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L’histoire du corps des femmes, telle que la propose Silvia Federici dans son ouvrage Caliban et la Sorcière (2014), s’inscrit dans le sillage de la généalogie foucaldienne. Michel Foucault y est mentionné et discuté à plusieurs reprises, de sorte que le projet de Federici apparaît comme une reprise, mais aussi comme une critique, de la compréhension du dressage moderne des corps lié à l’émergence du capitalisme qu’avait développée Foucault dans son ouvrage Surveiller et punir (2007). Nous aimerions revenir ici sur les significations de ce déplacement qui s’opère de Foucault à Federici en montrant que Caliban et la Sorcière propose une féminisation de l’histoire. Là où Foucault écrit une histoire neutre du point de vue du genre, laquelle reconduit en réalité à un point de vue masculin, Federici cherche à mettre en évidence la singularité de l’histoire du corps des femmes.

Nous ne tentons pas uniquement, par là, de mettre l’accent sur la relative éviction des femmes de l’oeuvre de Foucault, comme cela a déjà été souligné par les études qui ont montré que, s’il avait beaucoup à « offrir » au féminisme, il y a néanmoins chez ce philosophe « un manque d’intérêt pour la question du genre » (Ramazanoglu 1993 : 2). Federici s’inscrirait davantage dans les tentatives pour faire « usage » de Foucault afin de penser, de manière non essentialiste, la construction historique des sujets féminins en plaçant au coeur de cette interrogation le corps et les rapports de pouvoir (McNay 1992; McLaren 2002). Cependant, plus qu’une critique ou encore qu’un usage de Foucault, l’approche de Federici vise à déplacer le point de vue foucaldien sur le terrain d’une « sexuation de l’histoire » (Perrot 2007 : 92-97), d’une herstory : une histoire des femmes écrite par les femmes, par différenciation d’une histoire traditionnellement écrite par les hommes au sujet des hommes (history).

L’enjeu de ce déplacement est de modifier, dans une perspective féministe, le regard habituellement porté sur le passé pour pouvoir agir au présent. En retraçant les grands moments de la domination des femmes dans le « capitalisme patriarcal » (Federici 2019) et en insistant en même temps sur la « longue tradition de résistance » qui a lutté contre cette domination, Federici (2014 : 18) voit dans l’écriture de l’histoire un moyen d’agir au présent : « Il est crucial de sauvegarder cette mémoire historique pour trouver une alternative au capitalisme. Parce que ce possible dépendra de notre capacité à entendre les voix de ceux qui ont suivi le même chemin. » Un tel projet recoupe celui d’une « ontologie historique de nous-mêmes » (Foucault 2001b : 1393) mis en oeuvre dans la généalogie foucaldienne, mais Federici le reprend en le conjuguant au féminin.

Comprendre la proximité entre Federici et Foucault s’avère essentiel pour saisir la valeur et la fécondité de leurs travaux, qui ont souffert des mêmes critiques venant de la discipline historienne ou d’autres sciences humaines et sociales, concernant la rigueur et la pertinence de leurs reconstructions historiques respectives. Foucault (2001b : 856) prétendait vouloir « éprouver » et confronter mutuellement l’histoire et la philosophie, de sorte que, chez lui, « l’histoire est bousculée, déterritorialisée » (Boquet, Dufal et Labey 2019 : 9), au risque de heurter parfois les spécialistes du domaine. Le travail de Federici se révèle tout aussi provocateur et dérangeant. À sa compréhension de la chasse aux sorcières, on a reproché son « point de vue marxiste fonctionnaliste » (Ferguson 2006 : 119), qui la conduit à ressaisir cet épisode tragique de l’histoire contemporaine dans le contexte du développement du capitalisme, alors que le « gynocide » (Dworkin 1974 : 118) qu’a constitué la chasse aux sorcières semblerait davantage s’expliquer par le caractère patriarcal de l’institution ecclésiale : il paraît s’inscrire dans le temps long du christianisme plutôt que dans les premiers moments de la modernité occidentale. De manière polémique, on a pu dire que Caliban et la Sorcière envoyait l’histoire « au bûcher » (Darmangeat et Kindo 2017a et 2017b) en cherchant coûte que coûte – quitte à prendre certaines libertés à l’égard de la réalité historique – à faire de la chasse aux sorcières un événement fondateur du capitalisme, alors même qu’elle n’aurait pas une importance aussi décisive.

Nous ne chercherons pas à répondre ici en historien aux accusations adressées à Federici. Cependant, nous estimons que le dialogue avec l’oeuvre de Foucault permet de modifier les termes de ce débat en nous plaçant sur le terrain d’une écriture de l’histoire qui revendique son ancrage dans le présent des luttes sociales. En montrant la manière dont Foucault a compris son propre travail d’historien comme un moyen de problématiser le rapport à l’« actualité » (Revel 2015 : 42), nous verrons un geste semblable chez Federici : une lumière nouvelle jetée sur le passé pour éclairer le présent et le transformer. Pour cela, dans un premier temps, nous discuterons la reprise critique que Federici propose du projet foucaldien; nous aborderons, dans un deuxième temps, l’histoire spécifique du capitalisme qui est proposée dans Caliban et la Sorcière, avant de conclure, dans un troisième temps, sur la féminisation de l’histoire qui s’y joue.

Une histoire du corps… des femmes

Dans son fameux texte paru en 1971 et intitulé « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Foucault (2001a) faisait du corps l’objet premier d’une écriture généalogique de l’histoire, parce que le corps était selon lui l’élément central du « jeu hasardeux des dominations » (ibid. : 1011). À la fois lieu d’inscription du pouvoir et point de résistance à ce dernier, c’est par le corps que Foucault, à la suite du Nietzsche de la Généalogie de la morale, a cru pouvoir écrire une histoire dans laquelle les rapports de pouvoir et les luttes qu’ils entraînent sont placés au coeur de l’analyse. C’est à même le corps que peuvent se discerner et se donner à voir les effets de domination et les tentatives pour s’y dérober, mais aussi le caractère d’« événement » (Foucault 2001a : 1016) et la dimension contingente des valeurs, des institutions et des comportements que la modernité a trop facilement tendance à hypostasier comme des universaux transhistoriques. L’enjeu politique de cette analyse généalogique consiste à souligner que « les grandes batailles politiques ne se jouent pas seulement au niveau de la revendication des droits, mais aussi de l’invention des corps, d’une part, et de l’épaisseur de l’expérience de l’intolérable, d’autre part » (Sforzini 2014 : 152). Écrire l’histoire des corps permettait de faire surgir leur caractère construit et constitué, et ainsi de créer un enjeu de transformation du rapport à soi et aux autres.

Federici a repris à son compte ce programme foucaldien, qui s’avère d’autant plus important pour une histoire du corps des femmes que ce sont leurs capacités reproductives qui ont historiquement constitué l’enjeu de la domination patriarcale. Caliban et la Sorcière cherche ainsi à écrire l’histoire de « la mécanisation du corps prolétaire et sa transformation, dans le cas des femmes, en une machine de production de nouveaux travailleurs » (Federici 2014 : 21). À l’instar de Foucault, Federici comprend le corps comme le point de recoupement du pouvoir et de la résistance. D’un côté, « on peut reconstruire une histoire du corps en décrivant les diverses formes de répression que le capitalisme a mises en oeuvre contre lui » (Federici 2020 : 131). De l’autre, il convient « d’écrire sur le corps comme terrain de résistance, c’est-à-dire le corps et ses pouvoirs – pouvoir d’agir, de se transformer, le corps comme limite à l’exploitation » (ibid.). En un mot, « les corps parlent d’oppression et de révolte » (ibid. : 77), ils sont pris dans la structure relationnelle des rapports de pouvoir, de sorte que « là où il y a pouvoir, il y a résistance » (Foucault 2009 : 25). Rien d’étonnant dès lors que Federici (2014 : 20) puisse revendiquer « un cadre théorique […] foucaldien » dans Caliban et la Sorcière.

Faisant sienne la centralité que Foucault accordait au corps, Federici s’inscrit aussi dans la longue tradition des luttes féministes, qui ont changé cette question en un enjeu majeur. Des luttes féministes des xviiie et xixe siècles, où se trouvaient dénoncées les maladies et les souffrances auxquelles était exposé le corps des femmes au travail, et où était déjà remise en cause la naturalisation biologique de l’inégalité entre les sexes, aux luttes de la deuxième vague des années 60 et 70, quand l’autonomie du corps des femmes figurait au coeur du droit à l’avortement et du « droit » au plaisir, jusqu’à la troisième vague féministe où la transformation du corps devient une question essentielle – en particulier dans les politiques queers qui posent la question de la transition par intervention chirurgicale (changement de sexe) –, le corps a toujours constitué « un vecteur majeur de l’expression féministe » (Bard 2017 : 357-360). Et chaque fois, le corps a été saisi dans les luttes féministes à la fois comme point d’appui des mécanismes d’oppression et comme une possibilité émancipatrice de réappropriation de soi. « La politique des corps n’est pas seulement une lutte pour mettre un terme à l’oppression mais aussi pour réimaginer et reconstruire le monde » (Harcourt 2019 : 106).

Le travail de Federici fait se rencontrer la généalogie foucaldienne et cette tradition féministe. Comment comprendre cependant que, tout en se revendiquant du projet généalogique, elle puisse aussi écrire que Caliban et la Sorcière cherche à « critiquer la théorie du corps de Michel Foucault » (Federici 2014 : 15-16)? Pour y voir plus clair, il nous faut revenir d’abord sur les grandes thèses de Surveiller et punir. Dans cet ouvrage, Foucault (2007 : 33) voulait écrire une « histoire du corps » moderne qui soit aussi une histoire de la « technologie politique du corps » (ibid. : 34), capable d’appréhender la manière dont des rapports de pouvoir et des formations de connaissance se renforçaient mutuellement au sein de dispositifs de savoir-pouvoir. La thèse de Surveiller et punir était que le développement de la prison au xixe siècle ne renvoyait pas à une politique humaniste qui voulait en finir avec les châtiments barbares de l’Ancien Régime en substituant à l’arbitraire royal une punition proportionnée et encadrée légalement. Saisie à travers le prisme de la généalogie, la prison était davantage perçue comme un mécanisme de contrôle des corps, dont il convenait de comprendre le sens dans un ensemble d’institutions (l’école, l’armée, l’usine, l’hôpital, etc.) propres à la société disciplinaire.

Dans une veine nietzschéenne, Foucault (2007 : 160) comprenait les institutions disciplinaires comme des moyens pour « dresser » des corps dociles, en les soumettant notamment à une surveillance permanente dont le panoptisme de Bentham esquissait une figuration idéale. Il montrait que ces institutions avaient permis un « déblocage épistémologique » (ibid. : 223) pour le développement des sciences humaines et des sciences médicales comme la psychologie et la psychiatrie : selon Foucault, ces « sciences de l’individu » (ibid. : 224) ont été rendues possibles par la manière dont les disciplines, à travers les pratiques d’examen et de renseignement permanent, avaient fait apparaître un savoir de l’individualité. Surveiller et punir articulait cette dimension nietzschéenne à une dimension marxiste pour expliquer la façon dont les disciplines s’inscrivaient dans le développement du capitalisme du xixe siècle. L’augmentation de la population et l’accroissement de l’appareil productif avaient imposé « d’ajuster […] la multiplicité des hommes et la multiplication des appareils de production » (ibid. : 255). Le capitalisme avait besoin de fixer les travailleuses et les travailleurs à leur poste de travail et de les discipliner pour les rendre plus productifs, les empêcher de briser les machines, de voler, de se soustraire au travail.

Federici fait sien le lien du savoir et du pouvoir souligné par Foucault, ainsi que la thèse d’une disciplinarisation corrélative du développement du capitalisme. Toutefois, elle rejette le point de vue asexué des analyses de l’auteur de Surveiller et punir, parce qu’une telle perspective de vue lui a fait manquer l’une des principales disciplinarisations des corps provoquées par le capitalisme, qui a concerné uniquement les femmes, soit la chasse aux sorcières (Federici 2014 : 16) :

L’analyse foucaldienne des techniques et de la discipline du pouvoir auxquelles le corps a été soumis ne prend pas en compte le procès de reproduction, amalgamant l’histoire des femmes et des hommes en un tout indifférencié. [Michel Foucault] se désintéresse de la « disciplinarisation » des femmes au point de ne jamais mentionner l’une des attaques les plus monstrueuses qui aient été perpétrées contre le corps à l’époque moderne : la chasse aux sorcières.

Il y a ainsi, dans le travail de Foucault, d’« énormes omissions historiques » (Federici 2014 : 29) qu’il va falloir corriger.

Federici se montre sans doute sévère ici lorsqu’elle affirme que Foucault ne prenait pas du tout en considération le corps des femmes. Celles-ci ont certes peu de place dans l’oeuvre foucaldienne, mais il y a néanmoins une analyse généalogique de la femme hystérique (Sforzini 2014 : 125-127). Dans La volonté de savoir, Foucault (2009 : 146) cherchait à montrer que, au sein de la famille moderne, en même temps que se développaient la psychologie et la psychiatrie, sont apparues les figures de « la femme nerveuse, l’épouse frigide, la mère indifférente ou assiégée d’obsessions meurtrières […] la fille hystérique ou neurasthénique ». En outre, Foucault a discuté de la chasse aux sorcières dans son cours au Collège de France sur Les anormaux afin de comprendre comment les technologies modernes de pouvoir avaient investi le corps comme chair, c’est-à-dire tel un substrat de désirs que l’individu devrait avouer et confesser (Foucault 1999 : 190-199).

Pour autant, Federici a sans doute raison de considérer ces quelques éléments comme insuffisants. D’une part, en se concentrant sur la figure de la femme hystérique, Foucault reste lui-même probablement enfermé dans la manière dont le pouvoir a constitué le corps des femmes au xixe siècle : sans doute met-il en évidence l’hystérisation du corps féminin à cette époque comme stratégie de domination, mais il semble en même temps prisonnier d’une catégorie patriarcale qui l’empêche de tenir compte de ce qui, du point de vue des femmes, échappe et ne se réduit pas à ce rôle social de l’hystérique qui leur est assigné (McNay 1992 : 41). D’autre part, en ce qui concerne la chasse aux sorcières, bien que Foucault (1999 : 198) y voie un « foyer de résistance » à l’Inquisition, il la limite à un épisode prémoderne et observe dans le passage des phénomènes de sorcellerie aux phénomènes de possession la véritable naissance des dispositifs modernes de savoir-pouvoir sur la sexualité. Surtout, ce ne sont pas les femmes en tant que telles qui l’intéressent dans la chasse aux sorcières, mais l’évolution de mécanismes de pouvoir indifférenciés du point de vue du genre.

Si les femmes ont une place dans l’histoire de la modernité chez Foucault, il n’y a pas chez lui une histoire spécifique du corps des femmes, mais uniquement une histoire prétendue neutre du point de vue du genre, qui est tout sauf neutre en vérité puisqu’elle contribue à invisibiliser l’expérience spécifique des femmes dans l’histoire. Dans Surveiller et punir, cet androcentrisme qui conduit au primat du point de vue masculin est particulièrement visible, car l’insistance sur le processus productif amène Foucault à comprendre la disciplinarisation d’une classe ouvrière largement masculinisée et à négliger le processus reproductif qui, dans le foyer, lui aurait permis de saisir une disciplinarisation spécifique du corps des femmes.

Federici a elle-même proposé une histoire de la femme au foyer au xixe siècle. Cependant, sa critique du biais androcentré de Foucault l’amène, dans Caliban et la Sorcière, à remonter plus loin dans le développement du capitalisme. Elle se rend ainsi au seuil de la modernité, aux xvie et xviie siècles, à l’épisode dramatique de la chasse aux sorcières, qui a constitué une véritable « guerre contre les femmes » (Federici 2014 : 298) et qu’elle cherche à relier historiquement à la naissance du capitalisme.

La chasse aux sorcières

Cet élargissement de la périodisation conduit Federici à commencer son récit par les luttes féodales et par le rôle essentiel qu’y ont joué les femmes. Leur importance dans la « crise du féodalisme » (Federici 2014 : 33) l’amène à proposer une interprétation tout à fait originale du capitalisme et de la disciplinarisation des femmes qu’il a mise en oeuvre. Elle montre que les luttes paysannes, dans lesquelles les femmes avaient une place majeure, avaient déjà opposé à l’ordre féodal des contre-modèles de société, de sorte que le capitalisme, pour s’imposer, a dû lutter sur deux fronts : contre le système féodal, bien sûr, mais aussi contre la solution de rechange antiféodale qui s’était esquissée et dans laquelle les femmes avaient un rôle important. En ce sens, le mode de production capitaliste n’a pas seulement supplanté le système féodal, il a opéré une « contre-révolution » (ibid. : 35) dans laquelle la disciplinarisation des femmes était un objectif premier. Si le capitalisme a façonné un patriarcat inédit et a multiplié les formes de domination et de violence contre les femmes, c’est parce que celles-ci avaient participé en amont à opposer à la société féodale d’autres formes de vie et qu’elles ne se sont pas facilement soumises à la logique capitaliste.

Les luttes féodales auxquelles fait référence Federici (2014 : 40) sont à comprendre dans le contexte de l’« usage de la terre » et de l’« usage des communaux » qui étaient déterminants pour la paysannerie. Le servage impliquait une relation de dépendance au seigneur, mais accordait en retour l’usage d’un lopin de terre à cultiver pour assurer la subsistance de la famille. Les communaux (prairies, lacs, forêts, pâturages sauvages, etc.) étaient également partagés par les membres de la communauté paysanne et permettaient de garantir leur existence. Sans idéaliser outre mesure ce mode de vie paysan dans la société féodale, Federici (ibid.) fait néanmoins mention de l’« expérience d’autonomie » que constituait cet usage des terres. Il recelait un « potentiel politique et idéologique » (ibid.) autour duquel tournaient la plupart des luttes féodales, qui étaient centrées sur l’usage des terres et des ressources, sur leur imposition ou leur appropriation par le seigneur.

Dans les sociétés paysannes féodales, les femmes prenaient part aux activités de production, et la division sexuelle du travail apparaissait plus souple qu’à l’époque moderne (Federici 2014 : 43) :

Les femmes travaillaient dans les champs, en plus d’élever les enfants, de faire la cuisine, de laver, de filer, et de tenir un jardin de simples : leurs activités domestiques n’étaient pas dévalorisées et n’impliquaient pas de rapports différents de ceux des hommes, comme ce devait être le cas ultérieurement, dans une économie monétaire, quand le travail domestique cesserait d’être perçu comme un véritable travail.

L’expérience d’autonomie des paysans et des serfs de l’époque était, par conséquent, aussi partagée par les femmes.

Cette place relativement déterminante dans l’économie paysanne explique l’importance des femmes dans les mouvements féodaux qui naissent à partir du xiiie siècle, notamment dans les mouvements hérétiques sur lesquels Federici insiste tout particulièrement. Interprétant ces derniers comme des révoltes populaires et des formes de résistance au féodalisme, Federici (2014 : 57) soutient qu’ils représentaient une « tentative consciente de créer une nouvelle société ». Dans des sectes hérétiques telles que les cathares ou la secte vaudoise, les femmes trouvaient la place sociale que l’Église leur refusait. Elles y avaient les mêmes droits que les hommes, « elles étaient là considérées comme égales » (ibid. : 73) et participaient à la vie religieuse. Y régnait notamment plus de liberté à l’égard de la sexualité; en outre, l’indépendance des femmes et le contrôle de leur reproduction y étaient davantage acceptés et valorisés.

Une telle maîtrise, par les femmes, de leur propre corps au sein de ces mouvements antiféodaux est centrale pour comprendre la violence de la répression politique et religieuse qui les a visées à la fin du Moyen Âge. Après la peste noire, qui a décimé un tiers de la population européenne au xive siècle, une crise de la main-d’oeuvre touche l’ensemble de l’Europe et provoque un tournant dans la politique inquisitoriale. Celle-ci accentue radicalement sa répression à l’égard des femmes, dont il fallait absolument s’assurer qu’elles se consacrent à la reproduction afin de produire une nouvelle main-d’oeuvre (Federici 2014 : 76) : « Ce processus correspondit à la transition entre la persécution de l’hérésie et la chasse aux sorcières, durant laquelle la figure de l’hérétique devint de plus en plus celle d’une femme, de sorte qu’au début du xve siècle, la cible principale de la persécution contre les hérétiques devint la sorcière. »

La peste noire n’avait pas laissé le système féodal indemne. L’absence de main-d’oeuvre avait fait pencher le rapport de force avec les seigneurs en faveur des paysans et des paysannes, qui pouvaient d’autant plus faire valoir leur revendication que la force de leurs bras était devenue une denrée rare. Le servage a disparu alors progressivement à la fin du xive siècle et au xve siècle en Europe. C’est dans ce moment décisif d’effondrement du féodalisme que le capitalisme a mené sa contre-offensive à l’encontre des mouvements populaires antiféodaux. Pour ce faire, il s’est allié avec la noblesse et le clergé contre leurs ennemis communs (Federici 2014 : 96) : « [si la paysannerie a été vaincue], ce fut parce que toutes les forces du pouvoir féodal, la noblesse, l’Église et la bourgeoisie, s’unirent en dépit de leurs traditionnelles divisions, motivées par leur peur commune de la rébellion prolétarienne ». L’originalité de cette analyse tient au fait que Federici n’explique pas l’origine du capitalisme à partir de l’opposition entre la noblesse et la bourgeoisie, mais en se basant sur l’antagonisme entre l’ensemble des classes dirigeantes (noblesse, clergé et bourgeoisie montante) et une classe prolétarienne composée de paysans et de paysannes de même que de petits artisans et artisanes. Le capitalisme apparaît comme l’ultime recours des figures puissantes contre les horizons utopiques nés dans l’essoufflement du régime féodal.

Federici retrouve alors les analyses sur l’« accumulation primitive » au chapitre xxvi du Capital de Marx (2009 : 715-719), où celui-ci cherchait à comprendre comment le capitalisme avait pu se mettre en place à ses débuts et montrait que son premier moteur avait été la privatisation des terres appartenant à la paysannerie à travers le phénomène des enclosures, ce qui avait permis une accumulation importante de capital foncier et avait imposé la condition salariale aux paysannes et aux paysans dépossédés. Federici (2014 : 131) précise que là s’est rompue « l’unité entre production et reproduction, typique de toutes les sociétés reposant sur une production pour l’usage ». Privé de terre, le paysan ne partageait plus sa semaine ou sa journée entre une part de production destinée au seigneur et l’autre à sa propre subsistance, à son propre usage. Il devait vendre l’intégralité de son travail à un patron, et acheter de quoi subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Les activités reproductives consacrées à la subsistance étaient alors dévalorisées par rapport au travail productif, qui se voyait dès lors considéré comme le seul travail véritable, alors que la reproduction était peu à peu perçue tel un non-travail, une activité sans valeur économique – la valeur d’échange ayant supplanté la valeur d’usage.

Les analyses de Marx sont reprises par Federici (2014 : 131), mais elle met l’accent, à la différence de ce que propose le Capital, sur le fait que « les femmes furent aussi le plus touchées par les enclosures ». La séparation entre la sphère productive et la sphère reproductive induite par le mode de production capitaliste condamne les femmes au domaine dévalorisé de la reproduction. Sans doute n’a-t-on pas encore affaire, dans la période de l’accumulation primitive, à la figure de la ménagère qui n’apparaît qu’au xixe siècle. Cependant, l’association des femmes à la sphère reproductive a pour conséquence que, même lorsqu’elles travaillent, elles touchent néanmoins un salaire moindre par rapport à celui des hommes. Federici (2014 : 172) explique cette assignation des femmes à la reproduction par une forme de substitut, offert aux travailleurs, en contrepartie des terres perdues lors des enclosures : « Les femmes prolétaires remplaçaient pour les travailleurs mâles les terres perdues lors des enclosures, devenant leur moyen de reproduction le plus fondamental et un bien commun que tout le monde pouvait s’approprier et utiliser à volonté. » Tout se passe comme si les capitalistes avaient acheté la soumission des travailleurs en leur donnant, à domicile, une esclave féminine dont la tâche était d’assurer la subsistance et la reproduction.

Ce cadre d’analyse permet à Federici de proposer une explication de la chasse aux sorcières, cette dernière étant comprise comme une entreprise de disciplinarisation du corps des femmes aussi nécessaire au développement du capitalisme que la disciplinarisation du corps des ouvriers analysée par Foucault dans Surveiller et punir. L’absence de main-d’oeuvre contraint le capitalisme naissant à contrôler la reproduction et la sexualité des femmes dans une société où le taux de natalité reste faible aux xvie et xviie siècles. L’État a alors un rôle central pour mener cette « politique de population », selon Federici (2014 : 155) : elle reprend à cette occasion le concept foucaldien de « biopouvoir », qui permettait à La volonté de savoir d’articuler la discipline des individus à la « bio-politique de la population » (Foucault 2009 : 182-183). Le concept de population, chez Foucault (2004 : 36), l’amenait à intégrer la question de l’État dans l’analyse des rapports de pouvoir et à comprendre le « grand changement dans les techniques de gouvernement » qui survient au xviiie siècle. Se référant à l’interprétation que Foucault donnait du rapport entre la nouvelle gouvernementalité économique et l’abolition des disettes et des famines (ibid. : 42-43), Federici remonte à nouveau plus loin dans le temps pour saisir cette emprise du pouvoir d’État sur les populations. Ce déplacement de la périodisation du biopouvoir la conduit à y inclure l’événement de la chasse aux sorcières, qu’ignorait Foucault (Federici 2014 : 155-156) :

Je soutiens que c’est la crise de population des xvie et xviie siècles, et non la fin de la famine en Europe au xviiie siècle (comme Foucault l’affirme) qui a fait de la reproduction et de la croissance démographique des questions d’État, tout autant que des objets essentiels du discours intellectuel. J’ajouterais que la persécution des « sorcières » et les nouvelles méthodes disciplinaires que l’État a adoptées durant cette période pour réguler la procréation et briser le contrôle des femmes sur la reproduction peuvent aussi être rapportées à cette crise.

Selon Federici, la disciplinarisation de l’individu et la biopolitique des populations – qui restaient deux phénomènes articulés mais distincts chez Foucault – tendent à se confondre dans la chasse aux sorcières, où la gestion des populations passe précisément par l’imposition d’un pouvoir brutal qui cible des individus particuliers, majoritairement des femmes. L’explication proposée de la chasse aux sorcières consiste alors à en faire un moyen de contrôle du corps reproducteur des femmes dans une période où le capitalisme naissant a besoin de contrer le déclin démographique (Federici 2014 : 156) : « Il ne peut pourtant s’agir d’une simple coïncidence, si au moment où la population baissait et où se formulait une idéologie accentuant la centralité du travail dans la vie économique, de lourdes peines étaient introduites dans les codes pénaux d’Europe, punissant les femmes coupables de crimes liés à la reproduction. »

La chasse aux sorcières se trouve ainsi comprise comme un événement fondateur de la naissance du capitalisme moderne. C’est en ce sens qu’il faut la situer au sein de la logique d’ensemble de l’accumulation primitive. Durant cette phase, « le corps féminin fut transformé en instrument pour la reproduction du travail et le développement de la force de travail, traité comme une machine à enfanter naturelle » (Federici 2014 : 162). Cela modifie en profondeur notre regard sur les sorcières, puisque celles-ci deviennent l’emblème des femmes rebelles à l’instauration de la politique nataliste dont a besoin le capitalisme. Voulant garder un contrôle sur leur propre corps, elles s’opposent au nouvel ordre capitaliste qui répond par la violence (ibid. : 272) :

La chasse aux sorcières en Europe était une attaque contre la résistance des femmes à la progression des rapports capitalistes, contre le pouvoir dont elles disposaient en vertu de leur sexualité, de leur contrôle de la reproduction et de leur aptitude à soigner. La chasse aux sorcières était aussi un instrument pour la construction d’un nouvel ordre patriarcal où le corps des femmes, leur travail, leurs pouvoirs sexuel et reproductif étaient mis sous la coupe de l’État et transformés en ressources économiques.

Les institutions que sont l’État et l’Église apparaissent dès lors comme des institutions patriarcales mises au service du développement du capitalisme, dans un contexte où les luttes féodales ont pour effet de faire de leur alliance avec la bourgeoisie la seule possibilité de leur survie. Fragilisées par l’effondrement de l’ordre féodal, elles n’ont pas d’autre choix que de servir la politique des populations dont les rapports de production capitalistes ont besoin.

Le rôle central que Federici (2014 : 289) attribue à la reproduction permet de comprendre que les sorcières aient été fréquemment accusées de perversion sexuelle ou d’infanticide, et que l’on ait assisté à une « quasi-diabolisation des pratiques contraceptives ». Tout ce qui relevait d’un usage non procréateur du corps des femmes se voyait diabolisé, et les sorcières ont incarné le refus des femmes de soumettre leur corps à la reproduction de la force de travail. Cette véritable « guerre contre les femmes » doit, par conséquent, être lue comme « une tentative pour criminaliser le contrôle des naissances et placer le corps des femmes, l’utérus, au service d’une augmentation de la population, de la production et de l’accumulation de la force de travail » (ibid. : 293). Voilà pourquoi « de nombreuses sorcières étaient sages-femmes » (ibid.), car le but ultime était de rompre les relations entre les femmes et d’arracher l’ensemble du processus de reproduction à leur savoir et à leur pratique, pour les déléguer à des hommes pratiquant la médecine et agissant sous l’égide de l’État. Cette dépossession complète du corps des femmes est interprétée par Federici (2014 : 295) comme une véritable enclosure corporelle, qui n’est autre que le pendant féminin du phénomène d’enclosure des terres qui touchait de manière générale la paysannerie dans la période d’accumulation primitive du capital : « Tout comme les enclosures expropriaient la paysannerie des terres communales, la chasse aux sorcières expropriait les femmes de leurs corps. »

Les enjeux d’une histoire « au féminin »

Pour avoir une vision complète de la place des femmes dans l’histoire du capitalisme chez Federici, il faudrait ici rappeler d’autres travaux de l’autrice. En particulier, il conviendrait de mentionner ses études sur l’« invention de la ménagère », où elle montre que « le travail domestique tel que nous le connaissons est une construction assez récente qui date de la dernière partie du xixe siècle et des premières décennies du xxe siècle » (Federici 2019 : 125). L’association des femmes à la reproduction, durant la période d’accumulation primitive, ne signifie pas encore leur cantonnement dans le foyer. Le processus qui sort les femmes de la manufacture ou de l’usine pour les placer exclusivement à la maison afin de les soumettre à la dépendance économique de leur mari est propre au xixe siècle. Selon Federici, ce sont les luttes sociales des années 1830-1840 qui conduisent à l’invention de la figure de la ménagère, parce qu’elles mettent au jour les limites de « la vieille stratégie consistant à réduire les salaires à un minimum et à allonger la journée de travail au maximum, sans laisser de temps pour la reproduction » (ibid. : 127). La misère du prolétariat entrave le processus même de reproduction de la classe ouvrière et entraîne « la désaffection de plus en plus évidente des femmes prolétaires pour la famille et la reproduction » (ibid.).

La paupérisation du prolétariat devenait contradictoire avec l’injonction capitaliste d’une reproduction efficace de la main-d’oeuvre. Les femmes éprouvaient de plus en plus de difficulté à travailler tout en remplissant leur tâche de machine reproductive : « Les bas salaires, les longues journées de travail et les services domestiques insuffisants avaient pour effet combiné de décimer la main-d’oeuvre, réduisant l’espérance de vie et produisant des êtres émaciés qui ne pouvaient faire de bons travailleurs ni de bons soldats » (Federici 2019 : 130). La seconde révolution industrielle, qui a fait passer l’économie d’une industrie légère (textile) à une industrie lourde (acier, fer, charbon) au milieu du xixe siècle, demandait pourtant « un type de travailleur plus fort et plus productif » (ibid. : 133). Il fallait donc améliorer les conditions de vie des prolétaires afin de constituer « un nouveau type de travailleur, plus sain, plus robuste, plus productif et surtout plus discipliné et “ domestiqué ” » (ibid. : 135). La ménagère a eu cette fonction : celle de s’occuper du foyer, d’éduquer et de discipliner les enfants, tout en prenant soin de son mari et de contrôler les dépenses, afin de forger le nouveau type de travailleur dont le capitalisme de l’époque avait besoin. Le temps de travail et le salaire des femmes ont alors été réduits de manière draconienne, et le foyer est devenu leur principal lieu d’existence.

Les luttes féministes pour le salaire ménager, au cours des années 60 et 70, auxquelles Federici prend part directement, ont pour objet de protester contre cette condition de ménagère. Revendiquant le fait que l’ensemble des activités reproductives des femmes constituent un véritable « travail », bien qu’il soit « gratuit » (Federici 2016 : 29), la lutte pour le salaire ménager veut « subvertir le rôle assigné aux femmes en régime capitaliste » (ibid. : 27). Il n’est pas question de faire des activités reproductives un travail tout aussi exploité que le travail productif, mais bien de revaloriser la place des femmes dans la lutte prolétarienne et de mettre en évidence le fait que le système capitaliste ne survivrait pas s’il devait rémunérer le travail gratuit que font les femmes au quotidien. La perspective de cette revendication est donc proprement révolutionnaire, l’enjeu consistant à rompre avec l’ensemble de la structure sociale capitaliste et patriarcale.

Bien que nous ne puissions rendre compte ici de l’étendue et de la richesse des travaux de Federici, ce bref rappel de l’horizon politique dans lequel ils s’inscrivent était nécessaire pour comprendre la modalité de son rapport à l’histoire : celui d’une intervention dans les luttes du temps présent. Le rapprochement et la confrontation avec Foucault y trouvent tout leur sens. Nous avons voulu montrer, d’un côté, que Federici reprenait de nombreux outils d’analyse à la généalogie foucaldienne, mais qu’elle entendait les déplacer sur le terrain d’une histoire des femmes, une herstory qui place en son centre toutes celles que le récit foucaldien laissait largement dans l’ombre. D’un autre côté, nous croyons que le rapport que Federici entretient avec l’histoire s’éclaire largement si on le rapporte à la manière dont Foucault lui-même pensait l’histoire. L’objectif de ce rapprochement tient à la possibilité de comprendre le sens de l’histoire « au féminin » chez Federici et de répondre ainsi, sur un terrain qui n’est pas celui des sources historiennes, aux critiques adressées à sa généalogie de la chasse aux sorcières.

Revenant sur les débats entre les spécialistes de l’histoire et Foucault, Judith Revel (2015 : 92-93) précise que la radicalité du geste foucaldien consiste en une « historicisation radicale non seulement des représentations (d’objets), mais des objets eux-mêmes, c’est-à-dire de la manière dont notre pensée les produit ». Cela ne signifie pas que les généalogies écrites par Foucault se référeraient à des objets imaginaires, et ne renverraient à rien dans la réalité historique. L’objectif est bien plutôt, d’une part, de soutenir que la manière dont l’historien ou l’historienne découpe ses objets dans la trame de l’histoire afin de les connaître dépend de sa propre situation historique. C’est l’« actualité » elle-même qui l’oriente dans la perspective qu’il ou elle trace à travers l’histoire pour la comprendre. D’autre part, ce sont les phénomènes de l’histoire eux-mêmes qui sont produits historiquement. En ce sens, Foucault (Revel 2015 : 96) rejette tous les « universaux » dans l’écriture de l’histoire, tous les « invariants historiques », par exemple la « folie » ou la « prison », dont il dévoile la naissance relativement récente. L’écriture de l’histoire ne dévoile donc pas les variations d’un même phénomène à travers le temps, mais elle part des problèmes qui se posent dans l’actualité pour orienter sa lecture du temps historique et montrer que ces problèmes sont liés à des phénomènes qui ont une naissance historique déterminée.

L’enjeu est alors, grâce à l’histoire, de pouvoir intervenir dans les luttes politiques contemporaines. L’actualité ne doit pas être comprise comme un simple contexte ou état du présent : elle désigne une « instance de basculement », un « processus de différenciation » (Revel 2015 : 42) par lequel, en écrivant l’histoire, l’historien ou l’historienne se propose d’agir au présent pour que la connaissance du passé serve à une construction créatrice de l’avenir. L’écriture de l’histoire sert alors à titre de « critique et [de] création permanente de nous-mêmes dans notre autonomie » (Foucault 2001b : 1392). Par sa compréhension de la contingence et de l’arbitraire historique des rapports de pouvoir qui ont constitué le monde contemporain, la pratique historienne rend possible la critique de la société actuelle et ouvre l’espace des possibles pour inventer d’autres formes de vie.

Cette dimension politique ne signifie pas que l’écriture de l’histoire se réduirait à un projet idéologique, qui passerait outre toute objectivité au profit d’une instrumentalisation de l’histoire à des fins stratégiques. Le fait que l’écriture de l’histoire peut avoir une utilité politique au présent et intervient parfois dans les luttes sociales ne la discrédite pas et ne lui retire pas son objectivité. Il convient de bien distinguer, d’un côté, le fait que les objets étudiés par l’historienne ou l’historien ne peuvent être découpés dans la trame historique qu’à partir des problèmes du présent, et, de l’autre, le fait que l’écriture de l’histoire a, en certaines occasions, une utilité politique. Ces deux moments sont liés, chez Foucault, mais ils ne se recouvrent pas au point de subordonner idéologiquement le récit historique aux stratégies politiques du présent.

Il en va de même, selon nous, chez Federici, où c’est aussi la perspective de l’« actualité » qui domine. Partie des luttes pour le travail ménager, elle cherche à comprendre l’histoire qui réduit le rôle de la femme à une machine reproductive, dont le travail gratuit est déprécié et dévalorisé. Dans cette lutte, « l’histoire peut nous guider », écrit Federici (2020 : 26). Non seulement parce que l’histoire met au jour la construction historique du corps des femmes au seuil de la modernité en montrant que la chasse aux sorcières appartient fondamentalement à l’histoire du capitalisme patriarcal, mais parce qu’elle dévoile aussi des solutions de rechange et des tentatives de résistance dans l’histoire. Les sorcières héritaient ainsi des mouvements hérétiques les pratiques de résistance qui, certes, ont été sauvagement annihilées et détruites, mais dont le geste critique a gardé toute son actualité : « Définir nos identités en nous tournant vers une histoire d’exploitation et de lutte nous permet de trouver un terrain commun et de nous représenter collectivement un futur plus juste » (ibid. : 57).

L’inscription de la chasse aux sorcières dans l’histoire du capitalisme doit être lue depuis cette perspective. En proposant cette interprétation, Federici cherche à mettre en lumière le fait que cet événement est constitutif des sociétés capitalistes. La centralité du capitalisme dans Caliban et la Sorcière tient moins à un « réductionnisme fonctionnaliste » (Ferguson 2006 : 119) qu’à la volonté de lier la chasse aux sorcières à une histoire toujours présente plutôt que de reléguer ce phénomène à la persistance de la barbarie et de l’irrationalisme du régime féodal. C’est finalement pour ne pas délaisser trop rapidement et trop facilement le passé que Federici tente de faire de la chasse aux sorcières un événement fondateur de l’histoire contemporaine, et non un accident lointain appartenant à une histoire antérieure à la modernité capitaliste.

Par là, Federici tente de mettre en évidence une couche de sens non révélée jusqu’à ce jour, qui concerne encore les combats politiques du temps présent. Sa spécificité, par rapport à Foucault, consiste à enraciner sa pratique généalogique dans les luttes féministes. Elle radicalise en ce sens le geste foucaldien, qui restait encore trop indifférencié du point de vue du genre et reconduisait en réalité une perspective orientée par un regard masculin. Contre un universalisme qui fait le jeu des hommes contre les femmes, c’est la fonction même d’une écriture féministe de l’histoire que de s’« éloigner d’un universalisme abstrait qui récuse l’histoire des individus et des groupes » (Zancarini-Fournel 2018 : 33) et d’initier les générations actuelles à une « universalité plurielle » (ibid. : 24) grâce à laquelle les femmes auraient toute leur place dans le récit historique.

Nous avons là, appliquée au récit historien, l’une des exigences des épistémologies féministes du point de vue situé (standpoint), qui mettent l’accent sur le fait que l’adoption du point de vue de l’expérience des femmes permet un véritable gain épistémique et représente à vrai dire un « point d’observation privilégié » des phénomènes sociaux (Hartsock 2013 : 354). Cette position épistémique particulière ne revendique aucune universalité ni aucune suprématie qui excluraient d’autres approches, mais elle prétend faire accéder celles et ceux qui y adhèrent à des significations et à des dimensions de l’histoire qui, jusqu’alors, étaient restées inaperçues et qui apportent un regard neuf susceptible d’être mobilisé au présent pour transformer les rapports sociaux de sexe. C’est très exactement le sens de l’herstory écrite par Federici et qui résonne, à plus d’un titre, avec « l’ontologie historique de nous-mêmes » portée par Foucault, à ceci près que les femmes y occupent une place centrale. Comme chez Foucault, cependant, ce n’est pas un abandon de la prétention à l’objectivité, mais la volonté, au contraire, de mieux comprendre les événements historiques à la source du temps présent. Voilà tout le pari de Caliban et la Sorcière.