Résumés
Résumé
Dans cet article, l’auteur étudie les carrières de femmes engagées dans l’arbitrage au handball et au rugby, en interrogeant leurs expériences dans le milieu sportif et leurs perspectives d’évolution dans la hiérarchie arbitrale. La première partie montre la diversité de capitaux qu’il est nécessaire de maîtriser pour poursuivre une carrière d’arbitre, tout en soulignant les obstacles spécifiques aux femmes arbitres qu’elles peuvent rencontrer au cours de cette carrière. La seconde partie recentre l’analyse sur les interactions vécues par ces arbitres durant lesquelles ces capitaux sont mobilisés pour mettre en scène des formes de féminités légitimes dans des environnements sportifs traditionnellement dominés par les hommes.
Mots-clés :
- Carrière,
- féminités,
- genre,
- socialisation,
- sport
Abstract
In this article, the author analyses the careers of women who are officials in handball and rugby. He questions the experiences in their sport environment and their prospects within the officials’ hierarchy. The first part shows the diversity of resources needed by these women to pursue a career in officiating, while they have to overcome gendered obstacles. The second part focuses on how their resources can be used during the different interactions in their officiating experiences. These moments illustrate ways to construct a legitimate femininity in a male dominated sport environment.
Resumen
Este artículo propone estudiar las carreras de las mujeres involucradas en el arbitraje de balonmano y rugby, cuestionando sus experiencias en el ambiente deportivo y sus perspectivas de evolución en la jerarquía arbitral. Si los modos de entrada en el arbitraje revelan especificidades para las encuestadas de las dos disciplinas, las interacciones en el contexto de los partidos y de los entrenamientos constituyen experiencias comunes que muestran cómo estas mujeres se adaptan a los comportamientos diferenciados de los actores y actoras encontrados en los espacios deportivos. Estos particularismos de género se encuentran en la gestión del proceso de feminización por parte de la institución deportiva y la distribución de tareas en el espacio familiar, que condicionan las modalidades de seguimiento de estas carreras hacia el alto nivel.
Corps de l’article
Depuis plusieurs années, à l’occasion du 8 mars, le célèbre commanditaire de l’arbitrage des quatre principaux sports collectifs en France organise une campagne promouvant l’égalité femmes-hommes dans l’arbitrage. Parmi ces sports collectifs, le handball et le rugby entretiennent des rapports historiquement différents envers l’intégration des femmes dans la pratique fédérale tout en partageant des similitudes concernant les formes de masculinités dominantes. Si la pratique du handball par les femmes s’institutionnalise dès le milieu du xxe siècle et même avant la pratique masculine (Cardin 2019), les modes de socialisation des jeunes hommes montrent que l’incorporation de la « virilité » est centrale dans la formation des joueurs (Clément et Louveau 2013). Au rugby, l’institutionnalisation d’un championnat féminin se fait plus tardivement (fin des années 80) et les résistances à la féminisation accompagnent l’établissement d’une pratique sportive qui forme à un certain type d’idéal masculin traditionnel (Saouter 2000). Depuis 2013, les fédérations sportives doivent produire un plan de féminisation, obligation issue d’une initiative ministérielle. Dans ce document, l’arbitrage par des femmes est explicitement mis en évidence comme un des axes à développer. Pour chacune des deux disciplines évoquées précédemment, on remarque en effet que la proportion de femmes dans les fonctions arbitrales est relativement faible, et surtout inférieure à celle des femmes parmi l’ensemble des personnes licenciées. On observe également des dynamiques différentes en termes d’évolution de ces licenciées dans ces deux fédérations. Au sein de la Fédération française de rugby (FFR), la proportion de femmes dans le total des personnes licenciées est passée de 4 % en 2009 (soit 14 222 licenciées) à 10 % en 2019 (soit 32 732)[1]. En 2017, parmi les 3 045 arbitres en lice, on compte 114 femmes, soit 3,7 %[2]. Du côté de la Fédération française de handball (FFHB), les licenciées sont plus nombreuses, passant de 139 753 en 2009 à 180 402 en 2019, mais leur proportion stagne sur cette période (autour de 36 % de femmes parmi les personnes licenciées)[3]. Chez les juges-arbitres, le nombre de licenciées augmente doucement tant en effectif qu’en proportion entre 2016 et 2019, de 7 213 (27,3 %) à 8 132 (28,8 %), mais demeure inférieur aux proportions de joueuses. Surtout, les femmes sont sous-représentées aux plus hauts niveaux de compétition (10 % des juges-arbitres aux niveaux Fédéral et Elite en 2019)[4].
L’emploi de la notion de féminisation par les fédérations sportives se limite à une dimension numéraire, à savoir l’augmentation du nombre de femmes dans un domaine où les hommes sont majoritaires, bien que ce contexte permette également des réflexions sur la distinction entre sexe et genre (Clair 2013). Un parallèle est possible avec la fonction d’arbitre, dans la mesure où l’arrivée de femmes dans un milieu d’hommes opère une « intrusion » qui remet en question la gestion de la mixité par l’institution et les collectifs de travail (Trompette 2000), et permet d’observer de manière privilégiée les dispositions requises par ces milieux professionnels (Zolesio 2009) et la « dynamique des rapports de genre » dans un contexte de mixité (Malochet 2007). Ce contexte professionnel met également souvent en lumière un phénomène de ségrégation verticale concernant des postes à forte concurrence, et favorise l’observation de profils particuliers d’une minorité de femmes qui parviennent au sommet de la hiérarchie et s’adaptent à des normes masculines (Jacquemart, Le Mancq et Pochic 2016).
Les travaux qui portent sur l’arbitrage examinent les stratégies mises en place face aux situations hostiles et à la négociation continuelle des identités d’arbitre et de femme (Forbes, Edwards et Fleming 2014), ainsi qu’à la socialisation sportive et aux représentations des jeunes femmes qui arbitrent dans des sports « masculins » (Terfous, Pironom et Rix-Lièvre 2016). Les études portant sur les arbitres de football – très majoritaires sur ce sujet – ciblent également un phénomène de ségrégation verticale qui oriente les femmes arbitres dans les compétitions féminines (Le Tiec 2016), et montrent que, malgré des critères d’évaluation indifférenciés et l’absence d’assignation des arbitres aux compétitions de leur catégorie de sexe, une distribution sexuelle existe (Hidri Neys et Penin 2011). La fonction d’arbitre se caractérise par une position de pouvoir et d’autorité sur son entourage (joueurs et joueuses, entraîneurs et entraîneuses, public), selon l’organisation et les personnes qui la représentent (fédération, direction, formation). Sur le terrain, les personnes qui exercent cette fonction mettent en place un cadre qu’elles essayent de faire respecter par les acteurs et actrices du match, tout en devant répondre aux exigences de l’évaluation qui leur est réservée (Sallé et Hidri Neys 2018). Les arbitres reçoivent en effet une formation, un soutien et une évaluation (Webb 2014) dans le contexte particulier de leur discipline sportive : en binôme pour le handball, individuellement pour le rugby[5]. Caractérisé par une faible présence de femmes dans ses effectifs au handball et au rugby, en particulier au plus haut niveau, l’arbitrage représente un domaine « masculin » dans lequel l’intégration pérenne des femmes demeure un objectif pour les fédérations. Les espaces de la socialisation arbitrale, comme les matchs et les formations, s’apparentent à des entre-soi dominés symboliquement et numériquement par les hommes (Simon et Thomas 2022). Néanmoins, la présence de femmes à différents échelons de la hiérarchie arbitrale montre que l’accès aux catégories les plus hautes est possible, bien que les femmes qui y parviennent soient rares.
Dans cet article, nous nous intéresserons aux différents mécanismes sociaux qui participent de l’établissement de femmes à long terme dans la fonction d’arbitre au handball et au rugby, et plus particulièrement à la dimension genrée de leurs expériences socialisatrices et de leurs comportements dans les espaces sportifs. Nous verrons, dans un premier temps, que les étapes de la carrière arbitrale se caractérisent par une socialisation prolongée dans des espaces « masculins » dont l’intégration nécessite la mobilisation de ressources. Nous montrerons, dans la seconde partie de cet article, l’utilisation de ces ressources par ces arbitres durant les interactions liées à leur fonction et leurs tentatives de construire une féminité arbitrale légitime.
Nous situons notre proposition dans une sociologie des rapports sociaux de sexe, qui invite à penser « le processus d’émancipation et ses dimensions ambivalentes », à la fois les effets de la domination masculine sur les capacités d’agir et les subjectivités, et les pratiques de résistance à l’égard de ce rapport de pouvoir (Dunezat 2016 : §30). Cela nous permet d’interroger ici les conditions d’accès de ces femmes à la fonction d’arbitre dans ces deux sports en considérant les groupes sexués comme étant construits socialement à partir d’une tension qui repose sur un rapport hiérarchique entre les sexes (Kergoat 2010 : 65). Ce cadre s’articule aux catégories de sexe qui organisent la pratique et les compétitions sportives, ce qui nous permettra d’étudier comment la figure de l’arbitre, dont le genre est neutralisé, s’inscrit dans le cadre d’organisations dont le fonctionnement repose sur la différence hiérarchisée des sexes (Acker 1990). Nous porterons une attention particulière à la dimension relationnelle du genre en examinant les dynamiques entre féminin et masculin (Connell 2014) qui ressortent des interactions vécues dans les différents contextes sportifs. Notre approche vise à développer une réflexion tant sur les féminités que sur les masculinités en s’attardant aux expériences de femmes au sein d’espaces sportifs dont les ressorts de la domination peuvent varier, ainsi qu’en ne limitant pas l’analyse aux relations au sein d’une seule catégorie de sexe (Connell et Messerschmidt 2005). Afin de mettre en évidence les mécanismes durant différentes étapes vécues au cours des expériences d’arbitres, nous mobiliserons également le concept de carrière, qui permet d’analyser les pratiques des individus au sein d’activités sans se limiter aux professions établies (Hughes 1996), en l’occurrence un « loisir sérieux » (Stebbins 2020). En intégrant la perception des enquêtées à l’égard de leurs actions et de leur position sociale dans l’analyse des différents points de passage au sein de leur carrière, nous essayerons de comprendre les ressorts des socialisations arbitrales. Une des pistes dialectiques que propose cette notion est de montrer ce qui est commun aux divers individus engagés dans une même carrière et de repérer les variations au sein de ces phases communes (Darmon 2008 : 88). En complément d’une analyse des modes de socialisation de ces arbitres, nous porterons un intérêt particulier aux interactions dans des situations précises rencontrées par ces individus. Cette attention portée au « jeu des acteurs » (Marry 2004 : 61) aide à comprendre les manières dont ceux-ci s’approprient leurs ressources, et permet d’étudier, dans le contexte particulier des matchs arbitrés par des femmes, les comportements genrés propres à ces acteurs et actrices (Goffman 2002 : 53).
La démarche méthodologique
Dans cet article, nous nous appuyons sur les résultats de notre travail de thèse, en cours, qui porte sur les féminités et les masculinités d’arbitres et de juges dans trois disciplines sportives (gymnastique artistique, handball, rugby), et plus particulièrement sur la manière dont ces individus exercent leur autorité. L’analyse que nous développerons dans cet article repose sur des données issues de vingt-deux entretiens biographiques que nous avons menés en visioconférence avec des femmes qui exercent la fonction de juge-arbitre de handball (treize) ou d’arbitre de rugby (neuf).
À l’exception d’une arbitre de rugby, toutes les enquêtées ont préalablement pratiqué le sport qu’elles arbitrent durant plusieurs années au sein d’un club affilié à la FFHB ou à la FFR. Elles sont âgées de 20 à 62 ans, et leurs premières expériences arbitrales ont eu lieu lorsqu’elles avaient entre 10 et 28 ans, hormis une personne interrogée qui a commencé l’arbitrage à l’âge de 40 ans. Cet engagement arbitral s’étend sur un minimum de six années pour les licenciées à la FFHB et de trois années pour celles qui le sont à la FFR. Toutes ont donc une expérience commune de la découverte de l’arbitrage aux premiers échelons de compétitions, mais l’exercice de leur fonction s’effectue à différents niveaux : treize arbitrent des compétitions d’équipes adultes à l’échelon National (dix à partir de « Nationale 3 » en handball, et trois sont diplômées du niveau « Fédéral » au rugby). Au total, dix-huit des vingt-deux enquêtées sont encore en activité.
Les entretiens que nous avons menés avec ces arbitres reviennent à la fois sur l’ensemble de leur parcours sportif et arbitral, en abordant la conciliation de cet engagement avec les autres aspects de leur vie et sur des aspects précis de leurs expériences arbitrales en interrogeant les interactions avec les acteurs et actrices du monde sportif en situation de match ou de formation. Bien que notre travail d’observation ait été limité par l’épidémie de COVID-19, certaines de nos expériences de terrain seront mobilisées pour compléter ces données : journées de formation, observations de matchs auprès de formateurs ou arbitrés par différentes enquêtées et observation participante au sein d’un groupe de travail de la FFHB sur la féminisation de l’arbitrage. Notre entrée sur le terrain a été autorisée par les responsables à divers échelons des fédérations sportives étudiées, en raison de notre statut d’universitaire qui a pu justifier notre présence malgré notre absence d’expérience en milieu arbitral. Ces intermédiaires se sont révélés indispensables, en particulier en contexte de crise sanitaire (Abescat et autres 2022), pour contacter des arbitres et réaliser les entretiens.
Commencer et poursuivre une carrière arbitrale : capitaux variés et socialisation « masculine » continue
Les différentes étapes des carrières arbitrales étudiées mettent en évidence les ressources partagées par les enquêtées qui entrent dans l’arbitrage, et révèlent à la fois les capitaux que la socialisation arbitrale produit et ceux qui sont préalablement nécessaires au maintien de l’engagement. Les expériences vécues par les arbitres interrogées au sein des organisations arbitrales montrent cependant que la poursuite de leur carrière se heurte au fonctionnement hétéronormé et à la concurrence dans un milieu « masculin ».
L’entrée dans l’arbitrage : des sociabilités sportives mixtes et ancrées dans l’espace local
À l’exception d’une enquêtée, toutes les arbitres interrogées jouent ou ont joué durant plusieurs années avant de vivre leur première expérience arbitrale et de se lancer à plus long terme dans cette pratique. Ce vécu sportif a son importance dans les modalités d’entrée dans une carrière d’arbitre, car il induit une socialisation sportive et un rapport aux clubs particuliers. Ces derniers doivent fournir un certain nombre d’arbitres pour garantir le bon fonctionnement des compétitions relevant des fédérations sous peine d’être sanctionnés financièrement ou sportivement. Dès les plus jeunes catégories d’âge, la norme du besoin de juges-arbitres est intégrée par les joueuses en tant que « service » à rendre à l’organisation sportive locale, qui présente cette activité comme étant indispensable à son fonctionnement. L’emploi répété de ce terme durant les entretiens illustre la situation de la majorité des juges-arbitres interrogées, formées en interne puis rapidement intégrées au circuit officiel. Néanmoins, le besoin perpétuel de renouveler les effectifs d’arbitres aux échelons locaux, départementaux et régionaux révèle qu’un nombre réduit de personnes s’engagent durablement dans une carrière d’arbitre. Les expériences de socialisation familiale, sportive et professionnelle des enquêtées nous éclairent sur les conditions sociales d’entrée dans la carrière d’arbitre.
Une partie des arbitres interrogées commencent l’arbitrage en parallèle de leur activité de joueuses durant l’adolescence, de 10 à 18 ans, avec une large majorité de handballeuses (treize enquêtées, dont deux rugbywomen). Principalement issues des classes moyennes et supérieures, elles commencent le sport entre 6 et 11 ans, sous l’impulsion de leurs parents qui les incitent à s’engager dans un club sportif. Le club de handball leur donne l’occasion de côtoyer durant plusieurs années des filles et des garçons de leur âge dans un cadre sportif, et celle de débuter dans l’arbitrage en binôme avec une coéquipière ou un camarade de club, ce qui, selon les enquêtées, renforce leur motivation de prendre un rôle supplémentaire en dehors de l’équipe et facilite la gestion du stress. Les deux joueuses de rugby parmi les jeunes arbitres commencent également à jouer tôt dans des familles où les hommes pratiquent ce sport, mais font face à l’appréhension de leurs parents et évoluent plusieurs années en tant que seules filles de leur équipe. Leur entrée dans l’arbitrage est encadrée par une figure adulte rassurante et respectée dans l’espace local, soit le père entraîneur et la mère présidente du club. L’ensemble de ces jeunes arbitres témoigne d’une socialisation sportive précoce impulsée par l’environnement familial, sans révéler de dispositions sexuées « inversées » (Mennesson 2004), mais plutôt des compétences qui favorisent leur adhésion dans les groupes aussi bien de garçons ou de filles que mixtes.
L’autre partie des enquêtées, dont les membres viennent de milieux sociaux divers, est majoritairement représentée par des arbitres de rugby (neuf enquêtées, dont deux handballeuses) qui commencent à arbitrer entre 25 et 40 ans. Si le début de leur carrière de joueuse s’effectue à des âges différents, les témoignages recueillis indiquent deux conditions qui semblent nécessaires pour que ces femmes s’engagent dans la fonction arbitrale. Une première réfère à la situation de cinq enquêtées, qui se distinguent par un fort capital d’autochtonie, combinant un capital social qui assure leur visibilité et un capital symbolique marqué par une réputation positive dans un espace local (Retière 2013). Le cas de Myriam illustre ce phénomène, puisqu’elle est une ancienne joueuse de rugby qui a également entraîné des équipes de jeunes et exercé en tant que soigneuse dans son club. Ancienne membre de l’équipe masculine à l’adolescence, elle travaille désormais dans le domaine de l’animation sportive. Forte de ces diverses expériences qui lui ont fait rencontrer de nombreux acteurs et actrices du monde du rugby à l’échelon régional, elle entretient de bonnes relations avec les entraîneurs et les arbitres, qu’elle retrouve lorsqu’elle commence l’arbitrage. Lors de son premier match, aucun maillot à sa taille n’est disponible puisque son gabarit diffère largement de celui des autres arbitres, mais ses craintes qu’on ne la prenne pas au sérieux s’évanouissent devant l’accueil enthousiaste des deux entraîneurs, qu’elle a rencontrés plusieurs fois auparavant. Les quatre autres femmes commençant l’arbitrage à l’âge adulte compensent cette absence d’inscription dans les réseaux de sociabilité ou de notoriété individuelle par une expérience de joueuse au niveau national ou une socialisation prolongée dans des milieux professionnels masculins, expériences socialisatrices particulièrement mobilisées au moment où elles arbitrent leurs premiers matchs d’équipes masculines.
Maintenir l’engagement arbitral : contrôle du temps et capitaux scolaires
Arbitrer, avec ou sans activité de joueuse en parallèle, n’est jamais envisagé par les arbitres interrogées comme une potentielle carrière professionnelle. Que ce soit en tant qu’arbitre désignée par leur club ou par les responsables des différents échelons de la fédération, la poursuite de la carrière arbitrale est déterminée par leur disponibilité lors des compétitions et peut être entravée par d’autres engagements. Les enquêtées sont toutes actives professionnellement ou étudiantes (au moment des entretiens) durant les différentes étapes de leur carrière arbitrale, et n’envisagent la poursuite de celle-ci que dans la mesure où elle leur procure du « plaisir ».
Un « régime de vie » caractérisé par un travail sur l’organisation du temps (Darmon 2008 : 165) apparaît dans les entretiens, en creux ou explicitement à travers le sentiment d’être « bien organisée », et représente un aspect des conditions qui permettent le maintien de l’engagement. À l’échelle des compétitions sportives, les arbitres apprennent à contrôler le temps et sont incitées à être autonomes dans leurs prises de décision, phénomène renforcé par l’absence fréquente de supervision à l’occasion des matchs dans lesquels elles officient. Les discours des formateurs valorisent explicitement une attitude irréprochable sur les terrains comme à l’extérieur, ce qui inclut notamment la ponctualité et un nombre limité d’indisponibilité pour les jours de match, qui doit être annoncée au moins deux semaines à l’avance. Malgré les critiques des arbitres interrogées qui estiment généralement ces requêtes démesurées, la période de confinement durant la crise sanitaire est vécue comme une frustration tant physique que morale. La reprise des compétitions consolide une organisation du temps dans laquelle les activités de la fin de semaine gravitent autour de la pratique sportive. Celle-ci trouve ses origines dans la forte incitation parentale à s’adonner à une discipline sportive en contexte associatif, qui devient un espace de sociabilité central dans la vie des enquêtées et renforce le maintien de l’engagement. Sans jamais être considérée comme une priorité, la poursuite de la carrière arbitrale reporte le contrôle de la temporalité sur leurs autres engagements. Seule arbitre à ne pas avoir connu d’engagement sportif associatif à l’enfance et à avoir commencé l’arbitrage depuis moins de quatre ans, Noémie (45 ans, rugby) est également la seule enquêtée à sortir de la carrière arbitrale pour des raisons de gestion du temps incompatible avec ses activités professionnelles et familiales.
La poursuite d’une carrière arbitrale est également perçue par plusieurs arbitres interrogées sous le prisme de l’évolution vers le haut niveau, avec une volonté d’aller « le plus loin possible » dans une carrière qui se substitue dans cette mesure à celle de joueuse. La possibilité d’arbitrer des matchs de niveau départemental, régional ou national passe par la réussite d’examens écrits qui évaluent la bonne connaissance des règles du jeu. Si ces épreuves sont rarement une source de plaisir pour ces arbitres, leur coût semble davantage élevé pour les arbitres interrogées dont les ressources scolaires sont moins importantes, ce qui limite leurs perspectives d’évolution. Alors que la connaissance en profondeur des règles apparaît comme un élément central à l’égard des joueurs et joueuses, tant pour les enquêtées que pour les formateurs, les résultats aux tests théoriques peuvent être utilisés pour classer les arbitres, sans forcément prendre en compte les performances durant les matchs. Ninon (21 ans, étudiante en animation sociale et sportive) est arbitre de handball depuis l’âge de 14 ans. Elle possède des capitaux qui lui permettent d’intégrer un parcours de jeune arbitre et d’envisager la poursuite de sa carrière au niveau national (longue expérience de joueuse, bonne intégration au sein du club, compétences relationnelles auprès des joueurs et joueuses), mais ses résultats irréguliers aux exercices théoriques, qu’elle attribue à un format d’apprentissage « par coeur » des règles, sont mis en avant par les formateurs pour expliquer sa non-sélection dans le groupe arbitral du niveau supérieur. Ninon exprime l’incertitude du maintien de son engagement dans l’arbitrage en pointant l’absence de perspective d’évolution dans la hiérarchie arbitrale.
Le maintien de l’engagement passe donc par un travail d’organisation qui commence avec l’entrée dans le milieu associatif sportif et s’intensifie avec l’avancée dans la hiérarchie arbitrale. Cette poursuite vers les niveaux supérieurs fait apparaître l’importance des capitaux scolaires et montre les ressources culturelles diverses prônées par la formation arbitrale.
Des obstacles sexués et genrés au sein des organisations arbitrales
Les fédérations de handball comme celles de rugby affichent un discours favorable à la présence de femmes dans l’arbitrage, ce qui se traduit par la mise en place d’une commission consacrée à cette question. Celle-ci agit par le biais de personnes référentes dans les échelons régionaux chargées de mettre en place les politiques fédérales sur les territoires afin d’atteindre les objectifs statistiques. Cette structure, qui réunit plusieurs acteurs et actrices qui oeuvrent à des échelons locaux, illustre le potentiel d’une organisation centralisée pour limiter les mécanismes du plafond de verre (Gasquet 2009), mais montre également que la retransmission du message fédéral demeure dépendante des personnes qui sont chargées de le mettre en place. Parmi les situations qui illustrent la manière dont le traitement différencié des structures fédérales influence le maintien de l’engagement, le cas des binômes mixtes au handball révèle les obstacles rencontrés par trois enquêtées qui s’investissent à l’adolescence dans une pratique régulière de l’arbitrage. Prenant le sifflet avec un camarade du même club, souvent faute d’avoir une coéquipière prête à s’investir au même degré qu’elles dans des arbitrages hebdomadaires, ces enquêtées parviennent à grimper dans la hiérarchie arbitrale en officiant lors de rencontres de niveau de plus en plus élevé, jusqu’à ce que des responsables arbitraux leur confient officieusement que, pour accéder aux échelons supérieurs, elles devront siffler avec une femme. Cette décision, justifiée par des arguments non pertinents selon les arbitres visées (vestiaire unique pour les arbitres, absence de binômes mixtes au plus haut niveau) et profitant de l’absence de clarté des instructions fédérales, est un coup d’arrêt à leur progression vers les catégories supérieures et elle limite leurs perspectives de progression en raison du faible nombre de femmes exerçant au même niveau dans leur zone géographique.
L’intégration au sein du groupe de formation des arbitres représente un autre obstacle à la poursuite de la carrière arbitrale. Justine est une des rares femmes à faire partie du groupe d’arbitres de rugby de son département, et est la seule à envisager d’atteindre le niveau fédéral. Exclue des moments de sociabilités que partagent ses collègues masculins dans un contexte de forte concurrence, elle déplore l’absence de soutien des formateurs lorsque sa mise à l’écart se transforme en conflit. Alors qu’elle est sur le point d’arrêter l’arbitrage, un responsable local personnellement affecté par les problématiques de féminisation profite de ses contacts au sein de la fédération pour faire remonter les problèmes vécus par Justine. Malgré des ressources culturelles et scolaires importantes acquises au long d’un parcours marqué par une socialisation réussie dans un espace sportif « masculin », Justine est ainsi proche de sortir de sa carrière d’arbitre. Isabelle, arbitre de handball qui développe des dispositions caractéristiques d’une socialisation sexuée « inversée » (Mennesson 2004) et présente un parcours de joueuse de haut niveau, décrit une expérience similaire avec des collègues arbitres et loue la « chance » d’avoir été mentorée par un binôme respecté de tous. Les particularités des espaces arbitraux handballistiques et rugbystiques, où la surreprésentation des hommes et la concurrence augmentent avec le niveau de compétition, tendent à maximiser les inégalités entre les sexes (Combaz 2021). Cette situation montre que la poursuite de la carrière arbitrale des femmes repose en partie sur les comportements des entrepreneurs de morale au sein d’institutions arbitrales en plus des capitaux individuels des enquêtées.
Construire une figure arbitrale pour s’imposer auprès des différents acteurs et actrices du monde sportif
Dans les deux disciplines étudiées, plusieurs enquêtées observent chez les acteurs et actrices des modifications comportementales résultant de la présence d’une femme en tant qu’arbitre. En particulier, les rencontres entre équipes masculines s’avèrent un cadre au sein duquel les interactions se trouvent influencées par l’attribution du jeu et du respect de l’ordre à une femme. Les interactions avant, pendant et après le match, ainsi que les temps de formation, sont des espaces-temps « masculins » (entre-soi et positions de pouvoir occupées par les hommes) et représentent des moments de socialisation durant lesquels les enquêtées apprennent à accomplir le genre de différentes manières (Thomas 2013), dans le but de renforcer leur légitimité en tant qu’arbitre.
Prendre acte de l’inévitable sexuation sur le terrain et en dehors
Dans de nombreux témoignages, l’arrivée sur le lieu de la compétition est explicitement désignée comme le moment où les enquêtées commencent à incarner la fonction d’arbitre. Les premières interactions sont en effet perçues comme déterminantes relativement au bon déroulement de la rencontre, notamment les moments de sociabilité comme le fait d’aller saluer les responsables et la direction de l’équipe hôte. Si la tenue que les enquêtées revêtent pour arbitrer le match est semblable à celle de leurs homologues masculins, ces instants sont révélateurs du traitement différencié auquel sont confrontées les enquêtées et de la sexuation des individus qui endossent le rôle d’arbitre.
C’est un petit peu sur le regard. Ils me voient arriver, ils me regardent un petit peu en coin, et puis ils disent : « Oh! T’as vu, c’est une fille qui va arbitrer ».
Nina, handball, 20 ans
[Parfois] ils sont surpris, mais la plupart du temps, ils ont vu mon nom avant, donc ils savent que c’est une femme. L’idée, c’est que dès qu’on entre sur le stade, tout le monde dise : « Ah, ben c’est l’arbitre », ce qui permet que le dirigeant ou le président du club […] nous emmène au vestiaire ou nous présente aux bonnes personnes.
Nathalie, rugby, 35 ans
Absent des impensés associés à l’identité d’arbitre dans ces deux sports, le fait d’être reconnue comme une femme apparaît toujours comme une anomalie lorsque les acteurs du match rencontrent les enquêtées pour la première fois, en particulier lorsqu’il s’agit de compétitions masculines. Si les expériences exprimées par Nina et Nathalie ne sont pas vécues par toutes les arbitres ni ne se produisent uniquement lors de matchs entre équipes masculines, elles illustrent les normes sexuées associées à la fonction d’arbitre et le discrédit qui semble planer sur les personnes qui s’en écartent. Afin de relever les mécanismes qui font de la catégorie de sexe un facteur de ce discrédit, il convient de replacer des récits d’interactions dans leur contexte, en prenant ici l’exemple du rugby.
Une fois, y’a un capitaine qui a débarqué dans mon vestiaire torse nu pour le toss[6]; vu comment il marchait, c’était clairement pour… me montrer son torse, et je lui ai dit : « Capitaine, s’il vous plaît, allez mettre une tenue décente », et il est reparti en faisant la gueule [rires]. Il est revenu avec son maillot, l’autre capitaine était mort de rire, et ça a posé tout de suite le cadre.
Céline, rugby, 36 ans
Un jour, j’ai un joueur qui m’a parlé, qui m’a mis la main sur l’épaule, ils étaient trois [joueurs] sur lui [en disant] : « Tu touches pas l’arbitre! » […] Ils sont vraiment… consciencieux et, je pense, vraiment plus conciliants avec moi qu’avec les hommes.
Caroline, rugby, 29 ans
Contrairement à Céline, qui exerce dans une région où le nombre d’arbitres est élevé, Caroline présente la particularité d’être reconnue dans l’ensemble des clubs où elle arbitre par son lien familial avec une personne présente dans l’organigramme régional. Décrivant ses interactions avec la direction des clubs comme étant chaleureuses et débutant généralement par une référence à son parent, on remarque que l’expérience au cours de laquelle les joueurs agissent de façon à la protéger de toute éventuelle agression contraste avec celle de Céline. Cette dernière, qui n’est pas connue en amont, décrit une situation où son autorité est testée par l’un des joueurs à travers sa manière de se présenter. Si l’anecdote provoque des rires a posteriori, Céline explique qu’elle établit un « cadre » en réagissant ainsi, laissant imaginer que le rapport des joueurs à l’arbitre aurait été différent si elle n’avait pas agi de cette manière. Les interactions qui suivent la surprise initiale de voir une femme dans la fonction d’arbitre illustrent l’existence d’un « double standard » (Mosconi 2004) qui encadre la manière dont les joueurs ou entraîneurs, ou les deux à la fois, vont évaluer la performance de l’arbitre, selon sa catégorie de sexe. Il se traduit parfois par une présomption d’incompétence qui pousse les arbitres interrogées à devoir prouver leur valeur dès les premières interactions, notamment lorsqu’elles n’ont pas d’ancrage local pour renforcer leur capital symbolique. Ce double standard renvoie également à des stéréotypes qui vont parfois faciliter le travail de ces arbitres, à l’exemple des joueurs adoptant une attitude protectrice de ces dernières. Ces dynamiques les incitent à s’interroger sur les comportements qu’elles adoptent dans des contextes sportifs où la prégnance des catégories de sexe peut transformer l’expression du genre en ressource.
Trouver l’équilibre : une féminité arbitrale de « terrain »
Pour faire face aux situations qui les renvoient à leur catégorie de sexe et mettent en question leur légitimité, les arbitres interrogées sont amenées à s’adapter aux circonstances qu’elles rencontrent dans l’exercice d’une fonction d’autorité et aux attentes hétéronormatives de ces contextes sportifs. Dans les deux disciplines sportives étudiées, des arbitres expriment une certaine réflexivité quant à la manière dont elles se présentent face aux acteurs et actrices du match, à commencer par la tenue « civile » avec laquelle elles arrivent au stade ou au gymnase. Bien que ces éléments vestimentaires puissent comporter des marqueurs de féminité, des normes implicitement masculines semblent prédominer afin qu’elles passent en tant qu’arbitres, à l’instar des professions d’expertise (Boni-Le Goff 2015 : 59). Des vêtements neutres comme les pantalons et blazers sont cités par les femmes interrogées, parfois dans une démarche volontaire de nuancer les marqueurs de féminité afin de mieux contrôler les comportements des joueurs.
Si tu viens en mini-jupe, ils se disent : « Elle va en soirée après »; moi, je me dis que je vais pas tendre le bâton pour me faire taper. Je me suis jamais dit : « Je viens en jupe » parce que si t’arbitres des hommes et que tu viens en jupe… […] En adulte, même à partir de moins de 18 ans, ils me regardaient. T’es jugée sur ton physique.
Johanna, handball, 22 ans
Johanna décrit explicitement son choix vestimentaire comme une volonté d’éviter toute possibilité de sexualisation par les hommes, ce qui entraînerait une perte de crédit aux yeux des joueurs et remettrait en question son autorité. Face à cette menace, elle exprime sa volonté de couper court à tout jugement qui mettrait en doute sa compétence en tant que juge-arbitre. L’attention portée à la nuance des attributs de la féminité illustre le risque inévitable de voir sa sexualité être interrogée (Clair 2012 : 75), injonction à laquelle ne semblent pas échapper les femmes dans le domaine de l’arbitrage de ces deux disciplines sportives. Parmi les rares arbitres qui portent des vêtements associés au féminin, Céline explique que cette habitude est apparue à un stade avancé de sa carrière arbitrale et dans un contexte précis. Ayant longtemps pratiqué la danse avant le rugby, elle s’applique néanmoins à se présenter aux matchs en pantalon et en blazer, puis cherche à progressivement « féminiser [s]on arbitrage » après une rencontre avec une arbitre de haut niveau portant une robe à une réunion :
Je l’ai regardée et je me suis dit : « Ben oui bien sûr, pourquoi est-ce qu’on pourrait pas être en robe! » Depuis ce jour-là, j’ai continué un peu encore à mettre des pantalons, parce que voilà, et puis au fur à mesure que j’ai pris de l’assurance, je suis passée aux jupes, ou à l’alternance pantalons-jupes; maintenant j’ai plusieurs tenues du dimanche [rire]!
Étant une des deux seules femmes arbitres de son département, Céline possède une solide réputation dans son club jusque dans l’organisation arbitrale de sa région, au sein de laquelle elle assume des responsabilités. Titulaire du diplôme de niveau Fédéral, elle présente de nombreux signes de légitimité, mais c’est l’exemple prôné par une collègue haut placée dans la hiérarchie des arbitres qui semble lui permettre d’envisager de modifier cette pratique vestimentaire.
Les comportements interprétés par les acteurs et actrices des compétitions sportives à l’aune de la catégorie de sexe des enquêtées renvoient aux rapports de séduction qui peuvent surgir dans les interactions avec les joueurs et influencer les obstacles relationnels que ces arbitres peuvent rencontrer pendant les matchs. Si une majorité d’enquêtées remarquent des comportements ambigus chez les joueurs, celles qui ont plusieurs années d’expérience au contact des catégories masculines adultes disent se servir de ces situations pour faciliter la gestion du match.
Isabelle, ancienne arbitre de handball au niveau Fédéral, est initiée au sport durant son enfance par son père sur le modèle du « garçon manquant » (Quemin 1998), et se définit elle-même comme un « garçon manqué », portant les cheveux courts et multipliant les activités sportives et professionnelles « masculines »; contrairement à sa soeur, elle poursuit une longue carrière de joueuse de handball avant de se lancer dans l’arbitrage, qu’elle appréhende comme « un challenge de plus de mec que je pouvais faire en tant que fille ». Prenant rapidement conscience des différences physiques qui lui sont reprochées (notamment le fait d’être trop petite par rapport aux joueurs), elle juge l’asymétrie entre les sexes que lui rabâchent les acteurs et actrices du monde du handball comme un atout potentiel et voit dans ce qu’elle décrit comme un rapport de séduction implicite, une manière d’« apaiser » les relations en match. Elle tient notamment ce discours en tant que formatrice :
Je me sers forcément de mon vécu pour le transmettre aux arbitres féminines. Et je leur disais au passage : « Si vous battez des cils devant un mec, il va forcément fondre, donc c’est un outil comme un autre, c’est une arme comme une autre, utilisez-le si vous devez le faire ».
Isabelle perçoit ici l’utilisation de comportements se rapportant à des codes de séduction hétérosexuelle comme un « outil » propre à cette population arbitrale. L’objectif de bon déroulement de la rencontre par la circonscription des comportements des joueurs dans les limites du règlement est donc adapté aux moyens à la disposition de l’arbitre. À l’instar des cheffes d’orchestre qui, elles aussi, doivent construire leur légitimité afin de maintenir l’adhésion des musiciennes et des musiciens au sein du groupe, les arbitres semblent dégager un pouvoir de séduction (Buscatto 2010). Néanmoins, alors que cela apparaît comme un obstacle pour ces artistes qui côtoient leurs collègues régulièrement, la relation des enquêtées avec les joueurs se limite aux matchs, hebdomadaires et concernant des équipes différentes. Dans ce contexte, les attitudes décrites par Isabelle s’apparentent à un moyen de se construire une réputation positive dans le milieu sportif afin de s’inscrire dans le long terme dans le milieu hiérarchisé de l’arbitrage. La forte présence de discours essentialistes qui sous-tendent le double standard auquel sont confrontées les arbitres interrogées les incite à naviguer entre les comportements et signes d’appartenance aux pôles féminin et masculin. La maîtrise de certains codes associés à la féminité est combinée à leur mise en application dans des contextes précis, suggérant une féminité « mesurée » (Mardon 2011) qui s’adapte aux besoins éprouvés en situation de match.
S’adapter aux masculinités arbitrales
En dehors des contextes de match, d’autres enjeux de légitimité mettent en avant des pratiques de genre qui découlent d’interactions avec d’autres acteurs et actrices du monde arbitral dans des espaces de socialisation caractérisé par une faible présence de femmes. Au handball, l’avancée dans les échelons est synonyme d’intégration de nouveaux groupes de juges-arbitres, dans un contexte de compétition de plus en plus affirmé et avec de moins en moins de femmes à mesure que l’on monte en catégorie. Johanna (22 ans, handball, niveau National, étudiante en sciences de l’éducation) explique ainsi que l’arrivée au sein de chaque nouvelle catégorie de formation arbitrale de niveau National se révèle compliquée en raison des comportements de ses collègues, qui diffèrent de ceux des niveaux inférieurs. L’apprentissage de la fonction arbitrale induisant de s’affirmer même en cas d’erreur de jugement, le groupe d’arbitres présent en formation est constitué de personnes habituées à prendre la parole en public, et l’enquêtée exprime le besoin de passer outre sa timidité en contexte non sportif en affirmant ses opinions dans les débats entre arbitres et de tenir sa position. En activant une disposition perçue comme masculine au sein d’un groupe constitué presque exclusivement d’hommes, elle obtient le respect de ses pairs et conserve une bonne image auprès des formateurs. Le fonctionnement de l’espace arbitral se distingue de celui des joueurs, et les enquêtées doivent s’adapter à cette hiérarchie particulière entre les masculinités. Justine (28 ans) met en perspective son intégration dans les différents groupes masculins de rugby pour décrire cet ajustement difficile :
En tant que joueuse, c’est sur le terrain qu’il faut s’affirmer, ils vont nous rentrer dedans, physiquement, des choses comme ça, c’est vraiment du contact physique […]. Alors que l’arbitrage, personne n’ose dire vraiment les choses en face, on est en réunion, tous ensemble, et tout est beau, tout est gentil, alors qu’en fait, par derrière, tout le monde dit… […] Je sais qu’il y en a beaucoup qui sont jaloux parce que je risque de leur prendre leur place, maintenant que j’ai [passé ce niveau].
Justine, rugby, 28 ans
Justine compare explicitement son intégration dans le groupe des arbitres avec celle vécue au sein de son équipe de rugby à l’adolescence, deux espaces qu’elle est alors la première femme à pénétrer. Tandis qu’elle parvient à gagner le respect de ses coéquipiers en encaissant les coups, les épreuves théoriques des formations arbitrales ne revêtent pas la dimension collective que permet le défi physique partagé avec les autres joueurs; au contraire, ses excellents résultats aux examens ne font que renforcer son isolement au sein du groupe d’arbitres. Cette hybridation (Demetriou 2015) d’une masculinité hégémonique sportive reposant en partie sur l’utilisation de la force physique avec des éléments valorisant une forme de capital culturel au sein de l’espace sportif demande à ces femmes des capacités d’ajustements pour fonder une féminité qui répond à cette hybridité des masculinités dominantes.
Conclusion
En nous intéressant à différents aspects de la socialisation de femmes exerçant l’arbitrage de handball et de rugby, nous avons cherché dans cet article à mieux comprendre la manière dont elles tentent de s’imposer dans cette fonction. L’utilisation de la notion de carrière nous a permis de revenir sur les ressources des femmes qui s’engagent plus ou moins durablement dans l’arbitrage et d’analyser leur mobilisation lors de l’avancée dans cette carrière. Les obstacles qu’elles rencontrent au sein des organisations arbitrales révèlent les sources de la distribution sexuelle des arbitres dans ces deux disciplines sportives et nous amènent à observer ce phénomène avec une focale microsociologique. L’analyse des interactions vécues par les enquêtées auprès des acteurs et actrices du monde sportif montre que le double standard auquel elles sont confrontées nécessite de mobiliser des attributs genrés variés selon les situations qu’elles rencontrent aux différents moments de leur engagement arbitral pour incarner une féminité respectable aux yeux de ces individus.
Les expériences socialisatrices préalables à la pratique arbitrale mettent en avant des situations de mixités qui normalisent les interactions avec les garçons et les hommes, dans des contextes sportifs ou non, et qui prennent parfois racine dans les engagements sportifs associatifs des enquêtées. L’âge d’entrée dans la carrière arbitrale fait ressortir des profils divers, d’une part en raison des différences de modalités de pratique arbitrale, où la possibilité d’exercer en binôme facilite les débuts dans l’arbitrage, de l’autre dans la mesure où les plus jeunes tendent à intégrer des structures de formations arbitrales des fédérations tandis que les engagements les plus tardifs tendent à se perpétuer à l’échelle des clubs. Les difficultés vécues par les enquêtées au sein des organisations arbitrales, en particulier dans une perspective d’accès au haut niveau, suggèrent que le maintien de l’engagement arbitral des femmes s’inscrirait principalement dans un contexte de manque d’arbitres. En nous intéressant aux comportements de ces arbitres dans des espaces dominés numériquement par les hommes dans des sports qui valorisent la force physique, nous observons que l’expression d’un type particulier de féminité est nécessaire pour s’imposer dans cette fonction, à la fois sur le terrain et en dehors de celui-ci. Celle-ci se caractérise par une capacité à activer des dispositions sportives « masculines » (présentation de soi, mobilisation du corps) et à mobiliser des capitaux davantage culturels (gestion du temps, ressources développées en contexte scolaire), une complexité qui s’ajuste aux masculinités sportives rencontrées et s’articule aux masculinités arbitrales qui semblent également se définir par leur hybridation. En essayant d’articuler les travaux de Connell avec une approche dispositionnaliste (Mennesson 2009), nous avons voulu contribuer à une lignée de travaux sur le genre en analysant une fonction qui, bien qu’elle ne relève pas d’un champ professionnel, renvoie à celles de la haute fonction publique, à la fois par un cadre organisationnel dont les normes sont à l’origine d’inégalités sexuées (Marry et autres 2015) et par l’influence que les interactions organisées/développées ont sur les styles de féminité incarnés dans un contexte fortement hiérarchisé (Favier 2021).
Parties annexes
Note biographique
Corentin Simon Barbotin est doctorant en sociologie à l’Université Jean Monnet, à Saint-Étienne. Il est membre du Centre Max Weber, au sein de l’équipe « Cultures publiques ». À travers sa recherche doctorale sur les expériences et parcours d’arbitres et de juges, il s’intéresse à la sociologie du genre et du sport, en particulier aux questions de socialisation. Son premier article, « Incarner l’autorité arbitrale dépend-il du genre? », co-écrit avec Julie Thomas, a été publié en 2022.
Notes
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[1]
Source : Ministère des Sports et des Jeux olympiques et paralympiques.
-
[2]
Source : Association française du corps arbitral multisports (AFCAM).
-
[3]
Source : Ministère des Sports et des Jeux olympiques et paralympiques.
-
[4]
Source : FFHB.
-
[5]
Au niveau amateur, la majorité des arbitres de rugby exerce individuellement, le rôle d’arbitre de touche étant endossé par le personnel des clubs. Au handball, en dessous de l’échelon National, il est possible pour un ou une juge-arbitre d’officier individuellement, phénomène parfois encouragé par les responsables des territoires pour pallier la faiblesse des effectifs.
-
[6]
Le toss est le tirage au sort qui détermine de quel côté du terrain vont jouer les équipes et auquel assistent les capitaines des deux équipes.
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