Résumés
Résumé
L’article jette la lumière sur l’apport des programmes jeunesse en milieu communautaire à l’éducation à la citoyenneté des jeunes, en analysant le cas exemplaire d’un programme offert dans un organisme féministe montréalais. Recourant aux théories féministes de la citoyenneté et aux écrits en sociologie de la jeunesse, les auteures analysent l’expérience vécue des participantes adolescentes engagées dans la production d’un documentaire vidéo. Les observations ethnographiques documentent trois dimensions de l’expérience participative au sein du programme visé : 1) la création d’un fort sentiment d’appartenance au groupe, qui est le produit d’une identification individuelle et collective au féminisme; 2) le sentiment de vivre une expérience authentique, qui découle d’un niveau élevé de participation aux décisions; 3) le développement de savoirs théoriques et pratiques liés au féminisme et à la lutte collective pour la justice sociale, qui trouvent une application concrète dans la vie quotidienne des jeunes participantes au-delà du programme en question.
Mots-clés :
- agentivité féministe,
- citoyenneté,
- féminisme (mouvements sociaux),
- jeunes femmes,
- organisations féministes,
- adolescence,
- études sur les filles,
- intersectionnalité,
- médias alternatifs,
- Montréal (Québec),
- éducation,
- empowerment
Abstract
The article sheds light on the contribution of youth programs in community settings to youth citizenship education by analyzing the exemplary case of a program offered in a Montreal feminist organization. Using citizenship theories stemming from feminist and youth studies literature, the authors analyze the lived experiences of young women engaged in the production of a documentary film. The ethnographic observations document three dimensions of the participatory experience within the program concerned: 1) the creation of a strong sense of group belonging, which is the product of individual and collective identification with feminism; 2) the feeling of having an authentic experience, which stems from a high level of participation in decision-making; 3) the development of theoretical and practical knowledge related to feminism and the collective struggle for social justice, which find concrete application in the daily lives of the young participants beyond the program in question.
Resumen
El artículo arroja luz sobre la contribución de los programas juveniles comunitarios en la educación ciudadana de los jóvenes, analizando el caso ejemplar de un programa ofrecido en una organización feminista de Montreal. Basándose en las teorías feministas de la ciudadanía y en los escritos de la sociología de la juventud, las autoras analizan la experiencia vivida por participantes adolescentes involucradas en la producción de un vídeo documental. Las observaciones etnográficas documentan tres dimensiones de la experiencia participativa dentro del programa : 1) la creación de un fuerte sentido de pertenencia al grupo, que es el producto de la identificación individual y colectiva con el feminismo; 2) el sentido de vivir una experiencia única, que se deriva de un alto nivel de participación en la toma de decisiones; y 3) el desarrollo de conocimientos teóricos y prácticos relacionados con el feminismo y la lucha colectiva por la justicia social, que encuentra una aplicación concreta en la vida cotidiana de los jóvenes participantes más allá del programa en cuestión.
Corps de l’article
Les milieux associatifs et communautaires interviennent de manière significative dans l’éducation à la citoyenneté des jeunes, mais leur action ne s’accompagne pas toujours d’une juste reconnaissance sociale (Frazer 2006; Christens et Dolan 2011; Akiva et Petrokubi 2016). Lorsqu’ils sont axés sur la recherche collective de solutions à des problèmes concrets à travers l’enquête, la discussion et l’action, ces milieux engagent des jeunes dans un processus social d’apprentissage et de pratique de la démocratie pouvant favoriser leur subjectivation politique (Young 2002; Lister 2007; Zeldin et autres 2017; Dewey 2018). Cette éducation à la citoyenneté, sous forme d’expérimentations concrètes au sein de collectifs, est répandue au Canada et aux États-Unis, grâce à un soutien public et philanthropique apporté à des programmes et à des initiatives dirigés vers la jeunesse en milieu communautaire (pour le Canada, voir Caroline Beauvais, Lindsey McKay et Adam Seddon (2001)). L’effet positif de ce type d’initiatives sur le développement psychosocial des jeunes a été bien documenté jusqu’à présent (Christens et Dolan 2011; Akiva et Petrokubi 2016). En revanche, les connaissances sur l’expérience d’apprentissage démocratique que font ces jeunes, ainsi que son incidence sur la trajectoire d’engagement, restent limitées (voir Susie Weller (2007), Jessica K. Taft (2014) et Bronwyn Elisabeth Wood (2014)). De quoi est faite cette expérience d’apprentissage démocratique et de quelle manière participe-t-elle à la formation d’une conscience et d’une subjectivité politiques chez les jeunes?
Notre article s’appuie sur les résultats d’une recherche ethnographique menée au Québec dans une organisation communautaire féministe montréalaise pour contribuer à l’acquisition de nouvelles connaissances sur l’expérience de la citoyenneté dans le contexte de projets réalisés par des jeunes dans des milieux communautaires et associatifs[1]. Plus précisément, nous voulons contribuer, par notre analyse, aux recherches sociologiques sur la citoyenneté des jeunes et aux études sur les filles (girlhood studies), un courant de recherche féministe où les rapports qu’entretiennent les filles, les adolescentes et les jeunes femmes à la citoyenneté ont été théorisés et étudiés empiriquement (Harris 2003; Caron 2011; Taft 2014). De plus, comme le mouvement féministe québécois s’avère un acteur important de la société civile (Quéniart et Jacques 2002; Lamoureux et Mayer 2016), mais que sa participation à l’éducation à la citoyenneté des adolescentes et des jeunes femmes est peu documentée, les résultats présentés ici pourraient contribuer à une meilleure compréhension et à une reconnaissance accrue de cet apport à la société.
Dans notre article, nous tentons de comprendre la manière dont les jeunes femmes expérimentent leur citoyenneté dans le contexte du programme jeunesse Force des filles, force du monde, offert par le Y des femmes de Montréal. Une vingtaine d’adolescentes et de jeunes femmes, issues d’une diversité de milieux socioéconomiques et d’origines ethnoculturelles, prennent part depuis plusieurs années à ce programme féministe non mixte de leadership et de participation citoyenne. Notre observation s’est étalée sur une période de sept mois, durant laquelle les participantes ont entrepris et conclu la réalisation d’un documentaire pour mettre en valeur la diversité ethnique et culturelle des femmes montréalaises. Intitulé IntersectionnELLES, ce documentaire d’une durée de 25 minutes[2] a été réalisé sous la supervision de deux animatrices affectées aux services jeunesse de l’organisation. L’observation participante, menée à bien par Sophie Théwissen-LeBlanc (2020), a englobé les étapes suivantes du projet : la définition de critères de sélection de « femmes inspirantes » dont le documentaire allait faire le portrait, la conception d’un canevas d’entrevue, le tournage, le montage vidéo et l’organisation d’un lancement dans les locaux de l’organisation lors de la Journée internationale des femmes.
Notre démarche d’observation et d’analyse ne consistait pas à évaluer le programme ni à analyser le documentaire; nous voulions plutôt répondre à cette question à deux volets :
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Comment les participantes du programme jeunesse féministe non mixte Force des filles, force du monde expérimentent-elles leur rapport à la citoyenneté à travers la réalisation de leur projet collectif de production audiovisuelle?
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De plus, quels apprentissages démocratiques retirent-elles de cette expérience?
La pertinence du terrain
Le Y des femmes de Montréal est une organisation phare de la région montréalaise qui offre des services chaque année à plusieurs milliers de filles et de femmes. Fondé en 1875, cet organisme à but non lucratif fait partie du réseau pancanadien bilingue YWCA Canada[3], dont le siège social est situé à Toronto. La mission de l’organisme consiste à « bâtir ensemble un avenir meilleur pour les filles, les femmes et leurs familles »> (Y des femmes de Montréal s. d.) grâce à une offre de services directs à la population, dont des services résidentiels, communautaires, sportifs, jeunesse et d’employabilité. Une autre dimension de sa mission vise « l’élaboration d’outils pour les acteurs de la collectivité ou des interventions auprès des instances décisionnelles pour les sensibiliser aux enjeux d’exclusion, d’inégalité sociale et de genre ainsi qu’à l’ensemble des violences faites aux femmes et aux filles » (ibid.).
Le programme Force des filles, force du monde nous a donné l’occasion d’analyser l’expérience vécue de jeunes femmes au sein d’un programme jeunesse de leadership et de participation citoyenne offert par un organisme communautaire féministe. Nous avons également profité d’une immersion prolongée pour observer la façon dont s’effectue, dans le temps et dans l’espace, la construction d’une expérience de citoyenneté démocratique qui implique la transmission de valeurs féministes et le développement d’une identité collective. De plus, ce terrain nous a permis d’étudier une initiative d’éducation citoyenne guidée par une conception de la citoyenneté orientée vers la justice sociale, parent pauvre des approches d’éducation à la citoyenneté destinées aux jeunes dans les milieux scolaires (Westheimer 2015; Kennelly et Llewellyn 2011; Westheimer et Kahne 2004). Se distinguant des modèles d’éducation à la citoyenneté démocratique centrés sur la responsabilité personnelle ou sur la participation civique, celui qui est orienté vers la justice sociale a pour objet de transformer la société.
Dans les pages qui suivent, nous verrons que l’expérience des jeunes femmes inscrites au programme Force des filles, force du monde est marquée par la transmission intergénérationnelle des valeurs du mouvement féministe et que cette passation occupe une place centrale dans le modèle d’apprentissage démocratique mis en avant par l’organisation. Sur ce point, il n’est pas inutile de rappeler la relative invisibilité du rapport social que constitue l’âge dans les théorisations féministes de la citoyenneté et de la pensée féministe intersectionnelle (Harris 2003; Caron 2011; Taft 2014). En outre, si plusieurs études sur la jeunesse ont décrit et théorisé le rôle déterminant du « partenariat jeunes-adultes » dans la qualité de l’expérience participative des jeunes au sein de programmes jeunesse, selon Thomas Akiva et Julie Petrokubi (2016) ainsi que Shepherd Zeldin et autres (2017), peu de recherches ont documenté et expliqué le rôle précis qu’y joue l’équipe d’animation, aspect sur lequel notre enquête a pu révéler certains constats instructifs. À cet effet, nous constaterons plus loin le caractère indissociable du travail d’animation, de mentorat et de coordination accompli par les animatrices ainsi que l’appréciation qu’en font les participantes. De tels résultats confirment la pertinence du terrain d’enquête et soulignent l’importance des conditions que met en place une organisation pour favoriser l’autonomisation (empowerment) collective des jeunes. Il semble que l’approche retenue dans le programme Force des filles, force du monde et l’expertise du Y des femmes soient particulièrement exemplaires, et donc instructives pour d’autres organisations, de par leur capacité à éviter de reproduire un modèle néolibéral de citoyenneté priorisant l’autonomisation individuelle au détriment de l’action collective transformatoire (Harris 2003; Kennelly et Llewellyn 2011).
Le contexte théorique
Les études féministes, le champ des études sur la citoyenneté (citizenship studies) et le courant critique des études sur la jeunesse ont participé au renouvellement des perspectives théoriques sur la citoyenneté (Young 2002; Lister 2003 et 2007; Caron 2011; Yuval-Davis 2011). Ces approches prennent leurs distances par rapport aux conceptions libérale et républicaine de la citoyenneté, qui s’appuient sur une vision universelle et abstraite de l’individu et qui sont principalement concernées par le statut légal, les droits politiques et les devoirs civiques des citoyens et des citoyennes. Les théories critiques récentes mettent plutôt l’accent sur la dimension expérientielle de la citoyenneté, particulièrement chez les groupes minorisés ou exclus de la citoyenneté formelle (Kallio, Wood et Häkli 2020). La politologue féministe britannique Ruth Lister (2003) insiste néanmoins sur l’indissociabilité du statut (qui procure des droits) et de l’expérience (participative), qui sont au fondement de l’agentivité politique dont la citoyenneté devrait être porteuse pour tous et toutes.
Placer l’agentivité humaine – la confiance d’une personne en sa capacité d’agir sur le monde et les actes qui en découlent – au centre de l’analyse des significations sociales, culturelles et politiques de la citoyenneté procure un regard en contre-plongée donnant accès aux significations diverses et plurielles que peut revêtir ce concept dans la vie quotidienne (Lister 2003 : 39). Cette démarche s’inscrit dans la volonté de penser la citoyenneté de manière inclusive à partir d’un « universalisme différencié » qui tient compte de l’effet des inégalités sociales de même que des différences de statut et de positionnalité sur l’accès aux modes et aux formes institués de la participation politique (Young 2002; Lister 2003 et 2007). À travers les thèmes de la justice, de la reconnaissance, de l’autodétermination[4] et de la solidarité, une approche inclusive de la citoyenneté élargit la définition de l’appartenance politique au-delà du statut conféré par l’État (Lister 2003 et 2007; Weller 2007; Kallio, Wood et Häkli 2020). S’ouvrent ainsi la possibilité d’étudier la citoyenneté en se basant sur des identifications auxquelles les personnes choisissent d’adhérer à titre individuel, indépendamment des statuts conférés par l’État, et celle d’examiner des contextes de participation hors des institutions politiques. Le quotidien, les actions à petite échelle et les enjeux concernant la vie privée acquièrent dès lors un intérêt heuristique qui élargit la définition même de la politique (Young 2002; Lister 2003 et 2007; Kallio, Wood et Häkli 2020).
Dans le champ plus particulier de la jeunesse, le concept de citoyenneté vécue s’est imposé comme catégorie d’analyse associée à cette posture agentique et inclusive de la citoyenneté (Weller 2007; Caron 2011; Kallio, Wood et Häkli 2020). Il a été employé pour étudier le rapport à la citoyenneté des jeunes d’âge mineur, groupe social exclu de la citoyenneté politique. Traités comme ayant une citoyenneté « en devenir », les jeunes peuvent pourtant se sentir citoyennes et citoyens, et agir comme tels au sein de leur communauté (Lister 2007; Weller 2007; Wood 2014). Dans notre enquête, ce concept sensibilisateur a orienté notre démarche de collecte et d’analyse de données.
Le concept de citoyenneté vécue souligne le caractère contextuel et les dimensions incarnée, relationnelle et expérientielle associées au fait de se sentir citoyenne ou citoyen. Il réfère à une approche sociologique qui porte son attention vers « la performance incarnée de la citoyenneté, la manière dont les gens négocient leurs droits, leurs responsabilités, leur identité et leur appartenance à travers leurs interactions avec les autres au quotidien » (Kallio, Wood et Häkli 2020 : 713; traduction libre). Cette approche oriente notre analyse vers l’expérience subjective que font les jeunes à l’intérieur d’un cadre participatif destiné à les accueillir, à les soutenir et à les accompagner dans l’élaboration et la réalisation d’un projet d’engagement animé par des valeurs de justice et d’égalité. Envisager cette expérience comme une forme vécue de la citoyenneté attire l’attention sur la construction identitaire et le sentiment d’appartenance des jeunes. Selon Yuval-Davis (2011), les identités sont des constructions sociales fluides et complexes qui se tissent dans les récits individuels et collectifs à partir des ressources discursives que ceux-ci procurent. Cette construction identitaire peut également exprimer une multiplicité d’identifications se rapportant elles-mêmes à une variété de degrés et de niveaux d’appartenance, sans être obligatoirement liées à un État-nation ou à des frontières territoriales. Le concept de citoyenneté vécue souligne que cette construction ne s’opère pas en vase clos, mais dans des contextes spatio-temporels constitués à travers des relations sociales et interpersonnelles marquées par l’émotion, l’affectivité et la dissolution de la distinction public/privé (Kallio, Wood et Häkli 2020).
La politologue Iris Marion Young (2002) a souligné que, dans une société démocratique, la recherche de solutions collectives aux injustices sociales appelle à discuter et à défendre un point de vue, tout en faisant preuve d’écoute envers les expériences et les savoirs des autres, particulièrement ceux des personnes issues de groupes sociaux minorisés. Cela suppose que l’apprentissage démocratique axé sur la justice sociale passe par l’initiation à la délibération ainsi que par l’acquisition de compétences et d’attitudes démocratiques (voir aussi Joel Westheimer et Joseph Kahne (2004), Elizabeth Frazer (2006) et Joel Westheimer (2015)). Étudier l’apprentissage démocratique dans un contexte communautaire où des jeunes ont la possibilité d’élaborer un projet centré sur un problème social procure une occasion d’observer les conditions qui favorisent ou qui entravent ce processus social.
La démarche méthodologique
Notre ethnographie a été réalisée par observation participante à partir du mois de novembre 2017 jusqu’au mois de mai 2018 et a été suivie d’une série d’entretiens individuels semi-directifs. Les outils de collecte de données (grille d’observation et canevas d’entrevue) ont été confectionnés d’après des instruments conçus dans le contexte d’un projet de recherche partenariale multisite (Gaudet et autres 2020)[5]. Ce projet de sociologie publique réunissait dans une étude de cas multiples une diversité d’organisations ainsi que d’acteurs et d’actrices dans une enquête menée en vue de documenter les expériences d’éducation à la citoyenneté démocratique de jeunes du Québec (15-25 ans) dans des milieux associatifs francophones (voir Stéphanie Gaudet (2020))[6].
Quinze participantes ont contribué au projet de film documentaire IntersectionnELLES. Elles étaient âgées de 17 à 21 ans au moment de la collecte de données, et la plupart s’étaient jointes au programme dès son lancement en 2015. Deux animatrices âgées dans la vingtaine étaient responsables de sa mise en oeuvre. Après l’obtention de l’approbation du comité d’éthique de la recherche de l’Université d’Ottawa, nous avons tenu onze séances d’observation participante afin de recueillir des données lors d’une pluralité de moments clés : les discussions destinées à définir les objectifs et la nature du projet annuel, la préparation des entrevues, le tournage des entrevues, le montage vidéo ainsi que la préparation et la réalisation de l’activité de lancement du documentaire. Nous avons complété la démarche par huit entretiens d’une durée d’environ 60 minutes auprès de participantes et des animatrices[7]. Ceux-ci nous ont permis de valider et d’enrichir l’analyse préliminaire et de recueillir la parole directe des participantes de recherche, que nous pouvons ainsi mobiliser pour rendre compte des résultats. Suivant la pratique courante en ethnographie, nous utilisons, dans les pages qui suivent, des vignettes descriptives afin d’illustrer des moments clés où des apprentissages significatifs ont été cristallisés (Gaudet et Robert 2018; Gaudet et autres 2020). L’usage de pseudonymes assure l’anonymat des participantes.
L’analyse qualitative des données a été faite à l’aide du logiciel NVivo en suivant une méthode d’analyse inductive par théorisation ancrée. Procédant de manière itérative et collaborative, nous avons réalisé plusieurs cycles de codification et d’analyse[8] ponctués d’allers-retours continuels entre les données et la littérature savante, dans l’objectif d’assurer la validité, la cohérence et la profondeur de notre analyse qualitative. La qualité et la fiabilité de l’analyse ont été assurées grâce au principe d’accord interjuge que rend possible le travail d’équipe (voir Stéphanie Gaudet et Dominique Robert (2018)).
Une expérience vécue de la citoyenneté démocratique dans une visée de justice sociale
Le programme Force des filles, force du monde offre une expérience d’éducation à la citoyenneté orientée vers la justice sociale dans une perspective féministe intersectionnelle. Les activités proposées révèlent une préoccupation constante pour analyser les inégalités en tenant compte de l’imbrication des rapports sociaux, dont le genre, la race, l’orientation sexuelle, la religion et les inégalités socioéconomiques. Les ateliers et les discussions observées au long du programme touchent, par exemple, au sexisme, au racisme, à l’homophobie, au capacitisme, à l’islamophobie, à la situation des peuples autochtones et à l’enjeu des représentations médiatiques de la diversité ethnique et culturelle des femmes. La notion d’intersectionnalité est un concept couramment employé par les animatrices et les participantes. Les sections qui suivent vont mettre en évidence trois aspects distincts de l’expérience d’apprentissage démocratique des participantes : 1) la création d’un sentiment d’appartenance par l’identification individuelle et collective au féminisme; 2) le sentiment perçu d’une expérience authentique chez les participantes, conféré par la perception d’une réelle prise en charge de leur projet; 3) les savoirs théoriques et pratiques liés au féminisme et à la lutte collective pour la justice sociale, qui trouvent une application concrète dans leur vie quotidienne au-delà du groupe et du programme.
Le développement d’identités féministes et d’une appartenance au groupe
Les connaissances préalables des participantes sur le féminisme étaient hétérogènes avant leur inscription au programme. Certaines s’identifiaient déjà au mouvement féministe, sans nécessairement connaître l’histoire du mouvement et de ses luttes : « Je me considérais féministe, mais je n’avais pas trop de connaissances sur le sujet » (Éléonore). D’autres manifestaient une certaine curiosité envers celui-ci, parfois mitigée par les stéréotypes qu’elles entretenaient à son égard : « Dans ma tête, être féministe, c’était penser que la femme est meilleure que l’homme » (Isabelle).
L’une des animatrices explique que, au moment d’implanter le programme Force des filles, force du monde, une de leurs priorités a consisté à transmettre des savoirs sur le mouvement féministe et ses formes d’analyse des inégalités sociales : « On a beaucoup parlé du féminisme, de ses différents courants et mouvements, et des différentes problématiques liées au féminisme de près ou de loin. » Les animatrices ont néanmoins évité d’imposer une seule vision du féminisme, dans la volonté de donner la chance aux participantes « d’apprendre à être elles-mêmes ». Cette approche semi-directive fondée sur l’inclusion des jeunes, le respect mutuel et l’interaction de groupe a influé positivement sur l’expérience des participantes. Elles ont ainsi réussi à bâtir « une vision du féminisme qui [leur] est propre[9] » (Gal), tout en développant une solidarité collective inscrite dans l’horizon plus large du mouvement féministe.
Les discussions, qui surviennent durant des ateliers, des conférences et les réunions qui concernent le projet de réalisation du documentaire, sont pour les participantes autant d’occasions d’acquérir des connaissances et de partager des idées et des opinions. Elles y approfondissent leur compréhension du mouvement féministe et de ce que représentent, à leurs yeux, ce mot et cette identité. La vignette 1 illustre l’un de ces moments, survenu au cours de la réalisation du documentaire. Alors qu’elles préparent les entrevues auprès de « femmes inspirantes », les participantes sont amenées à considérer la pluralité de sens que revêt l’étiquette « féministe », y compris la possibilité que ces femmes refusent de s’y identifier. Les participantes réalisent ainsi qu’elles doivent mettre en suspens leur définition personnelle et collective du féminisme : l’échange fait émerger dans leur conscience la diversité des positions qui pourraient être adoptées par les femmes modèles qu’elles ont sélectionnées.
De telles discussions surviennent plusieurs fois au cours de la réalisation du documentaire et jouent une fonction pédagogique dans l’expérience d’apprentissage démocratique. À travers l’interaction continue que permettent ces échanges menés dans un climat de respect et d’écoute mutuelle, les participantes examinent des sujets sous plusieurs angles, elles réfléchissent à voix haute et elles construisent grâce à cette démarche une identité féministe individuelle et collective. Elles se disent féministes et elles sont de plus en plus en mesure d’expliciter ce que cela signifie à leurs yeux et de l’affirmer avec conviction. Analysant rétrospectivement son expérience, une participante constate que, « parler de féminisme avec d’autres personnes, ça fait en sorte que tu comprends mieux tes propres opinions et que tu peux plus élaborer ta propre pensée et ce que, toi, tu as envie d’exprimer sur le sujet. Ça te fait aussi remettre en question certaines perceptions que tu as du féminisme[10] » (Mia).
À partir des interactions observées et des entrevues réalisées dans notre enquête ethnographique, nous constatons que les participantes se reconnaissent mutuellement comme étant des féministes. Elles s’identifient en tant que collectif de féministes ayant pour mission de reconnaître et de valoriser les représentations positives de femmes marginalisées, voire invisibles, dans les médias et le discours social ambiant. Leur appartenance à ce collectif s’est d’ailleurs manifestée tout au long du projet, par exemple, dans le recours fréquent qu’elles font à leur identité de strong girls qui, par référence à la dénomination anglaise du programme[11], leur sert aussi de cri de ralliement. C’est un espace enrichissant – voire transformatif – car, pour plusieurs participantes, rares sont les occasions de discuter des conditions de vie des femmes, du sexisme, du racisme et de la violence envers les femmes dans leur environnement scolaire et familial immédiat : « Avant Strong Girls, je n’avais pas d’endroit où parler de féminisme. [J’ai apprécié] avoir un espace où on peut en jaser et confronter nos opinions » (Gal).
Cette perception d’avoir accès à un espace privilégié de partage d’expériences, de pensées et d’opinions est aussi liée au caractère non mixte du groupe : la non-mixité procure une certaine aisance pour discuter de sujets qui concernent les femmes, d’autant plus que les participantes n’ont pas à redouter les commentaires antiféministes ou les réactions de déni des injustices de genre. Les interactions en groupe enrichissent leur vie sociale et concourent à la construction d’une identification au féminisme qui renforce leur sentiment personnel d’appartenance et la cohésion du groupe : être entre femmes, cela permet de « créer une plus grande solidarité féminine » (Mia), d’avoir de l’« empowerment féminin » (Carla), de tisser des liens (Kiana), d’être « beaucoup plus en confiance » (Éléonore) et de « créer un genre de safe space [espace sécuritaire] » (Isabelle). D’après nos observations ethnographiques et les entrevues réalisées, cette expérience vécue de la solidarité féministe explique en grande partie la forte mobilisation des participantes – et leur rétention – tout au long du projet.
Un projet authentiquement collectif
La poursuite de la justice sociale exige que les citoyens et les citoyennes puissent reconnaître les problèmes sociaux et agir sur ceux-ci de manière collective (Young 2002; Westheimer 2015). L’identité, l’appartenance et les savoirs féministes développés par les participantes surviennent justement dans ce cadre collectif, dans des activités qui encouragent l’expression de soi et la mise en évidence de problèmes pour lesquels une action collective peut être définie et entreprise. Nous avons constaté chez les participantes un fort sentiment d’appartenance au groupe et la perception largement partagée de vivre une expérience authentique d’autonomisation personnelle et collective. Cette perception positive de leur expérience participative paraît directement liée aux conditions d’expérimentation mises en place par les animatrices, notamment en ce qui concerne l’encadrement des discussions et des prises de décision. Comme plusieurs autres participantes, Mia affirme que les projets à réaliser, dont le documentaire, étaient sélectionnés « de manière démocratique, à partir de ce que la majorité des filles voulait faire », et Carla souligne sa perception positive d’avoir contribué à une oeuvre collective véritablement signée par le groupe de participantes : « C’est cool [sympathique] de voir [le documentaire final] et de se dire : “ Wow! On a fait ça et on a fait ça en équipe surtout, c’est quand même un bel accomplissement ” ».
Comme dans plusieurs organismes jeunesse, les animatrices privilégient une approche qui permet d’assurer une réelle prise en charge collective du projet par les jeunes participantes. Le succès de leur approche, confirmé par la rétention des participantes ainsi que leur engagement volontaire et enthousiaste pendant tout le programme, s’explique en bonne partie par les efforts des animatrices en vue d’établir une authentique relation de réciprocité avec elles, un rapport que plusieurs participantes qualifient « d’égal à égal » en entrevue. La recherche de rapports horizontaux dans le contexte d’un « partenariat jeunes-adultes » est soulignée dans la littérature comme un facteur déterminant de la qualité de l’expérience perçue des jeunes au sein des programmes jeunesse (Akiva et Petrokubi 2016; Zeldin et autres 2017). Dans le programme Force des filles, force du monde, l’horizontalité de ce rapport entre les animatrices et les participantes s’est surtout concrétisée dans la manière d’animer les discussions et d’encadrer la réalisation du projet. Une animatrice explique :
On n’est pas des enseignantes qui donnons un cours magistral dans un amphithéâtre devant un groupe silencieux. C’est pas du tout ça, c’est même le contraire! […] Nos ateliers sont des discussions, des échanges. On encourage beaucoup la participation, on essaie toujours de créer un environnement où les jeunes se sentent à l’aise de s’exprimer. On essaie aussi de s’exprimer [comme elles] et de les questionner plutôt que de donner des réponses.
Le projet de documentaire IntersectionnELLES a demandé beaucoup de temps, de coordination et de collaboration. Reconnaissant l’imbrication du sexisme dans d’autres formes de discrimination, dont le racisme, les participantes ont manifesté leur intérêt pour la valorisation des différences et leur désir de créer des représentations médiatiques positives de femmes racisées. Après avoir construit avec les animatrices une liste d’interviewées potentielles respectant le critère d’inclusion de voix minorisées, les participantes ont décidé que huit portraits de femmes seraient présentés dans le documentaire. Au fil de quelques rencontres, elles ont établi une liste de thèmes à aborder : elles ont sélectionné, à la suite de plusieurs discussions et par un vote, les femmes à interviewer; elles ont aussi créé une liste de questions d’entretien. La vignette 2 illustre la manière de faire privilégiée par les animatrices pour assurer l’efficacité et l’authenticité du processus collectif lors d’une rencontre préparatoire au tournage.
Nous avons observé que ces discussions orientées vers la création de consensus et l’exécution de tâches faisant progresser la réalisation du projet procurent aux participantes un haut degré de satisfaction de même que le sentiment d’être réellement aux commandes du projet. En entrevue, les participantes le confirment explicitement : « C’est vraiment à nous de décider ce qu’on veut faire [dans ce projet] » (Kiana), « pour tout ce qui concerne le développement du projet, c’était nous qui décidions » (Carla), « dans le produit final [le documentaire], tu vois la contribution de chacune [d’entre nous] » (Isabelle). De plus, le fait de se montrer réceptives aux idées de chacune et le sentiment d’être écoutées tissent et resserrent les liens interpersonnels, ce qui ajoute également à la création et au maintien de l’harmonie du groupe et à son ambiance chaleureuse. Au cours du terrain, nous avons observé une ambiance joviale et nous avons noté des manifestations de rires, des marques d’amitié et d’affection durant plusieurs séances de travail.
L’expérience participative authentique des jeunes femmes découle, entre autres, des responsabilités qu’elles assument dans la mise en oeuvre collective du projet. Durant les tournages, les participantes déterminent entre elles l’attribution des tâches, et les animatrices interviennent peu. Deux participantes jouent généralement le rôle d’intervieweuses et l’exercent en alternance, tout en laissant à celles qui occupent d’autres fonctions l’occasion d’intervenir à la fin des entrevues. Le rôle de preneuse de son revient à différentes participantes au cours du processus; un transfert de connaissances techniques se fait donc entre elles. Pour accomplir leur idéal de participation égalitaire et solidaire, elles ont défini une méthode de travail faisant consensus afin d’assurer que le montage, réalisé sans aide technique de la part des animatrices, progresse en dépit des difficultés à concilier les horaires chargés de chacune. Cela a donné lieu à une approche de « travail d’équipe par correspondance » (Isabelle) pour déterminer ensemble les segments d’entrevues à conserver de même que valider les choix de coupure et d’assemblage plutôt que de donner carte blanche à une ou deux participantes ayant une expérience antérieure en montage audiovisuel. Tout au long du tournage et du montage, certaines acquièrent ainsi des compétences et acceptent de nouvelles responsabilités.
Au final, la perception d’avoir réalisé un projet collectif authentique résulte du soin qu’ont mis les animatrices et les participantes à s’assurer que le produit final (le documentaire monté et doté d’une trame sonore) ne sera pas le fait d’une minorité de participantes qui auraient pris à leur charge, par souci d’économie de temps et d’évitement de complications, la réalisation du document audiovisuel. Les outils de communication numérique ont grandement facilité la tâche des participantes, car ils ont permis le partage d’informations, la discussion et la décision pour que toutes celles qui le désiraient puissent contribuer à leur manière au documentaire. Le jour du lancement, plusieurs participantes ont d’ailleurs exprimé le grand sentiment de fierté qui les animait du fait d’avoir collaboré au projet et la majorité de celles qui avaient pris part au processus étaient présentes pour célébrer son aboutissement.
L’acquisition, la transmission et la mise en oeuvre de savoirs féministes
Au cours du projet de documentaire, les participantes ont fait de nombreux apprentissages relatifs au féminisme, de nature théorique et pratique, qui ont inscrit leur identification au mouvement dans des enjeux démocratiques de justice sociale, dont la reconnaissance et la valorisation des différences parmi les femmes. Du début à la fin du projet, elles ont eu l’occasion, par des ateliers, des conférences et des discussions, d’améliorer leurs connaissances sur le féminisme, son histoire et les divers combats menés par les femmes pour l’égalité au Québec. Ces savoirs ont eu d’autant plus de portée qu’elles ont pu les mettre en pratique au sein d’un contexte où avaient cours des relations interpersonnelles signifiantes empreintes de réciprocité. La préoccupation envers l’inclusion et la reconnaissance de la diversité des femmes a imprégné leurs discussions et déterminé l’orientation qu’a prise le projet de documentaire.
Par ailleurs, le titre et le contenu du documentaire témoignent d’apprentissages liés au concept d’intersectionnalité, notion centrale dans la théorie féministe et omniprésente dans les discussions qui ont ponctué le déroulement du projet. Si le documentaire met en avant les expériences personnelles et professionnelles de femmes en situation de minorité ethnique, culturelle et religieuse de la région de Montréal, c’est précisément que les participantes ont basé leurs choix sur l’analyse de l’imbrication des rapports sociaux qui marquent la vie des femmes et qui sont source d’injustices. Le souci d’inclusion, qui découle aussi de cette perspective féministe, a incité les participantes à chercher une manière de mettre en forme et de diffuser des récits positifs au sujet des femmes racisées. C’était par cette voie qu’elles souhaitaient apporter leur petite pierre à l’édifice du changement social. La vignette 3 illustre un des moments où ce savoir féministe a été mobilisé dans la conception et la réalisation du projet.
Les participantes sont placées plus d’une fois devant le défi que représente l’application de leurs savoirs et de leurs convictions féministes dans le contexte du projet de documentaire. Chacune de ces situations leur offre l’occasion de réfléchir, de discuter et d’approfondir, dans une démarche collective, leur compréhension du féminisme, de l’intersectionnalité et de la diversité des situations vécues par les femmes.
Lors du montage, il faut prendre des décisions sur les segments enregistrés qui seront présentés dans le documentaire, sur le temps qui sera consacré à chaque femme interviewée et sur la représentation qui sera offerte de ces dernières en conséquence des choix éditoriaux. De ce fait, les participantes réalisent qu’elles doivent avoir une idée claire du message d’inclusion et de valorisation des différences qu’elles veulent communiquer pour que les choix effectués au montage soient congruents à cet objectif. Ces décisions ne sont pas banales, puisqu’elles placent les participantes dans des situations concrètes qui mettent sous tension leurs objectifs théoriques et l’action pratique. Pour présenter des femmes sous un jour positif et valorisant, elles doivent travailler avec les matériaux que leur ont fournis les entrevues, tout en respectant les opinions et les sensibilités exprimées par les femmes interrogées… propos qui ne sont pas toujours en parfaite adéquation avec leurs propres convictions féministes.
Ces situations invitent les participantes à remettre en question et à approfondir leurs valeurs féministes. Les nombreuses discussions en résultant leur ont procuré autant d’occasions d’affiner leur capacité à délibérer, ce qui est une compétence démocratique (Young 2002; Westheimer 2015). Gal constate que sa participation au programme lui a permis d’apprendre à mobiliser plus habilement « de bons arguments et des exemples » pour faire valoir ses idées sur des sujets qui suscitent parfois de la confrontation tels le féminisme, le port du voile ou la religion. Mia souligne également que les délibérations au sein du groupe ont renforcé ses compétences personnelles, si bien qu’elle se sent désormais plus confiante dans l’expression de ses convictions féministes : « Je suis mieux équipée pour avoir ces conversations-là à l’extérieur du groupe, pour débattre avec d’autres personnes dans n’importe quelle situation. »
Le fait de pouvoir défendre et promouvoir ses idéaux d’inclusion et d’égalité fait partie intégrante de la citoyenneté orientée vers la justice sociale (Westheimer et Kahne 2004). Ces exemples démontrent que les savoirs et les compétences développés par les participantes modifient l’exercice de leur agentivité dans le contexte des activités du programme Force des filles, force du monde, mais aussi dans leur vie quotidienne. Plus encore, cette expérience d’éducation citoyenne leur a permis de développer une conscience féministe plus critique qu’auparavant. Carla souligne, par exemple, être davantage « capable de repérer les injustices en ce qui a trait à l’égalité des genres dans la vie de tous les jours », tandis qu’Isabelle affirme avoir « développé une façon de penser féministe » qui la rend « plus alerte » devant le sexisme ordinaire. En somme, au terme de leur participation au projet de documentaire dans le programme Force des filles, force du monde, l’identité féministe des participantes et leurs connaissances du mouvement et de ses outils d’analyse ont été approfondies.
Conclusion
Notre étude ethnographique a mobilisé le concept de citoyenneté vécue pour analyser l’expérience d’apprentissage démocratique d’adolescentes et de jeunes femmes au sein d’un collectif féministe formé dans le contexte d’un programme jeunesse porté par un organisme communautaire. Bien que la littérature fasse état de la contribution des organisations issues de la société civile au développement psychosocial et civique des jeunes (Akiva et Petrokubi 2016; Zeldin et autres 2017), les éléments qui concourent à la qualité de ce type d’expérience participative chez les jeunes ainsi que l’apprentissage démocratique réalisé à travers l’expérimentation concrète restent à documenter.
Parmi les faits saillants de notre recherche, nous observons que la réalisation du documentaire IntersectionnELLES a favorisé chez les participantes du programme Force des filles, force du monde la consolidation et le renforcement de leur sensibilité et de leur identité féministes, tout particulièrement en relation avec leur sentiment grandissant d’appartenance au groupe parallèlement à leur engagement personnel. Nous avons aussi observé que l’expérience de ces jeunes femmes a été marquée par un apprentissage continu fondé sur une double transmission des savoirs féministes : une transmission réciproque entre les participantes, c’est-à-dire entre pairs, de même qu’une transmission entre les animatrices (adultes) et les participantes (jeunes). La majorité de ces dernières ont pris part au programme volontairement pendant plusieurs années, ce qui témoigne de leur appréciation. L’adhésion à long terme constitue toujours un important défi pour les organisations oeuvrant auprès des jeunes.
Dans notre article, nous avons levé le voile sur deux constats qui distinguent l’expérience de « citoyenneté vécue » des participantes dans un projet et un programme sous l’égide d’une organisation féministe communautaire. D’une part, ces jeunes femmes ont fait l’expérience de la mise en oeuvre d’un projet collectif authentique : la confiance et le soutien continus des animatrices et de l’organisation, la participation au documentaire de femmes influentes et le lancement public représentent des marques de reconnaissance publique de l’importance de leur projet et de leur démarche. L’authenticité de l’approche privilégiée a notamment contribué à leur motivation et à leur sentiment de satisfaction au fil du projet. Ce constat contraste avec les résultats de plusieurs recherches qui rapportent le sentiment fréquent qu’ont les jeunes d’être instrumentalisés par les adultes et d’être dépossédés de leur pouvoir d’agir (Weller 2007; Zeldin et autres 2017).
D’autre part, nous remarquons que, si l’expérience subjective des participantes a été teintée aussi positivement, c’est que l’expérimentation démocratique s’est concrétisée au sein d’un collectif, qu’elle s’est inscrite dans la durée ainsi que dans la mise en oeuvre concrète d’un projet. La double dimension de l’expérience participative – l’authenticité et la réalisation d’un projet collectif concret – semble donc avoir été déterminante dans le développement d’un fort sentiment d’appartenance au groupe et d’une identification affirmative et assumée au mouvement féministe. À travers ce parcours, non seulement les participantes ont appris grâce à la réalisation de tâches diverses (interviewer, faire du montage vidéo, organiser un lancement), mais elles se sont, de plus, exercées à discuter, à délibérer, à décider ensemble de buts et de moyens communs.
Par ailleurs, d’autres recherches seront nécessaires pour tracer un portrait plus détaillé de l’expérience vécue des jeunes au sein d’une pluralité d’organisations issues de la société civile afin de mieux rendre compte de leur contribution au dynamisme de la vie démocratique québécoise de même qu’à la formation de générations de citoyennes et de citoyens engagés, critiques, sensibles aux injustices et déterminés à passer aux actes pour favoriser le changement.
Parties annexes
Notes biographiques
Sophie Théwissen-LeBlanc est titulaire d’une maîtrise en études des femmes de l’Université d’Ottawa. Sa thèse de maîtrise a porté sur l’éducation à la citoyenneté d’adolescentes et de jeunes femmes dans une organisation féministe de la région de Montréal. Elle a contribué à plusieurs projets de recherche sur les jeunes, le genre, les médias et la citoyenneté en tant qu’assistante ou professionnelle de recherche.
Caroline Caron est professeure agrégée au Département des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais. Titulaire d’un doctorat en communication de l’Université Concordia (2009), son champ d’expertise couvre les études féministes et de genre en communication ainsi que les études critiques sur la jeunesse. Le Prix du Canada en sciences sociales a été décerné à son ouvrage Vues, mais non entendues. Les adolescentes québécoises et l’hypersexualisation (Presses de l’Université Laval, 2014). Elle est membre du comité de rédaction de la revue Recherches féministes et du Réseau québécois en études féministes (RéQEF).
Stéphanie Gaudet est directrice du Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités (CIRCEM) et professeure titulaire à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’Université d’Ottawa. Elle dirige un projet de recherche collaborative sur les pratiques d’éducation à la citoyenneté et sur les parcours d’engagement citoyen des jeunes. Ses intérêts de recherche portent sur les méthodes qualitatives, les théories du care, la sociologie de la jeunesse et de la famille ainsi que l’analyse des trajectoires de vie. Elle a publié en 2022 « Women and Gender Equity in Academia through the Conceptual Lens of Care », dans le Journal of Gender Studies et « Les initiatives jeunesse au Canada : des tiers lieux de l’éducation démocratique », dans la Revue internationale d’éducation de Sèvres.
Notes
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[1]
Le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) a accordé à Stéphanie Gaudet (chercheuse principale) et à Caroline Caron (membre de l’équipe des cochercheurs et des cochercheuses) une subvention de recherche qui a permis de réaliser l’enquête ethnographique rapportée dans notre article (numéro d’octroi 890-2016-0114). Sophie Théwissen-LeBlanc (2020) a produit un rapport détaillé de cette enquête sous la forme d’un mémoire de maîtrise. Merci aux personnes qui ont évalué le présent texte pour leurs commentaires et leurs suggestions qui nous ont permis d’en améliorer la première version. Merci également à l’équipe éditoriale (secrétariat et révision linguistique inclus) pour ses soins attentifs jusqu’à sa parution dans les pages de la revue Recherches féministes.
-
[2]
Le documentaire peut être visionné sur YouTube : www.youtube.com/watch?v=ffI_41COKTI.
-
[3]
Bien que le sigle ait désigné à l’origine la Young Women’s Christian Association (YWCA), l’organisation aujourd’hui laïcisée se présente en tant que National Advocacy Community Action.
-
[4]
L’autodétermination est la capacité d’agir d’une personne ou d’un groupe exprimée par une revendication identitaire positive choisie qui l’affranchit des assignations sociales opprimantes.
-
[5]
Pour plus d’information, consulter le site Web suivant : educationetdemocratie.ca/.
-
[6]
Sous la double supervision de Caroline Caron et Stéphanie Gaudet, Sophie Théwissen-LeBlanc a réalisé la collecte de données et y a consacré son mémoire de maîtrise.
-
[7]
Pour la rédaction de notre article, nous avons pris en considération l’ensemble des données recueillies. Pour les informations complètes au sujet de la démarche méthodologique, consulter Théwissen-LeBlanc (2020).
-
[8]
Nous avons procédé à sept séances d’analyse.
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[9]
Cette citation reflète un sentiment général qui a été unanimement corroboré par les participantes en entrevue.
-
[10]
L’importance d’échanger, de discuter et de débattre au sujet du féminisme est manifeste dans les observations ethnographiques de même que dans toutes les entrevues réalisées avec les participantes.
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[11]
Les notes ethnographiques et les entrevues montrent que les participantes et les animatrices font référence presque exclusivement au programme et au groupe avec l’appellation « Strong Girls » (plutôt que le nom officiel francophone) et que les unes et les autres s’identifient comme des strong girls (filles fortes). C’est d’ailleurs une signature collective qu’elles emploient fréquemment dans leurs communications.
Références
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