.
D’autres répondants présentent le sport comme un lieu de rencontre. Espace de construction de la norme hétérosexuelle et d’incorporation de modèles de masculinité hégémonique par excellence, il offre paradoxalement aussi un lieu d’homosociabilité. Christian se souvient :
J’ai découvert qu’en fait, parmi mes collègues militaires, certains avaient une attirance pour moi. Et je ne savais pas en fait… […] Et donc un soir, il m’a invité, on est parti dans un bar… […] et j’ai passé la nuit chez lui. […] Et là j’ai compris qu’il était gay et j’ai compris le comportement qu’il avait à me protéger et à me défendre.
Dans ce cas, l’exposition de masculinités subalternes en milieu sportif marque la déviance et donne lieu à des interactions impliquant la moquerie et des tentatives d’humiliation lors desquelles les enquêtés trouvent parfois des soutiens ou alliés pour se défendre. Le stigmate associé à la masculinité subalterne, en dépit de sa visée corrective, offre ainsi souvent des occasions d’alliance et de rapprochement avec de potentiels partenaires sexuels, notamment en favorisant l’identification de gays plus « virils », sur qui le soupçon d’homosexualité ne pèse pas.
La pratique sportive n’apparaît cependant pas uniquement comme un espace d’expression d’une forme de féminité ou de masculinité subalterne autorisant l’inférence de l’homosexualité. Manzar, efféminé lui aussi, explique ainsi :
J’ai rencontré plusieurs personnes au foot. Parce que je jouais bien aussi au foot… […], et la personne avec qui mon grand frère nous avait surpris aussi, je l’avais rencontrée au foot.
D’après Manzar, c’est son niveau de foot, auquel s’ajoute sans doute sa position sociale favorisée, qui produit l’admiration d’autres membres de l’équipe et facilite l’engagement de relations sentimentales et sexuelles. Il explique s’afficher volontiers avec des filles dans les lieux festifs de sa ville, et partir en week-end dans d’autres villes avec des membres de l’équipe pour avoir des relations sexuelles. Baldé, Camerounais, la trentaine, reconnaît que le sport offrait une occasion d’alimenter ses fantasmes homoérotiques. Sans jamais évoquer sa propre pratique, il explique qu’il se rendait au stade le week-end pour observer les garçons sur le terrain et s’introduire dans les vestiaires :
À l’école, j’aimais suivre les gars aux vestiaires après les matchs ou le cours de sport. Je faisais souvent exprès d’ouvrir une porte des douches, sachant bien qu’il y avait quelqu’un à l’intérieur, juste pour voir! Un jour, j’ai suivi un de mes camarades pour prendre la douche avec lui, en prétextant que l’eau ne coulait pas dans les autres compartiments, et il n’y a pas trouvé d’inconvénients…
Baldé profite ainsi d’une situation de proximité corporelle et de nudité pour se rapprocher d’autres garçons et engager ses premiers rapports sexuels. Lieu de mise en scène du corps, le sport produit des catégorisations et des assignations sociales qui définissent les scripts interpersonnels. Certains peuvent ainsi laisser transparaître une part de féminité et dépasser l’étape de la stigmatisation et de l’exclusion, en compensant ce trait dépréciatif par la mise en scène d’autres marques de respect du script culturel associé aux normes et valeurs sportives. Cette apparence féminine peut cependant être interprétée comme le signe d’un script intrapsychique homosexuel, facilitant parfois les rencontres sexuelles. Par ailleurs, la pratique sportive offre un contexte spécifique où les rapports au corps, à la nudité et à la sexualité sont redéfinis. Momentanément, des gestes et attitudes pouvant habituellement renvoyer à l’homosexualité – comme le fait d’être nu dans une même pièce, de se taper les fesses, ou de se sauter dans les bras – sont désexualisés. Ce changement temporaire concernant les attitudes autorisées et leur signification peut offrir l’occasion de prises de conscience de l’attirance homosexuelle, comme l’explique Paul (Béninois, 35 ans) :
En fait, c’était vers l’âge de 13 ans […] pendant que je faisais du judo, je me frottais plus aux garçons. Et ça, ça me faisait des… j’avais des sensations. […] J’avais une préférence pour un garçon… […] j’aimais sa façon de faire. Sa façon de marcher, sa façon de… mais c’était juste de l’admiration. Il ne s’est rien passé à cet âge-là.
Comme pour Baldé, la proximité corporelle entraîne pour Paul la prise de conscience d’une excitation et participe de la construction de scripts intrapsychiques où l’homosexualité devient une voie possible. On observe également des points communs avec l’expérience de Manzar, et la place occupée par une certaine admiration. Espace de production des mythes et des idoles sportives, le sport contribue à façonner des scripts intrapsychiques normalisant l’admiration pour d’autres individualités masculines parmi les partenaires sportifs.
Le sport apparaît ainsi comme un espace de construction de scripts intrapsychiques et interpersonnels homosexuels en favorisant la construction de corps désirables et sexualisés, que ce soit par leur féminisation ou leur masculinisation. Les enquêtés montrent donc comment la féminité trouve à s’exprimer dans le cadre sportif et, malgré une stigmatisation importante, peut faciliter les rencontres homosexuelles. Enfin, les normes de masculinité hégémonique véhiculées dans le sport coexistent avec le culte des idoles sportives, la proximité corporelle et la désinhibition de la nudité entre personnes de même sexe. Autant d’éléments acceptés dans un cadre défini et considéré a priori comme désexualisé, conformément au script culturel, mais pouvant conduire à l’invention de scripts intrapsychiques et interpersonnels homosexuels. La fabrique d’hommes hétérosexistes à travers le sport, paradoxalement fondée sur les sociabilités entre hommes dans des rapports de grande proximité, peut finalement s’avérer être un lieu d’émancipation homosexuelle.
Concilier ou non des scripts opposés, rester ou non dans le pays d’origine, obtenir ou non le statut de réfugié
Les récits de vie d’hommes demandant l’asile en France au motif de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, permettent de repérer différentes expériences sportives en période postcoloniale. L’espace sportif est le lieu d’un double mouvement, a priori antagoniste, de socialisation au script culturel hétérosexiste dominant et de construction de scripts intrapsychiques et interpersonnels transgressifs.
Les expériences ludo-sportives racontées révèlent une distinction genrée en fonction des valeurs qu’elles véhiculent ainsi qu’un rôle discriminant et classant par rapport à un modèle de masculinité hégémonique. L’absence de performance dans les pratiques masculines, l’absence d’engagement ou encore l’engagement dans des pratiques ludo-sportives considérées comme féminines assignent un statut de déviant. Ce statut influence les scripts interpersonnels en suscitant les interrogations de l’entourage sur les raisons de cette transgression des normes, avec en arrière-fond la suspicion d’homosexualité et des injonctions à se conformer aux normes de masculinité. Si ces injonctions se multiplient et dépassent largement la sphère sportive pour les enquêtés qui se disent efféminés, les pratiques sportives cristallisent les tensions entre incitation à la pratique par l’entourage et expériences de l’exclusion, des insultes et des moqueries.
L’assignation du statut de déviant affecte par ailleurs les scripts intrapsychiques en favorisant les identifications à une masculinité subalterne et l’entrée dans l’homosexualité. Dans leurs récits, tous les enquêtés « efféminés » évoquent des expériences ludo-sportives enfantines pour présenter la prise de conscience de leur homosexualité. Dans une période postcoloniale où s’opposent tradition et modernité, État nouvellement indépendant et ancienne puissance coloniale, hétérosexualité et homosexualité, l’expérience précoce de l’altérité vécue par les enquêtés « efféminés » produit une première rupture symbolique avec leur pays d’origine.
Si le sport participe d’une forme de stigmatisation des enquêtés efféminés pendant l’enfance, il est ensuite manipulé par eux avec l’avancée en âge pour mettre en scène l’application du script culturel. Les enquêtés efféminés peuvent, lorsqu’ils sont performants en sport, mettre en scène une masculinité conforme aux attentes et compenser, sinon corriger, un efféminement stigmatisant. Certains sont ainsi conduits à partager la croyance familiale dans le pouvoir rééducatif ou correctif du sport, alors que d’autres utilisent sciemment et stratégiquement le sport pour détourner l’attention ou les suspicions concernant leur homosexualité. Il permet ainsi de donner des gages de proximité à l’égard des normes de masculinité hégémonique et de feindre la souscription à des scripts déshomosexualisés facilitant l’intégration sociale.
Tout comme la poursuite d’études ou l’engagement dans des professions masculines, le sport permet aux enquêtés de se protéger de toute assignation de déviance. Il leur donne l’occasion de jouer le jeu d’un système de domination hiérarchisé en se conformant à un idéal de masculinité hégémonique hérité de la période coloniale. La façade protectrice construite peut ensuite être mobilisée individuellement pour éloigner le soupçon, mais également collectivement par extension partielle de cette protection aux partenaires ou groupes de pairs. Les enquêtés doivent cependant gérer le décalage entre le script intrapsychique dissimulé et le script interpersonnel mis en scène et performé.
Les répondants font enfin état d’expériences sportives émancipatrices. Le sport apparaît comme lieu de construction de corps désirables, qu’ils tentent de féminiser afin de séduire les plus virils, dans une vision marquée par une opposition de genre binaire. Le sport apparaît alors comme un lieu d’émancipation, permettant de jouer avec les normes corporelles de genre. Sa pratique s’inscrit dans la construction de scripts intrapsychiques féminins, assignant aux répondants un rôle social et sexuel bien spécifique. Ce type de pratiques apparaît plus tardivement dans les parcours, généralement juste avant l’exil, ou après l’arrivée en France, et participe d’une mise en visibilité de scripts intrapsychiques homosexuels susceptibles de créer une rupture avec le script culturel, associé à une mise à distance symbolique du pays d’origine.
Il convient de préciser que ces diverses expériences sportives ne sont pas exclusives l’une à l’autre, et interviennent souvent successivement dans le parcours d’un même enquêté. Elles prennent place dans un processus de socialisation sexuelle et de genre plus global, où elles sont structurées à la fois par des scénarios culturels et contribuent à leur renouvellement. Ainsi, les types d’expériences racontées sont en même temps le produit et le résultat d’un travail de distinction et d’appropriation d’un script hétérosexiste associé à la « tradition » ou d’un script homosexuel considéré comme « occidental ». Dans ce cadre, les différentes expériences décrites sont à la fois subies et manipulées en vue de produire des effets protecteurs ou émancipateurs, aboutissant in fine, pour tous les enquêtés, à une rupture plus ou moins marquée avec les scénarios culturels du pays d’origine, et à une adhésion plus ou moins forte avec ceux d’une culture occidentale. Le niveau de rupture par rapport au script culturel du pays d’origine, dont les expériences sportives semblent être l’un des indicateurs, apparaîtra ensuite comme un élément déterminant des ressources sociales mobilisées à l’arrivée en France, liées plutôt à la communauté migrante ou plutôt à la communauté LGBTI, pour assurer sa survie et tenter d’obtenir le statut de réfugié.
L’apprentissage de la manipulation de ces assignations genrées et sexualisées, mais aussi de scripts intrapsychiques, interpersonnels et culturels parfois contradictoires, est spécifiquement exprimé par ceux qui se définissent comme « efféminés ». De plus, ceux-là présenteront généralement moins de difficultés à se fondre dans la catégorie administrative des demandeurs d’asile pour orientation sexuelle et identité de genre (OSIG), à intégrer des associations LGBTI spécialisées dans l’accompagnement des demandeurs d’asile à ce motif et à performer un récit d’eux-mêmes très codifié et construit au prisme de leur homosexualité. À l’inverse, ceux qui se conforment le plus aux normes de la masculinité hégémonique et pour qui le sport a seulement été un espace de proximité entre hommes et d’identification d’éventuels partenaires (qui présentent des masculinités subalternes) ont beaucoup moins travaillé les « performances de genre ». Ils disposent de moins de souplesse dans la gestion de la dissonance entre les scripts et auront davantage tendance à mobiliser du soutien dans les communautés migrantes ou diasporiques. Ces derniers tendent à reproduire la dissimulation publique de leur homosexualité commencée au pays et éprouvent des difficultés à circuler entre des mondes sociaux aux normes et attentes en partie contradictoires. En découle une plus grande difficulté à intégrer les associations LGBTI et à préparer les performances de genre attendues pour obtenir l’asile au titre de l’OSIG (Bouchet-Mayer et Ferez 2023). Ainsi, les expériences ludo-sportives éclairent non seulement des socialisations genrées plus larges, intégrant notamment les dispositions scolaires et économiques, mais également des dynamiques implicites de sélection des demandeurs d’asile bien étudiées par la littérature en sociologie des migrations LGBTI appliquées à l’asile.
Parties annexes
Notes biographiques
Cyriac Bouchet-Mayer est doctorant en sociologie à l’Université de Montpellier, sous la direction de Sylvain Ferez, au sein de l’unité de recherche Santésih (UM_211), et Fellow de l’Institut Convergences Migrations (ICM). Soutenu financièrement par l’Agence nationale de recherche sur le sida et les maladies infectieuses émergentes (ANRS-MIE) et par l’association Sidaction, il étudie les usages des dispositifs de prévention du VIH par les demandeurs d’asile homosexuels.
Sylvain Ferez est maître de conférences à l’Université de Montpellier et directeur-adjoint de l’unité de recherche Santésih (UM_211). Ses travaux de recherche sont principalement consacrés aux enjeux sociohistoriques de la participation sociale et de l’engagement dans les pratiques sportives de personnes handicapées ou malades chroniques.
Notes
-
[1]
Dans ce texte, le terme « postcolonial » renvoie à cette double acception. Il ne s’inscrit a priori pas dans le projet de déconstruction du regard européanocentré qui caractérise les postcolonial studies, même s’il contribue à ce projet (à sa manière).
-
[2]
Région française dans laquelle se trouve Paris.
-
[3]
LGBTI est l’acronyme de « Lesbiennes, Gays, Bisexuels, Transgenres et Intersexes ».
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