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L’ouvrage Campagnes anti-genre en Europe. Des mobilisations contre l’égalité, sous la direction de Roman Kuhar et David Paternotte, traite d’un sujet encore peu étudié et pourtant très d’actualité, soit la propagation des discours sur l’« idéologie » ou la « théorie » du genre en Europe. L’ouvrage permet de comprendre comment un concept universitaire tel que le genre, issu des études féministes notamment, peut être récupéré au sein de discours populistes et religieux pour servir de base à des mobilisations de masse.
Le premier chapitre de l’ouvrage offre un aperçu de la littérature scientifique, mais il est surtout essentiel pour saisir en quoi consiste le discours de l’« idéologie du genre » et la manière dont il profite stratégiquement aux élites religieuses catholiques et aux mouvements populistes. Les auteurs expliquent en particulier que les campagnes antigenre perçoivent le genre tel le concept clé d’un ensemble d’avancées législatives et sociales considérées comme répréhensibles, lesquelles touchent le plus souvent aux enjeux d’égalité entre les femmes et les hommes (avortement, justice reproductive) et aux mouvements LGBTQ+ (mariage entre personnes de même sexe, droits des personnes trans). Le discours antigenre se construit ainsi en opposition avec une conception constructiviste et poststructuraliste du genre et de la sexualité. L’« idéologie du genre » est érigée comme menace pour l’avenir de l’Europe : elle serait responsable de bien des torts, par exemple la négation des faits biologiques indiscutables que sont les différences entre les sexes, outre qu’elle se trouverait à la source d’une libéralisation des moeurs provoquant, entre autres, l’hypersexualisation des enfants et la destruction de la famille.
Bien que le peu de littérature scientifique consultable sur le sujet se soit davantage concentrée sur le cas de la France, Kuhar et Paternotte démontrent la portée transnationale du discours antigenre en prêtant attention aux manifestations de ce phénomène dans d’autres pays d’Europe. L’ouvrage présente ainsi, dans les chapitres subséquents, treize études de cas classées dans l’ordre alphabétique. Ces chapitres présentent le développement de mobilisations antigenre dans leurs contextes nationaux : ceux de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Belgique, de la Croatie, de l’Espagne, de la France, de la Hongrie, de l’Irlande, de l’Italie, de la Pologne, du Portugal, de la Russie et de la Slovénie. Ils forment une « cartographie » des mobilisations antigenre en Europe qui tient compte des spécificités nationales, tout comme des « formes d’organisation et de protestation [qui] franchissent les frontières » (p. 28). Y sont exposés le contexte national, la forme du discours antigenre, les principaux acteurs et actrices, les stratégies et les formes d’organisation des mouvements antigenre et les facteurs ayant favorisé ou inhibé leur émergence.
Les mouvements antigenre ont eu davantage de résonance dans certains pays. Par exemple, en Allemagne, le discours antigenre prend le plus souvent la forme d’un discours « héroïque » à la défense du « sens commun » d’une majorité populaire réduite au silence. En Autriche, il adopte plutôt une « rhétorique de la menace existentielle » à la société autrichienne. Dans les deux cas, toutefois, les auteures et les auteurs des chapitres démontrent comment ce discours soutient l’hétérosexualité et les inégalités de genre, entre autres, comme des faits naturels relevant du « sens commun ». En Hongrie, ce sont les élections législatives de 2017, et les débats entourant l’institutionnalisation des études de genre et la lutte contre les violences faites aux femmes, qui ont été l’occasion stratégique pour que des campagnes antigenre émergent. Dans d’autres pays, la forte emprise de l’Église catholique a orienté le discours sur certains enjeux comme la différenciation sexuelle à titre de socle du couple et de la famille, tel que cela a été le cas en Italie.
Au contraire, certains pays ont connu une moins forte mobilisation, notamment la Belgique où les campagnes antigenre ont obtenu peu de succès populaire. Toutefois, l’anti-intellectualisme propre au débat public belge a favorisé la résistance au concept de genre en tant que construction sociale dans certains milieux non religieux, dont les traditions de recherches universitaires comme la psychologie évolutionniste et les courants positivistes en sciences sociales.
Dans la conclusion, Kuhar et Paternotte rappellent l’idée principale de l’ouvrage, soit que « les campagnes anti-genre ne représentent ni de simples tendances nationales ni des phénomènes isolés, mais s’inscrivent dans un mouvement transnational organisé, qui est en voie de mondialisation » (p. 311). Ce dernier chapitre de l’ouvrage est consacré à une synthèse des études de cas organisée en réponse à trois questions :
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Quels sont les points communs des campagnes antigenre européenne?
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Comment expliquer la force plus ou moins importante du mouvement antigenre dans certains contextes nationaux?
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Comment ces formes de mobilisations voyagent-elles tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Europe?
D’abord, les deux auteurs présentent les points communs et les spécificités de ces mouvements, en traitant précisément leurs moments d’émergence, leurs cibles, leurs acteurs et actrices ainsi que leurs stratégies d’action de prédilection. Ils démontrent ensuite comment la force des mouvements antigenre dans certains pays serait liée à la relation État-Église et au rôle qu’elle joue dans la définition de la nation, à la temporalité des réformes législatives et aux opportunités discursives saisies par les militantes et les militants antigenre, le plus souvent entourant les débats publics sur le projet européen, les inquiétudes nationales et « raciales », et la mondialisation. Enfin, différentes formes de diffusion (interpersonnelles, médiatiques), le militantisme transnational, l’européanisation, c’est-à-dire l’établissement de réseaux spécifiques dans toute l’Europe, et la mondialisation, soit la création de réseaux à l’échelle mondiale, ont permis à ces campagnes de se faire connaître et de s’influencer entre elles.
En somme, cet ouvrage s’avère pertinent pour toute personne qui souhaite mieux appréhender les campagnes antigenre telles qu’elles se déploient actuellement en Europe, mais aussi dans l’optique de leur compréhension comme un phénomène transnational et, potentiellement, mondial.