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Ce moment est appelé une mística, soit une mise en scène articulant chants, danses et gestes rituels, qui exprime des valeurs partagées, des idéaux, des raisons de lutter (Castells 2001). Cette mística mobilise les trois types de corps (Santos 2018) : le corps mourant, le corps souffrant, le corps jubilant. Les oppressions provoquent le corps mourant. La lutte vit, visibilise et utilise le corps souffrant. La lutte se nourrit de la force vitale du corps jubilant.

L’usage du corps et des émotions connaît un intérêt scientifique renouvelé. Qu’il soit question de l’analyse des mobilisations (Jasper 2016; Traïni 2009), du travail politique (Braud 1996); un « tournant affectif » (Clough et Halley 2007) s’opère dans la pensée scientifique occidentale à partir des années 90. L’imbrication des dimensions rationnelles et émotionnelles mise au jour, les émotions sont appréhendées dans un continuum entre dispositifs affectifs et réflexifs (Cordell 2017). Or, pour les épistémologies du Sud, l’écologie politique latinoaméricaine et les épistémologies féministes notamment décoloniales et écoféministes, au-delà d’un continuum, c’est une fusion. Les conceptualisations autour du corazonar et du « sentipenser » illustrent cette perspective.

Corazonar est un mot-valise constitué des substantifs corazón (coeur) et razón (raison), expression hybride entre émotions, affects et raison (Santos 2018). Cette notion est une proposition spirituelle et politique issue des luttes des peuples indigènes et afrodescendants d’Amérique latine, une « sanation de l’être » qui revitalise les forces primordiales (l’affection, la dimension sacrée de la vie, la dimension féminine de l’existence et la sagesse) affectées et attaquées par la colonisation (Guerrero Arias 2016). Les émotions sont une énergie vitale qui promeut l’action. Le corazonar se pratique comme un exercice d’autoapprentissage qui provoque la compréhension et le changement du monde (Santos 2018).

Très proche, le « sentipenser » est une notion diffusée par le sociologue Orlando Fals Borda, fondée sur la culture populaire paysanne du Caraïbe colombien (Bassi 2008). Dans ses recherches, il rencontre des pêcheurs et des pêcheuses d’origine colombienne qui mobilisent cette notion pour affirmer le sens politique de la rencontre entre le coeur et le corps, l’humain et le non-humain. D’un côté, la notion désigne la capacité à surmonter les difficultés en s’inspirant de techniques de lutte et de survie animale : les pêcheuses et les pêcheurs imitent les stratégies des tortues « hicotea », espèce endémique d’Amérique latine. De l’autre, les personnes « sentipensantes » combinent émotions et raison pour atteindre une harmonie dans leur vie. Forçant chaque personne à sortir des cadres de pensée dichotomiques, ces notions opèrent deux mouvements consubstantiels : la fusion entre émotions et rationalité (Fals Borda 2009); les liens entre humains et non-humains.

Outre qu’elles décentrent – des-occidentalisent – le regard, ces conceptualisations permettent de rompre avec la croyance d’un monde unique (Escobar 2018; Santos 2002) et de visibiliser d’autres possibles : des alternatives à l’ordre dominant et à la « colonialité du pouvoir » (Quijano 2005). Les écoféministes et les féministes décoloniales ont montré combien la rationalité occidentale, qui sépare et déconnecte esprit et corps, personne humaine et nature, fait partie d’un ordre colonial et patriarcal (voir, par exemple, Lorena Cabnal (2010), María Lugones (2008) et Val Plumwood (1993)). L’émotion et les formes de savoirs sentipensés (mystiques, spirituels, liés à l’expérience) ont été attribuées aux femmes et aux peuples colonisés, que l’on a associés à l’irrationalité et au danger. Pourtant, ces « pensées en action » construisent les « bases sociales, épistémiques, ontologiques et culturelles d’une transformation sociale et écologique du monde » (Escobar 2018 : 79).

C’est précisément cette analyse des modes de penser et d’incarner le militantisme qui sera abordée ici, à partir de l’exemple des mobilisations des femmes rurales brésiliennes. Comment ces militantes féministes portent-elles et incarnent-elles un « sentipenser avec la Terre » (Escobar 2018)? Comment leurs analyses politiques se construisent-elles avec une dimension émotionnelle? Quelles sont les spécificités d’une telle militance?

Afin d’explorer ce corazonar féministe et écologique, les supports militants (chants, poèmes, film, slogans, habits, personnages symboles, etc.) sont analysés. Plus que les textes politiques des mouvements, ceux-ci matérialisent les formes de savoirs assujettis et favorisent la reconnaissance de la portée émotionnelle (et) politique du militantisme. À cela s’ajoute l’étude des entretiens réalisés auprès de militantes du MMTR (27 entretiens pour 12 récits de vie et 8 entretiens filmiques) de 2014 à 2018 et l’enquête ethnographique au sein d’espaces militants comme la Marcha des Margaridas (MM) (réunions de préparation de décembre 2014 à août 2015; et Ve MM tenue à Brasília en août 2015) et les événements du MMTR (réunions, assemblées générales, 30 ans du mouvement, séminaire sur le féminisme rural, dans les villes de Caruaru, de Recife et d’Itapipoca).

La MM est une mobilisation de travailleuses rurales née durant les années 2000, organisée tous les quatre ans. Elle regroupe des organisations non gouvernementales (ONG), des mouvements sociaux, des réseaux nationaux et internationaux ainsi que des syndicats ruraux, engagés dans l’agroécologie[3]. Elle porte son nom en femmage à Margarida Alves. Les Ve (2015) et VIe (2019) MM ont réuni 100 000 femmes rurales. Coordonnées par la Confédération nationale des syndicats des travailleurs en agriculture, la MM collabore avec le gouvernement au cours des mandatures du Parti des travailleurs.

Le MMTR est un mouvement non mixte créé durant les années 80, défini comme un espace d’auto-organisation, d’affirmation et de formation des femmes rurales. Il compte plus de 300 militantes qui s’auto-identifient majoritairement comme noires. Le MMTR participe à des espaces politiques nationaux tels que la MM. Il est actif dans les neuf États du Nordeste, région pouvant souffrir de fortes sécheresses et enregistrant un grand nombre de propriétés foncières aux mains de puissantes familles (héritage laissé par la grande plantation esclavagiste).

La MM et le MMTR défendent une conception de l’agroécologie comme mode de vie et modèle sociétal écologique mais aussi égalitaire. Dans la construction de cette alternative, les femmes rurales s’affirment comme sujets politiques (voir, par exemple, Andrea Butto (2017), Emma Siliprandi (2009) et Gema Galgani Silveira Leite Esmeraldo (2014)).

Il convient d’expliciter quelques limites à la mobilisation des notions de « sentipensée » et de corazonar : à l’heure actuelle, de rares travaux les développent[4] et peu de démarches méthodologiques les mettent en oeuvre. Pour les appréhender, il est nécessaire d’approcher les travaux politico-théoriques, les réflexions portées par les communautés et les mouvements ainsi que des travaux universitaires susceptibles de leur faire écho, à l’instar de la pensée féministe décoloniale ou de l’écologie politique latinoaméricaine. Les démarches sont généralement participatives ou basées sur la « réflexion-action-réflexion » (Fals Borda 2009; Escobar 2018).

Quelques éléments ont favorisé l’adoption de cette approche dans mon étude : les temporalités longues de l’enquête (de 2014 à 2019), les nombreux moments passées avec et chez les militantes, le faire-ensemble mis en oeuvre dans le contexte d’un projet participatif[5]. Enfin, l’amitié et la confiance réciproque s’avèrent des « ingrédients » incontournables : celles-ci se tissent au fil des années, du fait des liens entre les féminismes partagés, de l’accueil et de l’acceptation de la part des militantes, du partage et de l’écoute respective.

Dans le présent article, j’ai choisi d’aborder, en trois parties, la construction d’un rapport sentipensée à la militance et à la nature dans un contexte que je propose de définir comme « nécropolitique agrocapitaliste » : 1) présentation des pratiques et valeurs socioenvironnementales; 2) analyse du continuum des violences à partir de l’analyse des violences conjugales socioenvironnementales et de ce que je nomme les « féminicides agrocapitalistes »; 3) mise en évidence des stratégies de dépassement.

Un sentipenser féministe agroécologique

Étudier les porteurs physiques (poèmes, images, musiques, etc.) et figuratifs (slogans, récits, personnages, etc.) d’un mouvement social offre une lecture de son idéologie[6], de ses stratégies de sensibilisation et de cohésion (Jasper 2016). Je propose donc d’étudier la « vision[7] » féministe agroécologique au moyen de ces porteurs.

Préserver la Terre, en prendre soin et la réparer

Dans mon enquête, le « prendre soin de la terre-Terre » est au coeur du modèle construit et s’exprime au travers des discours, des écrits, des chants des militantes : « L’agroécologie, c’est un modèle de vie. C’est se sentir bien. C’est s’occuper de son quintal[8] pour avoir une production saine. En prenant soin de [ton] quintal, tu prends soin de la nature, des êtres que tu dois respecter » (entretien avec Zinia[9], agricultrice du Ceará, 2017).

Contrairement aux approches en termes d’exploitation des « ressources naturelles », les enquêtées développent un lien à la Terre : « Nous qui pratiquons l’agroécologie, nous devons réparer la Terre-Mère » (Jasmin, 54 ans, agricultrice du Ceará[10]); « notre production préserve la santé des eaux, des animaux et tout ce qui vit » (Cravina, 33 ans, agricultrice du Sergipe).

Deux registres de lutte apparaissent dans les discours et les écrits : la lutte contre l’ordre machiste et la lutte contre l’agrocapital[11]. Certaines militantes dénoncent le caractère genré de la charge de soin : « Ce sont les femmes qui soignent la Terre. Les hommes veulent seulement jeter des pesticides pour ne pas fournir de travail. C’est une vraie lutte. Les hommes ne l’acceptent pas » (Camélia, 46 ans, agricultrice du Sergipe). L’interconnexion entre lutte environnementale et lutte féministe est affirmée :

A mulher trabalha muito

Pra não ser valorizada

Na agroecologia então

A nossa luta é dobrada

Porque queremos preservar

Então temos esse olhar

De uma natureza bem cuidada

Feminismo nada mais é

Do que nos valorizar [...]

Por isso é que falamos

Que sem Feminismo não há

Agroecologia

Porque um está ligado ao outro

La femme travaille beaucoup

Et n’est pas valorisée.

En agroécologie alors

Notre combat redouble.

Parce que nous voulons préserver

Nous avons donc ce regard

D’une nature dont on prend soin

Le féminisme n’est rien de plus

Que de valoriser [...]

C’est pour cela que nous affirmons :

Sans féminisme, il n’y a pas

d’agroécologie

Parce que l’un est connecté à l’autre

Poème* de Maria do Socorro Nascimento, agricultrice du Pernambouc (Ferreira 2016)[12]

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Les violences contre la nature sont dénoncées de façon indépendante : « Ce sont des violences perpétrées contre la nature, contre les insectes, contre les animaux. On ne peut pas travailler l’agroécologie sans travailler la violence. La nature fait partie de cet équilibre » et dans leur articulation avec la violence faite aux femmes : « S’il y a des larmes et du sang des femmes, alors ce n’est pas de l’agroécologie », « Le machisme est le poison dans la vie des femmes[13] » (voir l’illustration 1).

Illustration 1

IVe ENA, 2018

IVe ENA, 2018

Slogan en haut à gauche (ma traduction) : « Sans culpabilité ni excuse, femmes délivrées de la violence »; en bas au centre : « Le machisme est le poison dans la vie des femmes »; en haut à droite : « S’il y a des larmes et du sang des femmes, ça n’est pas de l’agroécologie ».

Source : publication Facebook, page de la MM, 20 septembre 2018.

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La culture mortifère du modèle agrocapitaliste et sa surabondance de pesticides sont dénoncées. Le chant Amigos da Natureza (Amis de la nature*) de Nazaré Flor, agricultrice du Ceará, met en évidence, dès la fin des années 90, l’opposition entre deux modèles socio-agricoles dans une approche connectée à la Terre : « L’un pollue, l’autre aide la terre qui est notre mère. » Les interconnexions entre êtres humains et non humains sont mises en évidence : ce qui « tue la terre » va de pair avec ce qui « nous [fait] du mal ».

Le « prendre soin » est fréquemment présenté sous une forme pédagogique qui a pour objet de diffuser les savoirs, de convertir ou de renforcer des valeurs groupales. Les rituels militants sont l’espace-temps de cette transmission qui renforce la vision commune. À noter que les rituels du MMTR se présentent au moyen de chants, de poèmes, de rondes qui ouvrent et clôturent les réunions. Dans le film Mulheres rurais em movimento, on voit des militantes qui, avant de reprendre le travail militant, entament une ronde en chantant :

Ei! não derruba esta palmeira

Ei! não devora os palmeirais.

Tu jásabes que não pode derrubar

Precisamos preservar as riquezas naturais [...]

Hé, n’abats pas ce palmier

Hé, ne détruis pas les palmiers

Tu sais que tu ne dois pas les abattre

Il faut qu’on préserve les richesses naturelles*

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À travers le chant, la conscience socioenvironnementale est affirmée comme valeur essentielle. Pour sa part, le rituel réaffirme, à chaque moment collectif, les enjeux de la lutte et du modèle en construction. La dimension pédagogique des porteurs militants est sentipensée : l’invitation à agir mobilise un registre rationnel (« Si nous ne prenons pas soin du monde [...] notre santé va venir à manquer, les eaux vont disparaître, nos arbres vont s’assécher ») et affective (« Fais cela avec affection ») (Amigos da Natureza).

Aimer et incarner la Terre

La démarche féministe agroécologique s’appuie sur une dimension affective. Cette dernière est elle aussi sentipensée, aussi bien dans l’appréhension personnelle, la vision construite pour soi et collectivement, que dans l’expression militante.

Assumer les émotions et les affects de façon sentipensée rompt deux stigmates : la naturalisation des femmes comme êtres émotionnels et non rationnels, la naturalisation du militantisme, dénigré pour être davantage dans le registre affectif que dans le registre raisonné. Ces représentations se fondent sur une logique de bicatégorisation et de hiérarchisation, entre raison et émotions, propre à la « colonialité du savoir » (Lander 2005). Les militantes refusent d’invisibiliser la dimension affective de leur vision et de leurs pratiques. Pour elles, l’absence d’affects reflète la culture destructrice agrocapitaliste. Elles s’inscrivent en défaut de celles-ci : « Cette sensibilité au cuidado, des enfants, des plantes, avec amour. Tout est en harmonie. La destruction du monde que l’on voit, c’est à cause du manque de valorisation, d’amour pour la nature. La terre appelle à l’aide et nous, nous la détruisons » (entretien avec Líria, agricultrice et artisane du Ceará, 2017).

Les slogans et visuels affirment cette posture : « Sans affection, il n’y a pas d’agroécologie » (banderole de la IVe ENA, 2018) (voir l’illustration 2).

Illustration 2

IVe ENA, juin 2018

IVe ENA, juin 2018
Source : conversation dessinée par Ricardo Wagner, atelier de femmes rurales sur la transition agroécologique.

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Outre les chants et les poèmes, les « connaissances corporisées » (Santos 2018) – que l’on possède dans et par le corps – sont également mobilisées. La Terre peut être une figure incarnée, soit comme « Terre Mère », soit comme soeur : « Lutter pour la nature et sa préservation! Une sororité avec la nature. [14]» La référence à l’incarnation de fleurs est également récurrente. Les militantes se surnomment les margaridas, comme fleurs et comme Margarida Alves. De plus, elles portent des jupes en chiita représentant les fleurs, écrivent des poèmes où les fleurs sont des femmes et les femmes sont des fleurs, entre autres.

Illustration 3

Militantes du MMTR, portant les jupes en chiita à la IVe ENA

Militantes du MMTR, portant les jupes en chiita à la IVe ENA
Source : publication Facebook, page du MMTR, 21 mai 2014 .

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Cette connaissance « corporéisée » exprime une valorisation et une compréhension globale du rôle des fleurs pour l’environnement et dans la production agroécologique. Un exemple de mon enquête de terrain (2016) l’illustre : Alfazema (56 ans, agriculteur agroécologique du Ceará, marié à Sálvia), montrant le quintal familial, explique qu’il ne comprend pas pourquoi sa femme plante des fleurs : « Je lui dis souvent : “ Plante plutôt un pied de manioc! C’est utile, au moins ça rapporte. Le manioc, on en fait de la farine. Mais les fleurs… ” Elle aime les fleurs, c’est son truc. » Plus tard, Djamila (53 ans, agricultrice et agente de santé) explique cette décision :

Je plante différentes espèces de fleurs dans le quintal, car elles ont un rôle central pour l’écosystème. En agroécologie, on privilégie la diversité. Les fleurs, elles font venir les abeilles. Elles favorisent la pollinisation. Elles amènent la vie! Certaines permettent d’éloigner les insectes qui s’attaquent à la production. Et puis elles amènent de la couleur, des parfums, de la joie!

Là encore, Sálvia mobilise un registre sentipensé : la fonction utilitaire et raisonnée à l’échelle socioenvironnementale est fusionnée avec la fonction affective des fleurs.

L’approche sentipensée féministe agroécologique a donc quatre spécificités :

  1. elle replace les affects au coeur de la compréhension politique;

  2. elle réifie le lien socioenvironnemental à la Terre;

  3. elle intègre l’analyse des rapports sociaux de sexe et de l’ordre agrocapitaliste;

  4. elle articule différentes formes de savoirs.

Renouer avec la terre a alors une double portée : valoriser un modèle qui fusionne social et environnemental; dénoncer la rationalité agrocapitaliste qui exploite la Terre et en fait une altérité, ce qui provoque son empoisonnement et sa mort. Si l’on développe un lien affectif à la Terre, il est question de reconstruire la représentation de la Terre comme organisme vivant et mère nourricière (Merchant 1980) ainsi que de valoriser son rôle central et les liens intrinsèques entre personnes humaines et nature.

L’invisibilisation de cette dimension sentipensée a des effets sur la compréhension de la violence faite aux femmes et faite à la nature. Les violences sont minorées, banalisées et appréhendées de façon individuelle et indépendante. L’approche féministe et socioenvironnementale articulée au regard sentipensé favorise l’appréhension structurelle des violences et permet l’identification de ce que je nomme une « nécropolitique agrocapitaliste ».

Une analyse féministe des violences comme nécropolitique agrocapitaliste

Le Brésil détient des records mortifères, environnementaux comme sociaux. En plus du record de la consommation de pesticides depuis 2008[15], le taux de déforestation atteint des niveaux alarmants selon les analystes[16]. Par ailleurs, selon l’Atlas da violência (Cerqueira et autres 2018) : de 2009 à 2011, la moyenne de féminicides atteint 472 assassinats par mois. Les femmes noires représentent 61 % des victimes, 87 % dans le Nordeste (Garcia et autres 2013). En parallèle, le pays enregistre le taux le plus élevé d’assassinats de défenseurs ou de défenseuses des droits de la personne et environnementaux en 2017 (Global Witness 2017). Dans ce contexte, comment analyser la violence faite aux femmes rurales engagées politiquement?

La violence conjugale comme outil de l’agrocapitalisme

Considérons d’entrée de jeu les violences dans le contexte conjugal, appréhendées au regard de l’ordre agrocapitaliste. Hélène Guétat-Bernard et Héloïse Prévost (2016) rapportent le cas du mari d’une enquêtée, agriculteur non agroécologique, qui a brûlé le champ de production agroécologique de celle-ci. Ce type de violence est fréquent. Il est généralement qualifié par les ONG de « violence patrimoniale ». La thèse défendue ici est que cette violence dépasse les violences conjugales. C’est, en un même geste, un écocide, une violence faite aux femmes (économique, productive et symbolique) et une violence politique. Les effets de cette violence nourrissent le projet agrocapitaliste.

Comme on l’a vu précédemment, l’amour pour la Terre et l’appréhension sentipensée de la nature sont au coeur des pratiques féministes agroécologiques. Le geste du mari relève alors de l’écocide : il détruit une terre cultivée agroécologiquement, sans pesticide, ce qui vise sa régénération. C’est une atteinte à la promotion de la vie de la Nature mise en oeuvre par le travail des femmes, ainsi qu’au lien personnes-Nature. La logique mortifère de l’agrocapital est manifeste dans ce geste : les mêmes techniques de destruction des sols et de l’écosystème sont appliquées. Une attaque est faite à la terre en s’attaquant aux femmes, une attaque est faite aux femmes en s’attaquant à la terre.

C’est aussi une violence économique. La production des femmes est destinée à la consommation familiale et à la vente sur les marchés. Dans une région de sécheresse intense comme le Nordeste, les difficultés à cultiver sont importantes et les produits du travail agricole s’avèrent précieux. Ce geste du mari est donc une menace à l’alimentation. Il oblige une dépense en aliment pour compenser. De plus, le revenu des ventes de produits cultivés constitue le modeste apport financier dont les femmes disposent dans un contexte où elles n’ont que peu ou pas accès aux ressources financières. Par son acte, le mari entrave un revenu et l’autonomie de sa femme.

Ensuite, le geste est un moyen de rendre invisible le travail d’une femme rurale. Non seulement la production des femmes est rendue inexistante, mais c’est aussi le cas des femmes en tant que travailleuses rurales, autonomes, productrices et actrices de changements. En brûlant la production de sa femme, le mari sanctionne l’engagement agroécologique et la prise d’autonomie de cette dernière à l’égard de la dimension familiale de la production (censée suivre la décision du « chef de famille »).

C’est enfin le projet politique des femmes rurales qui est attaqué. Cette violence masculine revêt le rôle de moteur intérieur de l’agrocapital : il fait le jeu, au sein de la communauté paysanne, des intérêts agrocapitalistes. Sa fonction est celle d’un rappel à l’ordre, de la destruction des espoirs et des conditions matérielles de la construction d’une alternative féministe agroécologique.

Tuer Margarida Alves : un exemple de « féminicide agrocapitaliste »

Margarida Alves est l’exemple de ce que je propose de qualifier un « féminicide agrocapitaliste ». Construit par l’anthropologue mexicaine Marcela Lagarde (2008) à partir de la racine latine feminis, le terme « féminicide » évite la symétrie entre fémicide et homicide, et il permet de mettre en lumière une dimension structurelle. Le concept de « féminicide » est caractérisé par deux dimensions : 1) le fémicide, soit le crime de genre motivé par la haine des femmes, reposant sur une structure de pouvoir du genre; 2) l’impunité de ce crime (Devineau 2012; Falquet 2016b). L’État joue un rôle central du fait de son « omission à fournir une justice » : il permet l’impunité des personnes à l’origine de ce crime et encourage la répétition de ce type de violence. Cette définition s’inspire des travaux pionniers sur le féminicide, soit ceux de Marcela Lagarde, de Montserrat Sagot et d’Ana Carcedo. La question de l’impunité comprend des implications différentes selon les auteures : la participation directe de l’État est remise en question par Montserrat Sagot et Ana Carcedo qui estiment que c’est davantage une participation structurelle. Selon Cynthia Bejarano et Rosa Linda Fregoso, le féminicide implique l’État et des criminels individuels : il est question d’une violence systémique enracinée dans les inégalités sociales, politiques, économiques et culturelles. Dans le cas du Brésil, la participation directe de l’État s’affirme par la part active endossée par les agents institutionnels de l’agrocapital. Considérons l’exemple de Margarida Alves. Cependant, rappelons que de nombreux autres exemples existent : le nombre d’assassinats de militantes et de militants atteint des records. Certains féminicides sont particulièrement médiatisés, comme le cas de soeur Dorothy M. Stang, religieuse américaine assassinée le 12 février 2005 au coeur de l’Amazonie brésilienne. De nombreux autres crimes de ce type sont tus, invisibilisés, niés.

Margarida Alves joue un rôle de pionnière en assumant une direction syndicale au Brésil. Localement, elle dénonce les abus des propriétaires terriens. Elle est assassinée en 1983. Selon cette pratique ancienne, les propriétaires paient des hommes du milieu rural – généralement sans terre[17] – pour réaliser des missions dans les conflits ruraux, dont l’assassinat de paysans ou de paysannes (Bleil 2018). La violence s’affirme comme arme de « nécro-empowerment[18]  » pour ces hommes. C’est l’expression d’une organisation du travail inscrite dans l’histoire coloniale/classiste/raciste (Valencia 2019). L’État utilise cette nécropolitique[19] comme forme de gouvernement, en instrumentalisant les corps d’hommes, au moyen de leur précarisation, afin qu’ils livrent une guerre non déclarée aux populations minorisées et résistantes (ibid.). Dans le cas brésilien, étant donné l’ancrage historique de l’élite ruraliste dans le pouvoir étatique, la nécropolitique s’organise depuis les institutions jusque sur le territoire. L’intersectionnalité s’exprime dans ces crimes : le genre, la classe et la race se trouvent affirmés par la construction de cette masculinité précarisée, encouragée à la violence par une masculinité hégémonique (Connell 2014) blanche au pouvoir. La masculinité nécropolitique possède le pouvoir d’ordonner la mort et d’exposer des groupes à la violence, en tant qu’auteurs ou victimes (Valencia 2019).

En tant que crime de genre, le féminicide est un outil patriarcal de négation sociale : tuer les possibles, pour les femmes, d’assumer un rôle politique fort, de prendre la tête, en tant que femme, d’un combat et d’un groupe. Ces assassinats sont des exemples. Cela réaffirme le sort qui attend les femmes qui transgressent leur assignation de genre et défient l’ordre. L’objectif est de les terroriser (Falquet 2016b; Fregoso et Bejarano 2010) pour les empêcher de s’organiser. Le système agrocapitaliste s’appuie sur la violence domestique comme outil de contrôle. Lorsque les femmes dépassent le quintal, l’assignation unique à la reproduction sociale et donc le contrôle marital, les stratégies de terreur sont déployées.

De telles violences sont la face cachée de l’agrocapitalisme. En parallèle, une face souriante est symbolisée par les promesses d’emploi faites aux paysans et aux paysannes au sein des industries agroalimentaires et des projets énergétiques, touristiques développés sur la côte du Nordeste. Ainsi, en proposant, d’un côté, de faire participer les populations paysannes à des activités économiques et, de l’autre, en terrorisant, en désorganisant et en détruisant les porteuses et les porteurs d’alternatives, la stratégie de l’agrocapitalisme est de promouvoir son unicité au moyen d’une « guerre psychologique » (Falquet 2016b).

Favoriser les conservatismes/Tuer les possibles

Ces violences sont également un outil de la réorganisation du pouvoir. Depuis plusieurs années, les attaques se multiplient contre les paysannes et les paysans, le groupe social le plus engagé dans la lutte contre l’agrocapital. Depuis la prise de pouvoir de Michel Temer en 2016 par une procédure de destitution (impeachment) de Dilma Rousseff, les assassinats en milieu rural augmentent[20] et changent de forme : les corps sont retrouvés découpés, brûlés, défigurés[21]. Malheureusement, l’impunité règne sur ces massacres.

Une réorganisation institutionnelle est mise en oeuvre afin d’isoler et de démunir la classe paysanne. Le 13 mai 2016, le gouvernement provisoire décrète la suppression du ministère du Développement agraire (MDA) responsable de la réforme agraire et de l’agriculture familiale, quand bien même Rousseff n’est pas encore destituée. Le 26 novembre 2016, alors que Temer est au pouvoir, l’ouvidoria agrária est supprimée. Cette institution, créée après le massacre d’Eldorado dos Carajás en 1996[22], joue un rôle de médiation dans les conflits en milieu rural : elle permet aux paysans et aux paysannes de solliciter de l’aide. Dès lors, la classe paysanne n’a plus d’interlocuteur étatique.

Les conflits ruraux augmentent, les assassinats sont en hausse, les institutions pare-feu sont démantelées : le tableau est clair, la nécropolitique agrocapitaliste se trouve en place.

L’extinction des droits et des acquis des populations minorisées qui s’opère depuis 2016 entraîne les conditions de non-citoyenneté, notamment des femmes rurales (absence de statut, de droits, d’organisation politique), ce qui provoque leur négation sociale. Les discours politiques et médiatiques jouent un rôle central dans ce processus. Dans une dynamique de « dressage négatif » (Guillaumin 1992 : 40), l’exposition et l’impunité des violences terrorisent les femmes et les renvoient à la sphère privée. De plus, la diabolisation des mouvements sociaux ruraux et la divulgation de photos de cadavres de militantes et de militants participent d’un processus de « désensibilisation sociale » (Falquet 2016b). La « colonialité du pouvoir » se renforce par ce moyen : la production et l’exposition à la violence et à la mort s’articulent autour de l’administration nécropolitique de l’État. Ce n’est pas une exception, mais la règle, comme le conceptualise Mbembe.

Il y a ainsi mise en condition du corps social favorisant la résignation devant la montée des conservatismes au pouvoir. Ce cadre structurel des violences permet de mettre en évidence les stratégies de dépassement adoptées par les militantes et, surtout, l’enjeu qui consiste à laisser une place aux émotions, à les reconnaître, tout en les politisant.

Le corazonar et le dépassement des violences

Ma proposition d’analyse féministe des violences permet de s’intéresser aux stratégies de résistance des militantes dans leur contexte situé. Une étude unique des discours et des textes laisserait conclure que leur compréhension des violences se limite à la violence conjugale : « Il ne sert à rien de produire sans poison et rentrer à la maison et recevoir des coups de la part de son mari » (Groupe de travail Femmes de l’Articulation nationale d’agroécologie). Or, une analyse articulée et sentipensée des dispositifs militants permet de saisir leur appréhension systémique des violences. C’est non seulement une dénonciation radicale des oppressions, mais aussi la construction d’une identité renforcée et de la capacité à agir politiquement à partir d’un exercice de conscientisation (Santos 2018).

Politiser les émotions

Au sein des espaces collectifs militants, les émotions sont exprimées, reconnues, politisées. Elles permettent une conscientisation politique des oppressions. De plus, elles sont un outil de cohésion et de lutte.

Les émotions « négatives » comme la colère, la peur, l’humiliation entravent la capacité d’agir (Guérin 2017). De prime abord, il est question de sortir de la peur, comme l’expriment nombre d’enquêtées. Pour cela, il est nécessaire de reconnaître la peur, la sienne et celles des autres, et de comprendre ses implications. Un slogan caractérise cette stratégie : « Medo nós tem, mas não usa » (On a peur, mais ça ne sert à rien) (voir l’illustration 4). Le MMTR la porte à la VIe MM (2019), sous le gouvernement de Jair Bolsonaro. Désigner la peur permet de nommer qui la provoque. Brandie sur des banderoles, cette phrase reconnaît la légitimité de l’émotion, tout comme elle affirme la violence subie et le dépassement prôné par les militantes.

Illustration 4

Banderole du MMTR-NE à la MM 2019

Banderole du MMTR-NE à la MM 2019
Source : publication Facebook, page du MMTR-NE, 24 août 2019.

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Si la peur est le principal motif de l’immobilisme, elle représente aussi un structurant d’un ordre de genre, donc une expérience collective du groupe social des femmes. Connaître ce commun peut permettre de se comprendre entre femmes et de s’accompagner :

Certaines ne se libèrent jamais du mari. Lui refuse de laisser sa femme sortir. Certaines sont agressées par le mari si elles participent au mouvement. Des fois, je les invite aux réunions. Mais je comprends, elles ont peur de sortir et de participer.

Entretien avec Sálvia, agricultrice du Ceará, 2017

Le passage de la conscience quotidienne à la conscience critique est travaillé collectivement. Les émotions permettent de reconnaître l’oppression à partir de ses ressentis, personnels et collectifs. Prenons l’exemple suivant :

Quand je vois une femme vaincre aussi, dépasser ce que j’ai dépassé, alors je suis heureuse […] J’aimerais qu’il n’y ait plus de violences contre les femmes. Car j’ai vécu beaucoup de choses, et je sais ce que c’est, la violence contre les femmes. Les femmes ne méritent pas tout ça.

Entretien avec Lilia, agricultrice et éleveuse d’Alagoas, 2015

Lilia connaît et reconnaît la souffrance liée au vécu des violences conjugales. À partir de son expérience individuelle, elle constate non seulement les situations mais aussi le caractère structurel des violences de genre. Le corazonar est déployé : de la souffrance au « être heureuse », les émotions incarnent et accompagnent le processus de conscientisation et de politisation des violences.

En outre, la mística et l’usage du corps sont des outils de dénonciation et de dépassement. Les femmes incarnent une margarida, une marguerite : elles dénoncent la mort de la nature et de Margarida Alves, provoquées par l’agrocapital. Elles incarnent les Margaridas, soit les femmes rurales qui luttent, vivantes ou assassinées, qui reviennent à la vie par la force du collectif. C’est la même violence qui s’attaque à elles dans tous les aspects de Margaridas qu’elles sont : humaines et non humaines.

Cette mística illustre les proximités avec la proposition du féminisme communautaire guatémaltèque de « sanation spirituelle » qui favorise, dans la mort, la libération de son corps des oppressions patriarcales, racistes, capitalistes (Cabnal 2017). La mística permet d’opérer cette sanation dans un moment collectif où la tristesse et la joie sont présentes, où les femmes reprennent le pouvoir sur les violences socioenvironnementales. La mise en scène de la mort se transforme en mise en scène de la résurgence. Il est alors question d’une reconnaissance et d’un dépassement des violences.

Affirmer et incarner la continuité de la lutte et de la vie

D’autres stratégies de dépassement sont construites. Devant la culture mortifère sociale et environnementale, la militance étudiée réaffirme la continuité de la lutte et de la vie.

À l’échelle biographique, les récits de violences conjugales sont nombreux et se concluent généralement par des mots de dépassement. Pour exemple, Lilia déclare : « Ça fait 27 ans que je suis si bien. Il n’y a personne pour crier dans mes oreilles. Je suis libérée […] Allons de l’avant! » (film Mulheres rurais em movimento).

À l’échelle collective, des « héroïnes » représentatives, symbole de lutte, sont affirmées.

Illustration 5

Exemples de supports militants à l’effigie de Margarida Alves

Exemples de supports militants à l’effigie de Margarida Alves

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Margarida Alves l’exprime. Choisir cette « victime » permet de désigner l’agrocapital comme coupable (Jasper 2016). Cependant, elle n’est pas que victime. Elle incarne également la force. Elle joue le rôle de modèle positif (une des rares leadeuses en milieu rural de l’époque) qui participe à l’évolution des systèmes de représentation genrée et encourage à se battre : « Mieux vaut mourir dans la lutte que mourir de faim. » Les femmes rurales peuvent s’identifier à elle. Faire de Margarida Alves un symbole de lutte entre en rupture avec la culture de l’impunité des violences et la résignation voulue par l’agrocapital. C’est un message de refus de la stratégie de la terreur déployée contre le groupe des femmes rurales.

Les slogans portent le sens de la lutte : « Nous continuerons jusqu’à ce que nous soyons toutes libres. » Comme dans la mística, elles renaissent en Margaridas, elles resurgissent de la terre telles des graines qui refleurissent. Leur spiritualité porte à rappeler les femmes décédées et à affirmer collectivement leur présence : « Présente! » La mémoire collective renforce la lutte présente et réaffirme la vie.

Mon propos ne vise pas à alimenter le mythe de la femme rurale forte et guerrière, ni à invisibiliser les fragilités des paysannes (hooks 2015). Mon objectif est plutôt de caractériser la double dynamique de leurs résistances : la dénonciation des violences; le dépassement, le récit ne s’arrêtent jamais là. Ces dynamiques sont bien connues en autodéfense féministe : ce sont des « histoires de réussite », soit la production et la diffusion de récits alternatifs de la violence et du genre. La valorisation des possibles positifs a un rôle social central : « les limites du réel de ce qui est réalisable dépendent en partie des croyances […] portant sur ces limites » (Wright 2017 : 50). Il faut développer l’imaginaire politique et « redonne[r] sens quant à la possibilité d’un changement social émancipateur » (Wright 2017 : 14). Ainsi, en affirmant et en incarnant que les violences ne les arrêtent pas, que la mort de plusieurs d’entre elles ne les freine pas, que les attaques à la nature ne les stoppent pas, elles visibilisent les possibles de dépassement et les alternatives existantes, et permettent leur démultiplication.

Conclusion

Adopter le cadre du sentipenser et du corazonar permet de privilégier les épistémologies latino-américaines et écoféministes qui dépassent de la binarité entre raison/émotion, nature/être humain, corps/savoirs. De plus, le recours à ce cadre témoigne d’une volonté de s’appuyer sur les « connaissances situées » des mobilisations en étudiant les porteurs (mística, chants, poèmes) comme les discours des militantes. L’usage de ces catégories suppose une transformation des modes de pensée dominants en Occident, de la « colonialité du savoir » (Lander 2005). Cet exercice est particulièrement ardu pour la chercheuse ou le chercheur d’origine blanche occidentale. En plus de changements de pratiques scientifiques (en intégrant des démarches participatives et d’« action-réflexion-action ») et de cadres de pensée, il est nécessaire de placer la parole des enquêtées au centre de la recherche. Cette démarche n’est possible qu’au moyen d’un temps long sur le terrain d’enquête et d’une relation de confiance. En tant que chercheuse, je dois non seulement comprendre mes propres privilèges mais aussi travailler à les déconstruire et à remettre en cause les savoirs produits. Par exemple, une confrontation continue de « mes » résultats avec les enquêtées peut être réalisée, afin de limiter les surinterprétations, les glissements d’analyses, les généralisations. Dans le contexte d’invisibilisation sociale et d’épistémicide mais aussi d’attaques au groupe social des femmes rurales et, plus largement, des militantes et des militants, j’ai fait le choix de ne pas insister sur les conflits internes et les contradictions. Cette posture s’inspire de celle de Patricia Hill Collins (2016) et permet de valoriser la démarche globale, les résistances individuelles et collectives ainsi que la pensée développée par les enquêtées, qui, même si elle est empreinte de distensions, représente un puissant ensemble pour une transformation sociale.

Ainsi, l’étude montre que l’agroécologie féministe pratiquée par les militantes du MMTR et certaines militantes de la MM cultive les affects – envers soi, envers les autres personnes, envers la Terre – avec une appréhension des rapports de pouvoir en présence. C’est le fait de saisir le lien à la Terre pratiqué et la sentipensée féministe qui rend possible la mise en évidence de tous les enjeux des violences en contexte. Ce que je nomme « nécropolitique agrocapitaliste » s’implante au moyen de la violence conjugale socioenvironnementale et par ce que je qualifie de « féminicide agrocapitaliste ». Mon analyse des violences m’a donc permis de mettre au jour les stratégies de dépassement privilégiées par les militantes rurales.

Pour conclure avec les mots d’Erik Olin Wright (2017 : 14), sociologue des utopies réelles qui vient de décéder, ces militantes « nourri[ssent] les visions égalitaristes et démocratiques radicales d’un monde social alternatif » et « redonn[ent] sens quant à la possibilité d’un changement social émancipateur ».