Corps de l’article

Les morphologies génitales féminines, historiquement construites comme des marqueurs centraux de l’identité de genre et de la sexualité, constituent désormais des surfaces d’intervention de la chirurgie esthétique. Cette dernière se présente comme une possibilité de les embellir, de les rajeunir ou de les réparer dans l’objectif de permettre aux femmes de se sentir bien dans leur sexe (du point de vue de la morphologie et de l’identité) et dans leur sexualité. Michel Erlich (2007 : 180) la définit d’ailleurs comme une « chirurgie de l’apparence et du plaisir, qui investit la morphologie génitale au nom d’une sexualité de plaisir ».

Cette chirurgie se développe dans les sociétés occidentalisées au seuil du xxie siècle (Tiefer 2008), avec des variations selon les contextes nationaux[1]. Ses interventions consistent par exemple à réduire la longueur des petites lèvres, à augmenter le volume des grandes lèvres de sorte qu’elles recouvrent les petites lèvres, à resserrer l’entrée du vagin ou à reconstruire l’hymen.

Les analyses féministes qui se sont intéressées à cette chirurgie l’envisagent généralement comme l’une des expressions de la domination masculine. Avec les autres pratiques de modification du sexe, notamment les excisions, elles seraient l’un des moyens patriarcaux de renforcement de la sexuation des corps : elles produisent une apparence sexuée reflétant les pressions culturelles et les attentes relatives à la féminité, telle la jeunesse ou l’intériorité (Braun 2009), en exagérant un trait de sorte à différencier les femmes des hommes, par exemple en réduisant les « excès » de tissus (McNamara 2006 : 69); elles reposent en outre sur des constructions socioculturelles négatives d’une sexualité féminine associée au manque et à la passivité (Braun et Wilkinson 2001); enfin, elles réaffirment l’hétéronormativité et la norme androcentrique de la sexualité, l’anatomie du sexe féminin étant perçue comme devant s’adapter à un pénis de « taille standard » en érection, tout en se conformant à l’impératif d’un vagin « étroit » (Green 2005 : 65).

En Suisse, la chirurgie des organes génitaux pour raisons esthétiques augmente régulièrement depuis les années 90, l’intervention la plus fréquente étant la labioplastie (Umbricht-Sprüngli et Gsell 2016). La prise en charge de ces opérations par l’assurance maladie obligatoire n’est possible que lorsque les médecins-conseils admettent que telle configuration morphologique cause des troubles ayant valeur de maladie (Bader 2016)[2].

Dans le présent article, nous souhaitons aborder ces chirurgies en nous penchant sur les discours de médecins qui les réalisent pour nous demander quand ils et elles jugent légitime de soutenir les femmes dans la transformation de leur morphologie génitale. Ces discours témoignent en effet des conceptions que la médecine établit entre corps et identité, ainsi que de ses modalités de contrôle du sexe et de la sexualité (Foucault 1975), dans un contexte de relatives fluidité et artificialité des identités (Brubaker 2016).

Pour répondre à cette question, nous mobilisons la notion de passing. Celle-ci a été élaborée pour décrire et analyser le passage d’une catégorie de race ou de sexe à une autre. Le terme a d’abord été employé, dans le contexte ségrégationniste états-unien, pour désigner l’imposture que réalisait une personne identifiée à la naissance comme noire parvenant à se faire passer pour blanche, dans une appréhension essentialiste de la race (Trépied 2019). La notion a ensuite été mobilisée de manière critique pour dénaturaliser les catégories de race et réfléchir à leurs frontières (Bosa, Pagis et Trépied 2019). Puis elle a servi à décrire et à analyser le passage d’une catégorie de genre à l’autre dans une conception binaire du genre ou, dans des postures trans plus subversives, l’adoption de positions alternatives aux catégories « homme » ou « femme » (Beaubatie 2019).

La chirurgie qui nous intéresse ici concerne des femmes assignées « femmes », mais dont la morphologie génitale amènerait un doute sur l’identification féminine à laquelle elles aspirent. À notre connaissance, la notion de passing n’a pas été utilisée pour analyser des tentatives de conformation à la catégorie sociale à laquelle une personne est d’ores et déjà assignée. Si elle nous semble heuristique dans ce cas également, c’est parce qu’elle permet de prendre en considération, d’une part, un contexte idéologique qui, sans remettre nécessairement en question la binarité du sexe, envisage, voire valorise une certaine fluidité du genre, attribuant à l’individu la responsabilité de se produire comme homme ou comme femme (Macé et Rui 2014). D’autre part, les définitions du genre se déclinant toujours en fonction d’autres rapports sociaux, cette notion permet de penser les circulations intercatégorielles dans une approche intersectionnelle (Bosa, Pagis et Trépied 2019). Une telle perspective nous permet en outre de réfléchir, par référence aux travaux de Rogers Brubaker (2016), aux expressions spécifiques du racisme sur le terrain. La notion de passing nous amène en somme à nous demander quels sont les rapports de domination imbriqués qui induisent, contrôlent et sanctionnent le passage d’une position sociale à une autre.

L’approche et la démarche

Le sociologue Brubaker (2016) part du constat que le sexe et la race ont passé de notions allant de soi à des catégories auxquelles les personnes peuvent plus ou moins s’identifier, qu’elles peuvent revendiquer ou dont elles peuvent se détourner. Alors que, dans le contexte états-unien qu’il étudie, le sexe est davantage biologisé que la race, les passings de sexe sont généralement mieux acceptés que ceux de race. Pour Brubaker (2016 : 136), les propriétés respectives des catégories de sexe et de race expliquent ce paradoxe, à savoir que l’identité de genre est à la fois comprise comme une essence intérieure et comme distincte du corps sexué, si bien que les individus sont légitimés à performer leur apparence en fonction de leurs aspirations : « The sex-gender distinction, together with prevailing idioms of authenticity and identity, thus allows gender identity to be conceived as an inner essence of which each individual is the sole legitimate interpreter. »

En revanche, l’identité ethnoraciale ne donne pas prise à la subjectivité individuelle; aucun couple de notions ne traduit d’ailleurs une « essence intérieure de la race », potentiellement distincte du corps. L’identité ethnoraciale est appréhendée comme une ascendance, c’est-à-dire tel un héritage à la fois biologique, généalogique et culturel, si bien qu’une personne n’est pas considérée comme la seule interprète de son identité (Brubaker 2016 : 139) : « The stuff of which racial and ethnic identities are made is not fully contained within the self, and the epistemology of race does not empower the individual as the sole legitimate interpreter of racial identity. »

En conséquence de cette appréhension de la race, la mobilité entre catégories ethnoraciales est illégitime et réprouvée : les modifications réalisées sur les phénotypes de race et d’ethnicité apparaissent comme des formes d’imposture (deception) ou de trahison (betrayal), selon Brubaker (2016 : 139). Les analyses de ce dernier sur les passings de sexe et de race amènent ainsi un regard critique sur la latitude des personnes à accéder aux idéaux corporels et sur les contrôles sociaux dont elles sont l’objet.

La chirurgie, y compris esthétique, est l’une des technologies auxquelles il est possible de recourir pour modifier son corps en fonction de ses aspirations. L’anthropologie a montré que, dans toutes les sociétés, le corps est le lieu de modifications corporelles qui inscrivent sur et dans les corps les identités sociales (Chippaux 1990; Liotard 2003). Une particularité des sociétés néolibérales contemporaines réside dans l’injonction faite aux personnes de travailler à leur propre normalisation. Dans son histoire de la beauté, George Vigarello (2004) a montré que le corps devient, au cours du xxe siècle, le lieu d’un fort investissement de la part des individus, qui doivent prendre soin de leur apparence afin qu’elle traduise non seulement leur bonne santé, mais plus encore leur être profond et leur valeur morale. Cet « impératif du bien-être » exige désormais d’exercer un travail sur « des corps jugés malléables que l’on peut transformer pour atteindre divers idéaux corporels » (Rail 2016 : 21).

La chirurgie esthétique s’est développée à partir des années 50 pour intervenir « à des fins esthétiques sur des corps ne présentant ni pathologie, ni anomalie congénitale, ni handicap fonctionnel » (Guirimand 2005 : 73) dans le but de corriger des disgrâces stigmatisantes (par exemple, des « nez juifs » ou des blessures de guerre). À partir des années 80, elle tend à se démocratiser (Vigarello 2004), tout en s’adressant surtout aux femmes en raison de leur assignation au devoir de beauté (Davis 1995). Elle se présente alors plutôt comme une technologie permettant « aux individus de s’accomplir, depuis une perspective plus subjective, et dans des dimensions de l’existence qui vont être considérées à la fois comme futiles et essentielles » (Barbot et Cailbault 2010 : 90).

Les idéaux de beauté et de santé auxquels répond cette chirurgie sont orientés par des normes sociales, c’est-à-dire par des appréciations historiquement et socialement situées. Cependant, les normes de genre, de classe et de race qui sous-tendent ces idéaux et orientent les jugements sont masquées par un discours centré sur l’identité (Heyes 2007). Les chirurgies esthétiques paraissent ainsi s’écarter des pressions sociales et n’être motivées que par des raisons personnelles (Fraser 2003) : présenter une apparence cohérente avec son image de soi et affirmer son individualité à l’égard de vulnérabilités physiques et psychologiques affectant les parcours de vie, en bref exprimer sa « vraie » personnalité (Heyes 2007 : 152). La chirurgie esthétique des organes génitaux fait généralement écho, mais pas toujours nous le verrons, à une telle argumentation individualisant les comportements et euphémisant les normes sociales. Bien qu’elle ne soit pas massivement investie par les femmes, cette chirurgie témoigne de formes d’entrepreneuriat de soi concernant l’identité de sexe et la sexualité. D’une part, les organes génitaux sont historiquement construits comme lieu d’identification du sexe. Certes, la subjectivation de l’identité de genre, soit une forme de « dégénitalisation du sexe » (Alessandrin 2014 : 4), a désormais succédé à l’idée de la rigidité du sexe. Les organes génitaux apparaissent comme un élément parmi d’autres de l’identification de genre, envisagée telle une « propriété des personnes » (Hérault 2015 : 283), mais ils n’en demeurent pas moins des marqueurs centraux de l’identité de genre. D’autre part, les organes génitaux renvoient à la sexualité qui, biologisée et centrée sur une norme « hétéropénétrative », en font le lieu de la sexualité, voire plus généralement de l’érotisme (Gardey 2019). En tant que dimension de la santé[3], la sexualité est en outre devenue centrale dans la définition de soi : la sexualité de plaisir est pensée à la fois comme une preuve et un facteur de bonne santé (Giami 2007) si bien que ceux et celles qui considèrent avoir une vie sexuelle insatisfaisante peuvent éprouver un malaise, voire un sentiment d’incomplétude (Bozon 2013).

Précisons que nous fondons notre étude sur l’analyse d’entretiens semi-directifs de 60 à 90 minutes menés avec seize médecins réalisant des interventions de chirurgie esthétique des organes génitaux en Suisse romande[4]. Sept médecins sont des chirurgiens (tous hommes) qui pratiquent en clinique privée; cinq sont des gynécologues qui pratiquent en clinique privée (deux femmes et trois hommes); quatre sont des gynécologues qui pratiquent exclusivement en hôpital (deux femmes et deux hommes)[5]. Dans une démarche compréhensive (Kaufmann 1996), nous leur avons posé des questions sur les gênes justifiant une intervention et sur leur évaluation des demandes qui leur parviennent. L’analyse de leurs discours nous a permis de repérer des raisons d’accepter ou de rejeter une demande de chirurgie esthétique des organes génitaux[6].

Motiver les modifications du corps

Les médecins justifient la chirurgie esthétique des organes génitaux en fonction de trois registres argumentatifs. Nos analyses se centrent sur trois interventions qui sont fréquemment mentionnées par les médecins et qui illustrent ces registres. Des petites lèvres jugées trop grandes ou asymétriques, qui peuvent donner lieu à une labioplastie, font partie du registre de la constitution. Un vagin devenu trop large et ayant perdu son tonus, pouvant donner lieu à une vaginoplastie, correspond au registre de l’âge et des expériences de vie qui en découlent. Finalement, le discours sur la perte de virginité, qui peut donner lieu à une hyménoplastie, s’insère dans le registre des contraintes culturelles.

La constitution : d’une morphologie « bizarre » à une morphologie féminine

Dans le discours des médecins ayant participé à notre étude, certaines morphologies génitales présentent des petites lèvres « excédentaires », « hypertrophiées », comme les décrit le Dr Louis, gynécologue obstétricien. On peut alors les « réduire » par incision, explique le Dr Julien, également gynécologue obstétricien, dans l’objectif d’améliorer chez des femmes qui souffrent d’une telle configuration morphologique leur image d’elles-mêmes et leur sexualité. Le Dr Denis, chirurgien plasticien et esthétique, explique :

Ce sont des souffrances qui peuvent aller de complexes à des réelles détresses et des réelles souffrances; qui vont faire en sorte que le patient[7] vous dise : ‘ Moi, ma vie elle est foutue, la nature m’a joué un tour, aidez-moi Docteur ’.

L’« hypertrophie » des petites lèvres est définie par les médecins comme une particularité « constitutionnelle[8] » (Dr Denis), pouvant s’apparenter, selon une analogie du Dr François, chirurgien plastique et esthétique, aux « oreilles décollées ». Les morphologies génitales sont en effet aussi variées que les autres parties du corps. Le Dr Denis précise d’ailleurs qu’il prend le temps de renseigner sa patientèle sur sa normalité : « Pour moi c’est important qu’ils sachent qu’ils sont normaux, mais... qu’on peut faire quelque chose. »

La variété des morphologies génitales provient « de la mise en place des tissus et de tout ce qui peut arriver à travers ça », explique le Dr Armand en commentant des images :

Les tissus peuvent donner un truc assez parfait, tout impeccable. Soit, il peut y avoir des malformations, des trucs un peu comme ça, des trop grosses lèvres, ou des lèvres atrophiées [Il en conclut qu’]il n’y a pas de norme. Je veux dire, si vous regardez ça comme des visages, on dira « sale gueule ». Mais bon, ce n’est pas beau, et puis voilà.

Bien que, selon le Dr Armand, des grandes lèvres, cela puisse être « super érotique, c’est beau même », certaines femmes les déplorent, notamment lorsque cette caractéristique entrave leur sexualité :

Et j’ai trouvé normal qu’elle me le dise comme ça […] « Elles m’embêtent. Parce que quand j’ai des relations elles rentrent ». Avec le zizi du mec. D’accord. Celle-là, je l’ai opérée, et ça a bien été. Ça a été nickel. Vite fait, bien fait. Mais ça chez une jeune gonzesse bien dans sa tête […], qui n’avait pas peur de venir me dire. Et me montrer comme ça. Et c’est réglé en cinq sec.

De même, le Dr Charles, chirurgien plasticien, détaille sur la base d’une image :

Ah, eh bien ça, vous voyez, vous avez sept centimètres de petites lèvres qui dépassent de la vulve, je peux vous dire que d’un c’est pas beau, deux vous avez relativement honte de montrer à votre partenaire, trois c’est inconfortable, quatre ça te fait mal, et on passe de là à là, ça c’est énorme, comme dans les livres, alors que là on peut se dire que c’est quand même extrêmement bizarre.

En remodelant les petites lèvres, la labioplastie, à l’instar d’autres interventions esthétiques, améliorerait l’existence des patientes en fait d’épanouissement personnel et sexuel, comme l’explique le Dr Etienne, gynécologue spécialiste en chirurgie :

Ils ont une intimité qui est de nouveau meilleure, donc, plus d’endorphine, les gens sont mieux, ils sont plus sûrs d’eux, ils ont plus de confiance. Ils n’ont pas dit qu’ils ont la chirurgie, mais ils se sentent mieux, et c’est la plus belle récompense, c’est de voir que, quelqu’un me dit : « Je travaille mieux, je dors mieux, je peux avoir un bon moment au lit. » Oui, d’un côté, ça fait partie du meilleur, ça fait partie de la vie.

Pour justifier l’intervention, les médecins adoptent le récit du décalage entre l’identité profonde et le (mauvais) corps qui légitime les chirurgies transsexuelles : la chirurgie esthétique vise à mettre l’apparence en cohérence avec l’identité de genre subjective dans l’objectif qu’une femme qui « n’ose même pas être elle-même » (Dr Armand) puisse, une fois opérée, « exister sereinement » parce qu’il lui est désormais possible « d’agir spontanément, d’agir avec toutes [ses] intuitions, [son] coeur, [son] dynamisme » (Dr Denis).

La labioplastie agirait ainsi sur un « sexe [qui] trahirait un manque de féminité, un flou dans la désignation, bref un ‘ sexe entre-deux ’ » (Piazza 2014 : 32) rapprochant les femmes qui en sont affublées d’une forme d’androgynie. Cette analyse n’est pas sans rappeler la catégorie de trans of between de Brubaker (2016 : 72) : illustrée par l’androgynie, elle indique des positionnements ambigus, et revendiqués, entre les deux catégories sociales de sexe. Selon les discours des médecins, les patientes qui nous concernent subissent ce qu’elles perçoivent comme un corps mal sexué et elles aspirent à ce que leur sexe morphologique soit clairement marqué des qualités associées à la féminité. La labioplastie permettrait de parfaire leur appartenance à la catégorie « femme » en réalisant une forme de mobilité sociale : entrer dans une identification plus clairement féminine selon les normes de genre et de sexualité afin de « se sentir bien » (Dr Charles). Elles sont légitimées dans cet entrepreneuriat de soi en fonction de la conception suivante selon laquelle, d’après Brubaker (2016 : 139) :

Gender identity is understood as given, but the sexed body can and should be reshaped to match and express that identity. This is legitimed by the broader cultural program – central to late modernity – of reflexively shaping and transforming the body, which is understood as a plastic substance and surface on which to inscribe and express one’s inner identity.

De mêmes principes peuvent justifier le passing d’âge, qu’illustre la vaginoplastie.

L’âge : retrouver sa jeunesse

D’autres écarts entre la morphologie souhaitée et la morphologie objective relèveraient du parcours de vie, comme l’explique la Dre Berger :

J’ai de temps en temps la demande de refaire le vagin, pour des femmes qui ont eu des enfants, qui ont un certain âge et qui ont l’impression que c’est trop large et qu’elles sentent moins bien, sexuellement, leur partenaire. Sans avoir de problèmes médicaux associés, sans avoir de problèmes de descente d’organe ou quoi que ce soit, mais juste envie d’avoir un vagin un tout petit peu plus resserré pour mieux ressentir le partenaire.

En particulier, les accouchements sont présentés comme nuisibles pour la morphologie féminine et la sexualité : « il y a des sexes de femme qui sont très abîmés par les accouchements qu’on peut restaurer esthétiquement », explique le Dr François. L’intervention envisagée dans ces situations consiste à « diminuer le calibre ou augmenter le tonus [du vagin]; le but, c’est aussi d’augmenter la sexualité des femmes et puis aussi changer d’autres [détériorations] suite à l’accouchement » (Dr Julien). Les patientes intéressées sont, précise le Dr Étienne, « plutôt des personnes dans leur quarantaine, trente-cinq, quarante ans, qui ont eu leurs enfants, qui sont sorties de la maison, qui veulent soit revivre un moment avec quelqu’un de nouveau, soit se retrouver ».

Pour Brubaker (2016 : 132; notre traduction), le genre est désormais compris par une partie du public « dans des termes pluralistes et non binaires, comme ouvert aux forces du changement et du choix, et comme constitué de performances continues ». Résister à l’âge pour demeurer « féminine » peut apparaître, à l’analyse, telle une injonction motivant la vaginoplastie : dans les exemples donnés, des normes d’âge, imbriquées avec des normes de genre, déterminent les défauts supposés de la morphologie génitale féminine.

En effet, à l’image des autres rapports sociaux avec lesquels il s’articule, l’âge sert de principe d’organisation sociale en structurant les différents groupes d’âge dans des relations d’identité et de pouvoir (Calasanti et Slevin 2006). Dans les sociétés occidentales contemporaines, les classifications de ce type sont structurées de manière hiérarchique, dans la mesure où elles accordent généralement une valeur positive à la jeunesse en l’opposant à la vieillesse (Gullette 1997). La différenciation des sexes en fonction de l’âge construit toutefois les femmes comme socialement plus âgées que les hommes, ce que Susan Sontag (1972 : 29) a nommé le « double standard » de l’avancée en âge ou que Michel Bozon (Bessin 2009 : 128) définit comme une « maturité imposée ». La vulnérabilité à l’âge des morphologies génitales féminines est une illustration du double standard de l’âge.

Les représentations liant l’âge au déclin se doublent d’injonctions à prendre soin de soi, de sorte à freiner les conséquences incapacitantes de l’avancée en âge, notamment en « contr[ant] les effets du vieillissement sur son corps » (Alarie 2019 : 57). La vaginoplastie permettrait aux femmes de s’émanciper de contraintes imposées par l’âge et l’expérience de vie en produisant pour elles un sexe « jeune, rose, lisse […], exempt de traces d’âge ou de grossesses » (Piazza 2014 : 30), reconduisant les normes sexospécifiques de l’âge (Bordo 2009).

L’intervention, que des sites Web des cliniques qualifient de « rajeunissement vaginal », permettrait ainsi la transformation d’une morphologie « abîmée » et « défaillante » à une morphologie « jeune » et « performante ». Cette réappropriation de son corps apparaît légitime aux médecins. À leurs yeux, ce n’est ni une imposture ni une usurpation (Brubaker 2016 : 139), mais bien une mise en cohérence de son corps avec ses aspirations, d’après le Dr Denis :

Quelles sont les motivations? C’est parce qu’ils veulent être mieux, c’est parce qu’ils veulent exister sereinement. Tout est là. Qu’est-ce que c’est exister? Exister, c’est mettre à l’extérieur de vous, toutes vos potentialités. S’il y a un écran qui vous empêche d’agir spontanément, d’agir avec toutes vos intuitions, votre coeur, votre dynamisme, parce que ça vient de là l’ambition et l’envie de faire les choses, eh bien vous n’existez pas, vous n’êtes plus vous-même.

Dans le cas de la labioplastie comme dans celui de la vaginoplastie, la chirurgie esthétique cherche à féminiser la morphologie génitale en réduisant le sexe, aux deux sens de le rendre plus petit et plus intérieur (Martin, Bendjama et Bessette-Viens 2017). Les morphologies visées répondent ainsi « aux imaginaires stéréotypés qui distribuent les valeurs érotisées du genre » (Liotard 2003 : 319). Les médecins ne considèrent toutefois pas répondre à des normes sexistes et binaires, ni reconduire une perception pathologisante du sexe féminin. De leur point de vue, l’intervention obéit à des exigences objectives : « C’est ça qu’on cherche, et on a deux buts : un, c’est du point de vue esthétique et l’autre, c’est le point de vue fonctionnel » (Dr Julien).

Des « normes culturelles » sont pourtant mentionnées par les médecins, mais elles sont alors externalisées, ce qui renvoie au registre argumentatif associé à l’hyménoplastie.

La culture : perdre et reconstruire sa virginité

L’hyménoplastie s’adresse à des patientes « qui se font refaire l’hymen pour être vierges au mariage » (Dr Julien) par l’intermédiaire d’une « technique [qui] vise tout simplement à reconstituer la membrane de l’hymen […] Ces personnes ont une nouvelle membrane, qui n’est pas décelable à un examen, une fois que la cicatrisation est terminée » (Dr Denis). Cette intervention se rapproche de la vaginoplastie puisqu’elle est réalisée pour effacer une trace de détérioration liée au parcours de vie. Toutefois, alors que les médecins inscrivent les interventions en vue de reconstruire une morphologie abîmée par l’âge, à l’instar des « malformations » constitutionnelles, dans le registre de la biologie, ils et elles classent l’hyménoplastie dans celui de la culture :

Beaucoup de femmes de beaucoup d’origines en fait, elles sont souvent maghrébines, ou arabes, du Moyen-Orient […] nous avons eu beaucoup de ces jeunes femmes qui sont venues dans nos cabinets parce qu’elles souhaitent recoudre l’hymen. Là, si vous voulez, c’est un problème éminemment délicat, et psychologiquement extrêmement important, parce que vous avez devant vous des jeunes femmes qui souffrent, et qui ont sur elles le poids des traditions (Dr Denis).

Si l’hyménoplastie est un problème « éminemment délicat » (Dr Denis), c’est parce que le discours de l’émancipation et de l’épanouissement qui légitime leurs autres interventions se révèle difficilement compatible avec une chirurgie qui pourrait soutenir des « préceptes moraux, une culture » (Dre Kim) ou une « pression des hommes » (Dr Denis). De manière différente du contexte états-unien que décrit Brubaker (2016), le racisme s’exprime sur notre terrain par la référence à la notion de « culture », laquelle « assume désormais le rôle de discrimination autrefois confié à la race » (Remotti 2019)[9]. La culture sous-tend en effet l’idée d’altérité qui s’accompagne de processus de distinction et de hiérarchisation entre « Nous » et « les autres ». L’un de ces processus consiste à expliquer les comportements des personnes ethnicisées comme l’expression de « ’ mentalités ’ ou [d’]‘ aptitudes ’ individuelles et collectives supposées » (Balibar 2007 : 163), leurs actes étant systématiquement attribués à des déterminismes culturels. A contrario, les personnes non ethnicisées sont envisagées comme dotées d’une psychologie propre et de leur libre arbitre : leurs actes sont en conséquence évalués en fonction de critères individuels et personnalisés (Volpp 2006). Parmi les déterminismes culturels régulièrement soulignés, le sexisme fonctionne à titre de leitmotiv et de critère de différenciation entre les femmes ethnicisées, considérées comme opprimées par leur culture, et les femmes blanches (Carby 2008)[10], qui ne le seraient plus.

Ne souhaitant pas céder à des injonctions oppressives associées à une « culture », les médecins motivent la réalisation d’une hyménoplastie en invoquant la protection procurée à des femmes aux prises avec des risques – allant de l’idée de nuire à leur réputation à la mise en danger de leur vie – devant lesquels les place leur « perte de virginité » avant le mariage. En réalisant une hyménoplastie, les médecins considèrent aider ces « dames d’ethnie bien sûr autre », comme l’explique la Dre Henry :

Il y a des dames qui me disent : « Écoutez, vous devez me sauver la vie. » Enfin, quand j’entends ça, ça me rend malade, ici, en Suisse.

Plus nuancé, le Dr Etienne présente la même argumentation :

Les personnes musulmanes, où il y a un risque réel pour leur réputation, leur vie, c’est peut-être un peu fort, mais, de devoir reconstruire l’hymen en cachette, oui, ça, il y a aussi, ça je le fais volontiers.

En réalisant une hyménoplastie, les médecins donnent leur approbation (après coup) à une liberté sexuelle prise à l’encontre de ce qu’ils et elles perçoivent comme la contrainte culturelle à la virginité au mariage. Soutenant la patiente dans la ruse – deception (Brubaker 2016 : 146) – à laquelle elle souhaite recourir, les médecins se font complices pour l’occasion. Ce faisant, ils et elles la rendent duplice (ce que peut-être seraient toutes les femmes, selon le préjugé occidental (Cyr 2005)), leur permettant de faire croire qu’elles sont ce qu’elles ne sont pas (Dr Denis) :

Ces femmes-là souffrent, et il faut leur tendre la main. Et c’est exactement le contraire de ce que pensent certains qui disent qu’il ne faut pas le faire, c’est parce que vous leur redonnez la liberté. Donc c’est si vous voulez, un féminisme total là-dedans, parce qu’elles se récupèrent […] Comme elles disent : « C’est toute une intégrité que je voudrais redonner à l’homme que je vais aimer de nouveau ».

La posture protectrice des médecins fait écho à la mission civilisatrice du (néo)racisme ordinaire ainsi qu’à une forme d’appropriation des femmes des autres (Delphy 2006) : en les soutenant dans une pratique qu’ils et elles ne jugent pas transgressive, les médecins « blanchissent » leurs patientes.

Cependant, du point de vue des médecins, c’est bien pour se conformer, certes par une ruse, aux « préceptes moraux » de leur « culture » (Dre Kim) que les femmes ethnicisées recourent à l’hyménoplastie. Cette intervention produit pour elles une morphologie appropriée à leur supposée culture. Aussi, tout comme les métisses restent noires, ces patientes blanchies demeurent-elles ethnicisées. À cet égard, la culture n’apparaît pas davantage que la race « à l’américaine » comme « une essence intérieure dont chaque individu est le seul interprète légitime » (Brubaker 2016 : 136), et ne suggère pas une réelle possibilité de mobilité intercatégorielle, que le racisme s’exprime en termes culturalistes ou raciaux : « The individual may be understood, in the prevailing language of liberal individualism, as owning her body, but she does not own her ancestry » (Brubaker 2016 : 149).

Alors que l’hyménoplastie est présentée comme adaptant les morphologies des patientes à leur « culture », les morphologies travaillées par la labioplastie et la vaginoplastie apparaissent appropriées à leur « personnalité » grâce à l’invisibilisation des rapports sociaux de genre et d’âge par un discours centré sur la fonctionnalité et l’esthétique. En effet, comme l’ont montré tant les approches anthropologiques des modifications corporelles que les analyses féministes qui se sont précisément intéressées à la chirurgie esthétique des organes génitaux, ces interventions marquent sur et dans les corps des qualités qui sont sociales, ici l’intériorité, la jeunesse et l’adaptabilité associées à la féminité. Dans l’un et l’autre cas, il est donc question de « féminiser » des morphologies en fonction d’attentes sociales. Que ces dernières passent pour des traits de caractère ou pour des normes culturelles, les femmes ayant eu recours à une hyménoplastie, à une labioplastie ou à une vaginoplastie auraient le sexe qu’elles méritent, qu’il soit défini comme étant « à soi » ou « culturel » (Brubaker 2016 : 110) :

[Y]our practices and performances should express what is already and always yours: your identity, your culture, your heritage. On the latter, identity cannot serve as a yardstick by which to assess the legitimacy of practices and performances, since it is constituted by those practices and performances.

Toutes les femmes ne sont cependant pas admissibles à la chirurgie esthétique, les médecins entrevoyant différentes contre-indications à réaliser une intervention.

Les conditions de l’entrepreneuriat de soi

Avant d’intervenir pour adapter les morphologies génitales aux aspirations de leurs patientes, les médecins, dont le Dr Denis, expliquent s’assurer que la chirurgie sera suivie d’effets positifs :

Quand il y a une motivation importante, quand on cerne bien la psychologie du patient et qu’on sait que ce geste chirurgical va le favoriser, va être un bénéfice, alors on avance.

Les médecins affirment décliner différentes demandes qui, à l’analyse, se caractérisent par le repérage d’une emprise que subirait la patiente à l’égard d’« une pathologie psychiatrique ou d’un mécanisme d’aliénation sociale » (Barbot et Cailbault 2010 : 99). Les médecins refusent en effet les « cas où il y a une suspicion de dismorphophobie » (Dr François), c’est-à-dire lorsque les patientes se « focalisent sur une zone du corps, alors qu’il n’y a pas de problème » (Dr Charles). Dans ce cas, le mal-être ne relève pas de leurs compétences, l’intervention n’améliorerait pas le bien-être, et il vaut mieux les « envoy[er] chez le psychiatre » (Dr Guy). De même, les femmes frigides qui attendent d’une chirurgie esthétique une amélioration de leur sexualité ne profiteraient pas d’une intervention :

Une patiente qui n’a pas d’orgasme, parce que le but c’est justement d’augmenter le plaisir sexuel, je ne veux pas […] Pour quelqu’un qui n’a jamais eu d’orgasme, elle ne va jamais en avoir non plus (Dr Julien).

Les médecins disent également refuser les demandes inspirées par des modèles, que véhiculerait en particulier l’industrie pornographique :

Vous avez des autres tranches d’âge où c’est plutôt par conformité, si c’est une génération qui consomme de la pornographie, voilà, ils veulent avoir quelque chose qui est semblable à un standard, alors que je leur dis bien, c’est un de mes critères aussi, je préfère refuser si c’est imposé, si ce n’est pas une décision de la patiente (Dr Etienne).

Enfin, les médecins refusent de procéder à une chirurgie lorsque la demande provient du partenaire : « Si elles sont poussées, si on les oblige à venir parce que le mari leur dit : ‘ Tu dois y aller ’, là je n’interviens pas » (Dr Julien). Dans ces deux derniers cas, la demande des femmes n’est pas entendue comme une démarche d’entrepreneuriat de soi, mais au contraire tel un manque de personnalité. Une intervention esthétique sur leur morphologie ne rendrait pas compte de leur être profond ni de leur valeur morale (Vigarello 2004); elle ne permettrait aucune mise en cohérence du corps et de l’esprit, mais constituerait bien plutôt une marque mensongère sur le corps. La morphologie postopératoire serait inappropriée, comme l’analyse Brubaker (2016 : 145), mais à propos du passing ethnoracial : « On the deep identitarian understanding, best exhibited in the domain of race, passing intrinsically involves deception and inauthenticity. To pass is to pretend to be something you are not, and to get others to misperceive you in this way. »

Ainsi, toutes les femmes perçues comme incapables d’accéder à la santé, dans sa conception moderne d’état de bien-être physique, psychologique et social, sont d’office écartées de la chirurgie esthétique, jugée d’ailleurs moins inutile, dans ces cas, que fallacieuse.

La transformation de son identité sexuée n’est donc pas nécessairement légitime : les femmes qui aspirent à une chirurgie esthétique doivent faire la preuve qu’elles sont aptes à se sentir bien dans leur corps et dans leur sexualité une fois la chirurgie réalisée. Le rapport de domination impliqué dans la distinction entre femmes capables et femmes incapables d’accéder au bien-être relève du capacitisme, terme par lequel nous traduisons ableism (Baril et Trevenen 2018; Masson 2013) : sur le modèle du racisme, du sexisme ou du spécisme, le capacitisme traduit « les différenciations et les hiérarchisations sociales entre individus constitués comme capables ou non en fonction des normes de chaque époque » (Piecek et autres 2017).

Dans le cas qui nous occupe, l’aptitude au bien-être des femmes est évaluée en fonction de la manière dont elles expriment leurs souffrances. Pour les femmes ethnicisées, la souffrance est remédiable lorsqu’elle est attribuée à une sexualité prémaritale normalisée par les médecins et qu’elle permet de soustraire ces femmes aux répressions culturelles qui les menaceraient. Pour les femmes blanches, la souffrance est remédiable lorsqu’elle est attribuée à des configurations constitutionnelles innées ou acquises sur le parcours de vie, c’est-à-dire à de supposés impondérables biologiques. Ce registre révèle l’étiquetage pathologique du corps féminin tel qu’il a été historiquement construit et naturalisé (Gardey 2006). Dans tous les cas, la chirurgie esthétique permettrait de donner à des femmes jugées capables d’accéder au bien-être le corps approprié à leur identité subjective ou culturelle, grâce à une intervention qui sera idéalement invisible, ne laissant sur le corps aucune marque du passage d’un état (laid, abîmé) à un autre (beau, neuf).

Quant aux femmes dont les organes génitaux sont jugés laids ou abîmés, mais qui soit ne s’en aperçoivent pas, soit ne prétendent pas au bien-être ou sont jugées incapables d’y accéder, elles auraient elles aussi le sexe morphologique approprié à leur identité, en d’autres termes le sexe qu’elles méritent. La catégorie du mérite permet de juger de la conformité des individus aux normes et aux institutions sociales en leur attribuant la responsabilité de leurs positionnements dans les rapports sociaux; ce faisant, le principe du mérite permet la justification et la reproduction des inégalités sociales (Bihr et Pfefferkorn 2008; Bourdieu 1989). En l’occurrence, la chirurgie esthétique des organes génitaux, tant par les modifications dont elle marque les corps des femmes que par celles qu’elle refuse de réaliser, participe à (re)produire différentes catégories de femmes qui auraient l’air de ce qu’elles seraient, soit des femmes plus ou moins accomplies.

Conclusion

Dans une société exigeant des individus la prise en charge de leur propre bien-être, la chirurgie esthétique des organes génitaux se présente tantôt comme une technologie permettant d’effacer des défauts constitutionnels et dus à l’âge, tantôt comme une façon de masquer une sexualité prémaritale réprimée culturellement. Alors que les femmes touchées par des défauts constitutionnels et dus à l’âge seraient affectées par les défaillances de leur corps sexué, les femmes concernées par l’hyménoplastie seraient victimes de leur culture sexiste. Ces configurations légitiment, selon les médecins, une chirurgie soutenant l’entrepreneuriat de soi qui agirait, pour les unes, contre des contraintes biologiques propres à leur sexe et, pour les autres, contre des contraintes culturelles sexistes.

Notre analyse nous conduit à une conclusion proche de celle de Brubaker (2016), bien qu’elle soit plus nuancée. Dans les cas étudiés, tant l’identité de genre que celle de culture sont essentialisées, la première par référence à un sexe subjectif distinct du corps sexué, et la seconde, à une ascendance déterminante. À cet égard, nos conclusions rejoignent celles de Brubaker : les injonctions à performer son corps sexué en fonction d’une conception plus fluide des identités ne signifient nullement que la population vit « dans une société post-raciale ou post-ethnique », mais bien plutôt que l’on assiste à « une reconfiguration de l’ordre racial et ethnique, comme de l’ordre des sexes » (Brubaker 2016 : 129; notre traduction). Toutefois, notre analyse montre, d’une manière légèrement différente en regard du propos de Brubaker, que les transformations de sexe/genre ne sont pas toujours légitimes, et les transformations ethnoraciales, pas toujours illégitimes. Les femmes blanches peuvent entrer dans un processus d’entrepreneuriat de soi pour passer de formes d’androgynie et de déliquescence due à l’âge à une morphologie « féminine », pour autant qu’elles apparaissent libres de toute autre contrainte. Quant aux femmes ethnicisées, la chirurgie esthétique les blanchit, tout en reconduisant leur assignation à une culture jugée oppressive. L’entrepreneuriat de soi, tel qu’il s’illustre dans la chirurgie esthétique des organes génitaux féminins, est donc bien contrôlé, et plus ou moins légitimé, mais peut-être moins en fonction des définitions mêmes des catégories sociales (Brubaker 2016) que selon des rapports sociaux d’âge, de culture/race et de capacité qui, en s’imbriquant avec le genre, permettent ou non de passer d’une catégorie à une autre.