Corps de l’article

Le recours aux mères porteuses est un phénomène social qui a des incidences sociologiques et anthropologiques et qui prend une ampleur considérable notamment en Occident. Maria De Koninck a rédigé un ouvrage portant un regard sociologique critique, féministe et éthique sur ce phénomène très contemporain, vu le contexte technoscientifique et marchand dans lequel cette quête d’enfant se déroule. D’entrée de jeu, son ouvrage traite du phénomène du recours aux mères porteuses sous un angle trop peu entendu et compris.

Pour la sociologue, professeure émérite au Département de médecine sociale et préventive de l’Université Laval, son plus récent ouvrage constitue un prolongement de sa réflexion entreprise depuis plusieurs années quant aux rapports hommes-femmes à la maternité et aux inégalités sociales en matière de santé. Son propos s’inscrit finement dans une réflexion étoffée et riche en apports sociologiques et philosophiques. Elle investit donc largement ce qui est en jeu, à savoir les fondements de l’altérité, du lien social et de la dignité humaine relativement au recours aux mères porteuses par des parents commanditaires de l’enfant. Ces derniers sont généralement soutenus par des intermédiaires boutiquiers mondialisés qui se trouvent animés par d’autres considérations que le bien-être de l’enfant et de la mère porteuse; l’importance des intermédiaires illustre bien ici l’inscription de cette forme de reproduction dans l’économie marchande. De Koninck commence par définir clairement les concepts, dont celui du « recours aux mères porteuses ». Chaque mot est pesé et se rattache à une posture épistémologique – que sait-on de l’expérience de maternité des femmes? – et philosophique – fondée sur la dignité humaine comme valeur première. C’est ainsi que l’auteure insiste par exemple sur le terme « recours » afin de souligner la demande qui précède l’offre, point sur lequel je reviendrai. Le terme « mères » s’avère fondamental, car il témoigne de l’expérience que ces femmes vivent dans la maternité, elles qui remettront leur enfant à d’autres, souvent étrangers. Et enfin « porteuses » en lieu et place de « gestatrices » parce que porter un ou une enfant constitue une expérience humaine profonde et unique dont le terme « gestatrices » ne rend pas compte puisqu’il est davantage associé au monde animal. De Koninck met à mal les termes comme « gestation pour autrui », « maternité de substitution », etc., et préconise plutôt, en les revoyant, les concepts de procréation, de parenté, de parentalité et de filiation.

La sociologue explique succinctement et clairement le contexte et les enjeux de cette forme de procréation qui s’inscrit pleinement dans l’esprit technoscientifique et les procédés techniques de la procréation médicament assistée (PMA). Dans son avant-propos, elle montre que la réflexion sur les techniques liées à la PMA ne peut se mener en dehors des rapports sociaux hommes-femmes, du sens accordé à la procréation humaine de même que du statut de l’enfant et de la mère, car cette réflexion concerne l’expérience de la maternité comme fondement des rapports humains. C’est ainsi que le contexte social, économique et culturel inclut autant l’individualisme conjugué à une société capitaliste où tout s’achète que les nouveautés scientifiques autour de la périnatalité, la médicalisation et la banalisation croissante des dernières décennies des interventions autour de la grossesse, de la santé reproductive et de l’infertilité, les rapports sociaux de sexe et de genre, les transformations de la famille, la prééminence des droits individuels, les rapports contemporains aux besoins et aux désirs, la notion d’autonomie et de droits de la personne, la mondialisation du tourisme reproductif, etc. Le regard de l’auteure embrasse large au départ en dégageant les grandes lignes qui montrent la complexité du phénomène.

Les enjeux du recours aux mères porteuses sont aussi examinés – autant que faire se peut étant donné le peu d’études réalisées à ce jour – notamment à l’aune des rapports sociaux de sexe et de genre, qui sont à la fois contexte et enjeu, des effets possibles sur le statut social de l’ensemble des femmes et des enfants, conjointement avec d’autres phénomènes comme l’émergence des théories de genre, la progression des droits des minorités, la technicisation des rapports humains et son instrumentalisation de la maternité au profit d’une élite qui peut se payer ce « service ».

C’est ici la trajectoire directe de la technologie de l’ectogénèse – l’utérus artificiel –, le summum actuellement envisageable atteint par la technoscience avec l’intelligence artificielle qui vise à terme le posthumain (Lafontaine 2008 et 2014a; Encyclopédie Homo Vivens). L’ectogénèse est le produit de la biomédecine reproductive et des suites du développement des interventions de plus en plus invasives en périnatalité, en néonatalogie et en embryologie, et l’on ne peut faire fi des considérations profondément anthropologiques et éthiques que cela soulève. En effet, par quelle circonvolution de la pensée et du sens, peut-on se demander, la grossesse, la maternité, la mère, le père et l’enfant deviennent-ils des étapes d’un dispositif technique et idéologique, et ce, tant du côté médico-technoscientifique que du point de vue de sa promotion sociale? L’auteure montre que l’on fait valoir tout un discours sur la générosité des femmes, le don altruiste de soi pour rendre une autre famille heureuse; discours promu par les intermédiaires et les parents commanditaires et adopté par bien des mères porteuses. On propose des comparaisons entre les échanges d’enfants ou leur prise en charge dans des sociétés traditionnelles comme pratiques existantes précédant le phénomène du recours aux mères porteuses. Ces comparaisons inopportunes souffrent d’une absence de contextualisation sociale et culturelle incontournable.

Comme si, au nom de l’autonomie et du désir d’enfant, on devait accepter d’emblée ces pratiques sans pousser plus loin la réflexion et le débat; comme si tout ce qui est réalisable acquérait automatiquement le statut du souhaitable. On observe à l’oeuvre cette médecine « entremetteuse » qui, d’une part, encourage le lien mère-enfant avec la méthode kangourou en gardant l’enfant en contact dès la naissance avec le corps de la mère ou du père, en favorisant l’allaitement et la cohabitation et, d’autre part, la rupture mère-enfant en vue de couper ce lien, souvent dès la naissance, et de remettre l’enfant aux parents commanditaires qui cherchent, dans la très grande majorité des cas, à éviter tout contact par la suite avec la mère qui a porté l’enfant.

À cet égard, l’auteure aborde la question du recours aux mères porteuses en promouvant la notion d’expérience globale humaine pour décrire la maternité et en insistant sur le fait que la grossesse n’est pas une activité susceptible d’être liée à la sphère du travail et pouvant donc être rémunérée, mais qu’elle est plutôt un état; être enceinte constitue une expérience humaine chaque fois unique. La sociologue démontre bien en ce sens que la grossesse et l’enfantement représentent la première expérience d’altérité humaine.

Avec finesse et nuance, De Koninck se met à la place de chaque acteur ou actrice : la mère porteuse, les parents commanditaires, les intermédiaires, l’enfant. Elle note les aspects positifs exprimés par les mères porteuses comme la certitude de faire un don, la possibilité pour certaines de revivre l’expérience de grossesse et, pour la plupart, le fait de tirer un revenu qui aura une incidence importante sur le bien-être de leur famille, et on pense ici davantage aux femmes du Sud. Se trouvent aussi soulevées énormément d’interrogations particulièrement sur les intérêts en jeu, la question du consentement libre et éclairé – lequel supposerait un contexte relativement égalitaire entre les parties – et les droits de l’enfant. Au-delà des intérêts économiques et individuels, l’auteure souligne également les dimensions liées aux repères universels et à la filiation comme les interrogations existentielles qui surgissent généralement chez les enfants et, dans ce cas encore davantage, sur le « sens d’une vie rendue possible par un contrat » (p. 119) et sur les ressentis et les sentiments de la mère porteuse par exemple. Ces pratiques comportent aussi leur lot de racisme et de néocolonialisme – ce dont on discute moins souvent : les ovules de femmes blanches sont privilégiés, fécondés avec le sperme du père ou des pères (pour brouillage intentionnel), puis implantés dans l’utérus d’une femme à moindre coût puisque, à ce stade, il n’y a aucune restriction quant à la couleur de la peau.

De Koninck appuie son argumentation sur les deux dimensions que sont la dignité humaine et le bien-être de l’enfant. Dans les Fondements de la métaphysique des moeurs, Kant montre que tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut être remplacé par autre chose et donc n’a pas de dignité; a contrario, ce qui a une dignité ne peut être remplacé et n’est donc pas interchangeable. Cette maxime appliquée à la mère porteuse et à l’enfant fait réfléchir sur leur instrumentalisation. D’autant plus qu’en matière juridique, on semble s’orienter tant au Canada qu’au Québec vers un assouplissement pour ne pas dire une ouverture sur le recours aux mères porteuses en acceptant le principe de la rémunération de cette pratique. Le premier ministre canadien est réceptif par rapport à la question et s’est même fait photographier avec le député Scott Brison, son conjoint et ses deux enfants nés d’une mère porteuse aux États-Unis avec achat d’ovules et rémunération, ce que la loi canadienne interdit… Les gouvernements canadien et québécois, comme bien d’autres, détournent le regard du tourisme reproductif. Qu’on pense aussi à l’animateur Joël Legendre et autres personnes connues qui contribuent à banaliser et à normaliser le commerce d’enfants en faisant la promotion de cette pratique dans les médias. De Koninck critique fortement l’approche de la réduction des méfaits adoptée par le Comité consultatif sur le droit de la famille qui a déposé un rapport abordant, entre autres, le recours aux mères porteuses afin de reconnaître cette pratique dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Cependant, cette prise de position suscite des questions. Est-ce vraiment dans l’intérêt et pour le bien-être de l’enfant? Le pas suivant est le droit à l’enfant que certaines personnes revendiquent : « Bref, au nom du droit à l’enfant, on contrevient aux droits les plus fondamentaux de l’enfant, dont celui de ne pas faire l’objet d’un échange marchand » (Lafontaine 2014b). Quand on observe les logiques à l’oeuvre dans les nouveautés technoscientifiques autour de la procréation depuis plus de 40 ans, on doit constater qu’elles n’avaient pas tant pour objet de répondre à une demande, mais qu’elles ont plutôt stimulé cette dernière avec une offre des possibles ou une « offre de demandes », selon l’heureuse formule de Tort (1992 : 76), induite par ceux et celles qui en font la promotion : chercheurs ou chercheuses, médecins, industries pharmaceutiques, intermédiaires marchands, etc.

Il y aurait encore beaucoup de dimensions délicates à aborder comme l’infertilité sociale, le désir d’enfant, l’adoption, le droit à l’enfant, notamment avec l’accès aux mères porteuses pour les couples homosexuels masculins. De Koninck cite la position suivante défendue par des membres de la communauté homosexuelle, à savoir que cette dernière participe à la normalisation de cette pratique et que, de ce fait, elle trahit les « objectifs fondamentaux du mouvement gai, qui concerne la dignité et le respect de tous et non pas l’abus des droits d’autres personnes » (Bindel et Powell 2018).

Conclusion

Rédigé avec élégance et discernement, l’ouvrage de la sociologue analyse finement les tenants et les aboutissants avec un souci de rigueur et d’ouverture sur les diverses dimensions du phénomène. On sent chez elle une générosité et une compréhension profonde des comportements humains parallèlement à une affirmation forte d’une atteinte à la dignité humaine, aux droits de l’enfant, à l’expérience humaine de la maternité et aux mères porteuses dérobées de leur expérience. De Koninck adopte une position courageuse au regard de la loi afin de ne pas absoudre non seulement les intermédiaires, mais également les parents qui ont fait du tourisme reproductif. S’il n’y a aucune conséquence, comment lutter contre ces pratiques déshumanisantes qui vont à l’encontre de la dignité humaine et qui font finalement, malgré l’immense désir et bonne volonté des parents, que l’enfant est monnayé. On sent tout au long de la lecture une réserve, qui montre une rigueur et une élégance; en même temps, on souhaiterait une prise de position plus mordante à certains moments. L’auteure aurait pu davantage insister sur cette pratique qui glisse dans le racisme et le colonialisme en profitant de femmes à faible revenu, car ce sont rarement des professeures d’université ou des médecins qui sont recrutées comme mère porteuses, avec un pouvoir de négociation très relatif et surfant sur des relations Nord-Sud historiquement inégalitaires. Et puis, qu’est-ce que l’éthique, si ce n’est pas la question des limites, du « jusqu’où est-ce acceptable de… »?