Résumés
Résumé
Dans des extraits d’un chapitre de son ouvrage Living a Feminist Life (2017), l’auteure montre comment le corps est le lieu de rencontre des deux facettes du travail de diversité effectué dans un contexte institutionnel : le travail que nous faisons avec l’intention de transformer les normes d’une institution et celui que nous faisons quand nous n’incarnons pas pleinement ces normes. En relatant une série d’incidents survenus dans le milieu universitaire, l’auteure expose les différents « murs en brique » auxquels se heurtent sans cesse les personnes qui ne sont pas blanches, pas mâles, pas hétérosexuelles, pas cis, pas sans handicap, et à qui incombe le plus souvent le travail de diversité.
Mots-clés :
- diversité,
- corps,
- normes,
- milieu universitaire,
- racisme,
- sexisme
Abstract
In excerpts from a chapter of her book Living a Feminist Life (2017), the author shows how the body is the meeting point of the two facets of diversity work in an institutional context: the work we do when we aim to transform the norms of an institution, and the work we do when we do not fully inhabit those norms. By recounting a series of incidents that took place within academia, the author exposes the various « brick walls » that people who are not white, not male, not straight, not cis, not able-bodied, constantly come up against, they who are more likely to end up doing diversity work.
Resumen
En extractos de un capítulo de su libro Living a Feminist Life (2017), la autora muestra cómo el cuerpo es el lugar de encuentro de las dos facetas del trabajo de la diversidad que se realiza en un contexto institucional: el trabajo que hacemos con la intención de transformar las normas de una institución y lo que hacemos cuando no encarnamos plenamente esos estándares. Relatando una serie de incidentes ocurridos en el ámbito académico, la autora expone las diversas « paredes de ladrillo » a las que se enfrentan constantemente las personas que no son blancas, ni hombres, ni heterosexuales, ni cis, ni sin discapacidad, y que la mayoría de las veces son responsables del trabajo de diversidad.
Palabras clave:
- diversidad,
- cuerpo,
- normas,
- ámbito universitario,
- racismo,
- sexismo
Corps de l’article
Dans mes travaux, je considère deux significations différentes du travail de diversité : le travail que nous faisons avec l’intention de transformer les normes d’une institution et celui que nous faisons quand nous n’incarnons pas tout à fait ces normes. Ces deux significations se rencontrent souvent dans un corps : les personnes qui n’incarnent pas tout à fait les normes de l’institution sont souvent celles qui sont chargées de la transformation de ces normes.
Un point de rencontre est souvent un point de labeur. Si vous êtes une personne qui n’est pas blanche, pas mâle, pas hétérosexuelle, pas cis, pas sans handicap, vous êtes davantage susceptible de vous retrouver membre de comités de diversité ou d’égalité. Plus vous n’êtes « pas », plus nombreux sont les comités auxquels vous pourrez finir par siéger. Ne pas être « pas » peut vouloir dire être moins susceptible de faire ce type de travail. Étant donné que les organisations valorisent généralement moins le travail de diversité, ne pas être « pas » peut signifier avoir plus de temps pour accomplir le travail mieux valorisé. Et je crois que cela s’avère très important : une si grande partie de ce que nous devons faire, en raison de qui ou de ce que nous ne sommes pas, ne se trouve pas reconnue. Quand nous faisons le travail de diversité selon chacune de ces significations, ce fait est souvent occulté, comme si « faire la diversité » correspond tout simplement à « être la diversité », ou comme si tout ce qu’il y a à faire, c’est être. À vrai dire, pour les personnes qui « font le travail de diversité », être n’est jamais « tout simplement être ». Il y a tellement à faire pour être.
Au chapitre 2 de mon ouvrage Living a Feminist Life (2017), j’évoque la description du travail de diversité selon une personne qui le pratique : « un travail pour se taper la tête contre un mur en brique ». Les murs s’érigent souvent quand nous faisons le travail de diversité. Les personnes qui font ce travail mobilisent régulièrement la métaphore du mur pour le décrire. Dans le présent texte, je veux réfléchir aux murs, aux murs en brique, aux murs institutionnels; cette concrétisation de l’histoire pour en faire des obstacles au temps présent : obstacles que nous vivons comme étant physiques; obstacles qui sont physiques. Nous mobilisons souvent le langage des murs pour parler des obstacles qui nous empêchent de combler un désir ou de réaliser une action (un exemple évident serait l’expression employée pour parler du marathon : « frapper un mur »). Dans ce texte, je montrerai que la prise au sérieux des murs comme métaphore, mais aussi au-delà de la métaphore, peut nous permettre d’offrir un matérialisme qui démontre la manière dont l’histoire devient concrète. Les murs nous permettent de penser en quoi les obstacles peuvent être physiques, dans le monde, mais aussi en quoi ces obstacles constituent des obstacles uniquement pour certains corps. Si les deux significations du travail de diversité se rencontrent dans nos corps, elles se rencontrent aussi ici : au mur.
Des histoires dures
Je veux commencer en examinant de près la description du travail de diversité comme « un travail pour se taper la tête contre un mur en brique ». Que font les murs en brique dans cette expression? Quand nous utilisons cette expression, nous ne disons pas qu’il existe devant nous un véritable mur. Il n’y a aucun spectacle, aucun objet imposant, rien que nous pouvons pointer du doigt en disant : « Le voilà. » Nous pouvons commencer par ce qu’implique ce que nous n’abordons pas : le mur en brique est une métaphore. L’expression suggère que « faire la diversité » revient à se taper la tête contre un mur en brique. La métaphore semble pointer vers une qualité du sentiment : tel est le sentiment généré par le travail de diversité.
Une autre question surgit : que signifie cette métaphore? Durant la révision de mon ouvrage titré On Being Included: Racism and Diversity in Institutional Life (Ahmed 2012), on m’a suggéré la suppression du terme tangible dans ma discussion à propos des murs parce que les murs auxquels je me référais étaient métaphoriques, « et non pas littéralement des murs réels, physiques ». Employé comme métaphore, le mur n’est pas réel dans le sens d’objet tangible, perceptible au toucher. Cependant, la métaphore (une chose est comme une autre) du mur semble importante pour exprimer en quoi ces processus institutionnels deviennent une chose qui peut être touchée. Un mur est la chose contre laquelle vous vous heurtez. C’est un contact physique, une rencontre viscérale. En écrivant cela, je ne commence peut-être pas par parler de murs réels. Un mur est un effet de « se heurter contre ».
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« La ressemblance constitue l’effet. »
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« Maintenant on parle. »
Je veux revenir à un des exemples discutés antérieurement concernant le fait de se heurter contre un mur en brique. Dans ce cas précis, une nouvelle politique adoptée par une organisation exigeait que l’ensemble des universitaires siégeant aux comités d’évaluation suive une formation sur la diversité. Une personne qui fait le travail de diversité a parlé des différentes manières dont la mise en oeuvre de la politique avait presque été bloquée. Une politique doit aussi cheminer à travers une organisation : elle doit être rédigée sous forme de proposition, discutée par les comités, consignée dans le procès-verbal comme convenu et transmise à un comité supérieur avant d’être instaurée officiellement comme politique. Dans ce cas, finalement, après un travail considérable effectué par de multiples parties prenantes, une politique reçoit l’approbation d’un comité supérieur, celui qui est en mesure d’autoriser les décisions prises par d’autres comités. Et rien ne se passe. C’est comme si personne n’avait jamais entendu parler de la politique. Dans cet exemple, plusieurs choses auraient pu avoir empêché un tel dénouement. Peut-être que la politique avait été supprimée du procès-verbal; peut-être qu’aucune des personnes membres du comité sur la diversité ayant approuvé la politique n’était membre du comité supérieur; peut-être qu’aucune des personnes faisant partie du comité supérieur n’avait remarqué cette suppression; mais aucun de ces scénarios ne s’était produit. En réalité, les personnes employées par l’institution agissaient comme si la politique n’avait jamais été adoptée, même si elle l’avait été.
Nous devons comprendre ces mécanismes. Nous devons faire de ces impasses ou de ces blocages des occasions de réflexion approfondie. De cet exemple, nous apprenons que la transmission d’une chose, d’une entente, peut constituer sa méthode de blocage. Faire le travail de diversité m’a appris que l’acceptation d’une chose est une des meilleures façons de l’empêcher de se produire. L’acceptation de la chose se révèle une technique efficace pour bloquer la chose en question parce que les organisations peuvent éviter le coût du désaccord.
Un mur en brique fait référence non seulement à la chose bloquée, mais aussi à sa méthode de blocage. Un mur est un système de défense : si un blocage est défait à un endroit, il peut réapparaître ailleurs. Pratiquer la plomberie institutionnelle peut souvent vous donner l’impression de traîner derrière ce que vous suivez. Je soupçonne l’existence d’un lien entre le sentiment de traîner derrière l’organisation et le sentiment rabat-joie d’être constamment en mode « avance rapide » : comme s’il fallait vous presser pour rattraper les autres. Il est vrai qu’il faut vous presser : ce qui vous bloque semble se trouver juste en avant de vous. Le mur fait référence à ce qui garde sa place ou qui reste en place, ce qui est statique. Cependant, les mécanismes de blocage d’une chose sont mobiles. Pour qu’une chose soit immobile (pour qu’une institution ne soit pas ébranlée par les efforts pour la transformer), les moyens qui la défendent contre le mouvement en viennent à bouger eux-mêmes.
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« Le mur est un constat. »
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« Permettez-moi de résumer ce constat : ce qui bloque le mouvement bouge. »
Nous en tirons une leçon : quand on remarque le mouvement (et c’est souvent le mouvement qui attire notre attention), on ne remarque pas ce qui demeure immobile.
J’entends encore les voix qui disent : « Mais le mur en brique n’est-il pas une métaphore? » Ce n’est pas qu’il existe un véritable mur; ce n’est pas un mur réel. C’est juste. Le mur est un mur qui pourrait aussi bien être là, parce que les effets de ce qui est là sont pareils aux effets d’un mur. Et pourtant pas : s’il y avait un mur réel, tout le monde pourrait le voir ou le toucher. Et c’est ça qui durcit le mur institutionnel. Vous vous heurtez contre ce que les autres ne voient pas, et (ceci est encore plus difficile) vous vous heurtez contre ce que les autres s’emploient souvent à ne pas voir. Après tout, si la personne qui fait le travail de diversité n’avait pas essayé de changer la politique existante, le mur ne se serait pas érigé. Le mur s’érige en réponse aux efforts fournis pour modifier un accord existant. Quand aucun effort de modification n’est déployé, le mur n’est pas nécessaire : il n’y a rien à bloquer ni à arrêter.
Il est possible de témoigner de la dureté d’un mur. Disons que vous lancez un objet contre un mur : un petit objet. Vous pouvez déterminer la dureté du mur par ce qui arrive à ce qui est lancé : la surface du mur peut être égratignée par sa rencontre avec l’objet en question. Et cela aussi peut évoquer le sentiment du travail de diversité : gratter à la surface, gratter la surface. La force de ce contre quoi l’objet se heurte peut le faire voler en éclats et le briser. Ici, la dureté est la qualité d’une chose révélée par une rencontre entre choses. Le travail de diversité comprend certainement une rencontre entre choses : nos corps peuvent être ces petits objets jetés contre les murs, ces histoires sédimentées. Regardez ce qui se passe. Ouille! Et peut-être que ça se produit encore et encore. Se frapper la tête – on perçoit le point de cette expression comme étant la douleur de la répétition. Le mur garde sa place, donc c’est vous qui avez mal. Je me heurte contre un mur si j’essaie de changer une chose qui est devenue plus dure ou qui s’est endurcie au fil du temps. Littéralement, je veux dire : un mur comme résistance matérielle à son changement par la force. La matérialité de la résistance à la transformation : les individus qui font le travail de diversité connaissent très bien cette matérialité. Nous vivons cette matérialité.
Matérialité : si une chose nous frappe, notre conscience perçoit cette chose. Nous avons appris de madame Dalloway (du roman de Virginia Wolf publié en 1925) bien sûr, qu’il est possible de se faire frapper par une chose avant de percevoir la chose. Si une chose nous frappe, encore et encore, notre corps peut interpréter cet impact comme une attente : que le mur s’érigera. Les personnes qui font le travail de diversité deviennent conscientes du mur en brique qui garde sa place après l’affirmation de l’engagement officiel à la diversité. L’ordre des choses compte. Ce sont les efforts pratiques en vue de transformer les institutions qui permettent à ce mur de devenir visible.
Disons-le clairement : ces efforts pratiques représentent les efforts d’une personne, ce sont les efforts d’un individu qui fait le travail de diversité, qui sue sang et eau. Que je sois en mesure de partager ce récit résulte également des efforts de cette personne. Avant, je pensais que, comme chercheuse, je générais des données sur le travail de diversité, mais je suis arrivée au constat que le travail de diversité génère ses propres données. Nous épaississons nos descriptions d’institutions en montrant en quoi elles sont épaisses, terme que j’emploie dans le sens d’une masse profonde ou lourde.
L’histoire d’une politique de diversité qui ne donne aucun résultat est un exemple aussi tangible que séduisant de ce qui se passe trop souvent. Même si l’histoire rend une chose tangible, elle montre également que certaines choses se reproduisent en demeurant obstinément intangibles. Après tout, afin de faire le travail de diversité, une personne doit peiner à convaincre les autres de l’existence de la politique, malgré sa possession de preuves documentaires de cette politique (« je peux vous montrer le procès-verbal »). Elle a les preuves en main; elle peut les pointer, mais c’est comme si elle n’avait rien à montrer. Nous en tirons une leçon : l’intangibilité peut être produite par la résistance; elle peut même être décrite comme réussite institutionnelle.
Travail de diversité : on apprend que la tangibilité constitue tout un phénomène. Au cours des dernières années, par exemple, j’ai participé aux efforts de lutte contre le problème du harcèlement sexuel dans les universités. Et cela a été une expérience de me heurter contre mur après mur. Comme le montrent Leila Whitley et Tiffany Page (2015), il existe une réelle difficulté à repérer le problème du harcèlement sexuel. Un mur peut s’ériger pour empêcher les personnes étudiantes de porter plainte au départ. Souvent, ces personnes sont fortement découragées par les arguments explicites ou par les narrations implicites : « Si vous portez plainte, vous nuirez à votre carrière » (cela peut fonctionner comme menace au sens de « vous perdrez précisément les connexions qui vous permettent d’avancer »); ou « Si vous portez plainte, vous nuirez au professeur visé » (dont la réputation sera endommagée); ou « Si vous portez plainte, vous nuirez à un centre ou à un collectif de recherche » (souvent associé à quelque chose de critique et de progressiste). Un autre mur s’érige une fois les plaintes portées. Les témoignages sont compris comme atteintes à la réputation du professeur visé, comme ce qui l’empêche de bénéficier des avantages auxquels il a droit. Les plaintes de harcèlement sexuel ne sont pas rendues publiques afin de protéger l’organisation contre les dommages. Même si les plaintes portent des fruits, même si un contrat est résilié (ce qui est rare) ou que la personne quitte l’organisation au lieu de se présenter devant un tribunal, c’est comme si ce qui s’est produit ne l’avait jamais été. Personne n’a la permission d’en parler, personne n’en parle. Un mur peut être l’effort d’empêcher la plainte d’être portée. Si la plainte est portée, un mur peut être ce qui arrive à la plainte, ce qui l’empêche de faire son chemin à travers le système au complet.
En effet, très souvent, le simple fait de parler du sexisme et du racisme est compris comme nuisible à l’institution. Si parler du sexisme et du racisme est perçu comme nuisible aux institutions, nous devons nuire aux institutions. Et la réponse institutionnelle prend fréquemment la forme d’une limitation des dommages. À vrai dire, c’est ainsi que la diversité prend sa forme institutionnelle : la limitation des dommages.
Vous rencontrez la matérialité de la résistance à la transformation quand vous essayez de transformer ce qui est devenu matériel. Le harcèlement sexuel est matériel. Il est un réseau qui empêche l’information de sortir. Il est un ensemble d’alliances qui se mobilisent pour bloquer quelque chose, qui permet à une plainte de poursuivre son chemin ou de demeurer confidentielle pour qu’elle ne devienne jamais publique. Et notez bien : un très grand nombre de choses complexes se produisent en même temps. Il ne s’agit pas d’une activité coordonnée par une personne ou même par un groupe de personnes qui se réunissent en secret, bien que des réunions secrètes se tiennent probablement. Toutes ces activités, aussi complexes soient-elles, maintiennent une direction : elles ont un point focal. Il peut y avoir direction sans que la chose provienne d’un point unique : en fait, une direction est produite par l’uniformité entre les points qui ne semblent pas se rencontrer. Les choses s’agencent pour réaliser quelque chose de solide et de tangible; les liens deviennent des ligatures. Si un élément ne lie pas ou ne serre pas, un autre élément lie ou serre. Le processus peut ressembler au ciment utilisé pour créer des murs : quelque chose est immobilisé dans un circuit d’attente. C’est l’immobilité qui durcit. Peut-être que quand les gens remarquent la complexité, ou encore l’inefficacité et la désorganisation, ils ne remarquent pas pour autant le ciment. Quand vous dites que les choses se répètent, on vous considère comme paranoïaque, comme si vous imaginez que toute cette complexité découle d’un seul point.
Une chose qui se répète est vécue comme un poids. Nous en tirons une leçon : essayer de demander des comptes d’une personne, ce n’est pas juste nous heurter contre un individu, mais aussi contre les histoires, les histoires qui sont durcies, qui bloquent les personnes qui essayent d’empêcher ce qui se passe de se passer. Le poids de cette histoire peut être lancée vers vous, elle peut vous frapper. N’oubliez pas que le mot harceler est synonyme du verbe harasser, qui veut dire « fatiguer, user ». Quand vous parlez de harcèlement, vous pouvez finir par vous faire harceler à nouveau. Le harcèlement est un réseau qui empêche l’information de sortir en rendant sa sortie plus difficile. C’est de cette façon qu’une personne est arrêtée par l’épuisement. Ce qui arrive à une politique peut arriver à une personne. Une politique disparaît malgré l’existence de ses traces écrites, malgré les preuves, ou peut-être même en raison des preuves. Les personnes aussi disparaissent, à cause de ce qu’elles rendent évident, de ce qu’elles essaient de rendre visible. Parfois, les choix se limitent à ceux-ci : s’y habituer ou s’en absenter. Pas étonnant que, devant ces choix, plusieurs s’en absentent.
Le harcèlement sexuel fonctionne – tout comme l’intimidation plus généralement – en rehaussant le coût rattaché au fait de lutter contre quelque chose, en faisant en sorte qu’il soit plus facile d’accepter cette chose que de lutter contre elle, même si cette acceptation est en soi le site de votre propre amoindrissement, la manière dont vous finissez par prendre de moins en moins de place. C’est parce que nous percevons ce mur que nous finissons par devoir modifier notre perception (c’est peut-être ce que veut dire le terme « s’habituer »). Vous pensez peut-être ne pas pouvoir vous permettre de vous aliéner de votre entourage : non seulement vous pourrez perdre l’accès aux ressources matérielles (références, bourses, cours), mais vous pourrez aussi voir s’éteindre des amitiés, des liens qui comptent. Peut-être que vous commencez aussi à penser que le mur n’existe que dans votre tête. Ça se passe tout autour de vous, mais les gens semblent se débrouiller. Vous pouvez commencer à douter, à vous éloigner de vous-même. Peut-être que vous essayez de ne pas avoir de problème, mais il vous reste un sentiment de malaise.
Parce que tout autour de vous, il existe une perception partielle de murs, une perception partielle qui est aussi une justification : « Oh, il est un peu dragueur »; « Ah oui, on m’avait avertie à propos de lui »; « Ah oui, c’était l’alcool qui parlait »; il peut même y avoir des sourires, des plaisanteries, il peut même y avoir un certain type d’affection. Cette affection est structurée en tant qu’appel aux personnes étudiantes dont les préoccupations se rapprochent de la divulgation : « Oublie-le », « Pardonne-lui ». Une culture se construit autour de cette affection, c’est-à-dire que l’individu qui harcèle est animé par le fait d’être pardonné, comme si son péché était notre pureté. Et les personnes qui savent que c’est inacceptable même lorsqu’elles essaient de se convaincre du contraire, même lorsqu’elles tentent de minimiser une montagne de violences, peuvent vivre encore plus intensément le sentiment d’avoir tort, peuvent en ressentir la pleine force, quand finalement le mur se révèle : « Elle ne se sent pas bien »; « Je ne me sent pas bien »; « Cette situation n’est pas bien »; « Comment ai-je permis à cette situation de se produire? »
La culpabilité, la honte; elles peuvent couler, se répandre partout. Peut-être que parfois nous ne pouvons juste pas le faire : il faut nous préparer à un dépeçage, et nous ne savons simplement pas si nous avons la force de nous rapiécer. Si exposer un problème est synonyme de poser un problème, alors le problème exposé n’est pas révélé. Son exposition devient le problème. Il n’est donc pas surprenant que les personnes qui ne se heurtent pas contre les murs perçoivent celles qui parlent de murs comme des bâtisseuses de murs. Et nous revoilà devant la rabat-joie féministe. Elle ne tarde jamais à apparaître. La rabat-joie féministe est comprise comme bâtisseuse de murs. La bâtisseuse de murs est celle qui rend les choses plus difficiles qu’elles devraient l’être; elle complique les choses pour elle-même. Nous n’avons qu’à nous rappeler les mots d’une praticienne du travail de diversité : « On me regarde tout simplement comme si je disais quelque chose de vraiment stupide. » Nous pouvons imaginer sans peine les yeux qui roulent quand elle présente la politique, quand elle essaie de dire, de montrer, qu’elle a un soutien institutionnel.
Un mur s’érige au cours de la reformulation des murs comme choses immatérielles, comme fantômes, comme manière d’empêcher notre propre inclusion, de nous empêcher nous-mêmes de faire quelque chose, d’être quelque chose. Penser la matérialité sous l’optique des murs en brique institutionnels offre une nouvelle manière de penser la connexion entre les corps et les mondes. La matérialité touche à ce qui est vrai : c’est une chose vraie qui bloque le mouvement, qui bloque la progression. Pourtant, cette chose n’est pas toujours une chose pouvant être appréhendée. Elle peut être un agencement de choses, un agencement à la fois social et physique, qui empêche la chose de se produire ou un corps de passer ou des informations de sortir. Elle peut être la force d’entraînement qui fait avancer quelque chose, qui ramasse de plus en plus de choses, de manière à acquérir toujours plus de poids, pour que les choses tendent par là, que les corps tendent par là, presque indépendamment de la volonté individuelle. Cela signifie que ce qui est vrai, ce qui est en termes concrets le plus dur, n’est pas toujours disponible comme objet pouvant être perçu (à partir de certains points de vue) ou comme objet pouvant être touché (même par les personnes assises à la même table). Ce qui est le plus dur pour certaines personnes n’existe même pas pour d’autres.
Description de vie
Le travail de diversité selon la deuxième signification implique aussi se heurter contre les murs. Quand nous n’arrivons pas à incarner une norme (quand on nous questionne ou que nous nous questionnons à savoir si nous sommes cette chose, si nous passons comme ou dans cette chose), elle devient alors plus visible, à l’instar de ce mur institutionnel : ce qui ne vous permet pas de passer.
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« Une description de poste peut être une description de mur. »
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« Une description de vie peut être une description de mur. »
J’ai déjà noté que, quand les personnes qui font le travail de diversité parlent de murs, ces murs deviennent des murs fantômes, comme si nous concrétisons l’existence des murs en parlant de leur existence. Quand une chose ne bloque pas vraiment notre chemin, nous bloquons notre propre chemin. Nous devons montrer ce que nous savons : les murs ne sont pas tout simplement des perceptions. Cependant, les perceptions comptent quand même. Certaines perceptions sont des murs. La perception de ce que vous êtes peut être ce qui vous empêche d’être.
Il existe des techniques, à la fois corporelles et disciplinaires, par lesquelles certains corps sont reconnus comme étrangers, comme corps déplacés, comme corps qui n’appartiennent pas à certaines places. Ces techniques sont formalisées dans les programmes de surveillance de quartier selon lesquels la personne étrangère est celle qui doit être identifiée par la population afin de se protéger : ses biens, son corps (Ahmed 2000 et 2004). L’identification des personnes étrangères devient une injonction morale et sociale. Certains corps sont jugés, en un instant, comme suspects ou comme dangereux, des objets à craindre, un jugement qui est mortel. Pour un corps, rien ne peut être plus dangereux qu’un accord social selon lequel ce corps est dangereux. Pour simplifier : il est dangereux d’être perçu comme dangereux.
[…]
L’étranger est une figure foncée et obscure. Ici j’emploie délibérément le mot « foncée » : c’est un mot qui ne peut pas être démêlé d’une histoire racisée. Employer ce mot comme s’il pouvait être démêlé de cette histoire, c’est s’emmêler à cette histoire. La simple perception des autres est donc une impression des autres : paraître comme personne étrangère, c’est être flou. Plus la figure étrangère est floue, plus les corps qui peuvent y être piégés sont nombreux. Le racisme est un instrument grossier. Le contrôle et la fouille, par exemple, sont une technologie qui aiguise cette grossièreté en pointe : « Arrêtez! Vous avez la peau brune! Vous pourriez être musulman! Vous pourriez être terroriste! » Plus l’instrument est grossier, plus on peut arrêter de corps. Afin d’explorer comment nous percevons des corps comme dangereux avant leur arrivée exige donc de commencer non pas par une rencontre (un corps affecté par un autre corps), mais par des questions sur les raisons pour lesquelles les rencontres finissent par se produire d’une manière ou d’une autre. L’immédiateté des réactions corporelles est façonnée par les histoires qui arrivent avant les sujets, et qui sont en jeu dans la manière dont l’arrivée même de certains corps est remarquable d’abord et avant tout. Nos réactions corporelles les plus immédiates peuvent être pédagogiques : nous apprenons à propos des idées en apprenant comment elles deviennent rapides et irréfléchies. Il n’y a rien de plus cultivé que l’immédiateté. Une perception peut vous arrêter. Une perception peut vous tuer.
Les personnes étrangères deviennent des objets non seulement de perception, mais également de gouvernance : des corps à gérer. Votre corps peut être géré jusqu’à l’inexistence. L’embourgeoisement est une politique publique pour la gestion de personnes étrangères : une stratégie pour supprimer celles dont la visibilité pourrait déplaire, celles dont la présence pourrait réduire la valeur d’un quartier, celles dont la proximité pourrait être perçue comme un coût. Nous en tirons une leçon. Il y a des technologies en vigueur qui empêchent certains corps de nous affecter, ceux qui pourraient bloquer la manière dont nous occupons l’espace. Nous n’aurions peut-être même pas besoin de nous détourner des personnes qui pourraient bloquer notre chemin.
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« Les murs sont la manière dont certains corps ne sont jamais rencontrés au départ. »
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« Les murs sont la manière dont d’autres corps sont arrêtés par une rencontre. »
[…]
Nous pouvons penser la blanchité en tant que mur. Vous connaissez cette expérience : vous entrez dans une pièce, et c’est comme une mer de blanchité. Une mer : un mur d’eau. Vous pouvez le vivre comme une chose qui vous frappe. Ce n’est pas seulement que vous ouvrez la porte et voyez la blanchité, mais que vous vous sentez comme si on vous avait claqué la porte en pleine face, que ce soit le cas ou non. Ce n’est pas toujours que vous n’avez pas la permission d’entrer. Peut-être même que l’on vous accueille à bras ouverts : après tout, vous portez la promesse d’une plus grande diversité pour l’événement; mais vous vous sentiriez mal à l’aise. Votre présence ne passerait pas inaperçue. Par conséquent, vous quitteriez peut-être volontairement la situation, parce qu’il serait trop désagréable de rester. Quand vous quittez, vous laissez la blanchité derrière vous.
Pour les personnes qui ne sont pas blanches, la blanchité peut être vécue comme un mur : une chose solide, un corps doté de masse qui vous empêche de passer. La blanchité peut être comme la foule : la multitude comme entraînement, la multitude comme mouvement. Les choses sont fluides si vous allez dans le même sens que le courant. Si vous n’allez pas dans ce sens, le courant acquiert la densité d’une chose, une chose solide. Ce qu’un corps vit comme solide, un autre peut le vivre comme de l’air.
Quand vous parlez de blanchité, il peut alors sembler que vous inventez quelque chose de toutes pièces. Nous parlons de blanchité. Nous continuons à parler de blanchité. Les murs s’érigent. Les murs continuent de s’ériger. Après avoir présenté un discours sur la blanchité, une fois, un homme blanc du public a dit : « Mais vous êtes professeure? » On y entend ce qui sous-tend ce mais : « Mais regardez-vous, professeure Ahmed, vous êtes venue de si loin! » Comme il est facile de devenir des têtes d’affiche de la diversité, comme il est aisé de nous présenter comme preuve que les femmes racisées ne sont pas bloquées. Être une tête d’affiche de la diversité : une réalité qui peut faire reculer le monde contre lequel vous vous heurtez, comme si vous y mettiez fin; comme si notre arrivée et notre progression faisaient disparaître la blanchité.
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« Regardez-vous : regardez, regardez! »
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« Une tête d’affiche de la diversité. »
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« Je suis censée sourire. »
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« Je ne souris pas. »
Votre propre corps finit par être utilisé comme preuve que les murs dont vous parlez ne sont pas là ou ne sont plus là, comme si vous avez éliminé les murs par votre propre progression. Vous avez passé, donc ils ne sont pas là. La figure bâtisseuse de murs discutée dans la section précédente est transformée en briseuse de mur : comme si en progressant et en professant, nous faisions tomber les murs.
Quand les femmes racisées deviennent professeures, ce n’est pas le seul type de réactions que nous recevons. Quand une de mes collègues, une féministe racisée, est devenue professeure, une personne lui a dit : « On donne des professorats à n’importe qui ces jours-ci. » Dans un cas, vous satisfaites à la fantaisie de la méritocratie, un seul corps brun qui devient une preuve éclatante et heureuse de l’inclusion. Dans l’autre, le simple fait de votre arrivée sape la valeur de la chose dans laquelle vous entrez, ternit quelque chose d’éclatant. Un mur peut s’ériger par la manière dont une personne devient une preuve qu’il n’y a pas de murs (entendre : « Le fait d’être brune ou une femme ne l’a pas arrêtée ») ou par la façon dont sa progression devient déflation (entendre : « Si elle peut devenir professeure, n’importe qui peut le faire »).
Pas étonnant que, quand vous soulevez le sujet des murs, plusieurs ne font que cligner des yeux. Il s’agit d’une autre manière dont vous pourrez rencontrer le sursaut : le sursaut de ce que vous soulevez ainsi que le sursaut de votre arrivée. Et nous ne parlons pas ici tout simplement d’une différence de perspective, à savoir que certaines personnes voient le monde d’une façon, d’autres, d’une autre manière. Quand vous soulevez le sujet des murs, vous contestez ce qui allège le fardeau pour plusieurs; vous questionnez la manière dont l’espace est occupé comme s’il était réservé à certaines personnes. Vous devenez une menace pour la facilitation d’une progression quand vous soulignez la manière dont une progression est facilitée.
Nous heurter contre les murs nous apprend que les catégories sociales précèdent une rencontre corporelle par le fait de décider instantanément de l’apparence d’un corps. C’est ici que les choses se concrétisent. Nous avons une manière de répondre aux arguments comme si le genre et la race n’étaient pas matériels, tandis que la classe est matérielle, un argument si souvent articulé qu’il est vécu comme un autre mur, un autre blocage qui nous empêche de passer. Justement, les murs constituent les preuves de la matérialité de la race et du genre, même si, bien sûr, c’est une matérialité contre laquelle uniquement certaines personnes se heurtent. Plusieurs des arguments récents selon lesquels l’intersectionnalité, les politiques identitaires et ainsi de suite (à noter que cela n’est pas mon et ainsi de suite : cela n’est pas mon assemblage de mots comme méthode d’assemblage de certains corps, mais un agencement que j’ai rencontré dans quelques écrits récents de quelques personnes aux perspectives marxistes, et par quelques, je veux dire quelques) sont pour ainsi dire moins matérielles que la classe peuvent être compris en tant que mobilisation du privilège, l’alignement du corps sur le monde. Par exemple, la race peut paraître immatérielle ou moins matérielle si vous êtes une personne blanche; le genre peut paraître immatériel ou moins matériel si vous êtes un homme cis; la sexualité peut paraître immatérielle ou moins matérielle si vous êtes une personne hétérosexuelle; le handicap peut paraître immatériel ou moins matériel si votre corps est sans handicap, et ainsi de suite. La classe aussi peut être comprise de cette manière : la classe peut être immatérielle ou moins matérielle si vous bénéficiez du privilège de classe, de ces réseaux et de ces zones tampons; ces façons dont un corps est en quelque sorte déjà adapté à un ensemble de critères bourgeois.
Si ce sont par les murs que certains corps sont arrêtés, les murs sont ce que vous ne rencontrez pas quand on ne vous arrête pas; quand vous passez. Une fois encore, ce qui est le plus dur pour certaines personnes n’existe pas pour d’autres.
Les murs universitaires
Dans cette section, je veux penser les murs universitaires plus en profondeur. Les universités aussi ont des murs, et je ne parle pas seulement du mandat de jouer le rôle de la police, de devenir la surveillance de quartier, de surveiller la population étudiante et de veiller sur elle avec suspicion, de compter les corps étudiants étrangers – « Sont-ils tous présents? Ils sont tous présents! » – même si nous pouvons et devons inclure ce mandat. C’est en pratiquant le travail de diversité au sein du monde universitaire que j’ai commencé à comprendre en quoi les murs sont des mécanismes; à mieux saisir comment les choses gardent leur place. Le travail de diversité que je décris dans cette section concerne surtout l’identification du sexisme et du racisme au sein des pratiques citationnelles (dans lesquelles j’inclus non seulement les travaux cités dans les textes publiés, mais aussi les personnes qui présentent publiquement leurs résultats de recherche). Quand les pratiques citationnelles deviennent des habitudes, les briques forment des murs. Je pense qu’à titre de féministes, nous pouvons espérer créer une crise citationnelle, peut-être une hésitation tout simplement, une circonspection, qui pourrait nous aider à ne pas suivre les sentiers bien battus de la citation. Si vous visez à créer une crise citationnelle, vous tendez à devenir la cause d’une crise.
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« Quand nous parlons de ce contre quoi nous nous heurtons, nous nous heurtons contre ce dont nous parlons. »
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« Une autre façon de dire : les murs s’érigent quand nous parlons de murs. »
Le travail de diversité implique souvent de faire valoir ses points de vue : on pourrait les appeler des « points sensibles ». Vous rendez public ce que vous remarquez. Peut-être que vous pointez le fait que les rassemblements ostensiblement ouverts ou neutres sont limités à certains corps et pas à d’autres. Vous devenez souvent un point sensible quand vous pointez ces restrictions, presque comme si, sans les avoir pointées, elles n’existeraient pas. En termes simples : quand vous remarquez une restriction, vous causez une restriction.
Par exemple, quand vous observez publiquement que toutes les personnes invitées à présenter lors d’un événement sont des hommes blancs, à une exception près, ou encore que les citations dans un article universitaire sont presque toutes d’hommes blancs, ou à quelques exceptions près, souvent la réfutation qui suit ne prend pas la forme d’une contradiction, mais plutôt d’une explication ou d’une justification : ce sont les personnes qui, par simple hasard, sont celles qui se trouvent invitées ou citées; c’est par hasard qu’elles sont toutes des hommes blancs. Vous dites : « Cet événement a une structure. » Et la réponse devient : « C’est un événement, pas une structure. » C’est comme si votre description de l’événement comme chose qui possède une structure imposait une structure sur l’événement. Même en décrivant un rassemblement comme « hommes blancs », on assume alors que vous imposez certaines catégories sur les corps, que vous minimisez ou n’arrivez pas à saisir l’hétérogénéité de l’événement, que vous solidifiez par votre description une chose fluide.
Quand vous décrivez la stabilisation comme matérielle et englobante, une restriction qui rassemble ce qui est dans le monde, on vous traite comme stabilisant un monde qui serait une chose qui existe. Il y a tellement d’intérêt à ne pas remarquer la manière dont les rassemblements sociaux et institutionnels sont limités. Il existe ce qu’on pourrait appeler le « postulat de bienveillance » selon lequel les choses tombent tout simplement ainsi, tout comme un livre pourrait tomber ouvert à une page et pourrait, à un autre moment, aussi facilement tomber différemment. L’exemple du livre est, bien sûr, instructif : un livre tend à s’ouvrir aux pages les plus lues. Les tendances s’acquièrent par la répétition. Une tendance est une direction : c’est un penchement par là, une tombée par ici, une trajectoire par là. Une fois une tendance acquise, nul besoin d’un effort conscient pour aller par là. Les choses tombent par là presque de leur propre chef. La reproduction de la même chose est précisément ce qui n’exige aucune intentionnalité. Pas étonnant qu’il existe un si grand intérêt à ne pas reconnaître en quoi les restrictions sont structurées par les décisions déjà prises. Ces restrictions sont justement ce qui est rendu visible. Pas surprenant non plus que le travail de diversité soit si pénible : il faut faire un effort conscient et intentionnel pour ne pas reproduire un héritage.
Dans mon ouvrage Living a Feminist Life (2017), j’ai décrit le travail de diversité en tant que catalogage d’incidents.
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« Un mur est un catalogue. »
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« Une histoire de ce qui s’érige. »
À une occasion, j’ai pointé le fait que les personnes invitées à présenter des résultats de recherche dans un congrès sur les études du genre étaient toutes blanches. Une personne a répondu que mon observation ne reconnaissait pas la diversité de ce groupe. Quand la perception de la blanchité est une façon de ne pas percevoir la diversité, la diversité devient une manière de ne pas percevoir la blanchité.
Une autre fois, j’ai suggéré un exercice sur Twitter : prenez un livre à portée de main, allez à la bibliographie et comptez le nombre de références aux hommes et aux femmes. J’ai effectué l’exercice avec un livre qui se trouvait sur mon bureau à ce moment-là (je le lisais pour mon projet sur l’utilité). Parmi les centaines de citations dans la bibliographie, je n’ai pu dénombrer que quelques références à des femmes. Deux de celles-ci étaient révélatrices : une femme citée comme partenaire d’un artiste; une femme citée comme fille d’un dieu.
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Le sexisme : l’existence des femmes uniquement en relation avec les hommes; les femmes comme membres féminines de la famille
J’ai publié ce résultat sur Twitter, et l’auteur a répondu que j’avais correctement décrit les tendances comme « elles l’étaient au sein des traditions l’ayant influencé ». Il est intéressant de constater que la justification du sexisme est une des rares occasions où la passivité (x est présent dans ce que j’ai lu, donc x est présent dans ce que j’écris) devient une vertu masculine et universitaire. Le sexisme est justifié sous forme de ce qui est reçu parce que son existence est présumée dans ce qui est reçu. Le sexisme devient une sagesse reçue. En d’autres mots, le sexisme, étant accepté comme faisant partie du schéma ou des traditions, est rendu non seulement acceptable, mais inévitable.
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Le sexisme : l’élimination de l’écart entre l’héritage et la reproduction
Dans un autre cas, j’ai pointé la blanchité du champ du nouveau matérialisme. Une personne investie dans ce champ m’a répondu que l’on pourrait peut-être correctement décrire le champ comme blanc, mais que cette blanchité n’était « pas intentionnelle ». Privilège citationnel : quand il n’est pas nécessaire d’avoir l’intention d’effectuer votre propre reproduction. Une fois une chose reproduite, il n’est pas nécessaire d'avoir l’intention de la reproduire. Pour ne pas reproduire la blanchité, vous devez aller plus loin que ne pas avoir l’intention de reproduire la blanchité. Les choses ont tendance à tomber comme elles ont eu tendance à tomber, à moins que nous essayions d’arrêter les choses de tomber de cette manière. Une intention est requise, étant donné cette tendance, étant donné ces tendances.
[…]
À une autre occasion, on m’a demandé de parler dans un congrès sur la phénoménologie. On m’a envoyé l’appel à communications, qui faisait référence à douze hommes blancs et une femme blanche. J’ai pointé cette pratique citationnelle, et la personne m’ayant invitée s’est sincèrement excusée : il a dit que ma remarque suscitait chez lui un « certain sentiment de honte ». Peut-être apprenons-nous de cette réponse en quoi le féminisme peut être rejeté comme moralisateur : comme si le but de faire des remarques féministes était de faire honte aux autres, de les amener à se sentir mal. Le discours de la moralisation concerne la manière dont les idées féministes sont reçues, non pas la manière dont elles sont envoyées. Après tout, il est possible de se sentir mal comme façon de ne rien faire, et nous envoyons ces lettres parce que nous voulons que quelque chose se fasse.
Les histoires du racisme et du sexisme sont parsemées de bonnes intentions et de mauvais sentiments; elles semblent en quelque sorte s’unir, comme pour dire : « En me sentant mal, je veux bien faire ».
Cette invitation n’était pas un fait rare : j’ai reçu de nombreuses invitations à présenter une communication lors d’événements pour lesquels les appels à communications faisaient référence uniquement à des hommes blancs (ou à une exception près). On peut vous inviter à reproduire ce dont vous n’avez pas hérité. Ici, la personne briseuse de murs s’apprête à faire une autre apparence. La blanchité peut être reproduite par l’hypothèse selon laquelle vous inviter (une personne qui n’est pas blanche) permet d’y mettre fin. La blanchité : uniquement sur invitation. Nous n’y mettons pas fin. La généalogie demeure inchangée malgré une invitation envoyée à une personne qui ne fait pas partie de cette généalogie, ou peut-être même grâce à celle-ci. Le fait d’inviter des personnes qui ne sont pas blanches à s’insérer dans la blanchité peut constituer la réinsertion de la blanchité.
Si nous questionnons la généalogie, nous apprenons les techniques de sa reproduction. Dans sa réponse par courriel, la personne qui m’avait invitée a écrit qu’il était au courant que des féministes et des personnes de couleur travaillent dans ce domaine et a fourni une explication de ses raisons pour ne pas les citer : « Je crois que ma mention principalement d’hommes blancs et des lacunes dans leurs théorisations est – de façon irréfléchie – due au fait que j’essaie aussi d’accommoder mes collègues aux perspectives plus conservatrices qui, je pense, ont peut-être besoin d’une certaine rassurance, ce qui se fait par la citation de personnes déjà bien connues » (traduction libre). Le sexisme et le racisme comme pratiques citationnelles sont aussi un système d’accommodement, justifié comme forme de rassurance, comme manière de maintenir ce qui est familier pour les personnes qui veulent maintenir ce qui est familier. Il s’agit d’une manière de maintenir les connaissances, un réseau d’amitiés, un réseau d’affinités, ce que font les hommes blancs au nom d’autres hommes blancs, pour les rassurer que le système dans lequel ils se reproduisent sera reproduit.
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« Un système dans lequel nous nous connaissons est un système de connaissances. »
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« C’est sympa. »
Les hommes blancs : une relationnelle citationnelle. Peut-être qu’en le pensant ainsi, elle devient une chose qui se produit « entre hommes », pour reprendre le titre du grand livre sur l’homosocialité d’Eve Kosofsky Sedgwick (1985). J’ai vécu tellement d’expériences en milieu universitaire où la vie intellectuelle est présumée exister entre hommes. Par exemple, un professeur écrit un courriel dans lequel il mentionne la présence d’une nouvelle collègue nommée à son centre. Il note ses compétences. Puis il écrit qu’elle était étudiante du professeur Untel. Ensuite, il ajoute pour souligner, « oui, le » professeur Untel, qui était étudiant d’un autre professeur Untel, et qui était ami d’un autre professeur Untel. Oui, « le » : la lettre faisait l’éloge d’hommes, passait rapidement par-dessus la femme pour arriver au point principal/ patriarcal. Elle est mentionnée uniquement en relation aux hommes : et la relation entre les hommes (qui se lit comme un cercle fermé, ou encore la fermeture d’un cercle : professeurs, amis, collègues masculins) est établie en tant que relation principale.
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« Le sexisme : la manière dont les femmes sont présentées uniquement pour passer par-dessus elles. »
À une autre occasion, j’interviewais une praticienne. Elle m’a raconté une histoire. Elle lisait la nouvelle page Web de l’équipe de haute direction de son université. Les photos de chaque membre de l’équipe venaient juste d’être publiées. La personne qui l’accompagnait a jeté un regard par-dessus son épaule et a demandé : « Y a-t-il une relation de famille? » Voilà une très bonne question. Peut-être bien qu’il n’existe pas de relation familiale dans le sens où nous utilisons normalement le mot relation. Il n’y a pas de relation familiale. Ou peut-être que oui? Chaque membre de l’équipe pourrait sortir du même moule. L’homogénéité d’apparence constatée par ou dans cette question suggère une autre manière d’être en relation familiale : être en tant que relation. Tous étaient, en l’occurrence, des hommes blancs. Employer cette expression ne veut pas dire résumer une relation : la relation est en elle-même un résumé (la manière dont l’institution peut être construite autour d’une courte série de points). La photo nous offre un résumé d’un résumé : voici de qui l’organisation est faite; voici pour qui l’organisation existe. Bien sûr, une image peut changer sans que rien ne change. C’est pourquoi la diversité prend si souvent forme d’affiche : il est possible de changer la blanchité d’une image afin de conserver la blanchité de la chose.
Quand nous parlons d’hommes blancs, nous décrivons quelque chose. Nous décrivons une institution. Normalement, une institution fait référence à une structure ou à un mécanisme persistant d’ordre social qui gouverne le comportement d’un ensemble d’individus au sein d’une certaine communauté. Donc, quand je dis que les hommes blancs sont une institution, je me réfère non seulement à ce qui a déjà été institué ou construit, mais aussi aux mécanismes qui assurent la persistance de cette structure. Un bâtiment est façonné par une série de normes régulatrices. Les hommes blancs font également référence au comportement; ce n’est pas tout simplement qui est là, qui est ici, qui reçoit une place à la table, mais la façon dont les corps sont occupés une fois arrivés.
Dans un de mes cours, chaque année que je l’enseignais, certaines personnes pourtant inscrites à mes séminaires ne s’y présentaient pas. À la place, elles se rendaient dans la classe du professeur blanc pour suivre son cours même si elles étaient censées suivre le mien. J’étais tellement intriguée par ce qu’en serait l’explication que j’ai demandé à une de ces personnes, quand elle est venue me voir pendant mes heures de bureau, pourquoi elle allait à ce cours : « C’est tellement une rock star », a-t-elle dit en soupirant, songeuse. Puis, comme pour donner substance à son admiration, pour expliquer cette admiration en termes plus éducationnels ou, du moins, stratégiques, elle a ajouté : « Je veux aller aux États-Unis faire un doctorat. » Elle n’avait pas besoin d’en dire plus. Son ambition s’offrait comme explication d’une décision. Elle estimait que si vous aviez une lettre de recommandation signée par des hommes blancs, vous amélioreriez vos chances d’avancer plus haut ou plus loin dans la vie universitaire. Elle avait déjà digéré le régime institutionnel, qui est aussi un régime social; monter = masculin. Notez que l’estimation d’une valeur qui sera ajoutée suffit pour ajouter de la valeur.
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« Les hommes blancs : les origines de la philosophie spéculative, on pourrait spéculer. »
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« Spéculer, accumuler. »
Voici un autre exemple : deux universitaires, une femme brune et un homme blanc, présentent un projet de recherche commun. C’est une collaboration égale, mais lui est un homme haut placé, très distingué, bien connu; peut-être que lui aussi est une rock star, une grande vedette du monde universitaire. À la blague, il appelle sa collègue « sa femme » à la fin de la présentation. Il décrit la manière dont il voit leur relation en faisant de cette dernière une blague : le mari est l’auteur, le créateur d’idées; la femme, celle qui se tient derrière lui. Peut-être qu’elle donne un coup de main; peut-être qu’elle prépare le thé. Ce n’est pas cela qu’elle fait, bien sûr : elle fournit des idées; elle a ses propres idées. Toutefois, son travail intellectuel est caché derrière une blague; la manière de sa dissimulation est performée par la blague.
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« Quand ce n’est pas drôle, nous ne rions pas. »
Si vous ne participez pas à quelque chose, on vous comprend comme y étant antagoniste, que vous vous sentiez antagoniste ou non. Quand vous parlez d’hommes blancs, on comprend que vous faites une accusation contre lui. Et bien, peut-être que je parle de lui : un pronom est une institution. Lui : pour certaines personnes, devenir « lui », c’est s’intégrer à eux, un pronom singulier, un corps général. Faire référence aux hommes blancs, c’est faire référence aux choses et aux personnes déjà rassemblées dans un sens général. Cela ne signifie pas que les hommes blancs ne sont pas constamment en train d’être réassemblés; vous pouvez vous réunir dans le moment présent; vous pouvez vous réunir à l’avenir, et ce, en raison de la manière dont le passé se scinde en ressources.
Peut-être qu’une brique est une écaille faite du même bois. La reproduction et la paternité sont comprises dans cette expression, « fait du même bois », en termes de ce qui est pareil : du pareil au même. Et si une écaille est faite d’un même bois, l’écaille peut aussi devenir le bois duquel une autre écaille sera faite : du même au pareil. Les personnes qui font le travail de diversité doivent travailler les écailles de ce bois, ou écailler le bois.
Le travail de diversité nous renseigne sur ce bois; la manière dont les organisations arrivent à être reproduites autour des mêmes corps et par les mêmes corps. J’ai rencontré en entrevue une personne qui fait ce travail : elle a donné le nom de « clonage social » à la manière dont les organisations recrutent à leur propre image. J’ai assisté à une séance de formation sur la diversité. Une participante parlait de la façon dont les membres de son département demandaient si les personnes qui y postulaient seraient « le type de personne qu’on peut amener au bar ». Devenir abordable, c’est limiter une relation aux personnes que vous trouvez abordables parce qu’elles sont à l’aise non seulement dans les salles de réunion ou dans les salles de séminaire, mais aussi dans les espaces sociaux, des espaces avec leurs propres histoires. Les normes peuvent devenir plus régulatrices dans les espaces plus informels.
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« Quand les règles sont assouplies, nous faisons face aux règles. »
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« Frémissement. »
Alors comment « les hommes blancs » est-il bâti ou comment « les hommes blancs » est-il un bâtiment? Une autre pratiquante du travail de diversité m’a raconté le processus pour nommer les bâtiments dans son institution. Tous des hommes blancs morts, dit-elle. Nous n’avons pas besoin des noms pour savoir comment ces espaces finissent par être organisés en vue de recevoir certains corps. Nous n’avons pas besoin des noms pour savoir comment ou pour qui les bâtiments peuvent exister. Si les citations sont les briques de l’université, les briques citent elles aussi; les briques aussi peuvent être blanches.
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« La blanchité : réassemblée, brique par brique. »
J’ajoute encore un exemple : j’ai indiqué que dans la liste de personnes invitées à un événement ne figuraient que des hommes blancs. Je tiens à signaler que cet événement se tenait à Goldsmiths, où je travaille, et que ce type d’événement « hommes blancs uniquement » ou « à une exception près » se produit régulièrement ici, je pense, en raison des types de corps qui tendent à s’organiser sous la rubrique de la théorie critique. Quelqu’un a répondu que mon commentaire était « très années 80 » et qu’il pensait qu’on « n’en était plus » aux politiques identitaires. Non seulement on pourrait penser à contester l’utilisation des politiques identitaires comme forme de caricature politique, mais on pourrait aussi y réfléchir un peu. Les critiques féministes et antiracistes sont considérées comme vieux jeu, comme fondées sur des catégories identitaires estimées démodées. Certains mots sont sentis comme désuets; et les personnes qui les emploient deviennent celles qui traînent derrière.
Voici ce qui se produit : il peut être jugé davantage anachronique de signaler que tous les conférenciers dans un événement sont des hommes blancs que de tenir un événement où tous les conférenciers sont des hommes blancs. Je soupçonne que la criticité – l’autoperception selon laquelle être critique implique de ne pas avoir de problème ou encore qu’être critique suppose que nous n’en sommes plus là – est souvent utilisée et performée dans ces espaces universitaires. J’ai déjà décrit le racisme critique et le sexisme critique ainsi : ce sont le racisme et le sexisme reproduits par les personnes qui se pensent trop critiques pour reproduire le racisme et le sexisme.
Les mots « racisme » et « sexisme » sont compris comme mélancoliques, comme si nous tenons à quelque chose qui a déjà disparu. J’ai entendu ce même point de vue articulé par des féministes : se focaliser sur le racisme et le sexisme constituerait une façon trop négative et trop démodée d’entretenir les rapports au monde, une mauvaise habitude ou encore une réaction féministe instinctive aux traditions que nous devrions accueillir avec beaucoup plus d’amour et de soin. Si les critiques féministes du racisme et du sexisme sont instinctives, nous devons peut-être affirmer l’intelligence des instincts féministes. Même au sein du féminisme, il existe un sentiment du type suivant : nous pourrions mieux faire, aller plus loin, si nous pouvions mettre derrière nous ces mots et même cet instinct critique. Peut-être qu’un instinct critique, l’instinct de critiquer une chose, devient une autre version d’intentionnalité : comme si elle s’opposait aux choses parce qu’elle est oppositionnelle, comme si sa critique se faisait en mode pilote automatique, comme si elle ne pouvait pas s’en empêcher. Nous apprenons donc aussi que la théorie est un paysage social comme tout autre. Il est probablement vrai que vous iriez plus loin, moins vous utilisez de mots comme « racisme » et « sexisme ». Les travaux féministes qui n’ont pas recours à ces mots ont une meilleure chance de se disséminer plus largement au sein du discours universitaire. Certains mots sont plus légers, tandis que d’autres vous alourdissent. Si vous utilisez des mots lourds, vous ralentissez. Les mots les plus lourds sont ceux qui évoquent les histoires dont on s’attend à ce que nous nous en remettions.
Il existe à l’heure actuelle maintes stratégies pour déclarer que le racisme et le sexisme ne sont plus. Dans mon ouvrage On Being Included (Ahmed 2012), je nomme ces stratégies le « dépassage », des stratégies qui suggèrent que ces histoires ne seraient plus, si seulement nous nous en remettions. Le dépassage devient donc une injonction morale. On vous demande de vous en remettre, comme si ce qui vous empêchait de vous en remettre était que vous ne vous en remettez pas. Par exemple, un argument que j’entends souvent, qu’il soit explicite ou implicite, est que la race et le genre sont des enjeux humains, ce qui suggère donc que la posthumanité implique en quelque sorte un état postrace et postgenre, ou que le genre et la race concernent des sujets, donc l’injonction à nous en remettre devient celle à « revenir sur terre ». On pourrait nommer ce phénomène-là « sur-subjectivité ». La perception des féministes comme ayant trop de subjectivité (c’est-à-dire des personnes trop subjectives) se transforme en une obligation à abandonner cette subjectivité, à abandonner tout simplement.
Comme je l’ai déjà mentionné, quand nous décrivons la manière dont uniquement certains corps parlent lors d’un événement, nous pointons une structure, ce qui est jugé comme ancré dans l’identité. Peut-être que nous sommes témoins de l’effacement de la structure sous l’identité, non pas par les personnes engagées dans ce qui s’appelle les « politiques identitaires », mais par celles qui utilisent les politiques identitaires pour décrire la scène d’un engagement. Ou, pour pousser l’argument encore plus loin, quand vous pointez une structure, c’est comme si tout ce que vous faites est de projeter votre propre identité sur la situation, et ce, de manière à ce que votre description des personnes absentes ne représente que votre préoccupation pour votre propre absence. La généalogie des hommes blancs est protégée par l’hypothèse que toute personne qui conteste cette généalogie souffre d’une obsession de soi. C’est ironique, vraiment, ou peut-être pas : vous n’avez pas besoin de vous affirmer quand la généalogie le fait pour vous. À noter qu’ici les deux significations du travail de la diversité s’obscurcissent : comme si vous faites le travail de diversité uniquement parce que vous êtes la diversité, parce que tout ce que vous faites est d’être une personne de couleur ou une femme touchée par sa propre exclusion (ou les deux; être les deux, c’est bien trop être).
[…]
Un mur devient un système de défense. Le sexisme et le racisme sont reproduits par les techniques qui justifient cette reproduction. Quand ces mots sont rejetés, nous sommes témoins de la défense du statu quo : c’est une façon de dire qu’il n’y a rien de mal ici; ce qui va mal, c’est le jugement qu’il existe ici quelque chose de mal. La nature justement systémique du sexisme et du racisme est obscurcie en raison de la nature systémique du sexisme et du racisme : tellement d’incidents qui nous usent, dont nous ne parlons pas, dont nous avons appris à ne pas parler. Nous avons appris à couper la connexion entre cet événement et l’autre, entre cette expérience et l’autre. Faire une connexion veut donc dire restituer ce qui a été perdu (où la perte devrait être comprise comme un processus actif); cela signifie générer une image différente. Les choses apparemment sans lien, celles qui « se produisent tout simplement », qui tombent par-ci par-là, s’intègrent au système, un système qui fonctionne. C’est un système qui fonctionne grâce à la manière dont il facilite la progression. Nous devons y mettre des bâtons dans les roues, empêcher le système de fonctionner. Ou, pour reprendre les termes évocateurs de Sarah Franklin (2015), nous devons devenir les « bâtons dans les roues ». Toutefois, avant de faire cela, avant d’être cela, nous devons reconnaître l’existence d’un système. Et nous devons reconnaître qu’il fonctionne.
L’articulation de points de vue féministes, de points de vue antiracistes, de points sensibles, implique de pointer du doigt les structures que plusieurs s’emploient à ne pas reconnaître. C’est cela un mur institutionnel : une structure que plusieurs s’emploient à ne pas reconnaître. Ce n’est pas simplement que bon nombre de personnes ne sont pas meurtries par cette structure. C’est aussi qu’elles progressent grâce à la reproduction de ce qui n’est pas rendu tangible. Quand nous parlons de sexisme et de racisme, nous parlons de systèmes qui soutiennent et qui facilitent la progression de certains corps.
Le sexisme et le racisme peuvent aussi faciliter la progression de certains corps grâce à la répartition du travail. Je me rappelle la lecture d’une lettre de référence universitaire dans laquelle un jeune universitaire blanc était décrit comme « le prochain [professeur] ». Je n’ai aucun doute que de telles attentes peuvent être vécues comme points de pression. Néanmoins pensez au discours du « prochain-ité » : il existe un état d’attente relatif au « prochain untel »; ainsi, au moment de l’arrivée d’un corps pouvant hériter du poste, on lui donne le poste. Puis, si la perception est que c’est vous le « prochain untel », on pourrait vous accorder plus de temps pour le devenir. Le sexisme et le racisme deviennent des systèmes de succession au sein desquels les hommes blancs se voient accorder la liberté de prendre la place d’autres hommes blancs. Plus de temps pour le devenir se traduit par beaucoup de temps pour développer vos idées, vos pensées, vos recherches. La voie ainsi dégagée prépare ou facilite la progression de certains corps. Et cette voie est dégagée par l’exigence que d’autres effectuent le travail moins valorisé, le ménage; le travail nécessaire pour la reproduction de leur existence. Si votre voie n’est pas dégagée, vous finirez peut-être comme partie du système de dégagement des autres, en faisant le travail dont ces personnes sont exemptes. Le sexisme et le racisme permettent à certains corps de voyager plus rapidement. Le sexisme et le racisme ralentissent d’autres corps; ils les retiennent, les empêchent d’avancer au même rythme.
Parties annexes
Note
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Le texte qui suit est composé d’extraits tirés du chapitre intitulé « Brick Walls » dans l’ouvrage de Sara Ahmed (2017 : 135-160). À noter que la traduction française de ce texte cherche à demeurer fidèle au style de l’auteure. Il va sans dire que certaines nuances des jeux de mots et des passages plus poétiques sont, malheureusement, perdues. Toutes les citations ont été traduites à partir de sources anglaises. Nous tenons à remercier Catriona LeBlanc pour la traduction.